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I) Valeur. Je ne me souviens pas d'être né. Ni du visage de ma mère. Je me souviens du visage de mon père. Un sourire gêné, et tendre. Mon premier souvenir. De la charrette je tombais, et sur la caillasse gisait ma première dent. Ce ne sera pas la dernière il me disait.
Je plante ma bêche et je m'arrête. Je pense. Du bout de mes doigts, j'inspecte la cavité de ma bouche et tâtonne les chicots qui l'habite. Encore toutes mes dents.
Je me rappelle avoir vécu un moment sur les routes. Mon père était marchand et il voyageait de ville en ville. Il gagnait bien sa vie, je ne manquai de rien, ni de pain ni de vêtements. J'avais même des souliers. Il refusait de me laisser aller pied nu, trop dangereux à ses yeux. Il me répétait toujours la même rengaine. "Un forgeron forge, un marchand marche". Je n'ai jamais su si il était sérieux. Ce que je sais, c'est qu'il me les faisait changer chaque année, sans se priver de râler. Je grandissais trop vite disait-il. Alors quand le ton montait, je me recroquevillai et baissai la tête. J'espérais paraitre plus petit.
Je ne me rappelle plus du nombre de villes qu'on ait visité. Certaines étaient magnifiques. D'autres bien moins. Nous ne restions pas longtemps sur place, deux journées voir trois, pas plus. Mon père m'avait appris à compter les jours, puis les semaines. Puis il m'appris à compter tout court, à additionner mais pas à soustraire.
"Un marchand est censé gagner de l'argent, pas en perdre."
Maintenant que j'y repense, ce devait être un bel escroc.
Le temps continua sa course ainsi un moment. Puis vint Marbrume. Je devais avoir plus d'une dizaine d'années. Pour une fois, nous ne rentrâmes pas dans la ville. Nous attendîmes à l'extérieur, sage et droit jusqu'à ce que le bois des portes centrales craqua et qu'un chariot avança envers notre direction.
Je me souviens avoir été ébloui par la lumière qu'il dégageait lors de notre première rencontre. Pas vraiment par la beauté de son âme, plus par le reflet de la peau nue sur son crâne. Mon père s'approcha de lui.
"Bonjour Papa."
Nous passâmes la nuit dans la ferme de mes grand-parents, logé dans le foin de l'étable parmi les chevaux et les mouches. Mon père dormait sur la paillasse près de l'entrée, à regarder le ciel étoilé.
Le lendemain, il n'était plus là. Je ne me souviens pas l'avoir revu depuis.
Je devais avoir grandi trop vite.
II) Utile. J'ai pleuré ce jour-là, jusque ce qu'à ce que mes yeux brûlent et que mes larmes deviennent acide sur mes joues. Mais cela ne le ramena pas. Mon grand-père resta muet à mes complaintes, comme gardien d'un honteux secret, et un moment même décidai-je de quitter l'endroit, déterminé à le retrouver. Je me ravisa bien vite lorsque la faim vint me creuser les tripes.
A mon retour, mon grand père m’accueillit d'un grognement et me donna une miche de pain à grignoter. Ce fut bien la dernière chose qu'il accepta de me donner, le reste, il m'apprit à le gagner. Ceux qui n'avaient pas travaillés n'avaient pas le droit de manger, et que je sois son petit fils ne changea rien à la règle. Alors je l'écoutais et j'obéissais. Je passa ainsi le reste de mon enfance dans les champs, mais jamais l'idée vint de me désister. Il pouvait se montrer bon si la journée avait été fructueuse et alors la grand-mère me confectionnait quelques gâteaux dont elle connaissait la recette, quant à lui, il me proposait une rasade des liqueurs qui fermentaient dans la cave, à ma plus grande angoisse. Mais les jours où je refusai de mettre la main à la pâte, je n'avais guère plus de valeur qu'un caillou sur les bords d'un sentier. Ces jours-là, un creux emplissait ma poitrine et je craignais, qu'eux aussi en viennent à me laisser.
Ce qui arriva cinq ans plus tard. La vieillesse les emporta. Au début, mon grand-père puis quelques jours après ma grand-mère. Je pense que ce moment marqua l'une des pires périodes de ma vie. Les larmes coulèrent mais plus pour la même raison. Je connaissais le choc de la perte d'un proche, je m'étais même étrangement habitué à cette douleur depuis la disparition de mon père. Non, cette fois-ci les larmes coulaient parce que j'étais seul. Égoïste, une seule question habitait mon cœur. Et maintenant?
Plus personne pour m'apprendre et m'aider à labourer les champs, guérir les plants, les bêtes ou saisir les récoltes. Mes mots sonnaient vides aux murs qui ne les rendaient jamais.
Affligé par ce silence, j'en vint même à m'adresser aux Dieux. A prier Serus. A maudire Serus.
Les premières récoltes furent pitoyables, à peine suffisantes pour m'accorder un bout de pain tous les deux jours. Pourtant je tins bon. Je ne sais pas si c'est par envie de faire prospérer la ferme de mes ancêtres ou bien l'habitude qui déplaçait mes membres.
Mais je tins bon.
Je souffle un instant. Je reprends la bêche et continue de creuser la terre. Trop sèche, celle-ci résiste au mordant du fer. Alors je m'appuie sur le manche, de tout mon poids, de toute ma force. Je tape du talon le fer. Enfin le sol cède, se crevasse et s'ouvre au ciel. Aujourd'hui, je gagne.
Je me souviens avoir rencontré Céline à ce moment-là, lorsque ma carrure se muait en celle d'un homme. L'automne pointait le bout de son nez avec un torrent de feuilles colorées ruisselant entre les échoppes du marché de Marbrumes. Je tenta même de l'aborder. Mes premiers mots furent avalés, mes seconds étouffés. Pourtant elle souriait. Nous continuâmes à nous voir par la suite, au début de simples échanges, puis de longues rencontres. Elle m'apprenait les mots, je lui apprenais les gestes. Je me rappelle de notre premier baiser, court, un peu mouillé.
Elle n'était pas vraiment une beauté, un peu courtaude avec un visage carré, dont deux yeux sombres plantés au-dessus du nez. Et aussi une voix claire, profonde, dissipant le bruit de la ville. C'est peut-être grâce à elle que je parvins à briser le sceau sur mes lèvres. Je n'oubliais jamais ses mots. Et seul, quand je labourais les champs, je me mettais à parler.
Je voulais de nouveau les entendre sonner.
J'essuie la sueur sur mon front et reprends le manche de la bêche. D'un mètre j'avance et contemple d'un air pensif la terre ravagée. Puis je souffle. J'entame un nouveau trou.
Je me souviens de notre mariage, du lien des rubans et des mains. De la nuit que nous passâmes sur la peau de loup et nos caresses. Une nuit unique, même si nous connaissions déjà les gestes. Elle me donna six enfants, dont un décéda au bas âge. Les autres grandirent en de solides bambins, curieux d'apprendre les pratiques sur les champs, ravis d'aider et de planter la vie dans les tranchées. Je ne me souviens plus du nombre d'années que je passa à leur côté.
Mais je me souviens encore du premier fangeux qui déboula dans les champs de blé.
III) Inutile. Je me rappelle l'avoir interpellé, avec de grands gestes de la main pour bien qu'il vienne à moi. Je lui ai même demandé si il allait bien. Clairement non. La bouche grande ouverte, sa gorge résonnait d'un râle inquiétant, les vestiges de quelques chicots vibrant au son de ses complaintes. Il se jeta ensuite sur moi, prêt à mordre, à griffer, à déchirer. Mais il s'écroula au sol, le pied enlisé dans la terre fraichement remuée et engorgée par la pluie.
Sa chute s'achevait à peine qu'il commençait un second assaut. Mais Bastien, l'ainé de la famille, fut le plus rapide. Il se jeta sur le monstre et le plaqua au sol dans dans une vaine tentative de le soumettre, les bras enserrant sa taille. Je ne vis que les griffes entailler sa chair.
Peut-être est-ce la peur de perdre mon fils ou bien la laideur de l'agresseur qui bougea mon bras, mais je ravala ma peur et me décida à brandir ma faux.
Pour la première fois de ma vie, elle ne trancha pas le blé.
Je sais que Bastien réussi à se remettre de ses blessures au bout de longues semaines de convalescence, mais il y laissa trois doigts. Un doigt par Dieu, lui avais-je dit, pour les remercier d'avoir sauvé nos vies. On était alors bien loin de se douter que cette créature n'était que le début d'une longue lignée.
Les campagnes devinrent vides, les champs devinrent pleins. Mais plus personne pour la récolte, plus personne pour les bêtes. Exceptés quelques pauvres diables, perdus dans cet enfer verdâtre.
Je me souviens avoir fait partie d'eux. Nous étions une famille de fermiers, notre place était dans la campagne, pas dans la cité, à mendier le pain plutôt que de le fabriquer.
Alors nous décidâmes de rester, quitte à ce que le nom des Lankel s'évanouisse dans le blé.
Pourtant nous tînmes bon. Nous apprîmes à ériger des barricades, consolider les portes, à fuir l'ombre, à prôner le soleil. Je ne sais pas si c'est par envie de faire prospérer la ferme de nos ancêtres ou bien l'habitude qui déplaçait nos membres. Mais nous tînmes bon.
Je pose la bêche et saisis la faux. Après avoir observé les alentours, je me décide, enfin. Je lève l'outil et frappe. La lame cogne la terre et décolle le sable en filons de poussière.
Les mois semblaient des années, le moindre effort, une corvée. Mais chaque kilo de blé, de viande ou de fruits équivalait au plus beau des joyaux. C'est comme si nous arrachions chaque jour un peu plus de vie aux griffes des Fangeux. Comme si la vie prenait tout son sens, comme si nous étions nés pour ce jour particulier.
Par moments survenait un chariot d'approvisionnement ainsi que son escorte, saisissant une bonne partie de notre production ainsi que des bêtes, du lait parfois des œufs, nous laissant juste de quoi subsister jusqu'au prochain chariot. C'était toujours une étrange impression, après avoir sué corps et âme jusqu'à même risquer sa vie, de voir le dur fruit de ses labeurs s'en aller par delà les marécages. Une étrange sensation d'être dépouillé mêlée à une profonde fierté.
Nous étions surement l'un des rares à encore nourrir la cité, l'un des rares encore à la maintenir en vie. On se donnait le sentiment de sauver nos semblables. Voir notre espèce.
Car peut-être que Marbrumes demeurait le dernier bastion de l'humanité. Qui sait.
Jusqu'à ce que le prochain convoi mette du temps à pointer le bout de son nez. Beaucoup trop de temps. Sur une impulsion plus qu'une intuition, je m'élança à la recherche du convoi. Le jour encore jeune, je chevaucha le meilleur cheval de l'étable et me jeta sur le sentier des marécages. Je ne mit guère de temps à trouver le chariot délabré et renversé au milieu d'une mare de cervelles et de tripes. Les fangeux. Pourtant ce ne fut pas ce qui me choqua le plus. Non ce qui me bouleversa jusqu'à la fibre de mon être, c'était les victuailles répandues dans la caillasse, moisies ou bouffées par les vers.
Notre dur labeur n'avait servi à rien.
Une bien belle vision se devait de me voir, en larmes, avec un navet pourri dans les bras, au sein d'une pile de cadavres.
Au bout de quelques instants, je parvins à reprendre mes sens et me précipita d'agir, de peur que les fangeux ou la nuit me surprenne. C'est à ce moment-là que je pris ma décision, sur un coup de sang que je regretterai certainement. Cela ne servait à rien de continuer ainsi. Il fallait un pont entre la cité et la ferme. Et alors tout être arrogant que je suis, je me suis dit:
Pourquoi pas moi?
D'un air résolu, je saisis les cadavres décapités et les balance dans les trous fraichement creusés. Un pour les têtes, l'autre pour les corps. Et enfin, je reprends ma bêche et comble la tombe.
Autrefois, je faisais pousser la vie. Maintenant, je n'enterre que la mort.
Résumé de l'année 1165.IV) Confiance.
Une plante meurt, une fois piétinée.
Je suis arrivé à la cité de Marbrumes un matin où la lune planait encore dans le ciel, me fixant de son regard blafard, comme stupéfaite de l'étrangeté que je manifestais. Un paysan, seul, teinté de sueur, les bras emplis de choux, devant les portes de Marbrumes.
On me laissa entrer par la suite, mais pas sans un examen méticuleux au préalable, de mon identité et de mes intentions. Heureusement pour moi, ravitaillant souvent la ville du fruit de mes cultures, j'étais relativement connu dans les parages.
Du moins, quand au reste, lorsque je citai le but de ma venue ici-bas, cela ne fut guère aussi simple. Moqueries, quolibets, insultes fusèrent à mon encontre, insistant sur le fait que ma place ne se trouvait pas ici.
Ils avaient certainement raison.
Mais il était hors de question que je rentre bredouille.
Je parvins tout de même à atteindre la caserne, après maintes insistances de ma part.
Mon accueil ne différa point de mon entrée en ville. Il fut même pire. Je désertais en effet les champs, alors que la famine saisissait en ville et terrassait la population. Un instant même, le doute vint s'ancrer dans mon esprit. Était-ce vraiment là ma place ? Ce pourquoi je me suis toujours battu à présent ?
Je décidai alors de rester une dernière nuit, somnolant devant les quartiers de la milice, incapable de céder à la douce étreinte du sommeil qui étouffait mes pensées.
C'est là que je rencontrai Alexis, un coutiller de la milice, qui rentrait d'une de ses escortes. Il me décrocha un coup de pied dans les côtes à son arrivée, et disparut derrière le seuil de l'entrée.
Tout cela pour revenir quelques instants plus tard, à me harceler:
"Qu'est-ce tu fous là vieux débris ? Tu t'es perdu ? Un fangeux t'as volé une patate ?"Si un mot devait qualifier sa personne, connard conviendrait tout à fait. Durant le reste de la nuit, il continua ainsi son manège, persistant à vouloir détruire le peu de conviction qu'il me restait, me poussant toujours un peu plus loin aux confins de mon sang-froid.
Dans la certitude que je perdais mon temps ici, je n'écoutais plus qu'à moitié ses propos, comme plongé dans une torpeur glaciale. J'avais fait une erreur en osant venir ici.
Or, lorsque la nuit se dissipa dans les rayons du soleil, il me tendit sa main et m'offrit une chance de rejoindre son bataillon.
"Des bouffons, j'en ai croisé, mais toi, putain, tu dépasses tout ce que j'ai pu imaginer. Un baiseur de vaches qui veut essayer l'épée. Ah ! Putain, je ris. Mais tu sais quoi, tout aussi bouseux que tu es, je vais te laisser une chance. Honnêtement, que tu sois un paysan ou une de ces pouffiasses vertueuses du clergé, je m'en bats les roustons. T'as des bras, tu peux trancher du fangeux, ça me suffit. Alors ? Partant ?"Je ne parvins même pas à esquisser un sourire. Le reste de son bataillon n'était composé que de canailles et de crapules, qu'Alexis n'hésitait pas à sacrifier lorsque la situation tournait au vinaigre et dont nul personne ne se souciait de leur mort.
Mais c'était la seule personne qui dédaigna me tendre la main.
Total intrus dans le bataillon, ne partageant pas les passions peu recommandables de mes camarades, ma présence fut tout sauf appréciée.
Après tout, j'étais l'indésirable du groupe. La mauvaise herbe du potager. Je n'avais pas ma place parmi eux.
Et pourtant, malgré les mois, malgré les coups et les blessures qui arpentaient mon corps...
J'étais toujours là.
Une mauvaise herbe, elle, repousse lorsqu'elle est arrachée.
V) Ego.Des mois passèrent. Je continuais lentement ma tâche de lien entre la ville et les vivres.
Assuré de la justesse de ma quête, je m'évertuais à poursuivre celle-ci, bien que je ne fusses pas forgé aux armes et que les combats laissaient quantité de leurs marques sur mon corps.
Traces de morsures, de griffures, de lames ou de bleus jonchaient le tissu de ma peau, brouillant sous leur nombre la piste de leurs origines, si bien que la simple idée, que la malédiction des fangeux creusait ma chair était possible, demeurait désormais une certitude.
A ma mort, certainement, rejoindrais-je leurs rangs.
Toutefois, ce fut ma faux qui céda en premier à la morsure du temps, bien avant mon corps.
Je ne tentai pas de la réparer. Même si celle-ci incarnait les fondations même de ma vie jusqu'à présent, elle n'était qu'une relique du passé. Et il me fallait avancer pour parvenir à finir ma tâche.
Je choisi alors une hache, équilibrée et au tranchant solide, beaucoup plus apte à découper le vivant qu'une faux rouillée qui ne faisait qu'entailler celui-ci.
Ainsi j'avançai, semant au gré du vent les parcelles de l'âme qui fut mienne autrefois.
Ma famille tenta plus d'une fois de me faire revenir à la ferme. En vain. Ni les reproches, ni les larmes, ni les insultes n'eurent d'effet. Pas même lorsque Bastien fut attaqué par un fangeux qui rôdait dans les parages et qu'il demeura cloué au lit tout un mois entier. Pas même lorsque Bastien, porté par la peur et la rage, me décocha une droite au visage et me bannissait l'entrée de mon propre foyer.
Tout échoua. Au contraire, cela n'attisa que davantage la conviction qui gisait en mon sein. Maintenant il était trop tard. Il ne me restait plus qu'une chose. Et c'était d'avancer.
Depuis, tout contact fut rompu entre eux et moi. Cela devait faire désormais cinq mois que nous cessâmes de nous voir, nous fuyant comme des étrangers. J'étais devenu le paria de la famille, celui dont on ne doit pas prononcer le nom, celui qui les a abandonnés.
"C'était pour leur bien." Me disais-je.
Bah.
C'était surtout pour le mien.