De l'art de faire parler les ivrognes [Darius & Conrad]

Depuis quelques jours, le port est tranquille. Trop tranquille au goût de Darius et de son équipage, qui attendent, amarrés à distance, qu'un convoi parte en direction de Marbrume. Pas de signe de Vincent, le gars qu'il a laissé à Usson pour faire le lien entre Mathilde et les pirates. Pas d'informations sur le prochain départ. Les hommes commencent à grogner. Certains suggèrent de retourner à Marbrume. D'autres veulent juste reprendre la mer, car ils ne supportent plus de rester à rien faire. Malgré la tempête de la mi-septembre, qui a dû gâcher une partie des récoltes de céréales, Darius, lui, est certain qu'un convoi va bientôt partir. Bientôt « quand »? Là est toute la question.

Lorsque Darius quitte son navire pour rejoindre le port et se diriger vers sa seule auberge, La Barque, il a une intention bien précise en tête : tenter de voir subtilement si un marin ne serait pas en mesure de lui indiquer quand le prochain convoi va prendre la mer.

Le pirate passe la porte du navire reconverti en établissement destiné aux marins et balaie la pièce principale du regard. Quelques personnes sont attablées et mangent avec appétit une sorte de ragoût pourtant peu appétissant. D'autres se contentent de boire, et il compte être de ceux-là. Aussi commande-t-il une pinte après avoir décidé que le blondinet assis seul un peu plus loin serait sa victime dans sa quête d'informations. Il ne l'a jamais vu auparavant, n'a aucun souvenir d'avoir attaqué un navire avec un type comme lui à bord. Il fera l'affaire. Enfin, s'il sait quelque chose d'utile.

Darius prend une gorgée de bière, puis s'assoit à une table non loin de celle de l'autre marin. Il ne dit rien un moment, puis jette un œil dehors et secoue la tête en portant de nouveau la chope à ses lèvres.

« C'est mort, aujourd'hui, hein? commente-t-il en désignant au blondinet le port d'un mouvement de la tête. La tempête a l'air d'avoir bien nui à une partie des récoltes. J'ai l'impression que le dernier arrivage de bouffe remonte à des jours déjà. »

Il grimace vaguement, comme pour appuyer ses propos, puis hausse les épaules.

« Heureusement qu'il y a de la bière pour s'occuper dans les temps morts », ajoute-t-il en ricanant et en levant sa chope vers son nouvel « ami » avant de la vider presque entièrement.

En réalité, Darius trouve que cette bière qu'il vient d'engloutir goûte un peu la pisse de chat – bon, il n'a jamais bu de pisse de chat, mais l'idée qu'il s'en fait ressemble à ça. Néanmoins, c'est une auberge de marins, et il a appris depuis longtemps à ne pas faire la fine bouche dans les auberges de marins.

« Tu bosses tout le temps ici, toi? demande-t-il nonchalamment. T'as la tronche d'un habitué. »

Surpris qu’on lui adresse la parole, le jeune homme mit quelques secondes à réagir. Finalement il tourna la tête vers la personne qui venait de parler. Conrad toisa l’inconnu de pieds en cap. Peau tannée de marin, mâchoire carrée couvert d’une barbe négligée, cheveux bruns et yeux clairs. Même taille, même carrure, les deux hommes se ressemblaient, comme tous les marins de la région. Mais l’homme qui se dressait devant lui dégageait quelque chose de plus inquiétant que la moyenne, peut-être à cause de la cicatrice qui lui barrait le front.

« Plutôt ouais. C’est toujours comme ça ? »

Le peu de temps que Conrad avait eut l’occasion de passer dans le Labret jusqu’ici ne s’était jamais révélé passionnant. Il faut dire que la région n’avait pas été récupérée il y a très longtemps, qu’il n’y connaissait personne et qu’il n’y avait donc pas grand-chose à y faire. Aussi le marin était absolument ravi d’avoir pu dénicher un camarade de beuverie.

« Amen. »

Il leva sa choppe pour rejoindre son interlocuteur, et la porta à ses lèvres pour en tirer une gorgée, bienvenue après une dure journée. Elle était bien moins bonne qu’à Marbrume, mais c’était loin d’être la pire qu’il n’ait jamais goutée. La palme d’or revenait à une boisson étrange qui s’y apparentait, goutée bien des années auparavant quand il était encore possible de visiter d’autres pays, d’autres cultures et de critiquer leurs alcools.

L’autre semblait d’humeur bavarde, et Conrad n’allait pas s’en plaindre, après une journée passée à recevoir des ordres un peu de contact humain lui faisait le plus grand bien. Il répondait avec entrain à ces questions. Rares étaient les gens qui s’intéressait à la vie de Conrad qui était pourtant passionnante, du moins selon lui.

« Je suis pas du coin. On est arrivé ici plus tôt dans la journée, pour ramener un peu de bouffe en urgence. On recharge dans l’autre sens demain, ça va être pas mal de rentrer à Marbrume. Et toi ? »

Il réalisa alors qu’il ne s’était pas encore présenté, et qu’il n’avait aucune idée de qui pouvait bien se dresser de l’autre côté de la table. Se reprenant rapidement, il ajouta :

« Conrad au fait, Veinependu, et toi ? »

Il avait hésité un instant avant de donner son nom complet, mais l’alcool lui déliait la langue.