Depuis la mort de son feu son mari, aimant et aimé, Callista ne s’atourne plus que de noir. Les affres du chagrin et du deuil ont eu raison des couleurs chatoyantes et bigarrées qui la couvraient jadis. Les jupons blancs et jaunes ont cédé la place aux vertugadins sombres et mornes, les décolletés évasés, à même de faire chavirer les hommes, furent jetés, bien vite remplacés par des corsets à baleines coniques aussi clos que chastes, et son visage à la peau blanche, autrefois découvert, se dissimule à présent derrière mantilles et voiles de dentelles. Bijoux, joyaux et parures, alors exhibés sous toutes les coutures, sont tombés en désuétude, et la jeune femme n’affiche désormais que rarement ses ornements, lesquels se cantonnent à quelques bagues à la nitescence chétive, abandonnées çà et là au bout de ses doigts.
Etrangement, tout chez elle semble se fondre de concorde avec ses éternelles couleurs enténébrées. Son regard foncé, renforcé de khôl, va de pair avec la dentelle qui le dissimule, plongeant ce délicat minois derrière un masque de mystère. Le nez y est plutôt discret, aussi bien que ses lèvres, lesquelles vont jusqu’à arborer une teinte carmine bien plus opaque que la nuance incarnadine habituelle. Seul ses grands yeux et la pâleur de sa peau opaline se dénotent grandement, contrastant bigrement avec l’austérité de son accoutrement.

Toutefois, l’habit ne fait pas le moine et, en ce qui concerne la jeune baronne, le proverbe n’est d’usage que de moitié.
Callista se complait dans cette noirceur mortuaire ; elle voue à Anür un culte assez zélé, quand bien même lui sert-il davantage à occuper ses journées et son esprit qu’à soulager ce dernier. Il s’agit là d’une échappatoire nécessaire à l’encontre des prétendants et de l’ennui ; si elle apprécie de frayer avec la noblesse et à partager l’entregent qui incombe aux sangs-bleus, la jeune femme tient dur comme fer à profiter de cette nouvelle liberté que lui confère son veuvage, qu’elle tente d’entretenir en s’occupant des défunts. Car, au sein de la noblesse, l’on évite autant que possible de se faufiler à la populace, miséreuse et pathétique, que ce soit dans l’aroutinement quotidien comme dans les limbes, et nombre de hobereaux s’avèrent réticents à l’idée de voir leurs proches terminer dans une fosse commune, écrasés par la masse grouillante des pécores décimés de Marbrume. Aussi, contournant les décrets ducaux d’un Sigfroi pour lequel elle n’a aucune inimité ni amitié, Callista s’emploie à préparer les nobles macchabées pour leur dernière demeure, située dans les terres sacralisées de la famille en question, s’assurant discrètement qu’ils ne se réveillent pas sous la forme de fangeux.

Mais la jeune femme, en dépit de ses occupations, n’est pas dénuée de tout sens de l’humour, et sa compagnie peut se révéler parfois fort rafraîchissante, si pas surprenante. Dotée d’une certaine franchise pour une noble, il est des fois où elle n’hésite pas à dire haut et fort ce qu’elle pense, tant que cela ne frôle pas le crime de lèse-majesté, et ses afféteries prononcées, comme ses poses et ses regards, étonneront aussi bien ses alliés que ses ennemis.

L’arrivée des fangeux troubla quelque peu la vie bien rangée de Callista. De prime abord, tout ceci n’était que rumeurs et légendes dont se gaussait bien volontiers la noblesse en raillant la triste naïveté du vulgum pecus. Mais rapidement, les plus hautes sphères ne tardèrent pas à déchanter, et ce monde de tranquillité et de privilèges éclata soudainement. Il fallut s’armer, prendre ses précautions, clamer des décrets, veiller les uns sur les autres, mais ce ne fut que davantage de prétextes et de motifs encore pour faire disparaître les rivaux de chacun et les menaces de tout le monde.

Pour la Callista, ces derniers évènements contrastèrent sensiblement avec ce qu’elle avait toujours connu, et, victime bien malgré elle de cette même ingénuité dont étaient daubés les pécores, la voilà qui s’imagina un nouveau périple, un nouveau mode de vie capable de la désennuyer.
Fille unique de parents fort âgés, elle avait toujours été couvée par ceux qui l’avaient mise au monde. Disposant d’une éducation à la hauteur de son rang, sa jeunesse avait toujours été des plus quiètes et des plus ordonnées, et cela d’autant plus que la religion avait mené un rôle prépondérant dans les préceptes qu’elle avait reçus. Quelque peu zélotes, les d’Ayguemorte s’étaient toujours réfugiés dans la sérénité et la béatitude conférées par Anür plus que par Sérus et Rikni. Les voûtes étoilées et les représentations de sirènes ponctuaient tant et si bien le domaine de cette famille, dans le quartier de l’Esplanade, que leur fille ne put échapper à l’amour porté par Anür aux mortels qui la contemplait.

Non sans pour autant devenir une prêtresse ordonnée, Callista apprit les sermons, rites et prières en hommage à la déesse de la vie et de la mort, s’en remettant bien volontiers à cette déité qui veillait sur sa famille depuis des générations. Avant l’arrivée des fangeux, les cimetières faisaient florès et se développaient naturellement, tributaires de la mortalité de la population. Les créatures en provenance de l’ouest accélérèrent que plus encore ce dernier processus, à cela près que les tombeaux furent oubliés au profit des fosses communes, et que les consécrations d’Anür furent légèrement occultées par l’urgence de la situation. L’on délaissa les préparations mortuaires, les absoutes et les liturgies funèbres pour purger les corps par le feu, dans la hâte et la précipitation, afin d’être certain qu’ils ne se relèveraient pas.

Quant aux parents de Callista, l’agitation générale et la mort qui les menaçait par deux fois, en la présence des fangeux et de la vieillesse, les menèrent à la subite lubie de la marier le plus rapidement possible, en tant que seule héritière de la famille. Ils n’avaient aucunement pour dessein de la livrer à l’amour courtois, aux romances et aux marivaudages qu’eussent autrefois connus les bachelettes d’antan ; les temps s’endurcissaient aussi bien eux-mêmes qu’ils bronzaient les cœurs de chacun, et l’on fit au plus vite afin de pouvoir aux hyménées.




Les larmes ruisselèrent sur ses joues aussi bien que la pluie sur les vêtures de chacun. Les trombes plongeaient le monde dans un brouillon incessant de traits opaques et humides, accablant les personnes présentes à ce que l’on eût autrefois appelé enterrement. De la fosse commune s’échappait une fumée lourde et noirâtre qui s’élevait vers les cieux tempétueux, nourrie par le bois trempé.
Tout le monde avait tenu à se condouloir sur la mort tragique et inopinée de Tristan de Bhlème, survenue le matin même. Le défunt venait ainsi de laisser une jeune femme esseulée, sans famille et sans progéniture, à la merci des vautours de la noblesse. Et chacun, dans cette hypocrisie commune qui rassemblait les sangs-bleus, avait pris dans ses bras la jeune Callista d’Ayguemorte, lui avait serré le poignet avec franchise et réconfort. La tristesse et le chagrin animaient ses traits, bien que difficilement perceptibles sous les voiles qui dissimulaient son visage, et celle-ci avait remercié avec autant de force ceux qui étaient venus aussi bien pour la soutenir que pour évaluer ses richesses et sa silhouette.

Fallait-il offrir à feu son mari une sépulture digne de ce nom ? Non, avait répondu la veuve, car Sigfroi en avait décidé autrement ; les cimetières devaient être oubliés au profit des bûchers et des fosses communes afin d’éviter la croissance inarrêtable des fangeux, et le désespoir d’une femme laissée seule ne devait pas altérer la sécurité de chacun en les exposant à la résurrection d’une potentielle créature meurtrière.
Voilà qui me coûtera moins cher, et qui me soustraira aux tribunaux pour non-respect de la loi, songea-t-elle pour elle-même, sous les ténèbres de son voile.

Dans la fosse, le corps lacéré de Tristan de Bhlème finissait d’être consumé. Les hommes avaient haussé un sourcil interrogateur en découvrant sa dépouille comme les femmes s’étaient détournées dans un cri horrifié. Le cadavre était méconnaissable, rongé par les dents acérées d’un fangeux, déchiqueté par les griffes tranchantes de la bête, et l’on ne distinguait parfois plus qu’une purée sanguinolente, un amas de peau et de chair entremêlées.

Une patrouille de gardes de l’Esplanade avait été alertée par les lamentations désespérées d’une Callista éplorée, chassée de sa demeure par un fangeux. Pire encore, son mari se trouvait à l’intérieur, ayant décidé de combattre la bête pour laisser le temps à sa femme de s’échapper. Les hommes de main appelés en renfort durent pourfendre la bête avant de parvenir au cadavre de Tristan, le ventre béant sur ses boyaux, l’épée à la main. D’une manière évidente, l’on ne mena aucune disquisition sur la cuisine, laquelle comportait pourtant tous les ingrédients nécessaires à la confection d’un somnifère, pas plus que l’on fit attention à cette épée, simple décoration et non pas arme de guerre. L’homme, par souci de protéger aussi bien sa vie que celle de sa femme, se serait emparé de la première arme qu’il avait à sa portée. Il fut impossible de reconnaître en la créature fangeuse un certain Esteban de Missède, dont le cadavre avait été secrètement confié à Callista par la femme de ce premier, la veille, afin qu’elle le préparât pour sa dernière demeure. En revanche, tout le monde ne put que noter la présence, dans le pourpoint du fangeux, d’une dague portant les initiales F.C., désignant tout naturellement Florent de Cestile, connu pour avoir trépassé deux jours auparavant. Afin d’éviter les rumeurs, les dénigrements, les calomnies et autres accusations qui eussent pu mettre un terme à la réputation de cette branche de la noblesse, une certaine somme changea de main entre les familles de Cestile et d’Ayguemorte, et l’on statua sur un cordial silence.

Callista, se tenant devant la fosse, ne prêta guère attention aux psalmodies en l’honneur d’Anür que l’on récitait pour le défunt. Elle ne les connaissait que trop bien.
Ses parents avaient tous les deux été fort pieux avant de disparaître l’un après l’autre, happés par la main miséricordieuse d’Anür. Au sein même de Marbrume, dans le quartier de l’Esplanade, ils possédaient un petit lopin de terre, lequel abritait un temple dédié à la déesse que leurs ancêtres avaient aidé à bâtir par l’intermédiaire de financements mécènes. Un cimetière n’avait pas tardé à fleurir autour, aussi bien que n’avaient éclos les chrysanthèmes, et, à présent, seule Callista le préservait de la ruine et du saccage de la nature. Elle chassait la mousse des tombes, redressait les stèles, ciselait plus nettement la calligraphie des anciens cénotaphes, et, lorsqu’une famille ne possédait point de cimetière où enterrer ses morts de façon interlope, elle veillait à ce qu’ils fussent inhumés dans son sol sacré après les avoir préparés.

L’intensité de la pluie avait diminué, et des trombes d’eau ne demeuraient plus que de minces filets épars qui s’échouaient sur le monde de façon discontinue. Juste de quoi laver les corps des habitants de Marbrume de leurs derniers pêchés. La petite communauté de nobles rassemblés pour les consécrations s’était dispersée, laissant une Callista immobile sous la pluie, ressassant certainement les instants de bonheur qu’elle avait connus avec son époux désormais décédé.

Sous le fin rideau de pluie, sous cette vêture ombrageuse qui dissimulait bleus, marques et coups, la jeune femme esquissa l’ombre d’un petit sourire. Nul doute qu’elle venait de renaître.

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