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 Perdre la meute [La Truffe]

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Isabelle Palandin
Isabelle Palandin



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MessageSujet: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptyMer 7 Juin 2017 - 15:35
En tout, il fallait compter une vingtaine de minutes pour relier le refuge des Paladin au chenil de la Truffe. A cheval, en cinq minutes on y était. Sous une pluie d’aboiements, Isabelle déboula au plein galop tôt le matin.

Tout dans son attitude traduisait l’urgence de la situation. Elle montait à cru. De toute évidence, elle était partie au plus vite, à toute allure. Devant elle, entre son bassin et l’encolure de la monture, sur la place du passager, il y avait un grand panier en osier.

Devant la grange reconvertie en chenil, le cheval s’arrêta dans un carré parfait, parfaitement à l’écoute de sa cavalière devant l’urgence de la situation. Là, elle trouva le maître-chien debout au milieu de sa cours, sûrement ébahi de la trouver là. Presque un mois s’était écoulé depuis leur dernière conversation à la poste. Elle comme lui n’avaient pas garder de rancœur mais la jeune fille n’avait pas pris le temps de mettre des mots et de poser platement des excuses entre eux deux. C’était l’urgence de la situation qui les réunissait, cette fois-ci.

Une larme coulait sur le visage dur d’Isabelle. Elle chercha le regard de Bor sans l’éviter et lui fit signe de prendre la panière en osier.

Attention, il est lourd, elle prévint.

A l’intérieur, il y avait le berger que l’homme avait rencontré lors de leur première rencontre. Un jeune berger au poil dense et à l’œil naïf. Et une grande tâche d’écarlate couvrait son pelage gris et blanc. La patte avant gauche du chien était brisée en deux et pendait mollement alors que de nombreuses cicatrices ouvraient sa fourrure en de tristes balafres.

Aidez le, mon ami. Je vous en conjure.

Elle ne demandait pas pitié : elle venait quérir l’aide d’une connaissance. Plus qu’en nulle autre personne, Isabelle avait confiance en Bòr. Quand ils s’étaient rencontrés, il y avait des semaines de cela, elle avait aperçu tout l’amour et la passion que le maître-chien avait pour les canidés. La manière qu’il avait de regarder son chien, ce soir-là, l’avait bien plus convaincue que toutes ses belles paroles.

Elle le laissa récupérer l’animal pour qu’elle puisse mettre le pied à terre. Pour la boiteuse, descendre de cheval était particulièrement douloureux à l’habitude et elle prenait le temps, mais,cette fois ci, elle glissa le plus vite possible pour se rendre disponible afin de sauver le dernier chien qu’il lui restait.

Dans la nuit, les chiens avaient disparus. Elle ne les avait pas vu la veille et au moment du repas les gamelles étaient restées pleines. Tout de suite, Isabelle avait su que les ténèbres avaient fait leur cruelle œuvre. Bien que ses chiens ne soient pas d’une éducation parfaite, toujours ils avaient respecté la routine qu’elle leur avait donné.

Les recherches pour retrouver les dogues n’avaient rien donné avant de trouver son chien, sur un sentier qui le ramenait à sa maison. Elle l’aurait reconnu entre des millions : le bout de la queue de Pinceau était blanc comme la neige. Déjà, il boitait, incapable de poser son membre et d’y prendre appuie dessus. Derrière lui, une funeste trainée de sang.

Inutile de se demander ce qu’il avait bien pu se produire : au Labret, malgré la palissade, malgré la milice et malgré le couvre-feu, la peur voguait sous d’étranges visages une fois le soleil tombé derrière les plateaux.

Plusieurs fois, Isabelle essuya ses larmes avec la paume. Laissant les émotions de côté, elle se tenait prête à obéir aux ordres de la Truffe, calme et déterminée. Malgré leurs différents, elle savait qu’ils mettraient tout de côté pour s’unir. Lui par passion, elle par amour.

Ceux qui ne sont attaché à aucune âme ne comprendront pas ce dévouement. Mais chaque animal qu’Isabelle hébergeait sous son toit était comme un enfant qu’elle nourrissait, élevait et protégeait quand ce n’était pas le contraire. Au fond d’elle, elle savait qu’elle avait perdu les autres. Tous sans exception.

Alors pour le dernier, il fallait se battre, ne pas le laisser s’en aller si cela était possible. Ou alors abréger ses souffrances s’il n’y avait plus rien à faire.
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Bòr La TruffeMaître-chien
Bòr La Truffe



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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptyMer 7 Juin 2017 - 19:24
Chapeau s’était réveillé en sursaut ce matin-là, contrairement à son habitude d’allonger son repos en une sieste interminable jusqu’en fin d’avant-midi. Au dépourvu, il avait bondi sur quatre pattes et s’était unis à la meute dans leurs avertissements, véritables sirènes d’alarmes de distorsion. Comme il était le seul chien qui, en plus d’être le plus jeune et donc le plus privilégié, dormait à l’intérieur de la chaumière, il suivait normalement le rythme de Bòr au petit-déjeuner et pour la ronde matinale, puis regagnait son coin dans la petite habitation. Cependant, quelque chose d’inhabituel se produisit ce matin-là. Il y eut du mouvement à l’extérieur et ce qui semblait être une chevauchée spectaculaire contre l’aube, une course dans la nuit qui refusait de s’éclairer. Il faisait toujours noir quand cela se produit et l’intensité du brouhaha ne tira pas Bòr du royaume des rêves et ce dernier ne tenta même pas une excursion hors de sa couchette. Une chose était certaine : beaucoup de choses se déroulaient sous le voile de la nuit et la milice, bien que peu bavarde à ce sujet, ne chômait jamais et encore moins la nuit.

S’il pouvait laisser la Fange à la milice, Bòr, lui, était le seul à pouvoir s’occuper d’un groupe de vingt-deux individus, bruyants, espiègles, parfois turbulents et souvent imprévisibles. Vivre avec autant de chiens n’avait rien de différent de la vie que menait un père de famille et ça, Bòr le savait bien. Dans une journée ordinaire, Bòr passait de la discipline, aux enseignements, au travail pur et dur, à la punition et au jeu. Un jour, sa relation avec une bête était saine et enrichissante, un autre, leurs interactions tournaient au cauchemar. Parfois, un rien suffisait à transformer la cour en un véritable champ de bataille. Les meilleurs jours, tous pouvaient vivre ensemble en appréciant la présence des autres. Quand la tension se faisait sentir, Bòr se rappelait à quel point, lui aussi, pèterait sûrement les plombs s’il devait partager quelques mètres carrés en permanence avec des congénères qu’il n’appréciait pas nécessairement. À la fin, ce chenil n’avait rien d’un asile ou d’une prison et tous cohabitaient dans la boue, dans la paix et dans la bave.

Le dernier contrat qu’avait obtenu le maître-chien consistait au dressage de deux chiens de race mastiff pour la guerre et la garde. Ils lui avaient été remis par la Garde intérieure de Marbrume alors qu’un coutilier et ses hommes vinrent à Usson la semaine dernière, confiants du travail qui serait accompli. Comme l’exigeaient les affaires, les hommes remirent les molosses à Bòr qui avait pris le soin d’isoler tout le reste de la meute dans l’enclos et dans la grange (bien qu’il ne put en faire autant avec leurs aboiements) et attendrait la généreuse paie lorsque la tâche serait terminée. Progressivement, il introduisait ses chiens dits ‘’modèles’’ aux résidents temporaires, qui apprendraient les positions, les tracés de course et de saut et toute la gamme de comportements à travers l’observation de ces bêtes enseignantes. Cette fois-ci, il s’agissait d’un contrat facile, car les molosses étaient déjà habitués aux affrontements et se jeter au bras armé de Bòr n’avait rien d’intimidant pour eux. Aussi, bien qu’ils aient été très grands et pesants, ils n’effrayaient pas le maître-chien, propriétaire de Bonhomme, le plus grand guerrier de race mastiff qu’il n’avait jamais connu. Ainsi, dans cet entraînement, Bonhomme supervisait les assauts que les deux bêtes effectuaient contre le dresseur et limitait les écarts de comportement par sa seule présence.

Alors qu’il était au beau milieu de l’enseignement d’une tactique, Bòr vit la cavalière dévaler le rang, puis entrer dans sa cours sous le regard de Bonhomme et des deux molosses qui branlaient la queue, visiblement heureux de leur exercice physique. L’air préoccupé, elle était arrivée sans le prévenir, elle qui avait laissé passer un mois sans ne jamais faire un retour sur l’offre de Bòr ou lui parler de la nuit qu’ils avaient passé ensemble dans les escaliers. Bòr, qui n’avait pas voulu forcer la main à personne ou, pire encore, l’intimider, préféra laisser tout ça sur la glace et attendre que la jeune femme, qui était probablement d’une vingtaine d’années sa cadette, lui fasse signe de vie si envie elle avait. Il ne fut pas surpris de la voir débarquer ainsi, fidèle à son modus operendi : des gestes plutôt que des mots, elle allait droit au but.
Enfin, l’homme qui vivait ‘’seul’’ était heureux de la revoir.

Il lui lança un regard intrigué à elle, à son cheval et au panier en osier qui partageait sa selle. Quand elle débarqua de son siège, elle tomba presque comme la pluie qui, trop lourde, s’empresse à se déverser du haut des cieux. Elle tomba comme les larmes, qui tombaient de ses yeux et que Bòr ne sut accueillir qu’avec la plus grande interrogation. Qu’est-ce qui pouvait bien lui arriver à la dur-à-cuire?, pensa-t-il. Mais ses questionnements furent élucidés quand les événements révélèrent aux yeux du maître-chien les desseins des Dieux sur toute chose qui vivait. En effet, il semblait que le cycle de la vie avait fait preuve, une fois de plus, de sa rigidité et son immuabilité se manifesta à travers une bête blessée, couverte de sang, qui, après avoir traversé la porte du terrain de Bòr, traverserait peut-être bientôt la grande porte de l’au-delà.

Sans perdre de temps, le grand gaillard accourut et saisit la civière de fortune pour la déposer sur le sol où il chassa Bonhomme et les deux molosses, curieux et toujours excités de rencontrer des visiteurs. Bien qu’il veuille se dépêcher, quelque chose à l’intérieur de lui, au départ, lui disait qu’il ne faisait qu’écarter temporairement les doigts d’Anur qui venaient guider son fils vers son royaume. Néanmoins, quand il vit le berger qu’il connaissait bien et la lueur dans son regard, il changea d’avis et son sentiment fut tout autre. Il y avait toujours de l’espoir, alors qu’Isabelle pleurait la douleur de son compagnon.

- Aidez-le, mon ami. Je vous en conjure.

L’animal était dans un mauvais état que lui avait causé une bataille ou une chute. À en voir sa robe tachée de sang et les éclaboussures sur celle-ci, l’hypothèse de la bagarre était beaucoup plus probable. En fait, la blessure de l’animal était assez mineure et ne présentait pas de plaie ouverte, ce qui indiquait au maître-chien que le survivant s’en était assez bien sorti. Par l’heure de la journée et la panique d’Isabelle, Bòr comprit que l’altercation était survenue durant la nuit et qui disait nuit disait dangers incommensurables, même pour ceux qui avaient quatre pattes et des crocs pour se défendre. Parlant de pattes, la sienne était dans un tel état qu’elle n’en était presque plus vraiment une. Juste au niveau de l’articulation, la partie inférieure du membre pendouillait et ne semblait pas répondre aux commandes de l’animal à la respiration haletante. Le regard plein de douleur, le berger regardait Bòr et Isabelle, les oreilles abattues à l’arrière, craintif et sur ses gardes.

- D’accord mon beau, on va t’arranger ça.

Quand Bòr le toucha, le blessé réagit amèrement en montrant les dents, qui, à leur tour, montraient le désespoir de l’animal vulnérable. Avec sévérité dans le regard, puis avec douceur dans la voix, Bòr répliqua :

- Je te préviens hein ! Si tu me mords c’est fini entre nous deux !

Bòr partit chercher le nécessaire dans la grange pour raser le poil autour de la patte et s’assurer qu’il n’y avait pas d’infection dans la zone affectée. Aucune plaie, aucune marque de crocs ou de griffes en vue. Il ne s’agissait que d’une fracture complète du membre qui mettrait un certain temps à se régénérer. Alors, dans un éclair de génie, Bòr se rappela qu’il avait toujours quelques jouets d’enfance qui trainaient ici et là dans le champ et dans la grange, amassant la poussière depuis que ces années n’étaient que des souvenirs. Rapidement, il partit une fois de plus et revint avec une sorte de petit bolide en bois dont les roues tournaient difficilement, mais qui avait pu être l’engin de guerre d’un bambin.

- Capitaine Pinceau, votre char vous attend.

Il appliqua une pommade et enveloppa la fracture d’un bandage de lin, ferme et propre afin de protéger la peau dénudée du chien et de maintenir le membre dans une position fixe. Le pauvre souffrirait le martyr à chaque moindre mouvement, mais il n’y avait rien à faire pour lui mis à part compter sur la capacité régénérative de son organisme. Il indiqua à Isabelle que lorsque sa blessure serait moins sensible, il monterait l’animal sur son bolide et lui enseignerait à se mouvoir grâce à celui-ci, en se maintenant sur ses pattes postérieures grâce à sa patte antérieure en bon état. L’adaptation ergonomique ne serait possible que si la bête restait au moins quelques semaines ici, en compagnie de la meute et de Bòr.

- Ici, pas de danger qu’il ne s’enfuît ou qu’un autre animal ne le blesse. Il restera à l’intérieur avec Chapeau et moi.

Il sourit, frottant le sang et le poil sur ses mains. Moqueur il lança :

- Des soirées entre mâles nous attendent, on dirait !, dit-il en riant de plus bel d’un rire sonore.

Finalement, quand la tension eut descendue d’un cran, il regarda Isabelle comme un frère regarderait sa sœur, avec autant de compassion que son subconscient puisse lui conférer. Il la voyait là, son cœur amoureux des animaux blessé, fragile face au drame qui avait frappé sa famille reconstituée, belle comme une fleur qui avait pris les sanglots comme rosée matinale. Au fond, il voulut la prendre dans ses bras, mais il ne fit rien, car il craignait de la froisser une fois de plus. Par contre, tout son être irradiait d’une tendresse qui était dirigée vers Isabelle et l’enveloppait de la tête au pied. Se retenir ne fut pas chose facile, mais Bòr avait appris la dernière fois que certaines choses se communiquaient parfois dans l’immobilisme et le silence.

Accompagnés du bruit de Pinceau qui cherchait son souffle et évacuait la douleur par la transpiration et le tremblement, Isabelle, Bòr, et les molosses étaient tous là, réunis comme une famille avec ses membres qui veillaient les uns sur les autres. La crise perdait peu à peu de son intensité et Bòr ne voulut rien ajouter à ce silence bienfaiteur, mais son cœur était une fois de plus trop bavard.

- Tout ira bien maintenant. Vous lui avez sauvé la vie.

Un tantinet timide, repensant à leur première rencontre, il la regarda dans les yeux. À vrai dire, elle lui avait manqué et le désir de connaître son cœur, qui lui avait paru si beau malgré la carapace qui le blindait, ne l’avait jamais quitté.

- Heureux de vous revoir, Isabelle.
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Isabelle Palandin
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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptyJeu 8 Juin 2017 - 21:25
Ferme mais avec une grande attention, Bòr ne perdit pas de temps pour s’occuper du dogue à la patte rompue. Bien vite, il prit en charge la situation. Si elle surveillait tout de même avec attention les soins qu’il donnait à son chien, la cavalière plaçait une confiance aveugle dans le maître des lieux.

Elle préférait serrer son compagnon dans les bras, pour le rassurer, assise par terre, dans la poussière, caressant tendrement le poil, comme si cela avait permis d’enlever toutes les marques écarlates et hostiles. Isabelle détestait l’odeur des chiens, mais ce jour-là, la peur de perdre le chien que lui avait confié son oncle n’avait pas d’odeur.

Pendant que le maître-chien appliquait le bandage, le berger se tordait dans tous les sens, couinant de douleur. Mais d’aucune manière il n’essaya d’user de ses crocs ou des griffes : après la mise au point de l’homme, l’animal semblait avoir compris qu’ici, nulle ne lui voulait le blesser davantage. Voilà un mal pour un bien.

A chaque fois que Pinceau tressautait, elle n’était que plus tendre avec lui, essayant de détourner son attention avec les intonations qu’elle prenait pour lui dire des mots rassurants ou avec ses caresses. Celui qui ne parle pas à son chien est un fou : c’est qu’il n’accorde aucune dimension humaine à leurs âmes. Pourtant, sa façon de couiner, de pleurer sa douleur était celle d’un humble mortel.

Calmement, la Truffe expliqua à Isabelle comment il faudrait gérer la convalescence. A chacun des points qu’il soulignait, elle hochait la tête, priant pour tout retenir et pour que les nouvelles soient bonnes.

Ici, pas de danger qu’il ne s’enfuît ou qu’un autre animal ne le blesse. Il restera à l’intérieur avec Chapeau et moi.

Un brin triste de ne pouvoir ramener sa bête au refuge, elle fit comprendre que ça ne posait pas de problème. L’émotion luttait pour envahir son visage et elle ne lui laissait que peu de place.

Toutefois, là, à ce moment, elle en avait marre. Intérieurement, il y avait quelque chose qui avait lâché. En l’espace de quelques années, elle avait perdu sa jambe, son père, ses chiens et son enfance. A force d’essuyer les pertes, elle commençait à se demander combien de temps elle resterait là, au milieu du désastre que devenait son monde.

Au-dessus de tout ça, le soigneur ajouta un soupçon d’humour. Cela lui arracha un énorme sourire. Et à mesure que ses lèvres s’étiraient les larmes roulèrent sur ses joues. Comme si ses pommettes chassaient sa tristesse des yeux de la jeune fille à mesure qu’elles se soulevaient. Enfin, elle lâchait prise doucement. Elle se remit lentement sur ses jambes en même temps que pour laisser de l’espace à son chien. Du revers de la manche, elle sécha ses larmes.

Tout ira bien maintenant, chuchota le maître-chien. Vous lui avez sauvé la vie.

C'était exactement ce qu'elle avait besoin d'entendre. Elle lui en était reconnaissante pour ça. Pour son absence de rancœur. Pour son calme. Pour l’aide qu’il leur avait apporté avec efficacité.

Bòr vint chercher le regard de la jeune femme et elle n’évita pas son regard.

Heureux de vous revoir, Isabelle, lâcha-t-il finalement.

Et la première réaction de la jeune femme fut de se blottir dans ses bras, pour étouffer un dernier sanglot contre l’épaule de son aînée.

Moi aussi, Bòr, elle souffla. Moi aussi…

Bien des fois elle avait repensé à son voisin du Labret. A sa proposition généreuse qu’elle avait ruiné en une nuit mouvementée. A sa bonhommie inébranlable. A sa manière de la regarder comme si elle existait vraiment. A ce moment précis, dans ces bras, pendant une fraction de seconde, elle se sentit vivante aux milieux de ses pensées qui n’allaient que pour les morts.

Là encore, elle savait qu’elle s’en voudrait. Qu’il la trouverait peut-être grossière ou trop spontanée. Mais chassez le naturel, il revient au galop.

Elle se détacha de lui. Calmée. Elle lâcha un long soupire.

Je… essaya-t-elle sans que les mots ne viennent naturellement.

Ses poings se serrèrent et Pinceau, qui commençait à tester sa nouvelle situation, vient se frotter dans les jambes de sa propriétaire. Elle ne déplia les doigts pour lui offrir toute l’attention qu’il méritait à ce moment et pour les années futures.

Je suis vraiment désolée pour tout ça. Je ne voulais vraiment pas …

Elle ne finit pas sa phrase. Econome en mots, comme toujours. A la place, elle lui sourit promptement. Elle ne voulait vraiment pas le déranger. Elle ne voulait pas débarquer aussi brusquement. Elle ne voulait pas le déranger sans prévenir.

Et, à côté de ça, elle avait tellement voulu qu’il réussisse à réparer ce qui était casser. L’homme semblait avoir ce genre de dispositions.

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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptyVen 9 Juin 2017 - 18:36
Comme un crépuscule qui libère finalement ses dernières couleurs avant de s’effondrer, comme un nimbus qui éclate en orage, Isabelle abandonna finalement sa prison pour se jeter contre Bòr, surpris par un sentiment de liberté qui les gagnait. Dans ses bras, la tête contre sa poitrine, il la sentait trois fois plus grande que ce qu’elle était vraiment, comme une corolle qui s’étire vers l’astre du jour révélant aux champs toute sa splendeur. Tressaillant, il la sentait fragile comme les premiers bourgeons du printemps dont l’enveloppe était à la merci des éléments. Or, l’homme percevait en la jeune femme la même chose qui l’émerveillait à l’intérieur de ces derniers, la force de grandir sous le poids du froid jusqu’à devenir une œuvre d’art unique et incroyablement complexe. Sans qu’il ne la regarde, car ils avaient tous deux les yeux fermés, la lumière de celle qui avait acceptée d’ouvrir son cœur l’inondait et éblouissait le bleu de ses yeux qui la réfléchirait vers le ciel, vers les dieux. Un moment de paix que Bòr avait convoité depuis le moment où une étincelle d’affection avait jailli à l’intérieur.

Quand elle prit son envol de ses bras pour revenir aux chemins rationnels de son esprit, elle lui parla avec le cristallin d’un ruisseau dans sa voix qui, elle, résonnait dans des sphères inconnues à ce jour pour Bòr. Il ne l’avait, bien entendu, jamais vue ainsi jusqu’à maintenant, mais c’était cette vision d’elle qui l’avait intrigué depuis le début et la conviction qu’elle se matérialiserait qui l’avait fait attendre. Belle comme une enfant, elle reprit la parole, le sourire aux lèvres, comme un marathonien épuisé, comme une mère exténuée de porter les maux de sa famille.

- Je suis vraiment désolée pour tout ça. Je ne voulais vraiment pas…

Bòr avait estimé juste de ne pas la laisser terminer cette phrase, qui relevait d’une culpabilité ayant pris racine dans une faute bien pardonnée depuis longtemps. Pour ce faire, il ne la laissa pas se couvrir de mots inutiles et, après avoir caressé Pinceau qui se tenait entre les deux, lui prit la main en la caressant de son pouce. L’homme, par sa tendresse, ne voulait pas faire d’elle une jeune femme éprise de sentiments surpuissants et encore moins posséder cette partie de son intimité qui ne lui appartenait pas, mais il voulait seulement communiquer sa chaleur à un être vivant dont la beauté intérieure méritait sa fascination.

- À trois, on s’en sort pas mal, dis-donc !

Et le maître-chien la prit à nouveau dans ses bras pour lui sécuriser un baiser sur son front, qu’il pressa contre ses lèvres en posant sa main contre ses cheveux. Rapidement, il partit à l’intérieur de sa chaumière où il revint avec une sacoche tissée et un sourire fendu jusqu’aux oreilles. Le petit sac contenait une panoplie d’artefacts, certains à l’allure singulière, mais la plupart n’étaient que des objets d’usage commun pour les gens de sa classe. On y retrouvait des broches à cheveux, des épingles, des lettres et des petits objets domestiques. Bòr prit de la petite besace un objet dont les courbes ne seraient pas étrangères à la jeune femme.

- Ma mère était superstitieuse. Je crois qu’elle le gardait, car elle croyait que son propriétaire, un prince charmant, le cherchait toujours et qu’en le retrouvant, il emmènerait ma mère aussi avec lui !

Bòr posa dans les mains d’Isabelle le fer à cheval chanceux de sa mère, dont la finition dénotait le travail d’un artisan qui usait de son art pour les membres d’une classe à part. Le maître-chien savait à quel point ce fer était important pour sa génitrice, comment elle en parlait toujours aux gens du village avec fierté et avec un tantinet de prétention. En fait, il s’agissait là d’un vrai trésor pour elle et cette pièce de collection était synonyme de beaucoup de souvenirs pour Bòr, qui se souvenait de sa mère ainsi : rêveuse et optimiste. Une véritable reine confinée à une vie d’ouvrier.

- Ma mère aurait voulu qu’une femme comme toi prenne en charge Usson, car elle aurait vu, encore plus rapidement que moi, la grandeur de ton être.

Isabelle semblait plus grande que nature alors qu’elle s’était ouverte, enfin.

- Quand je t’ai vue, j’ai vu qui tu étais. Inutile de te cacher, désolé de te l’apprendre !

Et il referma les doigts de la cavalière sur le metal.

- Puisse ce trésor honorer le jour où je t’ai vu briller de ton plus bel éclat. Ma mère voudrait que tu le gardes. En plus, personne ne monte mieux que toi ici.

Mais le soleil rayonnait déjà alors très haut dans l’azur et sa chaleur, mêlée à la fatigue psychologique et aux courbatures des corps, invitait au repas et à la détente. Ainsi, il invita Isablle à prendre Pinceau et fit signe aux chiens que la leçon était terminée pour ce matin, puis d’un signe de la tête invita la jeune femme à se diriger vers sa chaumière. Après tout ça, il ne voulait pas se faire insistant, mais quelque chose lui disait qu’un bon repas et une boisson rafraîchissante ne ferait pas de mal à personne.

Accueillis par Chapeau, tout excité, que Bòr eut besoin d’écarter de la jambe, le trio pénétra dans la petite habitation modeste tant dans ses charmes que dans son aménagement. Une seule pièce où était disposés le nécessaire de cuisine, une table pour huit, ainsi qu’une couchette en piètre état invitaient au repos dès le moment où l’on mettait le pied à l’intérieur. D’un pas engagé, il arrangea un petit coin sur la paille et les couvertures pour Pinceau et s’empressa de tirer une chaise pour Isabelle. En ordonnant des verres et des linges au passage, il se saisit de deux tasses et d’une marmite.

- Menthe ou camomille ?

Finalement, dans une synchronisation témoignant du relâchement, le gaillard posa finalement l’arrière-train sur le comptoir de bois, s’essuya et le front et s’autorisa un long soupir bénéfique. Devant elle, la même femme avec qui il avait rencontré son seul somnambule en au moins dix ans.
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Isabelle Palandin
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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptySam 10 Juin 2017 - 0:02
Bòr était de ceux qui sans rancune pardonnerait tout à tout. Une générosité hors norme dans une écorce de simplicité.

Quand il la prit à son tour dans ses bras, la jeune femme n’opposa aucune résistance et revient étouffer un soupir de soulagement. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas connu les bras autours de sa taille, le confort d’un buste réconfortant, les lèvres sur son front. Petite, elle avait perdu trop tôt la tendresse de celle qu’elle prenait pour sa mère. Pas d’un caractère particulièrement tactile, son père accordait plus de tendresse à ses chevaux qu’à sa fille qu’il voulait inébranlable. Et, après son départ, Sébaste, l’oncle, ne se permettait pas ce genre de familiarité avec la jeune propriétaire du refuge. Le revers de la médaille. A force d’imposer le respect, elle était devenue au propre comme au figuré intouchable.

Et pourtant, à cet instant, la cavalière avait l’impression de fondre intérieurement. Tous les remparts étaient tombés en cascade dans une avalanche libératrice. Dans les bras du maître-chien, malgré l’odeur qui lui montait au cœur, elle se sentait plus légère que jamais. La chance de l’homme fut qu’aucun sentiment inapproprié ne se faufilèrent dans le cœur de sa cadette : de jeunes enfançonnes se seraient emmourachées pour bien moins.

À trois, on s’en sort pas mal, dis-donc ! murmura-t-il, jovial.

Certain moins que d’autre, elle songea, ne sachant pas comment lui expliquer que Pinceau était probablement le dernier de sa flotte de canidés. Pour ne point gâcher le moment, elle remit cela à plus tard.

Pendant qu'elle récupérait les rênes de Parreloup, son propre cheval, pour l’attacher dans un coin là où il y avait suffisamment d’herbe pour brouter, la Truffe se mit à chercher dans une besace pleine à craquer de bric-à-brac. Il revint vers elle, presque fier, avec le même œil que celui d’un chien heureux d’avoir accompli une brave tâche. Il tenait dans les mains un fer à cheval. Le parage était rouillé des rives jusqu’à la pince. Un héritage de sa mère, il lui avoua. Quand il le mit dans sa main, elle faillit lui dire que ce n’était pas la peine, qu’elle en avait un seau des comme ça, chez elle, et elle ouvrit la bouche un refus sur le bout de la langue…

Ma mère aurait voulu qu’une femme comme toi prenne en charge, car elle aurait vu, encore plus rapidement que moi, la grandeur de ton être.

Alors elle comprit toute la symbolique superstitieuse à laquelle Bòr et probablement sa famille entière attachait une trop grande importance. D’un côté, c’était comme recevoir la splendide alliance d’une grand-mère qui n’était pas la sienne.

En toute sincérité, elle ne pensait point avoir la carrure pour accepter un tel présent.

Quand je t’ai vue, j’ai vu qui tu étais. Inutile de te cacher, désolé de te l’apprendre !

Ces mots eurent un écho étrange au fond d’Isabelle. Jamais elle n’avait cherché à se cacher. Jamais elle n’avait voulu disparaitre. Jamais elle n'avait accepté ce qu'elle était non plus. Alors tout ce qu’il y avait à dissimuler, c’était sa personnalité, son caractère et son histoire. Toute entière. Et l’idée même qu’il puisse voire ce qu’elle était sans se tromper l’effrayait tout bonnement. Même elle, elle n’avait aucune certitude que ce qu’elle était vraiment, et que cela eut la moindre beauté. Elle avait peur qu’en rentrant dans son propre intérieur, elle tombe sur un lot de pourriture et de froideur. La cavalière était de ceux qui se sont un jour égaré entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils rêvaient de devenir…

Il lui dit qu’il voulait qu’elle garde ce petit trésor. Lentement elle hocha la tête, comprenant l’importance que cela avait pour le maître-chien. Elle le rangea dans sa besace. Déjà, elle voulait le clouer dans la grange de la poste. Quelque part, elle saurait que l’objet lui rappellerait à chaque instant les bras et le soutien sans failles de Bòr. Voilà un sentiment qu’elle voudrait garder avec elle jusqu’à la fin de ses jours…

Elle souffla un tendre « Merci » entre ses lèvres et, de peur de déranger davantage, elle s’apprêtait à proposer de le laisser en paix et à demander quand elle pourrait venir quérir des nouvelles de son chien, lorsque l’homme, d’un pas déterminé, s’élança vers la chaumière en jetant par-dessus son épaule :

Menthe ou camomille ?

Si elle avait vraiment la volonté, elle aurait pris congé. Mais toutes ses résolutions décampèrent devant l’idée de passer un peu plus de temps avec le maître-chien. Comme toute digne personne du Labret, elle était poussée par la curiosité de voir comment était la demeure de son ami.

Menthe, s’il vous plaît, elle demanda poliment, acceptant l’invitation.

La bâtisse semblait immense. L’endroit où il l’accueillit lui sembla par conséquent étroit. Dans la même pièce la cheminée pleine de braise jouxtait la table à manger et le coffre où l’homme empilait sa vaisselle et où il gardait ses réserves d’eau potable. Un petit lit et d’autres malles à vêtements se tassait dans l’autre coin de la pièce. Rien ne différait beaucoup de la petite alcôve qu’elle occupait sous les toits au refuge. Et pourtant tout laissait à penser que c’était bien un homme qui vivait là.

Pinceau et Chapeau les avaient suivis. Préoccupée, Isabelle s’était callée sur le rythme de son chien, intriguée par sa manière de s’accommoder de sa nouvelle situation. Silencieusement elle réfléchissait déjà à une prothèse qu’elle aurait pu adapter pour faciliter les déplacements de son compagnon à quatre pattes. Peut-être prendrait-elle quelques mesures avant de partir. Cependant, pour l’heure, il était temps pour l’animal de prendre du repos sur la couverture que le propriétaire du chenil avait spécialement mis à sa disposition. Et la boiteuse s’assit à la table, harassée.

Après toute ses émotions de bon matin, elle se sentait vidée d’énergie. Il y avait tant à faire pourtant à l’écurie... Pour une fois, elle devrait remettre à demain certaine de ses obligations ; alors que la procrastination n’était pas sa plus fière habitude, aujourd’hui, elle tomberait dans ce travers avec un certain soulagement.

L’homme s’assit à table avec elle et elle lui sourit comme elle put.

Vous savez… Le marché tient toujours, lâcha-t-elle soudainement. Je n’ai certes plus de chiens à dresser mais contre les soins de Pinceau vous pouvez passer quand vous le voulez si vous désirez apprendre à monter, l’ami.

La mauvaise nouvelle était tombée. Et elle s’était forcée à y accoler une plus réjouissante.

Ce serait peu de chose, après tout. Vous et les Trois avez sauvé mon petit chiot...

Au fond, elle n'avait que peu à offrir. Un autre sourire souleva ses pommettes, creusant une adorable fossette dans le bas de sa joue. Et elle enchaîna sans trop lui laisser le temps d’en placer une.

Vous avez un léger accent, asséna-t-elle pour passer du coq à l'âne. La dernière fois, avant que l’autre fou hurle la nuit, ou bien après, je ne sais plus, je l’ai remarqué sans le reconnaître. D’où vient-il, Bòr ?

Il posa une tasse devant elle et prêta beaucoup d’attention à la réponse de l’homme. Les accents quels qu'ils soient la fascinait. Habituée à rencontrer des gens de la route, elle aimait savoir les voyage que leur manière de prononcer certain mots avait enduré. Car si elle n’aimait pas dégoiser pour remplir les conversations, elle adorait tendre l’oreille lors des bonnes histoires.


Dernière édition par Isabelle Palandin le Sam 10 Juin 2017 - 11:14, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptySam 10 Juin 2017 - 4:52
Dans la vie, il y avait des moments comme celui-ci, des bribes d’histoire, des échantillons des sables du temps qui avaient une texture particulière, comme un tissu enveloppant dans lequel le cœur s’emmitouflait à l’abri de tout. Des moments où le silence faisait humblement un espace pour les regards puissent s’échanger, comme des dons qu’aucune injustice ne saurait entraver. Et là, deux êtres humains pouvaient être face à face, dans la même synchronie régissant les étoiles des cieux et celles réfléchies sur un lac, un cœur appelant l’autre. Un homme et une femme jouissaient du miracle de la vie en s’arrêtant un instant pour prendre la peine de se regarder. Ainsi, ils pouvaient se rappeler d’une bien curieuse vérité : il existait au moins quelqu’un, quelque part, qui, pour un instant seulement, détournerait le regard du monde entier et immobiliserait les coups d’un clocher pour se donner entièrement à l’autre. Peut-être s’agissait-il là d’un rendez-vous unique, une exception dans le continuum des choses ? Chose certaine, Ceux qui étaient en-haut à contempler le monde devaient s’émerveiller à la vue d’une telle singularité.

En tout cas, Bòr, lui, sentait une chaleur à l’intérieure de sa poitrine qui était soi due au liquide qui était à une température juste assez réconfortante ou à la vue fascinante que ses yeux avaient. Une jeune femme dont le visage connaissait un éclat nouveau, les cheveux en bataille et sales d’un travail qui tentait de lui arracher sa féminité, première âme délicate et fragile qui avait pénétré ce refuge depuis des années, était bien confortablement assise devant lui. Dans la forme de son dos et l’angle avec lequel ses épaules tentaient lâchement de se jeter au sol, Bòr voyait le corps d’une enfant que l’on avait précipité à devenir une femme. Il aurait voulu la voir légère comme une colombe, flottant dans l’air comme les premiers pollens de mai, mais il se résigna à emporter avec lui cette vision dans un rêve. Aujourd’hui, il la voyait blessée, terriblement blessée, mais tellement riche à la fois en atouts de l’esprit et du cœur. En fait, c’était l’innocence qu’Isabelle avait choisi de garder dans un coffre fort qui avait séduit Bòr comme voleur ne pouvant résister à crocheter la serrure. L’homme de trente-huit ans n’avait pas perdu la sienne et tout s’était déroulé comme si cette naïveté enfantine avait cherché celle de la maîtresse de poste. En tout cas, une drôle de chimie avait opéré, et Bòr était tout sauf alchimiste.

Bòr, légèrement trop familier ou impoli, peut-être, avait déjà compris la logique du marché qu’ils avaient conclu le mois dernier et l’issu d’aujourd’hui et prit pour acquis la nature de l’échange de services. Il ne tint pas à revenir sur cette question et n’insisterait pas sur des modalités qu’il n’avait jamais vraiment considérées de toutes manières. Une incendie contrôlée dans les pommettes de la jeune femme agit comme un singal d’avertissement se frayant un chemin jusqu’au front de Bòr, qui se plissa en attendant la question.

- Vous avez un léger accent. La dernière fois, avant que l’autre fou hurle la nuit, ou bien après, je ne sais plus, je l’ai remarqué sans le reconnaître. D’où vient-il, Bòr ?

Le fils de paysans détourna le regard vers sa tasse, inclinant légèrement la taille, comme flatté que la jeune femme s’intéresse à sa petite histoire. En fait, Bòr, pendant les dernières années, avait passé la plupart de son temps avec sa meute et les conversations de ce genre s’étaient faites très rares. En plus, on ne s’intéressait pas plus à lui que le ferait tout autre habitant ordinaire d’Usson, déjà trop préoccupé par sa propre survie et celle de ceux qu’il pouvait se permettre de garder sous son toit. Le maître-chien qui vivait parmi les crocs et les griffes, s’était habitué, bien qu’il n’ait jamais perdu son amour des Hommes, à ne devoir déchiffrer qu’une gamme limitée d’éléments langagiers. Alors qu’il n’avait répondu qu’à très peu de questions à son sujet, il avait entendu avec profusion aboiements, couinements et pleurs canins.

- Ma famille vient des terres de l’Ouest. Ça fa qu’icitte el monde a jama pardu sa parlure bin bin !, dit-il en exagérant fortement la singularité de son parler. J’ai grandi à Usson et mes parents aussi, mais ces derniers avaient assez bien conservé les particularités de la langue et l’accent.

Le maître-chien prit une bonne gorgée et regarda un instant le petit Pinceau, qui s’endormait dans son coin. Il avait finalement jeté les armes alors que les voix de sa maîtresse et de son donneur de soins étaient paisibles et basses.

- Je tenais à m’excuser pour l’autre soir où je vous ai froissée. Or, je tiens à vous énoncer aujourd’hui mon style: je ne passerai pas une jambe de bois sous un silence inconfortable juste parce qu’elle est là. Éviter de parler de ces choses les voile dans le tabou et l’incompréhension générale et je refuse de faire subir cela à une personne que j’aim...

Bòr scella les lèvres d’un coup sec, le regard figé dans celui d’Isabelle qui ne bronchait pas. Il avait presque dit quelque chose d’étrange, dont le son des voyelles vibrait à une fréquence obscure et sauvage, indomptée. Bégayant un tantinet, il revint à la raison et retrouva maladroitement le fil de son discours.

- … Je n’accepterais pas de laisser la marque du passé ternir la beauté de tout ce qui est à venir. Moi, j’aime mieux en rire et honorer votre résilience, mais ce sera la dernière fois aujourd’hui que j’en aurai parlé si tel serait votre désir.

D’une manière assez sèche, comme s’il s’était un peu énervé, Bòr se leva pour aller diminuer le feu de la cheminée. Deux ou trois coups pour enfouir les braises sous la cendre blanche et il revint à sa place. Loin d’être calmé, il lui fit un aveu. D’un regard sérieux et intense, il s’ouvrit :

- J’ai grandi en m’émerveillant des blés qui dansent dans le vent, du coucher du soleil et des millions de constellations dont la beauté ne peut qu’être octroyée par la main des Trois et seulement elle. Je ne suis pas un homme de grands moyens ni de grandes connaissances et je suis facilement maladroit, voir impoli par moments. Je reste tellement têtu, convaincu au plus haut point, voir totalement aveuglé par la conviction que mes yeux, ce soir-là et aujourd’hui même, ne m’ont pas joué de tour : je vous trouve belle et je crois que celui qui, sans prétention ou arrière pensée, sait ouvrir ces yeux à toutes ces beautés que je viens de mentionnées, saura aussi s’émerveiller devant la vôtre. Je ne veux pas vous séduire. Je veux que la femme qui est assise à ma table, chez moi, soit bien consciente de l’honneur qu’elle me fait de me bénir de sa présence. Si vous me comprenez et aimez ce que mon cœur vous dit, restez et prenez un autre verre.

D’un trait, il avait tout dit, laissant le feu de ses veines exploser et tacher la table, la pièce et se mêler au goût des herbes de leur infusion. Presque qu’essoufflé, il la regarda, ses doigts brûlants d’angoisse à la seule idée que ces paroles la feraient déguerpir, tellement elles l’avaient secoué lui-même. Ce jour-là, Bòr était plus homme que chien.
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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptySam 10 Juin 2017 - 17:12
La menthe de Bòr avait le goût de celle que préparait son père quand elle n’était qu’une enfançonne. Par-dessus tout, elle adorait cet endroit. La cheminée qui crépitait dans un coin. Les chiens qui s’étaient couchés. La tasse chaude entre ses doigts. Et l’homme qui la regardait comme personne ne l’avait regardée depuis des années. Tout ici avait une saveur de sérénité familière et chaleureuse.

Ma famille vient des terres de l’Ouest. Ça fa qu’icitte el monde a jama pardu sa parlure bin bin ! il exagéra, ce qui la fit rire. J’ai grandi à Usson et mes parents aussi, mais ces derniers avaient assez bien conservé les particularités de la langue et l’accent.

Le grand sourire d’Isabelle refusait de quitter son visage et l’éclat dans ses yeux rougies des larmes de tout à l’heure montrait à quel point elle était vraie. Du bonheur vrai et sans détours. Ecouter ce que les passants avaient à raconter, elle le faisait souvent au refuge, curieuse de connaître ce à quoi la vie des autres ressemblait. Ne sortant guère de son quotidien de palefrenière, cela lui faisait grand bien de tenir palabre avec quelqu’un qui, mieux que personne, semblait la comprendre. Les journées pouvaient être longues dans le silence de Usson. Ce qui critiquent le mutisme des gens de terre ne connaissent guère le vide qui les entoure au quotidien.

Et encore, elle se rendait compte de la chance qu’elle avait de vivre avec son oncle et de rencontrer les gens de passage. Bòr, lui, n’avait que ses chiens.

D’un coup, le propriétaire des lieux devint plus sérieux. Il ouvrit la bouche et la palefrenière ne s’attendait probablement guère au flot de palabre qui en découlèrent :

Je tenais à m’excuser pour l’autre soir où je vous ai froissée. Or, je tiens à vous énoncer aujourd’hui mon style : je ne passerai pas une jambe de bois sous un silence inconfortable juste parce qu’elle est là. Éviter de parler de ces choses les voile dans le tabou et l’incompréhension générale et je refuse de faire subir cela à une personne que j’aim...

Le maître-chien se tut comme s’il avait lâché une injure. Les doigts d’Isabelle encore tâchés d’écarlate lâchèrent la tasse d’eau chaude pour les entrelacer avec ceux de l’homme. Pour elle, nombre de mots avaient perdu leur sens. Le verbe aimer n’était pas connecté avec le cœur et pesait sans importance. A vrai dire, elle avait renié son sens. Elle aimait ses chevaux, elle aimait le vent dans les arbres, elle aimait l’odeur du jasmin et celle des pivoines, elle aimait galoper dans la forêt et oublier son infirmité. Aimer une personne n’avait à ses yeux pas d’avantage d’importance.

Ayant grandi sans frères et sœurs et entourée d’hommes, l’amour avait peu de signification. On ne lui avait guère expliqué. De toute façon, inconsciemment, on l’avait persuadée que ce n’était pas une chose pour elle. L’exigence de son labeur et l’ambition de devenir la meilleure dresseuse de chevaux de ce qu’il restait du Royaume des Landes occupait une place trop importante dans sa vie.

Du regard, elle encouragea La Truffe, qui reprit, légèrement plus hésitant, bégayant un tout petit peu sur les premiers mots :

… Je n’accepterais pas de laisser la marque du passé ternir la beauté de tout ce qui est à venir. Moi, j’aime mieux en rire et honorer votre résilience, mais ce sera la dernière fois aujourd’hui que j’en aurai parlé si tel serait votre désir.

Sèchement, il se leva, repoussant la main de la jeune fille plongée dans la sienne et alla tisonner pour éteindre les braises. Isabelle déglutit et hocha la tête. Elle aurait voulu trouver une réponse à cela et parler avec la même sincérité. Les mots essayaient de s’aligner dans son esprit pour gagner en justesse, mais ils s’emmêlaient jusqu’à ne plus avoir de sens.

Un silence glissa entre eux. Elle fixait son dos, ses épaules larges, la blondeur de ses cheveux, sa carrure protectrice et ses mains qui étaient au moins aussi sales que les siennes. Avec douceur, elle voulut croiser son regard pour qu’il sache qu’ici, à cet instant, il ne devait rien garder s’il avait été soulagé de le dire.

Quand il se rassit à sa place, il vida son sac une bonne fois pour toutes :

J’ai grandi en m’émerveillant des blés qui dansent dans le vent, du coucher du soleil et des millions de constellations dont la beauté ne peut qu’être octroyée par la main des Trois et seulement elle. Je ne suis pas un homme de grands moyens ni de grandes connaissances et je suis facilement maladroit, voir impoli par moments. Je reste tellement têtu, convaincu au plus haut point, voir totalement aveuglé par la conviction que mes yeux, ce soir-là et aujourd’hui même, ne m’ont pas joué de tour : je vous trouve belle et je crois que celui qui, sans prétention ou arrière-pensée, sait ouvrir ces yeux à toutes ces beautés que je viens de mentionnées, saura aussi s’émerveiller devant la vôtre.

Un rictus désagréable ricocha sur ses traits et elle porta la tasse à ses lèvres pour la vider, un brin gênée. Elle n’avait plus l’âge pour s’empourprer et sourire comme une enfant à qui répète qu’on la trouve jolie. Ce genre de phrases sonnait péniblement comme une mauvaise blague.

Je ne veux pas vous séduire, reprit-il la lâchant des yeux le temps d’un battement de cils. Je veux que la femme qui est assise à ma table, chez moi, soit bien consciente de l’honneur qu’elle me fait de me bénir de sa présence. Si vous me comprenez et aimez ce que mon cœur vous dit, restez et prenez un autre verre.

Elle le prit au mot et poussa sa tasse en sa direction en guise de réponse. Pour le moment, elle ne choisirait pas la fuite. Il y avait une chose qu’elle voulait lui montrer…

Sans rajouter une seule parole derrière tout ce qu’avait tenu le maître-chien, elle décalla sa propre chaise pour s’asseoir, juste devant lui, de telle manière que la table ne les sépare plus. Et, le visage serein, elle commença à défaire les boucles de ses bottes et à remonter ses chausses, exposant, sans lâcher Bòr des yeux, sa prothèse. C’était une jambe en bois sculptée, avec un pied dessiné presque à l’identique que son pied droit mais chiral. S’arrêtant juste avant la rotule, le chêne poli se collait à la chair, isolé par un bout de tissus, grâce à quatre sangles de cuir qui remontait au-dessus de son genou.

Et la boiteuse ne s’arrêta point à cela : elle déboucla les attaches pour l’enlever, dévoilant son moignon nu. La cicatrice de l’amputation et toutes les blessures, parfois à peine refermées que lui infligeaient les sangles. A cause de son travail, nombre d’hématomes apparaissaient quand elle relevait d’un pouce son pantalon de lin sur sa cuisse.

A part son père, son oncle et le mire, nul étranger ne l’avait vu ainsi. Ce qui faisait de Bòr la quatrième homme mis dans la confidence. Soudainement, elle posa sa jambe en bois sur la table juste à côté de la tasse de celui en qui elle plaçait une entière confiance. Pour le réveiller, pour qu’il touche son quotidien. Devant lui, elle devenait soudainement vulnérable. Incapable de se déplacer sans ce morceau de chêne.

Dîtes-moi si vous trouvez quelque chose de beau là-dedans… lâcha-t-elle amèrement.

Soutenant son regard, elle ne voulait pas paraître effrontée ou sinistre. Elle n’essayait pas d’enjoliver quoi que ce soit par une flopée de palabres inutiles : elle montrait crument son petit enfer dont elle s’était accommodée depuis de nombreuses années. Sans détours. Et elle voulait qu’il regarde sans baisser les yeux.

La dureté de son expression détonait, maintenant. Et chaque mot vibrait rudement.

Vous savez, je la déteste, dit-elle entre ses dents serrées. C’est désormais un morceau de moi-même mais je n’arrive pas à l’accepter. Je préfère l’oublier. Un jour peut-être disparaîtra-t-elle et ma chair reviendra, hein ?

Elle ironisait. Elle inspira pour se contenir avant d’avouer :

Ce n’est pas à cause de vous : elle me met en colère, voilà tout. Et tout est de ma faute.

Bòr tenait en main sa jambe comme un morceau de cadavre amovible. Il était lourd et d’une résistance à toute épreuve comme le cœur de la cavalière.

Perdre une jambe dans une nuit de malfrats. Perdre un père dans un voyage à fangeux. Perdre la meute au couvre-feu. Trop d’injustices étaient déjà venues. D’autres les rejoindraient sûrement. Et à trop prier les dieux, elle ressassait tous les jours une rancœur sans nom qui débordait à chaque occasion.

Sans qu'elle puisse l'avouer, elle aurait voulu que l'homme prenne la fuite devant son membre mutilé et sa rudesse de cœur. Elle ne méritait pas cette bonté soudaine et cette douceur rassurante.
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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptyLun 12 Juin 2017 - 1:36
Le morceau de bois sculpté n’était pas tout à fait et lisse et portait les marques de l’usure, comme un tronc de chêne que des enfants auraient violenté, terriblement cruels dans leur innocence. Comme le trophée que le malheur s’était confectionné pour lui seul, la prothèse était une manifestation bien physique des injustices du quotidien des pauvres gens de labeur. Un symbole d’une enfance que l’on ne pouvait pas retenir dans ses bras chétifs tellement les griffes d’un destin pathétique nous labouraient la peau à la moindre opposition. Le maître-chien, sans mot, manipulait la fausse jambe en observant chaque détails, comme si on subconscient cherchait désespérément une justice, une raison valable ou une excuse pour justifier une défaite, qui, pour lui, était dépourvue de tout sens.

Bòr avait assisté à toute la mise à nue où son invitée lui avait ouvert les portes de son fort intérieur, comme un pont-levis que l’on laisse s’abattre finalement contre le sol qu’il avait toujours craint. Quand il lui avait parlé, le contact de ses doigts avait été tout ce qu’il l’ancra à ce monde, tellement ses pensées volaient dans toutes les directions et échappaient au filet de sa raison, qui les aurait normalement canalisées. Ses doigts délicats malgré leur indéniable force étaient comme des tiges d’orges entrelacées que l’on enroulait autour de ses doigts, allongé sur le sol, les yeux vers les esprits d’en-haut. Pour Bòr, ils étaient, avec chacun de leurs plis et de leurs jointures blindées de corne, tachés de pourpre, des attaches vers le monde de la tendresse, cette dimension où l’on trouverait peut-être le repos après la misère.

Il la regardait dans son ensemble et n’avait pas eu peur de mêler le marron de ses iris à l’écarlate de ses blessures. Le maître-chien aurait pu voir une carcasse de femme, un rejet d’être humain dont l’histoire se précipitait vers la fin sans compter les jours. Il aurait pu être dégoûté par les plaies semi-ouvertes et les taches bleutées qui ponctuaient sa chair ou par le travail d’un docteur que les années avait profané. Oui, elle lui tendait son moignon en guise d’une franchise difficile à recevoir, comme un message qu’elle aurait voulu trop cru à digérer, mais les yeux de Bòr étaient grand-ouverts et bien qu’ils ne se détachèrent presque jamais de la jambe meurtrie d’Isabelle, ils firent parvenir à son cœur d’homme un message bien singulier.

Ce message eut comme effet d’enclencher une série de mouvements involontaires, comme s’il eut été aspiré vers le corps de la femme par l’esprit de cette dernière. Il posa dans la plus grande délicatesse la jambe de bois, las du souvenir du son de celle-ci percutant le bois et traîna sa chaise encore plus près de celle de la jeune femme. Il n’y avait désormais que suffisamment d’espace entre les deux pour que les trois jambes puissent se toucher entre les deux sièges et Bòr posa ses mains sur le membre amputé, comme l’on dépose ses paumes sur une œuvre d’art achevée. Puis, doucement il le souleva et joint la cuisse d’Isabelle à la sienne, celle de sa jambe opposée, la pointe du moignon saillante devant lui.

Là, Bòr ne voulut plus de mots et, s’il en avait cherchés, il en aurait probablement trouvé que dans les restes de tout ce qui avait déjà été dit. Bòr ne voulait plus entendre les rimes des choses que l’on dit sans réfléchir. Il ne voulait plus écouter le son étouffé de sa voix qui résonne dans sa gorge quand il parlait à Isabelle de toutes les merveilles du monde. Il ne voulait plus entendre le venin qui gorgeait les mots de cette dernière quand elle daignait regarder sa propre personne. Ce qu’il voulait, c’était la garder contre lui, juste comme ça, sans explication pour attiser la panique d’un être que l’on bouscule hors de ses cachettes habituelles. Bien qu’elle n’ait pu s’enfuir, au plus haut point vulnérable, le cœur de l’homme brûlait d’un brasier qu’il croyait assez chaud pour qu’elle veuille tout le contraire, soit : rester.

Il pouvait sentir les hématomes de ses mains et la corne sur sa peau n’était pas assez épaisse pour qu’il ne puisse palper les nombreux cratères ensanglantés quand il les caressait. De sa main libre, il prit la sienne, la même qu’elle lui avait tendue et qui portait l’emprunte de son corps d’homme chamboulé. Il resta ainsi, un long moment, long comme une vie passée seule, mais courte comme un baiser qui passe trop vite, près d’elle dans un coin de son être où il manquait incroyablement de lumière. Là, il y vit les traces du passé, d’une famille déchirée, des jours endurés dans une cellule individuelle. Il y entra pour épousseter de ses sourires des étagères vides de livres pleins de morales à lesquelles on s’était résigné à ne jamais adhérer. Là où il y avait des ombres, il leur indiqua, un pas à la fois, le chemin vers la sortie, calmant leurs vicieux cris par la voix d’un enfant. Quand cet espace à l’intérieur d’elle retrouva un peu d’ordre et de propreté, il y invita de grands étalons aux crins longs comme des tissages de nuages que seul l’horizon connaissait. Émerveillé, il la regardait sourire et virevolter sur ses montures et il tomba amoureux de cette femme, seule déesse de son monde.

- Vous n’êtes plus seule.
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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptyMar 13 Juin 2017 - 13:35
Quelque part, elle craignait que la boue de ses yeux ne vienne tâcher la clarté de ceux de Bòr. Mais lui n’avait guère hésité à se mouiller : il ne la lâchait pas des yeux et n’avait aucunement peur de se confronter à sa chair. Le spectacle qu’elle lui imposait n’avait rien de tendre. Et il l’accueillait sans dégoût, sans répugnance et sans question. Il ne la refusait pas. Il la prenait tout entière. Et cela fit tomber un mur dans le cœur d’Isabelle.

Longtemps, si ce n’est pas depuis le début, elle considérait le maître-chien comme un être un peu hors du temps, hors du monde, déconnecté de ce qu’elle en connaissait. La miséricorde dont il faisait preuve n’était plus de ce temps, si jamais il y en eut. Les fangeux, l’exode de la misère, les disparitions nocturnes et le Labret militarisé ne semblait pas pesé. Il vivait avec une plénitude et une sincérité qui l’apaisait. Ici, dans cette pièce avec lui, elle avait l’impression d’avoir accepté une trêve. Un cessez le feu. Une pause. Un moment où tout le poids du monde s’envolait, où le cœur redevenait léger et le chagrin moins dense.

Doucement, il rapprocha sa chaise d’elle. Elle l’observait avec presque de la défiance dans les yeux. Vulnérable, elle savait qu’il aurait pu faire ce qu’il voulait d’elle et aussi qu’il n’en ferait rien. Quand il s’avança pour la toucher, elle inspira profondément, sans tressauter. Elle-même fut étonnée d’accepter aussi aisément la grande main calleuse de l’homme sur son moignon. Jamais elle n’avait songé à ce que sentir ses doigts d’un tiers sur ses cicatrices fut si tendre et doux. Elle ferma les yeux pour lâcher un prompt soupir comme un hoquet de surprise. Et en les rouvrant, elle prit le regard cérulé de celui qui avait pris place en face d’elle, le capta avec une intensité différente comme si elle refusait de le lâcher. D’un coup, celle qui ne parlait jamais d’elle se sentait prête à tout partager avec ce type-là.

Pendant que la Truffe glissait ses doigts sur ses cicatrices comme pour les effacer tendrement ou au contraire pour mieux les exposer et les rendre vivante, la jeune femme détailla son visage. Elle avait l’impression de n’avoir jamais regardé quelqu’un comme elle le voyait lui. Ses traits plus anciens que les siens mêlait douceur et la rudesse propre aux paysans. Sa peau qui, comme elle, avait connu le vent et la pluie, qui s’était tannée au soleil et qui s’était ouverte de temps en temps sous le poids du labeur. Son sourire bienveillant. Sa barbe et ses cheveux blonds lui donnaient un air presque astral. Comme un ange, un berger. Le protecteur de sa meute, en somme.

Et la cavalière eut envie de se lover dans ses bras pour ne jamais plus les quitter.

Très émue, Isabelle porta la main que Bòr avait mis dans la sienne à ses lèvres pour y déposer un baiser reconnaissant. Elle avait enlevé sa prothèse sur un coup de tête sans réellement savoir ce qu’elle attendait d’un tel geste. Maintenant, elle en prenait conscience. Une infime partie d’elle aurait voulu qu’il la repousse, que cela représente quelque chose d’insurmontable pour lui et qu’il la rejette pour qu’elle ne soit pas confronté à tous ces sentiments qui confluaient dans son corps et dans sa tête sous forme d’une horde de questions.

Etait-ce bien ce qu’ils faisaient là ? N’y avait-il point de danger à se livrer ainsi devant quelqu’un qu’elle ne connaissait à peine ? Pourquoi son cœur battait ainsi la chamade ? Devait-elle partir ? Devait-elle rester ? Que faire ? Que dire ? Que penser ? Et était-elle seulement capable d’être raisonnable dans un tel moment ?

Vous n’êtes plus seule, il lâcha dans un souffle.

Isabelle décocha un grand sourire sincère et plein d’émotions, hochant la tête comme pour lui signifier que ça, elle le savait désormais. Qu’importe ce qu’il voudrait d’elle. Qu’importe la banalité qu’elle avait à lui offrir. Qu’importe la relation qui s’installerait entre eux deux, elle serait là pour lui et lui se tenait déjà prêt pour elle. Mais à une lieue de distance.

A contre cœur, elle lâcha la main de son hôte. Lentement, elle se leva, se tenant sur son unique jambe. Pour améliorer son équilibre, elle s’appuya sur l’épaule de Bòr, hésitante. Elle attrapa sa jambe en bois qui trônait toujours sur la table. Elle s’assit dessus pour commencer à remettre en place la prothèse.

La gorge serrée, elle commença à s’excuser :

Bòr… J’aimerais rester. Vraiment. Tu le sais.

Soudainement, elle avait troqué le vouvoiement pour quelque chose de plus direct et personnel. Maintenant, c’était à elle de s’épandre dans une flopée de verbes pour exposer ce qu’elle avait sur le cœur :

Mes chevaux m’attendent. Voilà une heure qu’ils auraient dû recevoir leur ration de grain, elle souffla avec un air sincèrement désolé. J’ai juste du travail et tu sais ce que c’est…

Elle jeta un long regard à son chien, paisiblement endormi sur le bord du lit. Au fond de son cœur, elle aurait voulu rester là, sous cette protection indulgente.

Je reviendrai pour le voir ce soir ou demain, dit-elle mais une grimace vient tordre le visage d’Isabelle car elle avait conscience que ce n’était pas assez tôt. Mais si tu finis en avance, n’hésite pas à me retrouver au refuge. Avant ou après le couvre-feu.

Se rechausser prenait plus de temps que de tout enlever. Elle déglutit. Et tout de suite, elle s’en voulu. Elle ne voulait pas le laisser là, seul, alors qu’il s’était ouvert à elle, qu’il l’avait acceptée toute entière et que jamais elle n’avait été bousculée de la sorte. Son cœur sortirait de ce chenil bien plus léger.

Du coin de l’œil, elle guettait sa déception du maître-chien. Elle peinait toujours à enfiler sa botte mais elle revient vers l’homme. Maladroite, elle ne savait pas comment s’y prendre pour atténuer tout ça. Doucement elle posa ses doigts embarrés sur la joue de Bòr, les glissant tendrement dans sa barbe.

Ça ira ? elle demanda dans un murmure.

Et, trouvant elle-même son geste déplacé, elle reprit sa chaise en face de lui pour finir de serrer les sangles sur sa jambe.
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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptyMer 14 Juin 2017 - 17:50
Figés dans une petite pochette du temps, une sorte de repli dans les seconds où ils s’étaient réfugiés, les instants s’enchaînèrent, bien qu’ils n’en soient nullement conscients ou presque. Les deux jeunes gens restèrent là à se regarder, seulement modérés par des caresses et des sourires brillants d’une lueur de reconnaissance, comme tenant une messe pour les Trois par leurs gestes lents et précis. La jeune femme, plus belle qu’il ne l’avait jamais vue, comme une souveraine qui régnait désormais sur le royaume qui lui revenait, était confortablement assise sur son trône. Isabelle était un véritable affront que la nature faisait aux Hommes, eux qui méprisaient les infirmités et la différence, tellement elle était magnifique et que, ironiquement, cette différence semblait aujourd’hui magnifier sa beauté singulière. En fait, Bòr se sentait comme un enfant à qui la vie n’avait pas enlevé cette innocence si spéciale qui pouvait le clouer, fasciné, devant un coucher de soleil pendant une heure.

- Ça ira ?

Il avait senti le baiser sur ses doigts, ses caresses sur sa main, son corps frémir au contact de sa main sur ses cicatrices et l’avait entendu parler, mais il ne comprit rien. Puis, elle s’était levée et avait reprit sa prothèse et pour la rattacher, geste qu’elle faisait d’un automatisme dénotant une cruelle habitude. Aspiré vers elle, mais presque inconscient à la fois, il saisit ce qui se passait quand le ton interrogatif de ses dernières paroles fit écho là où se nichait sa raison. Le lunatique maître-chien hocha la tête par réflexe, supposant qu’elle lui demandait la permission pour quelque chose, recherchant son accord pour quelconque requête polie. Or, quand elle s’affaira à attacher les sangles autour de sa jambe, il comprit que c’était la palefrenière qu’il avait devant lui et que la fragile femme qu’il avait connue un instant avait laissé l’autre prendre le relais.

Dans un sourire un peu idiot qui avait choisi comme partenaire un regard lointain et établi dans l’euphorie qu’ils avaient instillée, il tenta de répondre à Isabelle, qui, visiblement était sur son départ.

- T’es chez toi ici Isabelle.

Lui aussi aspiré par la réalité le travail inachevé dans lequel il avait laissés les deux molosses se manifestèrent dans son esprit et dans son corps par sa main qui alla gratter l’arrière de son crâne, puis sa barbe sur la pointe de son menton. Il ignorait combien de temps ils avaient pu passer à boire leur thé, à s’écouter parler de tout et de rien et, surtout, à se regarder. Aussi, il savait que le regard d’une femme avait quelque chose d’hypnotique, bien qu’avant aujourd’hui il n’en ait jamais vraiment fait l’expérience aussi profondément. Il ne pensait désormais qu’à y retourner, comme si le marron des iris d’Isabelle lui avait fait une place que trop évidente, sur mesure.
Pendant qu’elle terminait son protocole de reconstruction, il se leva et alla chercher près de la porte un trousseau de clés qui pendouillaient sur un vieux clou rouillé, vestige des années de sa famille rassemblée ici-même.

- Je suis toujours ici, mais parfois je suis dans les champs. Tiens ; de cette manière tu peux entrer quand bon te sembles. En pénétrant dans l’enceinte, beaucoup de chiens viendront à ta rencontre, siffle-leur une mélodie pour leur faire comprendre que tu es une amie. C’est un code. Ils peuvent se montrer un peu grognons parfois, mais ils se feront vite à ta présence.


Il lui faisait confiance et voulait lui faire savoir qu’elle était toujours la bienvenue dans son cœur, mais aussi dans son monde. De plus, si elle venait ici plus fréquemment les chiens s’habitueraient à elle et deviendraient moins méfiants avec le temps. Les habitants devaient pouvoir s’entraider et abaisser les barrières d’une société qui ne voulait que les séparer. Au fond, il voulait qu’elle le surprenne, il voulait la voir arriver alors qu’il n’y s’en attendait pas, comme une brise nouvelle lors d’une journée cruellement caniculaire.

- Je termine avec les deux baveux dehors et je vais vous donner un coup de main à toi et à ton oncle.

Et il se planta devant la porte lui offrant un de ses classiques sourires en coin. Elle avait changé son petit monde aujourd’hui.
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Isabelle Palandin
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MessageSujet: Re: Perdre la meute [La Truffe]   Perdre la meute [La Truffe] EmptyJeu 15 Juin 2017 - 14:32
T’es chez toi ici Isabelle, lâcha Bòr avec douceur.

Les morts sonnèrent étrangement pour la jeune femme. Plus que tout, elle trouvait le sourire de l'homme adorable. Et quand il glissa la clef dans ses doigts, elle aurait voulu trouver le courage de refuser. Pourtant, elle serra le morceau de fer dans son poing, hochant mécaniquement la tête à chaque recommandation avisée de son ami.

La boiteuse avait déjà une maison. Avec de la famille qui ne voulait que la soutenir à l’intérieur. Mais au refuge, il n’y avait pas tout ce qu’elle trouvait ici. Le regard de cet homme avec qui sa langue pouvait se délier. Ensemble, ils semblaient avoir été forgé dans le même acier, battu et chauffé à blanc par le même labeur. Très vite, ils s’étaient compris. Et ici, elle savait qu’elle trouverait bien plus qu’un toit. L’odeur des chiens n’arrivait même plus à lui soulever le cœur.

La confiance du maître-chien poussait l’admiration. De toute évidence, aucun des deux n’avait voulu charmer l’autre et nuls n’avaient de mauvaises intentions. Mais pour la plupart des gens de terre, l’accès à la propriété tien bien plus des liens du sangs que des liens d’amitiés. En ce sens, cette petite pièce de métal qu’elle ajouta solennellement à son trousseau de clefs ouvrait bien plus de portes que celle de son chenil. Au fond d’elle, la cavalière doutait de pouvoir lui en offrir autant…

D’un coup, il avait mis sur la table son cœur et son monde. A côté, elle avait l’impression de n’avoir que quelques sourires, quelques bavardages, et le spectacle de sa décrépitude. Lui confier son chien, son dernier, témoignait de la foi qu’elle plaçait en lui aveuglément.

Avant de partir, lorsqu’elle eut remis l’intégralité de ses sangles, elle s’approcha de Pinceau, caressant le haut de son crâne. Le chien releva le nez, il paraissait fatigué, un brin triste mais soulagé.

T’en fais pas pour ta patoune, mon chien, elle lui souffla en massant l’animal sous le menton. Bòr est parfait. Et avec une patte fichue, on sera deux, comme ça.

Pour la première fois depuis longtemps, elle faisait preuve d’une autodérision sincère. Une dernière fois, elle vérifia le bandage pour s’en aller sereinement.

Je termine avec les deux baveux dehors et je vais vous donner un coup de main à toi et à ton oncle, lui assura-t-il.

Il se tenait devant la porte. Son grand sourire était la meilleure des promesses.

Avant de rejoindre Parreloup qui la ramènerait à la poste à chevaux, elle serra une dernière fois la Truffe dans ses bras. Parce que c’était tout ce qu’elle avait envie de faire. Parce que c’était ce dont elle avait besoin. Parce que c’était tout ce qu’elle pouvait faire dans un moment pareil. Sa façon de dire merci.

Et, bien des fois, elle revint pour prendre des nouvelles du chien et de l’homme jusqu’à ce que l’un ait suffisamment guérit pour la rejoindre et que l’autre se soit suffisamment enhardi pour passer ses journées entre chenil et écurie.
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