La première fois que son minois avait observé l'immensité des murailles de Marbrume, elle avait été secouée par un mélange d'infinie tristesse et d'éblouissement. D'un côté, on aurait dit la dernière prison de l'Humanité : des oiseaux en cages dans une ville sans le moindre brin de foin, ou le ciel était difficile à discerner au-travers de la fumée des torches. Pourtant, il y avait là quelque chose de majestueux, tout en étant salvateur, oui, ces murs-là pouvaient protéger n'importe qui de n'importe quoi. Elle avait traversé les portes après avoir montré patte blanche, poussée par un frère et une soeur empressés de quitter la foule de réfugier dont ils étaient trois têtes parmi des centaines d'autres.
C'était août 1164 et la chaleur écrasait plus que jamais leur trois jeunes âmes dans les détours inconnus de la grande ville. Ils étaient issus de la campagne, d'Ars-en-Re, plus habitués à chasser leur pain qu'à le mendier, ou qu'à l'acheter. L'adaptation à la vie urbaine était difficile, Amatéus, l'aîné affichant vingt-deux ans, étant plus doué à la chasse et à la traque qu'aux manigances de basses sociétés. Les écus n'entraient pas et, pour pallier à leur ventres gargouillant, la fraternité s'était livrée au vol à l'étalage à plus d'une reprise. Secrètement, peut-être en croyant que ses soeurs ne l'auraient pas remarqués, Amatéus se livrait à quelque activités nocturnes illicites qui forçait Adélie, la soeur aînée, à quelques miracles ménagers pour retirer les éclats de sang de ses vêtements de lins. De leur côté, et d'une promesse commune murmurée sur un lit de paille, les soeurs s'étaient jurées de conserver leur honneur, peu importait la crasse dans laquelle elles se noieraient.
Ainsi, faute de se soumettre à la facilité de la prostitution, Ancélie préférait les batailles de ruelles et les raids impromptus sur les étagères de marchands distraits. Elle avait une tactique consistant en des vols de peu de valeur, de secteurs diversifiés et d'une limite de quelques vols par semaines pour de se tenir loin de la mire des groupes de voleurs. Plus que tout autre, elle cherchait à conserver son indépendance.
Le père avait su inculquer au fils des compétences martiales de bases et, bien qu'il avait refusé, même après les premières rumeurs de fangeux, d'en faire de même avec ses filles, Amatéus ne s'était pas gêné. Dotée de l'enseignement de son frère, Ancélie parvenait à se tirer de ses mauvais pas en brandissant un bâton qu'elle prenait pour une épée, qui, faute de couper, étourdissait suffisamment pour lui permettre de fuir au bon moment.
Sauf cette fois-là.
***
L'hiver était implanté depuis un bon moment déjà, dans Marbrume. Le calendrier affichait décembre, déjà quatre mois depuis que la fraternité avait été forcée, par l'exode, de se mêler à la vie de la forteresse. En quatre mois, ils étaient encore trois au compteur et, comparativement à certains de leurs voisins et connaissances, cela relevait du miracle. La famine s'était installée et le froid mordant de l'hiver déployait des maladies dans les rues. Faibles, épuisés et avec trois bouches à nourrir, la vie se vivait au jour le jour et à n'importe quel prix, à n'importe quel risque. Ils étaient prêts à tout, sauf à trahir leur promesses, leurs principes, sauf à se trahir eux-même. Mais d'autres n'avaient pas ce soucis de moralité.
C'était la nuit et, à son habitude, Amatéus s'était esquivé dehors, appelé à une mission douteuse dont il taisait tous les détails à la sororité. Emmitouflée contre sa soeur, Ancélie cherchait le sommeil en fouillant dans la chaleur de son aînée. Et puis lentement, presque imperceptiblement, la porte s'était ouverte. Elles avaient ouverts les yeux, quasiment de concert, alertées par le craquement des planches trop important pour le poids de leur aîné. Elles s'étaient raidies, tendues, le souffle coupé et le coeur battant. Avec le froid s'engouffrait aussi la puanteur et l'odeur de fond de taverne.
Une large silhouette se dessinait dans le cadre de porte. Massive, la silhouette s'avançait à pas chancelants mais déterminés jusqu'au lit des soeurs. Il se courba l'échine et écrasa sa main sur les draps brusquement, avant d'hoqueter de surprise lorsqu'il ne rencontra ni chair, ni femmes. Derrière lui, la porte se claqua : les soeurs avaient fuit. De peine et de misère, Ancélie cherchait à suivre le pas de sa soeur, tirée par la main à un rythme que son corps glacé n'arrivait pas à suivre. Au détour d'une rue, tandis qu'elles se mélangeaient avec la populace nocturne, elle échappa sa main, puis égara Adélie des yeux. Le souffle court, alertée par les pas du lourdaud qui les poursuivait, rageur, elle n'avait pas eu le luxe de chercher sa sœur longtemps et s'était élancé dans une autre direction.
Et il l'avait suivi. Était-ce parce qu'elle était plus jeune ? Qu'elle était plus proche ? Plus à son goût ? Qu'elle courrait moins rapidement ? À tout le moins, il l'écrasa d'une poigne de fer contre le mur d'une ruelle, lui coupant le souffle sous l'impact. Au coin de son oreille, elle entendit insanités par-dessus perversité, emballant son corps de frayeur et d'appréhension. Puis, lorsqu'il l'écrasa de tout son corps contre le mur, la frayeur s’éclipsa pour un regain de rage, de détermination.
Elle avait fait une promesse. Abandonner, capituler, serrer les dents n'était pas quelque chose qu'elle pouvait s'autoriser.
— Dégages, siffla-t-elle entre ses dents, les larmes pleins les yeux et la voix chevrotante. Dégages. Dégages, dégages, répétait-elle, peut-être pour se convaincre elle-même, si tant que, à force de répétitions, son ton de voix gagnait en convictions. Dégages ! DÉGAGES !
Elle se plia, repoussant le badaud juste assez pour lui permettre de plier une jambe et de lui décocher un coup de talon dans l'entrejambe. Lorsqu'elle parvint à se dégager complètement, non sans une lèvre éclatée et un bras fortement ecchymosé, elle agrippa le premier objet qui lui tomba sous la main et lui balança, à bout portant, à la gueule. La bouteille s'éclata sur son front et, aveugle d'adrénaline, de nervosité et de frayeurs, elle ne réfléchit pas et le frappa de nouveau. Les rebords d'étains cassés, cassants, s'enfoncèrent dans sa mâchoire, dans sa gueule, dans son cou. Il s'écroula.
Puis, regagnant ses sens mais pleurant toujours abondement, elle le vit. Elle ne l'avait jamais vraiment regardé, après tout. Mais sous la lueur de la lune, comme ça, sur le coin d'un mur, étendu, se noyant dans son propre sang et l’invectivant de mots qui se perdaient dans sa salive, elle le vit. Lui, le milicien. Brusquement, elle tomba au sol aussi, tremblante, les yeux écarquillés d'une nouvelle frayeur, peinant à respirer correctement. En crise, elle appuya ses deux mains sur le cou de l'homme, désespérée, hélant ça et là entre deux sanglots les passants pour obtenir de l’assistance.
Sous ses prunelles pétrifiées, l'assistance vint d'une dague qui s'enfonça dans la poitrine de sa victime déjà trépassée, puis de deux bras familiers qui l'étreignirent.
— Salut, petite soeur.
— Amatéus ? hoqueta-t-elle. Qu'est-ce que... ? Tu... il... J'ai tué... Je vais être bannie ! Je vais faire comment, dehors ? Je... Je vais...
— Oui, tu ferais comment, dehors ? Tu es même pas capable d'attraper un lapin qui te passe sous le nez, chuchota-t-il, moqueur, au coin de l'oreille d'une soeur toujours reniflant et sanglotant, dont il tentait d'étouffer les tremblements. Ssht, sht... Tu seras pas bannie, écoutes-moi, d'accord ? Allez, ça m'a jamais fait, Marbrume, tu sais bien. Les ruelles, les gens... c'est pas pour moi. Alors tu vas retourner gentiment à la maison, compris ? Et tu dis pas un mot de ça à personne. Personne.
D'un baisé sur la tête, il l’étreigna un moment puis la poussa, lui croquant un sourire qui s'effaçait dans l'obscurité de la nuit. Quelques jours après, on annonçait le bannissement de la cité d'Amatéus, coupable d'un meurtre de milicien pour lequel il avait tout avoué, pour lequel il avait été pris sur le fait.
Après quelques jours, on annonçait également, à milice extérieure, une nouvelle recrue, maigre et affaissée, qui semblait avoir la mort accrochée à ses bottes. Elle était écrasée par le souvenir pernicieux de son premier sang, écrasée par la culpabilité d'avoir amené son frère à l'exil, à la mort, peut-être, sans doute. Ce n'était qu'une autre fille de plus qui s'était retrouvée au pied du mur, s'engageant pour une pitance et un toit, avec cette famine, disaient-ils.