Comment dit-on "Commanditaire"?

Deux jours à écumer les tavernes et les bordels malfamés. D’aucun dirait qu’il n’y avait rien de plus normal après plus de deux ans passés dans les cachots humides de Marbrume, rien de plus normal que de vouloir passer à d’autres sortes d’humidité. Quant à savoir si la normalité pouvait s’appliquer au vieux N’a-qu’un-Œil, bien en mal quiconque fut de le dire. On l’avait reconnu à plusieurs reprises, on l’avait hélé, étreint, embrassé. On lui avait payé des pots à ne plus savoir en trouver l’hanse, et trinquer, ça oui, trinquer encore et encore. Tant et si bien qu’il avait su conserver sa bourse quasi-intacte, si ce n’était pour tirer une ou deux donzelles. Bien qu’il ne rechigna pas à vider les bourses de chair, c’était celle de cuir qui avait le plus d’utilité aujourd’hui.

Fallait relancer les affaires, et les relancer fort. Pour ça, frapper un grand coup était l’idéal. Et frapper, c’était sur des concurrents que ça le démangeait de faire. Des gus qu’avaient pris sa place pendant qu’il séjournait au frais et ce, sans lui demander son accord, évidemment. Gaspar avait la ferme intention de leur apprendre ce qu’il en coûtait, que de poser son cul trop confortablement sur son propre siège. Oh, à l’époque, il aurait pu réunir quelques amis dès sa sortie et faire une bonne petite descente de derrière les fagots. Mais, aujourd’hui, la plupart de ses amis étaient soit morts, soit éclopés, soit mutés, soit passés à l’ennemi. Marbrume avait changé, et pas pour le mieux. Trop de gens, maintenant. Trop de concurrence.

Le premier réflexe du borgne à sa sortie fut de s’armer. Et pas de meilleure arme en ce monde que le renseignement. Il avait appris que son quartier était désormais aux mains des Botley, en concurrence directe avec les Mains Noires, qu’ils aimaient à s’appeler. Chacun de leur côté, ils essayaient de grappiller peu à peu quelques miettes de territoire, dans une sorte de guerre froide. S’il arrivait à attiser les tensions, il lui suffirait de profiter du fait qu’ils s’entretuent pour à nouveau poser son cul sur son trône. Il connaissait bien les deux chefs, pour sûr, il avait même bossé avec eux, du temps où ils faisaient partie de la même bande. Comme par hasard, ils étaient tous deux absents le jour où la milice exécuta la descente qui l’envoya croupir dans les geôles et fit pendre nombre de ses camarades.

Autant les soupçons étaient lourds, autant les preuves légères comme une plume. Et pour les appesantir suffisamment de sorte à peser dans la balance, rien de tel qu’Eltaron Ruan. Par deux fois déjà, Gaspar avait fait appel à ses services. Deux fois où il n’eut pas la moindre plainte à émettre. Et l’Eltaron, c’était dans les bordels ou les tavernes qu’on avait le plus de chances de le trouver. Alors, il s’installait, glissait « Ruan ? » à ses comparses de beuveries ou les coquines lui glissant sur les genoux. De sorte que ledit Ruan le trouve car, même si la visite des bâtiments de plaisir n’était pas pour lui déplaire, c’était pas la manière la plus facile de tomber sur quelqu’un. Pour ça, c’était mieux de faire savoir qu’on cherchait ledit quelqu’un.

L’heure était indue. La taverne du Bonimenteur commençait à se vider, seuls restants les quelques habitués, cuvant leur désespoir aussi aigre que leur vinasse. Son dernier compagnon de beuverie venait de le quitter et Gaspar se retrouvait donc seul à la table, la plus au fond, la plus calée dans un coin, à demi plongée dans les ténèbres. Il leva la main vers la serveuse pour lui signifier un nouveau service, et celle-ci acquiesça d’un bref signe de tête. Ses pieds décollèrent du sol et vinrent se poser sur la table en se croisant. Trop de plaisir tuait le plaisir. Il commençait à en avoir son content pour aujourd’hui, n’espérant plus vraiment tomber sur Ruan. La choppe qu’il venait de commander allait être la dernière, puis direction son taudis pour roupiller un brin et recommencer à chercher le lendemain.