L'Oisif - Üther Hohenwald & Grim Torren

L'Oisif

La pièce n'était pas bien grande. Une quinzaine de mètres carrés, tout au plus, où s'étalait un bordel sans nom. La porte d'entrée – qui bloquait quand on l'ouvrait ou fermait – donnait directement sur un tas de couvertures plus ou moins en bon état et un oreiller qui fut jadis blanc. Au-dessus de ce lit improvisé, une fenêtre, dont l'une des vitres était remplacé par un morceau de tissus attaché à la va-vite. Un courant d'air s'infiltrait perpétuellement dans la pièce, éteignant systématiquement les bougies disposées un peu partout. Dans un coin, tout le matériel de feu gisait, à moitié rangé, à moitié jeté, diffusant une odeur de pétrole légère mais pouvant apporter la nausée si un visiteur ne serait pas habitué.
On pouvait trouver également une table à droite de la porte d'entrée, où s'entassait papiers, quelques vêtements et autres fioritures. À gauche de la chambre, le coin cuisine prenait la place. Un renfoncement dans le mur habillé d'étagères affichait en temps normal des réserves de nourriture. À ce jour, il ne restait que de vulgaires miettes même pas mangeables.

Il émergea lentement de son sommeil sans rêve. Quelques mèches bouclées se collaient à son front luisant et des cernes aux teintes violacées se dessinaient sous ses yeux fatigués qu'il peinait à ouvrir. Ça faisait quelques jours qu'il n'était pas sorti de chez lui. En vérité, ça faisait plusieurs jours qu'il dormait. Il lui avait bien fallu faire deux fois le tour de l'horloge pour se remettre de ce qu'il avait vécu. Après, une fois quelque peu en 'forme', il avait fallu s'occuper de la blessure. Qui n'était pas belle à voir.

Tel les bêtes humanoïdes que l'on voyait hors de remparts, Grim se mit sur ses jambes, lentement, précautionneusement, avant de demeurer debout, sur place, le temps de s'habituer à ce brutal changement de position. Il tremblait encore, le Torren. Apparemment, cette vilaine blessure à l'épaule était plus grave que ce qu'avait dit Gondemar. De toute manière, se faire poignarder, ce n'était jamais vraiment une partie de plaisir.

Le petit artiste, alors, il n'était pas encore sorti de chez lui. Il s'était contenté de se 'soigner' seul, avec ce qu'il avait, ce qui ne se résumait pas à grand-chose. La plaie béante avait été plusieurs fois nettoyée avec l'eau qu'il avait dans un seau – et qui, à présent, n'était plus très propre – et maintenue par des morceaux de tissus déchirés. Pas terrible, en effet. D'autant que, le chien d'Ecuviel, il avait bien agité la lame dans la chair, histoire de bien faire mal. Histoire d'être bien pénible à soigner.

Déglutissant et frissonnant, Grim avait très vite déduit qu'il avait de la fièvre. Il se déplaçait dans sa petite chambre dans un état second, à la recherche de quelque chose à manger, à boire, qu'il ne revomirait pas à la minute près. Ça sentait pas très bon, chez lui. Le sang séché et la transpiration, voir le vomis à certains moments. Il se disait, Grim, qu'il n'avait vraiment pas de chance dans la vie. Il n'avait même pas envie de se soigner. À quoi bon, pensait-il, puisqu'une fois remit sur pied, il lui arriverait de nouveau des histoires ? Puisque chaque rencontre était pire que la précédente ? Il était parvenu à se défaire de l'emprise d'Ecuviel et de celle d'Anton en le fuyant, mais il savait que ça recommencerait. Que sa vie n'était qu'un cercle vicieux chargé de lui en faire voir de toutes les couleurs. Alors, il restait chez lui, ne se nourrissait presque plus et nettoyait le minimum possible sa blessure, car, de toute manière, ça lui faisait un mal de chien. Son bras resté plaqué contre son buste, et il ne le bougeait plus de crainte de réveiller des effusions de douleur.

Il frotta son visage de sa main valide et jeta un regard dépité vers son matériel de jonglerie qui gisait dans un coin, avant d'ouvrir péniblement sa fenêtre d'une seule main. Puis, laissant échapper un soupir, il retomba lentement sur sa couche, appuyant son dos contre le mur en bois et ramenant légèrement ses jambes contre lui. Il fixa ensuite un long moment la table en bordel en face de lui, songeant à tout et rien à la fois, et daigna enfin baisser la tête vers son épaule, sans oser relever le bandage. La dernière fois qu'il avait regardé, ça l'avait à moitié fait vomir. Un début d'infection l'inquiétait. Dans sa tête, c'était clair : dans quelques temps, il allait devenir un fangeux. Et pas question qu'il en parle à sa famille, ou à qui que ce soit : le Torren, il avait honte, sans vraie raison. Il ne voulait pas qu'on le voit dans cet état.

Quatre jours, cela fait maintenant quatre jours que les Hohenwald n'ont plus aucunes nouvelles du petit Grim. Fjola s'inquiète, comme à son habitude, pour son fils. Il faut dire qu'il a la facheuse manie de s'embourber dans toutes sortes de problèmes, la plupart le dépassant dans les faits. Ce demi-homme si faible et si gentil qui se frottent aux plus grands malgré lui. Une tendance à se mettre toute la pourriture de Marbrume sur le dos.
Fjola envoie bien évidemment la figure de proue de la famille, le chercher, Üther.
L'opposé de celui qui porte bien le nom de "demi" frère. Très peu imaginent le lien de parenté entre ces deux personnages si opposés et encore moins imaginent que Grim a le rôle du grand.

Motivé par sa mère, Üther se rend sur la place de la Hanse, c'est apparemment ici que le saltimbanque de rue traîne et vie. Ne connaissant pas vraiment le lieu exact ou Grim se trouve, Üther doit faire preuve d'une peu de déduction pour le retrouver.
La place est grande et respire la vie, comme à son habitude. Les odeurs des différentes échoppes, le brouhaha des différentes tavernes, les gamins qui courent, toute une effervescence titille les sens du jeune homme. Comment retrouver un si petit homme dans une euphorie pareil.

Histoire de commencer par quelque part, le jeune bûcheron questionne quelques marchands qui vendent leurs biens. La plupart d'entre eux le connaissaient. Il est le jeune cracheur, jongleur qui anime la place la plupart du temps. Mais plus personne ne l'a vu depuis un petit moment maintenant.
Personne ne sait ou il habite vraiment, mais un des marchands lui donne la piste d'une taverne, c'est ce qu'il avait retenu d'une brève discussion avec le petit homme.

Plusieurs tavernes occupent la place de la Hanse, Üther lâche un soupir, il n'a pas vraiment envie d'y passer la journée pour chercher un gamin irresponsable comme le disent ses dires.
Et c'est à ce moment même qu'au dessus d'un de ces établissements, il voit une tête frisée et apparemment déprimée ouvrir une fenêtre brièvement avant de s'éclipser à l’intérieur.

-Ouais c'est là, parfait.

Il augmente les foulées jusqu'à la bâtisse et rentre d'un pas pressé dans le bâtiment, enjambant les marches par deux pas, il se retrouve très vite en haut, devant une porte bien évidemment fermée.
Üther lève le bras pour frapper, il "toc".

-Grim, ouvre !

D'un ton calme et posé, il relance son exclamation cette fois ci légèrement plus fort.

-Ouvre j'sais que t'es là !

Levant les yeux au ciel en écarquillant les pupilles, Üther sert le poing, agacé par les gamineries de son frère.

-Ouvre sinon je ...

Changeant d'avis en l'espace de seulement deux secondes, Üther hocha la tête avant d'enfoncer la porte à coup de pied. Un bruit sourd de bois qui craque résonne dans la pièce, les gonds de la porte sautent également venant cliqueter sur le parquet.

-GRIM !! Üther tousse.
-Pouhaaa ça empeste chez toi !

Il se cache le visage et plisse légèrement les yeux tentant de repousser l'odeur de vomis et de crasse omniprésente dans la pièce.

-Bordel qu'est c'que tu fous !

Il mit un moment avant d'entendre les quelques coups répétés à sa porte. C'est d'abord cette voix, grave, qu'il connaissait bien, qui le sortit de sa torpeur. La première réaction de Grim fut de se mordre la lèvre inférieure sans pour autant bouger.

Il n'y a personne.

De tous ses proches, il fallait forcément que soit Üther qui vienne ? À coup sûr qu'une absence de réponse ne suffirait pas à l'arrêter. Quand son petit frère avait une idée quelque part, il ne l'avait pas ailleurs. Et s'il n'était pas sûr à trois cents pour cent que Grim n'était pas chez lui, il continuerait à marteler.

- Ouvre j'sais que t'es là !

Vas-t-en. Laisse-moi tranquille.

Il ferma fort ses paupières et passa sa main sur son visage. Au fond de lui malgré tout, il espérait qu'Üther se lasse et parte. Mais ç'aurait été mal le connaître. Alors, au lieu de prier pour qu'il s'en aille, Grim prit une grande inspiration et appuya sa tête contre le mur, se préparant à la confrontation. À l'évidence, il allait se faire passer un sacré savon. Comme s'il avait besoin de ça.

- Ouvre sinon je …

Même pas un sursaut lorsque la porte céda sous le poids de la jambe du bûcheron. Inconsciemment, il le savait, Grim, qu'il était capable d'arriver jusqu'à-là pour entrer. Üther avait parfois la fâcheuse tendance à agir dans les extrêmes.
Le petit artiste porta donc son attention sur l'entrée de son frère. Ça lui faisait bizarre de le voir ici, chez lui. La pièce était petite, Üther était grand, il paraissait donc détoner dans le décor. Il ressemblait à un géant.

- GRIM !! Pouhaa ça empeste chez toi !

Que dire, que faire ? Grim était subitement mal à l'aise. Il n'était pas du genre maniaque du rangement, mais jamais son chez-lui n'avait été aussi sale. Et forcément, ce devait être la seule fois que quelqu'un d'autre y venait. Il était mal à l'aise, parce que c'était sale, parce que ça puait, et parce qu'il baignait dans cette crasse depuis plusieurs jours. Üther n'avait apparemment pas encore remarqué son état, et c'était plus ou moins une bonne chose, bien que ça ne saurait tarder. Vu l'état pittoresque dans lequel il était, le cracheur de feu doutait pouvoir rester l'air de rien. Il avait trop mal pour ça.

- Bordel qu'est-ce que tu fous !

Il laissa planer un silence, histoire de mettre ses idées au clair. Voir le Torren aussi calme avait quelque chose de perturbant, d'anormal.
Finalement, il avala sa salive et tourna la tête vers son frère.

- Rien, comme tu peux le voir, souffla-t-il d'une voix sinistre.

Dépressif, le p'tit Grim ? Si on ne voyait pas l'état de son épaule, on pouvait facilement le penser. Y'avait presque quelque chose de surjoué dans son attitude, d'un peu trop exagérée. Pourtant, c'était à peine s'il en rajoutait. C'était rare qu'il aille mal, mais quand ça arrivait, ça se voyait.

- J'aimerais rester seul, si tu veux bien.

- Rien, comme tu peux le voir, j'aimerais rester seul, si tu veux bien.

Le ton plaintif de Grim, lui donne un faux air de comédien du dimanche. Le petit homme veut se morfondre et s'enfermer dans sa torpeur. Sa démonstration de faiblesse et de gémissements successifs ne fait que titiller le sang chaud d'Üther, venu le chercher.

-Rhaaa arrête de te plaindre comme un fillette ! T'as la force d'une pucelle, certes, mais t'es très mauvais comédien.

Le petit frère ne crois pas à ce faux ton de "mise à mort". Il pense souvent que c'est la grande faiblesse de son grand frère. A toujours passer pour un faible la vie lui marche dessus et les gens en font tout autant. Il avait toujours espérer qu'une grande baffe en travers de la figure lui remettrais les idées en place et le galvaniserait, comme un électrochoc.
Mais la vie n'est pas un roman fantastique qu'on pourrait trouver à la bibliothèque, il se mettrait sûrement à pleurer. Et Üther aurait a faire à sa mère en retour.

-Bon maintenant tu viens avec moi, t'es blanc comme un cul, t'as besoins de sortir.

Grim bougonne et oppose une résistance suffisante pour qu'Üther le prenne par le bras avec l'intention de l'emmener.
Le jeune bûcheron n'ayant pas fait attention à la blessure du saltimbanque, sous l'effervescence et l'agacement du moment, sa prise au bras lui tira sur l'épaule blessée.
Grim hurle à la mort, Üther laisse planer un moment de vide pendant quelques secondes.

-Ah ...

Il regarde le petit homme se tortiller sous la douleur, on aurait dit un ver s'agitant après avoir perdu la tête.

-Tu comptais le dire quand ? Plus tôt aurait été mieux, imbécile.

Il le fustige du regard en guise d'avertissement mais en ayant descendu le ton d'un cran après avoir vu la douleur de son frère.
Üther se mît à genoux pour scruter la plaie à hauteur d'épaule.

-C'est moche ... Trop gros pour le soigner tout seul ... t'as attendu trop longtemps. Ton sang est surement empoisonné. Tu viens à la maison et tu discute pas !

Üther se redresse aidant Grim à se relever tout en prenant soin de changer de bras.
Il ajoute encore quelques mots avant de s'adonner au départ.

-Qui t'as fait ça ?

Ça l'avait énervé, le Üther. Forcément, pensa Grim. Il était toujours énervé. En tout cas, toujours quand il était dans les parages. Leur relation avait beau avoir évolué en positive depuis quelques temps, les deux hommes n'en demeuraient pas moins opposés, et cela se ressentait beaucoup. Grim ne supportait pas le langage et l'attitude trop crue de son frère – il lui faisait même peur – et Üther était exaspéré par le côté mou du genoux et trop naïf du jongleur. Chacun voulait que l'autre change, mais ne faisait aucun effort pour changer eux-même.

Le blessé ne releva même pas la remarque du bûcheron concernant sa force. Il était bien loin des provocations et autres réjouissances. Un long soupir lui échappa seulement. Son regard se détourna de cette silhouette imposante pour fixer le mur devant lui.

- Bon maintenant tu viens avec moi, t'es blanc comme un cul, t'as besoin de sortir.
- Non j'ai pas envie, geignit-il, moue boudeuse sur le visage. Laisse-moi tranquille Üther ...

Mais Üther ne se montra pas – comme d'habitude – vraiment coopératif, et s'approcha d'un pas décidé. Le jongleur tenta bien de s'éloigner de lui en se traînant avec son autre bras, mais c'était-là bien inutile. La poigne de fer de son frère se referma sur le mauvais bras, et si au début, ce ne fut qu'un hoquet paniqué qui sortit de la bouche de Grim, lorsqu'il tira, c'est un long cri d'agonie qui lui échappa. À vraie dire, il était à deux doigts de tourner de l'oeil tant cela éveilla en lui une effusion de douleur insupportable.
Son petit frère le lâcha, surpris, tandis que lui se courbait en avant, le cœur au bord des lèvres.

- Tu comptais le dire quand ? Plus tôt aurait été le mieux, imbécile.

Il se contenta de chouiner piteusement en se lamentant un peu sur son sort misérable. Comme souvent, il se sentait ridicule, honteux, faible. Et voir même son frère inquiet pour lui ne le rassura pas. Ce dernier s'était mis à sa hauteur, et cela fit bizarre à Grim de voir Üther d'aussi prêt. Il ne lui semblait étrangement pas réel. D'aussi loin que remontaient ses souvenirs, jamais il ne se rappelait avoir pu voir son visage d'aussi proche.

- C'est moche …
- J'sais …
- Trop gros pour le soigner tout seul … T'as attendu trop longtemps. Ton sang est sûrement empoisonné.

Il haussa son épaule valide.

- Tu viens à la maison et tu discute pas !

Il finit par capituler. Il connaissait assez Üther pour le savoir têtu comme une mule, et le laisser donc l'aider à se mettre sur ses jambes flageolantes. Il se sentait cruellement faible. En fait, il peinait même à tenir debout. Le manque de nourriture jouait aussi, bien évidemment.
Le bûcheron lui posa finalement la question inévitable. Et si Grim avait voulu, en premier lieu, mentir, ou tout simplement ne pas lui répondre, le regard acéré d'Üther lui fit comprendre qu'il ne tolérerait rien d'autre que la vérité.
Mais le petit homme ne voulait pas méler sa famille à ses histoires. L'Ecu Rouge était trop puissant, trop important. Même si les Hohenwald avait aussi une place dans Marbrume, ils ne feraient pas long feu si Théodemar décidait de les faire disparaître. Et ça, Grim ne le voulait pas.

De longues secondes séparèrent la question d'Üther de la réponse de son grand petit frère. Les deux hommes venaient de passer la porte de la modeste demeure du saltimbanque.

- C'est … c'est l'Ecu Rouge. Enfin, l'un des hommes de l'Ecu Rouge, souffla-t-il du bout des lèvres. Un certain Gondemar Rosalis... Mais ne fais rien Üther, s'il te plaît, ça ne ferait qu'empirer les choses ! L'histoire est finie, je devais subir un règlement de compte, ils me laisseront tranquille maintenant.

Déglutissant, il ajouta pour conclure :

- Je ne veux pas que cette histoire idiote vous retombe dessus.

-L'Ecu rouge ? Encore celui là ? Il est un peu trop présent à mon goût ...

Üther laisse Grim finir sa phrase, endolorit pas sa blessure, hachant la prononciation des mots en plusieurs fois.

-Enfin, l'un des hommes de l'Ecu Rouge. Un certain Gondemar Rosalis... Mais ne fais rien Üther, s'il te plaît, ça ne ferait qu'empirer les choses ! L'histoire est finie, je devais subir un règlement de compte, ils me laisseront tranquille maintenant.

-L'histoire est finie ? Regarde toi ! T'es à moitié mort et tu empeste autant qu'un Fangeux. Sans moi tu serais mort dans trois jours !

Le petit frère rehausse délicatement Grim sur son épaule en essayant de ne pas tirer sur sa plaie et risquer de le faire tomber dans les pommes. Il n'a aucune peine à le porter mais s'il peut marcher c'est mieux. Üther n'a pas envie de se trimbaler un balluchon jusqu'à la maison. Quoi que ce serait peut être plus rapide ...
Les deux hommes descendent les escaliers à la même allure que deux petits vieux allant au marché.

Après ces quelque secondes de silence, Grim ajoute quelques mots dans l'espoir de clore le débat, avec une conviction aussi petite que sa taille. Un lancé de dès dépourvu de faces gagnantes. Autrement dit une tentative ratée d'avance.

-Je ne veux pas que cette histoire idiote vous retombe dessus.

-T'occupe pas de la suite ... Il est comment ce Pinprenelle la Rose !?

Ils arrivent au bas de la cage d'escalier, Üther pousse la porte du hall à l'aide de son pied, délicatement cette fois, pour pouvoir atteindre l’extérieur.
D'une grande bouffée il aspire l'air frais, avec cet effet psychologique de vouloir remplacer l'air rassis précédemment humé.
Comme cette fameuse fois ou vous passiez derrière ce canasson qui avait, sans complexe, déféqué sur les pavés de la ville, vous obligeant à retenir votre souffle jusqu'à que l'odeur ne soit plus perceptible.

-Aaaah c'est nettement plus agréable que dans ton égout de chambre ... Répond à ma question maintenant.

- L'histoire est finie ? Regarde-toi ! T'es à moitié mort et tu empeste autant qu'un fangeux ! Sans moi tu serais mort dans trois jours !
- N'empêche que l'histoire aurait été bien finie … bougonna-t-il.

Les deux hommes évoluèrent alors dans les escaliers d'une lenteur tout à fait insupportable. Grim était fortement étonné de découvrir la patience de son petit frère, même s'il craignait se prendre un 'bouge-toi un peu !' en pleine face s'il n'avançait pas assez vite. Alors il essayait de garder une allure raisonnable, bien que ce n'était pas spécialement concluant.
Üther accueillit l'air frais de l'extérieur avec beaucoup de satisfaction. Grim ne put d'ailleurs s'empêcher de prendre une grande inspiration malgré le douleur que cela occasionnait. Ça faisait un bien fou ! Il se sentit déjà légèrement moins nauséeux et eut l'impression que tout son visage se détendait sous l'effet du vent rafraîchissant.

- Aaaah c'est nettement plus agréable que dans ton égout de chambre …

L'artiste blessé lâcha un 'humpf' à peine vexé mais bien ronchon. S'il survivait, il n'allait pas finir de se faire charrier par rapport à ça. Déjà à l'article de la mort, il remarquait que son petit frère n'arrivait pas à se calmer avec le sarcasme. Il ne savait pas s'il en était blessé ou s'il trouvait cela aberrant. Grim estimait qu'il possédait beaucoup d'humour, mais il devait admettre qu'il avait toujours eut du mal avec celui de son frère, simplement parce qu'il avait du mal à comprendre son second degré. Üther parlait toujours avec un tel flegme qu'il était difficile de savoir si c'était du lard ou du cochon.

- Répond à ma question maintenant.

Le saltimbanque eut un léger sursaut, tiré de ses pensées. Il détacha son regard des gens qui le dévisageaient avec curiosité, inquiétude ou mépris. À Marbrume, les règlements de compte étaient malheureusement monnaie courante. La plupart des habitants n'en étaient même plus étonnés, même si la curiosité mal placée les poussait souvent à s'approcher des victimes pour tout savoir.

- Ben … euh … i-il est grand, genre comme toi peut-être. Il doit avoir …

Il ferma un instant les yeux et fronça les sourcils, surpris d'avoir perdu tous ces éléments alors qu'il avait eu bien le temps d'enregistrer le visage de son bourreau. Le petit homme apprendra au fur et à mesure qu'il possédait la capacité d'oublier certaines situations traumatisantes. Pour se protéger, sûrement, et pour continuer à vivre et à conserver son caractère jovial.

- La trentaine peut-être. Dans ces eaux-là. Et il est robuste … le crâne rasé … une gueule atypique … on peut pas le confondre. Je pourrais le reconnaître entre mille.

Il força Üther à s'arrêter, ce qui n'était pas quelque chose d'aisé à faire. Une fois un minimum immobile, Grim se tourna partiellement vers lui et prit une expression grave :

- Üther, tu ne feras rien, n'est-ce pas ? Promets-moi que tu ne feras rien. Si ça ne nous retombe pas dessus, ni sur toi, ni sur moi, ça retombera sur nos parents. Je le sais, Ecuviel me l'avait dit.

Le petit homme est un vieux bougon avant l'age, un enfant gâté qui sans son caprice trouve toujours l'occasion de râler et se plaindre. Même à l'article de la mort il trouve l'énergie pour souffler et râler.
Üther se prêtait souvent à imaginer que si Grim était une fille, ça aurait été tellement pire !
Ca le faisait sourire, Grim la petite fille râleuse, comme en souvenir d'une enfance maitenant si éloignée.

Le demi-homme se décide enfin à répondre à la question de son petit frère.

- Ben … euh … i-il est grand, genre comme toi peut-être. Il doit avoir …

Evidemment non censé avoir seulement que quelques défauts, Grim a la mémoire apparemment très courte. Il s'arrête en pleine phrase pour se remémorer l'image de son agresseur.
Üther est sidéré qu'il puisse oublier un événement pareil, il le regarde donc en haussant les paumes de mains vers le haut tout en faisant les grand yeux avant de les monter au ciel.

-T'es sérieux !?

- La trentaine peut-être. Dans ces eaux-là. Et il est robuste … le crâne rasé … une gueule atypique … on peut pas le confondre. Je pourrais le reconnaître entre mille.

-Entre mille tu dis ? Et bah c'mal partit ...

Lancé sur sa route, le plus grand des deux hommes continue son chemin, n'ayant guère très envie de traîner les pattes dans ce quartier qu'il n'affectionnait pas plus que ça.
Il espère vivement que son grand frère suive le pas, ce qui n'est bien évidemment pas le cas car ce dernier l'arrête net.
La grosse voie de l'ours va sortir.

-C'est quoi ton problème Grim ? On y vas là !

- Üther, tu ne feras rien, n'est-ce pas ? Promets-moi que tu ne feras rien. Si ça ne nous retombe pas dessus, ni sur toi, ni sur moi, ça retombera sur nos parents. Je le sais, Ecuviel me l'avait dit.

Forcé de s'arrêter il écoute les quelques mots de son frère. Il peut voir une peur dans ces yeux, ses pupilles se dilatent et des tremblements légers, de peur, s'ajoutent à ceux de la douleur. Il dégage une pitié comparable à celle d'un enfant allant se faire gronder pour une bêtise commise. Üther était dur avec lui mais il ressent cette émotion vive que Grim transmet.

-...

Il ne peut pas répondre de suite, cherchant quel ton employer avec lui. Certes il pensait sans cesse que Grim avait besoins d'être cadré et fortifié mais ce n'est peut être pas le moment.
Il arbore donc une voix grave mais plus douce qu'à l'accoutumée. Il se baisse légèrement et pose sa main gauche sur l'épaule du petit homme.

-Ecoute petit frère ! Ecoute moi bien ! On ne touche pas à ma famille, qu'importe le titre, qu'importe le grade ! Personne ne touchera à un cheveux de nos parents, moi aussi je connais des gens Grim ! Maintenant en route !

Chaque exclamation se voit accompagnée d'une légère pression de l'index droit d'Üther sur le buste de Grim, avec pour but inconscient d'appuyer chacun des dires. Pour que chacun d'eux rentre plus profondément dans l'esprit.

Le regard qu'il avait jeté à son petit frère était teinté d'une véritable angoisse. Jamais il ne pourrait se pardonner si ses problèmes venaient à retomber sur sa famille. Il redoutait qu'en mêlant Üther à cette histoire, ce soit ce qu'il se passe. Et alors, ce serait terrible … Vraiment terrible.

Malgré cette peur qui le tiraillait, il remarqua le léger changement de regard du côté du bûcheron. Son expression se fit plus compréhensible, moins sévère. Pour la première fois, Grim eut l'impression d'être réellement face à un membre de sa famille. Il se rendait compte qu'Üther était capable d'émotions autres que l'agacement et le sarcasme.

- Ecoute petit frère ! Ecoute-moi bien ! On ne touche pas à ma famille, qu'importe le titre, qu'importe le grade ! Personne ne touchera à un cheveux de nos parents, moi aussi je connais des gens Grim !

Le petit homme opina du chef, sans oser le regarder. Il sentit ses joues prendre une teinte légèrement rosée. Au moins, se remontage de bretelles avaient eu le mérite de redonner un brin de couleur à son visage livide. L'index d'Üther martelant le buste de son frère faisait mouche : il avait compris, et même très bien compris. Le bûcheron n'avait guère envie de se laisser faire. Grim se sentit légèrement soulagé d'entendre ça. Les mots du grand brun étaient emplis d'une grande conviction qui redonnait confiance.

- Maintenant, en route !

Il s'exécuta, peu désireux de l'entendre de nouveau élever sa voix grave.
Toujours en boitillant, le cœur du petit artiste s'était gonflé d'un espoir nouveau.

Il était vivant. Son frère venait de lui sauver la vie.

-- FIN --