Le soleil s'était levé depuis une heure. Ou deux. Ou bien trois. Toujours était-il que le souvenir de son réveil, féerie d'or et de rose alourdie par des nuages encore gorgés de pluie qui s'étaient effilochés avant de disparaitre au profit de confrères blancs, avait déjà été remplacé dans la plupart des esprits par le labeur de la journée et ses obligations.
Ainsi c'était donc maintenant sous un astre du jour faiblard dont les rayons ne parvenaient guère à transpercer totalement les voiles d'albâtre qui avançaient ici et là au milieu de la voûte azurée que les miliciens veillaient, les boulangers vendaient leurs pains en louant leur four à quelques créateurs d'oublies et les marchands de poissons hurlaient pour vendre mieux que leur voisin des produits de moins bonne qualité. Bref, Marbrume vivait comme si hier et ses vents n'avaient pas même existé. Ou presque.
Sur le trajet vers son objectif, Luna put s'apercevoir que des fleurs avaient souffert tout d'abord. Iris et hellébores s'étaient parfois rompus tandis que des cyclamens et des tulipes s'étaient effeuillés. Beaucoup avaient résisté nonobstant le vent et se dressaient toujours fièrement.
On aurait donc pu croire que quelques chapardeurs étaient passés simplement dans le coin pour détruire partiellement les œuvres de dame nature, si, entre les pavés de l'Esplanade, de petits filets d'eau ne trainaient pas encore.
Une fois la porte des Anges passée avec sa trop grande escorte, l’héritière Montoya vit rapidement que les dégâts ne s'arrêtaient cependant guère là.
Les lieux bourgeois n'avaient pas forcément plus souffert que ceux nobles protégés par la muraille, mais dès lors que l'on côtoyait les premières ruelles trop sombres pour être totalement honnêtes, sans pour autant aller là où le crime était roi, les rares encadrements de fenêtres apparaissaient reluisants, peut-être gonflés par toute l'humidité qu'ils avaient subi. Des volets grinçaient de temps en temps aussi, un gond ayant sauté, ou l'autre quand ce n'étaient pas les deux. D'une même manière sporadique, des portes gémissaient. Les flaques sur le sol en terre battue s'y faisaient aussi plus larges. On aurait pu s'y contempler à loisir, si personne n'avait marché dedans, les rendant plus boueuses qu'elles ne l'étaient auparavant.
Le groupe ne fila point au travers du Goulot, se contentant de longer de loin le quartier malfamé pour aller atterrir là où la châtelaine désirait se rendre : au milieu du port. En obtenir l'autorisation avait été ardu. Cependant de menus regards mélancoliques, le souhait de percevoir l'eau salé exprimé timidement plusieurs fois ajoutés à d'anodins dires avaient fini par avoir raison du peu d'enthousiasme de ses parents. Ainsi une escorte avait-elle fini par être préparée pour satisfaire finalement le souhait de la jeune fille et lui offrir une certaine liberté encadrée. Un fort grand sourire enjoué avait récompensé l'entreprise de ses ainés une fois le départ de la troupe presque sonné.
A présent qu'ils évoluaient, nonobstant sa joie de base, Luna songeait qu'il y avait trop d'hommes pour elle, là, protégeant ses flancs ou son trop maigre fessier. Point tant que cela en réalité, mais à les voir si proches qu'elle pouvait en étendant à peine le bras les toucher, la donzelle se sentait emplie d'une mauvaise foi peu difficile à expliquer. La promiscuité n'était guère sa tasse de thé préférée et ils l'empêchaient de deviser sereinement avec la servante qu'on lui avait ajouté.
Mais bref. L'on finit donc par parvenir aux abords du lieu de rendez-vous de tous les marins, là où les maisons semblaient plus étroites tellement elles s'entassaient, là où des boutiques subsistaient ou se fermaient dans une danse étrange. De plus ou moins gros entrepôts protégés par des mines patibulaires rompaient les lignes serrées d'habitations au fur et à mesure que le port se dessinait plus amplement. Les rues se faisaient moins propres aussi. Les odeurs de limon putrescent et de poissons éventrés remplacèrent bientôt celles plus agréables des commerces habituels.
Et bien vite, les deux dames prirent dans leurs doigts un mouchoir différemment, mais finement brodé pour se protéger des effluves aux notes dissonantes, puisqu'aux fragrances détestables se mêlait maintenant aussi celle délicieuse de la mer salée. Ils purent tous ouïr de même les bruits liés à ce spectacle qu'ils recherchaient avant de le percevoir réellement. Et les sons des petits bateaux que l'on vidait des poissons dont ils étaient déjà pleins avant de repartir en mer, les vibrations des coques qui butaient contre le bois ou les pierres, les piaillements d'oiseaux qui ne s'approchaient pas assez pour qu'une main humaine puisse les violenter, mais tout de même un peu pour pouvoir chiper des restes, le grondement résonnant des vagues ressemblant à celui d'une foule murmurant toute en même temps et le brouhaha de paroles plus ou moins crié se mêlèrent donc tous en un même temps ou presque pour former une mélodie discordante, mais agréable.
Puis le rideau des ruelles se leva, débouchant enfin sur le tableau que l'on avait espéré. La mer que de petits filets d'eau croupie aux teintes diverses de la fange rejoignaient ici et là. Leur présence cependant, pas davantage que celles des barques plus ou moins grosses ou du port en lui-même, n'arrivait à détruire totalement toute la beauté du lieu.
La marée était montante et traçait d’éphémères enchevêtrements de méandres argentés sur les abords des pontons. Elle arrosait de gouttelettes nacrées d'écume les habitants de Marbrume qui s'occupaient à ses cotés et léchait avec vigueur les minuscules barquerolles sans mât qui tanguaient légèrement en rythme. Le bleu de l'eau voyait se refléter en son sein les uns et les autres, mais s'assombrissait et apparaissait devenir plus opaque au fur et à mesure que le regard se portait plus loin. Une fois l'horizon atteint, seul l'astre du jour semblait capable de percer sa surface et ses rayons y faisaient de minimes excursions.
Luna se perdit dans la contemplation de la grande bleue, se contentant de suivre presque automatiquement ses gardiens qui avaient finalement décidé de se diriger vers les parties les plus sûres du port ; le plus au nord et ce quitte à faire faire la moue à leur protégée si elle s'y sentait moins à l'aise que proche des pontons en bois vermoulus du sud. Ils étaient arrivés trop bas à leur goût et les filets abandonnés, les craquements trop grinçants des lieux de mauvaise vie qu'ils percevaient à une dizaine de mètres leur déplaisaient profondément.
Alors l'on remonta et, au fur et à mesure des pas, l'attention de la troupe se relâcha un peu. Puis un peu plus. On continua à surveiller les côtés, les gens qui passaient. Mais la créature à protéger eut le droit à moins de coups d’œil, puisqu'elle risquait moins de se blesser par là et parce qu'elle semblait trop plongée dans ses pensées pour qu'on ne la laisse pas en paix le plus possible. Tant qu'on
sentait sa présence encadrée et par les membres de sa petite garde et par la mer, il n'y avait après tout rien à craindre. Ou pas.
A force d'être battus, les pavés étaient usés ici et là. De larges flaques peu diaphanes sur lesquelles la lumière et l’ombre produisaient les jeux les plus étonnants les recouvraient parfois, rendant la balade glissante. On les évitait, le plus souvent, en les contournant lentement. Cependant il suffisait que des carrioles passent pour que le mouvement soit rendu impossible parfois tant les quais étaient bondés de vie. On aurait pu attendre, bien entendu, aucun n'étant pressé spécifiquement, nul n'attendant leur venue spécifiquement. Mais l'on escortait une petite noble et rester immobiles n'était pas spécifiquement une bonne idée aux yeux des trop zélés protecteurs. Alors, on souillait ses chausses tandis que les dames relevaient délicatement la bordure de leur robe pour ne pas la tacher. Quand elles y pensaient.
Bref. Sur l'port du nord, Luna y avançait, sur l'port du nord son pied y a glissé. Une flaque qu'elle n'avait guère vu eu raison de son équilibre et la fit chuter dans la mauvaise direction. Et, tout à coup, le nuage de ses jupes disparut, happé par le
trou vers lequel son geste abrupt l'avait menée.
Plouf.
Ce fut ainsi que la châtelaine Montoya vit de plus près ce qu'elle était venue percevoir. La mer.
Mais vu le petit cri qui lui avait échappé, la rencontre avait dû lui déplaire et il fallait espérer à présent qu'elle savait nager, surtout tant vêtue. Et ce de crainte de la voir finir comme la demoiselle Adèle imprudente dans la comptine...