Une hache par bandit - (Novembre 1164) [PV Jayce]

“Tu te fous de moi ? T'auras trois pièces et rien d'autre.”

Le ton de l'homme est ferme, grave et surtout menaçant. Le mendiant était couvert de haillons déchirés, sa seule protection contre le froid mordant de la soirée. Il vivait très mal dans ces ruelles sinistres du Goulot et ce depuis plusieurs semaines : l'hiver s'était installé dans tout Marbrume, quelque soit le quartier riche ou pauvre. Pour Ocre il n'y avait pas de compassion particulière à avoir. Ce mendiant allait sans doute crever de froid dans quelques jours - alors pourquoi payer le double si de toute façon le vendeur n'en aurait plus d'utilité ?

“Écoute l'ami, tu peux pas l'acheter trois pièces, il est en parfaite -”

“Tais-toi. T'es pas en position de marchander et tu l'sais. J'te libère d'un poids dont tu peux plus t'occuper et le froid va t'croquer les mitaines si t'as plus rien.”

L'homme au regard sévère et aux paroles acides a interrompu sans une once de pitié le vieillard. L'agacement se lit sur son visage et il fouille dans sa poche de quoi payer le malheureux. Il jette les pièces une à une aux pieds du vendeur et attends une réaction. Ce dernier déglutit et avance une main pale et tremblante qui cache la monnaie derrière les haillons. L'homme à la queue de cheval renifle et sourit très légèrement, comme s'il était satisfait de voir que sa prédiction était réalisée. Il empoigne brutalement l'objet qu'il est venu chercher de sa main droite sans jeter un regard au vieil homme. Alors qu'il quitte la ruelle sans saluer, le mendiant regarde Ocre Cihrrat partir avec un air nostalgique et une larme de regret au coin de l'oeil.


La taverne a un sale nom. L'enseigne : Aux Six Roses. Pour une raison qui lui échappait le bandit détestait le nom de l'établissement. Peut-être parce que le menu proposait six plats tous aussi insipides les uns que les autres. Cette touche d'humour faisait tiquer Ocre, car le propriétaire devait sans doute se croire intelligent.

Prenant place à la table vide la plus proche, il s'assit avec un soupir satisfait. La salle était piètrement chauffée mais au moins il gagnait quelques degrés par rapport à l'extérieur. Bien sûr les places devant le foyer étaient toutes occupées. Il posa son achat sur la table mal lavée et humide et se frotta les mains. Sa hache pendait de sa ceinture et il se mit à se tourner les pouces en lorgnant la serveuse de l'autre côté de la salle pour qu'elle vienne jusqu'à lui.

Elle s'approcha de lui avec un regard désapprobateur et posa les mains sur les hanches, comme si elle cherchait à gronder l'homme assis.

“La soupe de poiscaille.”

“Pas de ça ici.” dit-elle d'un ton décidé en pointant du doigt les affaires du bandit.

Ocre la regarda en haussant un sourcil, comme s'il ne s'attendait pas à recevoir cette remarque, mais pour le coup il jouait l'hypocrite pour pouvoir rétorquer de manière cinglante. Il se retourna et sa grimace condescendante fit rougir la serveuse.

“Soyons clair. Ça ça te dérange pas...” dit-il en lui agitant sa hache sous le nez, “Mais Ça c'est un problème ?!”

Le bandit saisit par la peau du cou le chiot qui s'était allongé d'un air apeuré sur la table et qui couine quand la poigne de fer du bandit le fait pendre devant la serveuse. Cette dernière lui fait un signe de main pour faire comprendre à l'homme qu'elle capitule et ce dernier repose - d'un mouvement presque trop sec - son petit chien au pelage noir qui regarde son nouveau maître avec crainte.

“Du moment qu'il salit pas.”

“Ça peut pas être plus sale ici. Et j'les dresse bien, t'affoles pas.”

Alors qu'elle s'éloigne pour chercher sa commande et Ocre commence à étaler méthodiquement sa monnaie sur la table. Un bruit naissant attire son attention et il observe en caressant de manière absente le chiot qui semble complètement perdu.
Un gros imberbe semblait relativement mécontent et tous ceux assis au foyer s'étaient retournés. Il posa sa main sur l'épaule d'un des hommes qui s'était assis devant les flammes comme s'il cherchait à récupérer le siège.

Ocre se mit à gratter le crâne du chiot et poussa un ricanement léger mais méchant. Nulle doute que l'établissement allait vivre une baston mouvementée. Les humeurs étaient sévères dans les bas-quartiers, mais en hiver elles ne faisaient qu'empirer. Là où les gens de mauvaises fréquentations cherchaient généralement juste l'ennui d'autrui, en ces temps gelés il fallait survivre - et c'était la peur de mourir qui motivait les pauvres à agir de façon égoïste.

Jayce essuyait la lame de sa hache sur les vêtements de l'homme étendu à ses pieds. Une mare sombre s'étendait doucement tout autour de ce dernier, tandis que sa mine effrayée semblait figée dans le temps, maintenant que la vie avait quitté définitivement son corps.

L'homme à la hache se pencha au dessus de celui-ci, pour décrocher la bourse attachée à la ceinture du malheureux. Ses doigts engourdis par le froid défirent la fine ficelle qui maintenait la bourse fermée, et il jura en regardant à l'intérieur.

"Quel gâchis...", dit-il d'un ton las.

Décidément, il détestait quand ils faisaient ça. Risquer leur vie pour une bourse même pas à moitié remplie. Jayce ne comprenait pas. Qui était assez idiot pour crever pour à peine quelques pièces ? Ce n'était pas faute de les prévenir. La hache, les menaces... Parfois, rien n'y faisait, les rebuts de l'humanité s'accrochaient aux dernières économies qui leur restaient, aussi misérable qu'elles puissent être.

Détachant ses yeux du corps, il se détourna et s'éloigna, pour sortir de la ruelle sombre dans laquelle il avait tué le vieillard. La journée avait été mauvaise. Il avait été obligé de tuer deux fois aujourd'hui, soit plus que tout le restant de la semaine... Et pour quoi au final ? L'équivalent de deux nuits dans une auberge miteuse. Il avait l'impression que le sort s'acharnait contre lui.

Se frayant un chemin dans les ruelles tordues du Goulot, il atteint une rue plus lumineuse, et un peu plus fréquentée. Face à lui se dressait les Six-Roses, un établissement connu pour l'immondice qu'il contenait, autant en termes de plats que de fréquentation. Cela ferait l'affaire pour cette nuit. Jayce avait faim, et il n'était pas d'humeur à quitter le Goulot pour chercher un établissement de meilleure qualité, mais surtout beaucoup plus cher. Il poussa la porte pour pénétrer à l'intérieur de la taverne.


La taverne était bondée, et les brouhahas se jetèrent aux tympans du borgne comme des mouches sur un cadavre. Il retira ses gants et les mis dans sa veste, parcourant les lieux du regard tandis qu'il se frictionnait les mains pour les réchauffer.

Sentant la chaleur du lieu le détendre peu à peu, il s'avança parmi vermines et autres rebuts de la société - autrement dit, ses semblables - déterminé à trouver une place libre. Il en repéra une, à la table d'un homme seul.

"Dis donc, il y a du monde !" dit-il en tirant une chaise pour s'assoir, détaillant l'individu. "Remarque, vu comment on se les gèle dehors, c'est pas étonnant."

L'homme avait un physique de malfrat et un air renfrogné. Jusque là, rien d'étonnant. Ce qui surprit Jayce, c'était le chiot qui l'accompagnait. Celui-ci semblait déboussolé, et lança un regard apeuré à l'ancien bûcheron. Sa petite queue s'agitait dans tous les sens, comme s'il tentait de se rassurer, et ses oreilles dressées captaient les éclats de rire et les injures qui fusaient de toute part.

Jayce agrippa une serveuse qui passait par là, le temps de commander à manger. "Apporte moi un plat avec de la viande, et de l'hydromel." Il la relâcha avant de se tourner à nouveau vers son compagnon de table.

"Et ben mon gars, c'est pas commun de voir quelqu'un se balader dans le coin avec un chiot", fit-il remarquer en se grattant la barbe. "A moins que tu comptes le manger, ou quelque chose du genre ? J'peux comprendre ça, on a tous la dalle... Mais tu m'as pas l'air de crever la faim au point de le bouffer. Alors, tu comptes en faire quelque chose ?"

Jayce posait ces questions pour briser la glace. L'inconnu ne semblait être intéressé pour parler, mais le chiot avait piqué la curiosité du bandit au vif. Il risquait de s'attirer l'animosité de l'intéressé, mais peu lui importait, et comme il aimait à penser, advienne que pourra.

Ocre sentait la tension monter vers le foyer et les insultes fuser. Alors qu'il s'apprêtait à applaudir silencieusement quand le premier coup partirait, un raclement lui fit tourner très vite la tête par réflexe. Il avait été absorbé par le spectacle et n'avait pas entendu quelqu'un s'approcher de lui. Sans doute que l'air un poil plus chaud de la taverne l'avait endormi.

Un bonhomme solide et grand semblait vouloir s'asseoir en face de lui. C'était un borgne, mais le genre de borgne intimidant et pas fragile. Un œil brun et l'autre laiteux, il avait un regard curieux et un peu effrayant et sa balafre avait l'air de tout sauf d'un accident. Ocre comprit tout de suite qu'il avait affaire à un type moyennement innocent, surtout vu la hache qu'il trimballait avec lui. Mais comme il avait pu le voir lui-même, cette arme n'était pas considérée comme un problème ici... c'était assez surprenant d'ailleurs. Même s'il avait l'air intimidant la façon dont il entamait la conversation était téméraire, et presque pleine d'entrain.

Le bandit fronça les sourcils et fit la moue, le déplaisir apparent sur son visage très expressif. Il se gratte la barbe avant d'ouvrir la bouche :

“Me semble pas que j't'ai invité à t'asseoir.” grommelle-t-il en une sorte de soupir sans grande conviction.

Son interlocuteur commanda un repas ma foi... plus appétissant que le sien. La viande était bien plus chère que le poisson en ces temps où la pêche se pratiquait plus que l'élevage. Ocre aurait pu s'offrir de la viande rouge mais il préférait économiser. Le chiot était perturbé par le nouvel arrivant. Pas que ça n'émeut particulièrement le bandit déjà de mauvaise humeur mais il aurait préféré être la seule présence virile pour en imposer au chien. Il devait savoir qui était le maître car son dressage avait déjà débuté.

“Non abruti, je vais pas m'amuser à manger un chiot, j'aurai acheté un animal plus vieux pour ça. Quand un gars a un chiot il a deux options : soit il le dresse, soit il s'en débarrasse. Moi j'les dresse.”

Ocre regarde mystérieusement la petite bête qui est toujours en train d'être caressée doucement. Il approche sa deuxième main et dévoile au borgne les dents presque absentes du chien. L'animal semble vouloir s'enfuir mais les mains puissantes de l'homme le tiennent sur place. Étrangement même s'il ne semble pas lésiner sur sa force il n'a pas l'air de faire mal à l'animal. Son toucher est expert, si ce n'est un peu brusque.

“Tu vois, les canines commencent à apparaître, il doit avoir un mois à peine. C'est parfait pour le formater et lui apprendre des tours.”

Il lève la tête, gardant toujours ses mains en place forçant le chien à donner un sourire grotesque et fait de même au borgne. Mais son sourire à lui est méchant et il regarde l'oeil invalide du bonhomme avec un air moqueur.

“Et pas des tours de magie hein, ce sera un beau mastiff. Je suis même pas sûr que les fangeux croquent aussi fort - mais j't'avoue que j'ai pas envie d'essayer.”

Il lâche le chiot en poussant un ricanement nasal et l'animal mets ses babines au repos en couinant. Le bandit commence promptement à lui gratter le ventre et quelques secondes plus tard les protestations ont disparues et le chien semble apprécier son sort. A quelques mètres de là la baston a déjà débuté et l'homme gras est à terre le nez en sang. On entends des encouragements et les serveurs qui commencent à s'attrouper pour essayer de minimiser la pagaille. Mais le bandit a inversé les priorités à présent : ce petit conflit est une distraction, et le borgne en face de lui est déjà bien plus intéressant.

“Quitte à attendre ma graille j'ai qu'à écouter c'que t'as à dire... Pourquoi tu viens m'voir ?”

Ocre prend une position plus nonchalante et confortable dans sa chaise, mais garde l'allonge suffisante pour que sa hache ait une trajectoire correcte. Bien sûr, il pense aussi à caresser son chien.

Jayce ne releva pas l'insulte. Il était un hors-la-loi, vivait dans les quartiers mal-famés, et avait pris l'habitude des injures et autres tournures de phrases. C'était, pour des gens comme eux, plus une sorte de ponctuation qu'une réelle volonté d'agresser verbalement.

Certes, il aurait quand même pu tabasser l'homme au chiot, mais il n'était pas d'humeur à se battre ; fait renforcé par le plat et la chope que vint lui placer la serveuse sous le nez. Il la paya tout en continuant d'écouter le dresseur.

"T'as l'air de savoir t'y prendre avec les poilus..."

Il observa la démonstration de son voisin d'un oeil curieux, lorsqu'il lui montra les canines de son chiot et lui expliqua qu'il deviendrait bien plus costaud.

"Ah, je commence à comprendre en quoi ça a de l'intérêt. Je me focalisais sur le coup en graille lorsqu'il serait plus gros," ponctua Jayce en plantant sa fourchette en bois dans un morceau de viande et en commençant à manger. "Mais je n'avais pas pensé à quel point ça peut être utile pour des activités... Plus ou moins légales."

L'arrière-goût amer et ô combien reconnaissable de la première bouchée qu'il avait avalée lui fit pousser un juron, et il but une grande rasade afin de mieux faire descendre le tout.

"Du rat... Évidemment..."

Il continua tout de même son repas. La faim le tenait, et il avait déjà mangé du rongeur. Il ferait le difficile une autre fois.

"C'est clair que, quand t'auras une bestiole aussi grosse à tes côtés, bavant et grognant autant qu'un de ses putain de fangeux, les gens y réfléchiront à deux fois avant de chercher à jouer les nob' chevaliers courageux."

L'attention de Jayce fut détournée un instant par la bagarre qui avait enfin éclaté. Il jaugea la situation d'un regard, mais il semblait qu'elle finirait aussi vite qu'elle avait commencé, à en juger par l'état du bonhomme étendu sur le sol.

Il revint à son voisin pour répondre à sa question.

"Tu te méprends, l'ami. Je suis pas venu à ta table pour une raison particulière. C'est juste qu'il y avait à côté de toi l'une des dernières chaises libres."

Il jeta un regard à une autre chaise inoccupée, à la table de trois individus à la mine grise et au regard de fripouilles ayant besoin de se passer les nerfs sur le premier venu.

"Et honnêtement, j'ai beau savoir me débrouiller avec ma hache, je préfère provoquer le mécontentement d'un seul gars plutôt que de trois. Sachant qu'avec le chiot," dit Jayce en pointant l'animal de sa main tenant la fourchette, "Y'a plus de chances que tu veuilles pas chercher la merde et que tu supportes ma compagnie quelques instants."

Il lâcha un grand sourire à l'homme en face de lui, une étincelle dans le regard.

"Sinon, j'm'appelle Jayce, un plaisir l'ami."

Il fit passer sa main au dessus de la table, la tendant vers l'homme au chiot, et attendit sa réaction.

L'homme en face de lui se fit servir en premier et Ocre pinça des lèvres. Il regarda la serveuse qui leva les yeux au ciel et se redirigea vers le bar. Lorsque l'autre glissa le mot de légalité le bandit resta impassible mais il observait attentivement entamer son plat de miséreux. Finalement il avait bien fait de commander du poisson.

Le chiot regardait avec envie la nourriture du borgne mais Ocre le retenait de sa main gauche avec une force plus importante qu'il y a quelques instants. L'inconnu tourna la tête lui révélant son profil balafré à l’œil laiteux. Quelles étaient ses réelles intentions ? Il n'y avait rien à sonder dans son œil mort...

Sa soupe de poisson glissa devant lui mais il ne la vit presque pas. La menace sous entendue du truand l'avait choqué pendant un bref instant. Il avait l'air dangereux mais la façon aisée et joviale avec laquelle il se présentait et menaçait son bien mit Ocre en rogne.

“Jayce hein ?”

Ocre quitta sa position confortable et se pencha en avant pour regarder l'homme dans le blanc de ses yeux. A vrai dire Ocre n'était pas non plus beau à voir, son visage émacié rongé par sa propre barbe lui donnait un air de cadavre, mais de cadavre énervé.

“T'es un peu trop confiant à mon goût. Et pas très subtil aussi.”

Il serra brièvement la main tendue et piocha dans la soupe avec sa grosse cuiller puis poussa un soupir dégoûté. Ce poisson était insipide et même si c'était un repas chaud le petit malin en face de lui ruinait son repas tranquille. Il engloutit plusieurs bouchées bruyamment et avec avidité, comme si on allait lui voler son plat mais son manque de manières n'indisposa personne dans la salle. Puis il regarda Jayce en enlevant les arêtes de sa bouche.

“Moi c'est Ocre. Juste Ocre, comme toi. Et comme toi j'sais m'débrouiller avec une hache.” dit-il en envoyant le cartilage par terre d'une pichenette.

Il regarda les tables autour. Le gusse n'avait pas menti, le Goulot en entier semblait avoir décidé de diner Aux Six Roses ce soir. Quand il était entré il y avait d'autres tables libres, mais peu après lui un gros flux de clients affamés s'était installé. Le bandit se mets à écraser du poisson méthodiquement avec sa cuiller alors qu'il reprend la parole.

“T'sais Jayce, si t'es pas un gentil luron d'Marbrume faut pas l'faire comprendre à n'importe qui. Surtout en ce moment... Je sais pas si t'étais là y'a deux mois, mais c'était pas beau à voir.”

Une fois fini il posa sa cuiller et poussa son plat en direction du chiot qui était toujours prisonnier de la poigne d'Ocre. L'animal ne se fit pas prier et lécha le bouillon. Le chien mordilla aussi dans le poisson ramolli mais avait du mal à manger à cause de sa dentition sous développée. Le bandit avait délibérément attendu pour que sa bête ne se brûle pas. Ocre le regarda faire un instant d'un regard tout sauf maternel. Puis il se remit à caresser le chiot qui était très concentré et toisa le borgne d'un air mystérieux.

“Dis voir, t'as déjà croisé un fangeux Jayce ? J'veux dire, de près ? C'est eux qui t'ont bazardé l’œil comme ça ?”

Au fur et à mesure que Jayce parlait, l'homme en face de lui semblait de plus en plus énervé. Peut-être aurait-il à se battre finalement. Il soupira. Il avait beau essayait de montrer un visage amical, les gens s'évertuaient parfois à le juger menaçant. Il était vrai que sa carrure et sa face de truand n'aidait pas mais... Il avait cru que dans un tel milieu, les gens étaient habitués à ce genre de détails. Visiblement, non.

"Confiant ? Oui, assurément, je le suis. Confiant en moi-même, parce que je suis bien la dernière personne sur laquelle je peux compter. Quant à la subtilité... Seuls les nobles prennent la peine d'être subtils dans un monde aussi ravagé que le nôtre. Je n'ai pas vraiment de temps à perdre en courbettes et flatteries."

Il écouta le nom de l'homme et sourit à nouveau.

"Tiens donc, Ocre, on sait tâter de la hache ?"

Cela l'amusa. Peut-être avait-il affaire à un autre ancien bûcheron ? La coïncidence aurait été exceptionnelle. Mais il en doutait. Ocre n'avait pas vraiment la carrure. Oh certes, il semblait tout de même costaud, le bougre, mais il n'avait pas les épaules de quelqu'un qui coupait et soulevait du bois à longueur de journée.

"Je compte pas cacher que je suis pas d'ici. J'vais pas le crier sur les toits, mais j'vais pas non plus le cacher. Si y'a quelqu'un à qui ça pose un problème, qu'il vienne, et ma hache se chargera de le faire taire."

Jayce avait prononcé ces mots d'un ton léger, mais la froideur de son regard montrait qu'il n'hésiterait pas une seconde à les mettre en application.

"Y'a deux mois ? Et bien, je suis arrivé en Septembre. Peu avant qu'ils ne ferment les portes. Mais honnêtement, j'étais plus occupé à trouver à becter qu'à faire attention à ce qu'il se passait autour de moi."

Les dernières questions d'Ocre effacèrent tout sourire du visage du borgne, et sa mine s'assombrit.

"Les fangeux... Ouais... J'ai déjà pu croiser ces salopards."

Il balaya l'air d'un revers de main, coupant court à toute interrogation supplémentaire, et son sourire réapparut.

"Haha, non, mon œil, c'est pas eux qui me l'ont pris. Ça, ça m'est arrivé quand j'étais mioche. Mais la bestiole a plus mal fini que moi, je peux te l'assurer."

Avisant les derniers bouts de viande restant dans son bol, il poussa celui-ci vers Ocre.

"P'tet' que le chiot préfère la barbaque," dit-il en justification.

A vrai dire, il donnait son plat autant à l'animal qu'au propriétaire. Il appréciait les gens francs, et Ocre semblait en faire partie. Et puis, il ne pouvait pas détester quelqu'un qui aimait les animaux, quel qu'en soient les raisons.

S'enfonçant dans sa chaise, il saisit son hydromel pour la siroter doucement, tout en continuant la conversation.

Il avait bien choisit son moment, car un plat frôla son visage pour venir se briser contre un mur non loin. Du côté de l'âtre, la bagarre commençait à prendre de l'ampleur, et de plus en plus de gaillards commençaient à la rejoindre, sous les cris du tavernier qui appelait au calme.

Jayce gueula une injure vers le groupe, bien trop occupé à se foutre sur la gueule pour faire attention à lui. Il ne faisait aucun doute qu'il restait peu de temps avant que les belligérants commencent à utiliser le mobilier. Et les armes allaient suivre. De nombreux hommes portaient des dagues ou des armes diverses au côté, et leur souvenir finirait par se frayer un chemin jusque dans la cervelle rabougrie de leurs porteurs. Dans moins d'une demi-heure, plusieurs hommes seraient morts, et le tavernier aurait à compter les dégâts.

"Décidément, ce quartier tient ses promesses," grommela-t-il.

Ainsi Jayce était relativement nouveau à Marbrume, néanmoins il ne devait pas vraiment être arrivé longtemps après Ocre. Lui avait eu le temps de visiter un peu la ville avant que le duc ne condamne les de Sarosse. Il n'avait pas vraiment vu la scène lui-même à vrai dire, mais c'était la première fois qu'Ocre avait entendu que les nobles pouvaient s'entredéchirer de la sorte. Comme quoi les Hommes restaient des Hommes, surtout lorsque les monstres hantaient ce qui leur appartenait autrefois - la terre, les champs, les bois.

Le borgne ne semblait pas vouloir élaborer et c'était tant mieux. Il n'avait pas posé la question par curiosité, il se fichait complètement de la vie d'un énième truand. Tous ceux qui vivaient à Marbrume avaient perdus quelque chose et la ville n'était qu'un recueil de corps et d'âmes brisées. Il voulait savoir simplement si Jayce était quelqu'un de compétent.

“Des salopards ? C'est amusant ce que tu penses d'eux...” lâcha-t-il sans élaborer, piochant lui aussi dans son bouillon, sans que le chiot ait l'air de se rendre compte que son maître piquait dans son plat.

“Un conseil, t'es pas obligé d'm'écouter, mais investis dans un cache oeil. J'veux pas t'dire que t'es moche Jayce, mais passer inaperçu me semble être une bonne idée pour quelqu'un comme toi.”

Ocre hoche la tête et murmure un merci et tend le plat au chiot qui se mets à goûter dans la seconde assiette avec précipitation et excitation. Du moment que c'était lui qui donne le plat au bébé, il n'y avait pas de problème.

La bagarre empira et les yeux d'Ocre roulèrent dans leurs orbites. Il voulait que la bestiole finisse de manger avant de partir. Mais qu'allait-il faire de Jayce ? Le brouhaha ne faisait que croitre et surement leur discussion n'allait plus pouvoir continuer normalement. Ocre n'entendait déjà plus le chiot manger dans les deux assiettes et les protestations et autres cris allaient couvrir leur voix à tout deux. Le bandit soupçonnait même de l'activité à l'extérieure. La milice allait-elle intervenir ? Le barbu ne savait pas vraiment mais il ne voulait pas en rester là. Peut-être qu'il pouvait se servir du borgne.

“Combien de gens t'as tué Jayce ? Plus de gens qu'il n'y a dans cette taverne ?” demanda soudain le bandit en levant le doigt et continuant à caresser le chiot de l'autre main. Son regard était froid et calculateur et il semblait, pour la première fois, très attentif à ce que Jayce allait dire.

Il n'eut pas le temps d'entendre la réponse, du moins immédiatement, car un pauvre marbrumeux s'écrasa sur leur table, la renversant sous le choc. Le bandit eut juste le réflexe de saisir le chiot et de le soulever pour ne pas qu'il chute et qu'il se fasse écraser par le poids de l'Homme. Les plats se répandirent sur le sol de la taverne et aux pieds des clients restés en arrière. Ocre souffla. La catastrophe était passée à ça près...

“On dégage. Cet endroit me plombe.”

Jayce avait haussé les épaules après la réponse d'Ocre.

"Amusant, j'sais pas. Mais c'est c'que je pense."

Et quand ce dernier lui conseilla de mettre un cache-oeil, il secoua la tête.

"Non, hors de question que je mette un de ces machins."

Alors que la bagarre empirait, la conversation devenait de plus en plus difficile tandis que les beuglements augmentaient en volume sonore. Jayce jura. A ce rythme, mêmes les miliciens allaient finir par porter leurs couilles et se ramener dans le quartier ; Et pour sûr, ils n'allaient pas faire dans la dentelle. Il vit au regard d'Ocre que celui-ci pensait probablement la même chose.

Sa dernière question surprit le borgne. Combien d'hommes il avait tué ? C'était quelque chose qu'il n'était pas prudent de demander à n'importe qui. Il regarda cependant autour de lui, histoire d'évaluer le nombre d'ordures présentes dans l'établissement.

Il n'avait jamais été très bon en mathématiques, mais la taverne était si bondée que la réponse ne laissait pas vraiment de doute. Il se pencha légèrement vers Ocre pour répondre.

"Non, j'ai pas tué autant de -"

Sa phrase fut coupée par l'homme qui vint s'écraser sur leur table, la fracassant au passage. Celui-ci avait une dague plantée en pleine poitrine et les yeux révulsés. Jayce soupira ; les choses sérieuses venaient de commencer. Il valait mieux ne pas traîner, avant que cela ne tourne au massacre. Aussi accueilli-t-il la remarque du barbu avec joie.

Les deux hommes se levèrent et filèrent vers la sortie.


Deux silhouettes sombres s'engouffrèrent dans une ruelle, tandis que derrière eux un contingent de miliciens entrait en trombe dans la taverne.

Les sons de l'acier qui s'entrechoque et les hurlements de douleur ne faisaient que confirmer à quel point le chaos régnait à l'intérieur.

Jayce lâcha un rire et se tourna vers Ocre, qui tenait son chiot dans les bras.

"Pour répondre à ta question, je suis loin d'avoir tué autant d'hommes. En revanche, j'en ai crevé plus que j'ai de doigts. En comptant les doigts d'pieds."

Il s'enfonça dans la ruelle, levant les yeux vers le ciel. Un fin espace entre les toits laissait filtrer la lumière nocturne. Des nuages noirs empêchaient de voir la moindre étoile, et seule la lune donnait une lueur blafarde à la scène.

"Dis moi, Ocre, t'as un endroit où crécher cette nuit ? Parce que moi pas."

Jayce avait d'abord pensé dormir au Six-Roses, mais au vu des récents événements, ce n'était plus une option. Il avisa donc Ocre, dans l'espoir que celui-ci ait une idée.

Il regarda d'un air étrange la lame plantée dans le cœur du client de la taverne. L'homme avait la bouche ouverte et essayait de respirer mais sans doute qu'il ne goutait qu'à son propre sang. Il détourna le regard, sans accorder le soulagement à l'homme qui était bloqué sur la table renversée. Il suivit Jayce avec son chiot qui avait du interrompre son repas.

La chance où une sorte de sixième sens semblait les avoir averti. Une demi-douzaine de miliciens, dont l'un d'entre eux portant une torche, arrivèrent alors qu'ils étaient déjà à plusieurs mètres de l'enseigne. Quelques secondes de retard et ils auraient pu avoir affaire à la milice. Certes ils n'avaient pas participé à la bagarre... mais Ocre ne voulait prendre aucun risque. Il ne voulait pas qu'un éclair de génie traverse un des gardes et qu'il reconnaisse soudainement son visage.
Les chances étaient infinitésimales. Il fallait un témoin qui se souvienne de son visage et qu'il le rapporte à Marbrume. Il n'avait jamais été seul.

Mais cette possibilité était un germe de doute et il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une once de méfiance. Il détourna la tête, dissipant le groupe de militaires et s'enfonçant dans l'ombre. Il faisait noir et Jayce était devant lui. Ils étaient tous les deux seuls dans la ruelle. A une exception, une troisième présence au cœur battant sur le torse d'Ocre haletait. Le chiot avait la langue qui pendait et l'air heureux. Il avait du bien plus apprécier son repas que les deux truands. Il était dans les bras de son nouveau maître, au chaud. Pour lui ce soir était sans doute le zénith de son existence. Il avait du vivre une vie de froid et de faim auprès du mendiant, qui avait sans doute mangé la mère pour survivre et n'avait pas eu les couilles de faire le même sort au bébé.

Un instant Ocre s'oublia et contempla l'expression béate et simplette de l'animal. Il se souvint de sa nièce, qui aurait adoré jouer avec un chiot aussi jeune.

Il leva la tête quand Jayce lui répondit. Il avait momentanément oublié la question qu'il avait posé et reprit contenance dans l'obscurité. L'estimation que lui donna Jayce ne fit que le rendre silencieux, et regarder le borgne avec la bouche légèrement entrouverte.

“Dis donc, tu es... plus violent que c'que je pensais.”

Il se gratta la joue du bout du doigt et regarda pensivement le borgne contempler le ciel. Lui-même avait tué... deux personnes. La première fois il avait agi par impulsion sans avoir eu le temps de réfléchir. La deuxième fois, il avait donné l'ordre aux chiens. Mais le type en face de lui disait qu'il avait tué... plus de vingts personnes ? Et apparemment il avait tué la bestiole qui lui avait ravagé la face.

“J'ai dormi Aux Six Roses il y a trois jours, puis dans la rue avant-hier et hier soir j'ai repris une chambre minable au Port. Si tu veux une chambre regarde par là. Si t'es calme les pêcheurs t'acceptent et font parfois payer moins cher qu'au Goulot, qu'es bondé de crevures comme nous.”

Il fronça les sourcils et regarda Jayce avec curiosité. Initialement il se fichait complètement de l'homme et de son intrusion, mais petit à petit il le soupçonnait d'être un criminel (il en était... certain). Mais il n'avait jamais croisé quelqu'un qui affirmait avoir autant tué. Avait-il affaire à un meurtrier ? Que l'homme tue était un bonus - cela signifiait que Jayce pouvait agir. Mais tuer excessivement était un trait dangereux.

“Tu m'as répondu sérieusement ?” demanda Ocre avec un air perplexe.
“Parce que tu vois Jayce, j'vais pas retourner ma veste et te dire qu'j'suis un gentil, mais tu bats tous les records que je connaisse. P't'être que tu devrais t'calmer. Tuer autant ça laisse des traces. A moins que t'ai compté les mordeurs.” le bandit se lécha les lèvres puis grogna. “Hmm. Je sonne comme un vieux chieur. Fais c'que tu veux, c'est juste un conseil. J'vais pas t'apprendre quelque chose.”

La remarque d'Ocre le fit tiquer. Le chiffre était-il impressionnant à ce point ? Aux cours des derniers mois, tout avait si rapide, si brusque. Il s'était contenté de survivre au jour le jour, sans regarder en arrière, et n'avait jamais pris le temps d'y penser.

Maintenant qu'il y réfléchissait avec un peu de recul, il réalisa qu'il n'avait pas le moindre remord. Il ne faisait aucun cauchemar torturé, il n'avait pas l'esprit assombri par des pensées obscures, il ne revoyait pas le visage des hommes qu'il avait tués... A vrai dire, il ne se souvenait même pas des visages des plus anciens.

Jayce pris un instant pour réfléchir. Était-ce normal de n'éprouver aucune culpabilité ? Il avait le sentiment que oui. Après tout, il faisait ça pour survivre. Il n'y avait aucune méchanceté quand il tuait. Il faisait ça seulement pour l'argent que cela pouvait lui rapporter. Et jamais il n'y avait pris un plaisir particulier, ni fait souffrir plus que nécessaire.

"J'ai répondu sérieusement, oui," dit-il en hochant la tête.

Il dévisagea Ocre. Celui-ci le regardait avec plus de curiosité que de peur. Tant mieux. Il n'avait pas envie de tuer une première fois non pas pour l'argent, mais par crainte d'être dénoncé. L'envie de finir pendu, ou pire, banni hors de la cité, ne le démangeait vraiment pas. Il lâcha un sourire, soulagé de ne pas avoir à tuer un homme qu'il commençait à apprécier. Et puis, qui se serait occupé du chiot ? Lui ? Certainement pas.

On dit que les yeux d'un homme sont le miroir de son âme. Peut-être que pendant ce court instant, le regard de Jayce avait reflété ce qu'il avait envisagé de faire. En tout cas, son visage n'avait rien laissé paraître, et le sourire sur ses lèvres était resté intact. Il poursuivit donc tout naturellement la discussion.

"Ne t'en fais pas pour les traces," répondit-il. "En réalité, j'ai tué peu de gens depuis que je suis arrivé en ville. Pour la majorité, c'était pendant que je traversais le pays, en fuyant les pue-du-bec. Et tous des bandits ou hors-la-loi. Donc de manière tout à fait légale."

Quant au mordeur... Il avait tenté d'éviter toute confrontation avec eux, les considérant bien plus dangereux - et mortels - que de simples humains. Il ne pouvait donc pas s’enorgueillir d'un tableau de chasse très rempli.

"J'ai pas compté les fangeux. J'pense pas qu'on puisse les considérer comme des "gens". Mais de toute façon, j'en ai eu qu'une paire. Je n'aime pas vraiment l'idée de les combattre."

Il bailla. Le sommeil commençait à le gagner, et il allait falloir qu'il se mette en quête d'un endroit où dormir.

"Le port, tu m'as dit hein ? J'crois que je vais suivre ton conseil, Ocre."

Il se tourna vers celui-ci.

"Je pense qu'il est temps que je te quitte, l'ami. J'imagine qu'on se recroisera si tu traînes dans le Goulot, de toute façon. C'est mon lieu de travail, si on peut dire."

Il souffla un rire, s'apprêtant à prendre congé.

Dans le noir non étoilé du Goulot seul l’œil laiteux de Jayce était bien visible et le bandit n'eut rien à observer d'intéressant. Il gratta le crâne du chiot et se racla la gorge. Il ne mentait sans doute pas, mais de toutes façons Ocre n'avait aucun moyen de détecter la vérité à part avec son instinct, et ce dernier lui disait que Jayce ne mentait pas. Mais le petit rond blanc qui soulignait le visage de l'homme à la hache était particulièrement bizarre et inquiétant dans l'obscurité.

Il serra le chiot un peu plus fort dans ses bras quand le truand en face de lui expliqua qu'il avait surtout tué des hors-la-loi. Était-ce possible ?..

“Non c'est pas des gens, c'pour ça qu'ça m'étonnait que tu dises que ce soit des salopards.” il baissa les yeux pour regarder une fois de plus son nouveau compagnon et continua d'un ton sombre, “Rien de plus qu'un animal. Même plus stupide encore.”

Le chiot avait beau être adorable, Ocre n'avait aucun état d'âme pour les animaux. Ils lui avaient toujours obéis, il savait les dresser, et il savait comment ils se comportaient. Les fangeux agissaient toujours pareil. Ce comportement mécanique et prévisible lui assurait que les mordeurs n'étaient que des bêtes. Plus nombreuses, plus fortes, mais leur existence ne le terrifiait pas. Pour sur en croiser un lui donnait des frissons comme à tout le monde, mais beaucoup d'autres animaux étaient eux aussi terrifiants. Un ours, un scorpion, une meute de loups...

Et pourtant ils restaient des animaux. Le bandit était convaincu de sa supériorité innée. Mais lorsqu'il voyait Jayce, il savait que c'était ce genre d'individus dont les gens devaient se méfier, encore bien plus que les mordeurs. Encore bien plus que lui ? Ocre ricana silencieusement. Il était du même genre que le borgne après tout.

Il posa son chiot à ses pieds et ce dernier perdit l'équilibre et s'effondra. Ocre voulait les mains libres. Il renoua sa queue de cheval tout en gardant le chien au niveau de ses pieds, qui essayait de tenir debout mais n'arrivait qu'à ramper misérablement sur les bottes de son maître. Le bandit regardait son chiot essayer de se déplacer. Ses mouvements étaient secs et forts et on aurait dit qu'il cherchait à s'arracher les cheveux. Fils d'un maître-chien, Ocre donnait quelques semaines avant que son acquisition puisse courir tout seul. Au moins il n'avait pas à lui tenir la patte pour qu'il apprenne cela. Les autres tours qu'Ocre allait lui enseigner seraient plus fastidieux.

“Tu te souviens de ceux que tu as tué ?” demanda subitement Ocre. Il fit résonner un ton grave dans la ruelle. Son faciès n'avait pas pris une expression de colère menaçante, mais son visage était sérieux et attentif. Il n'y avait rien d'amical comparé au sarcasme presque joyeux qu'il avait employé dans la taverne. “J'avais une bande - une famille. Quand les fangeux ont pullulé dans la région j'les ai perdus de vue. Ce serait dommage que t'aies tué mes potes Jayce.”

Ocre saisit le chiot par le cou d'un mouvement brusque et l'animal émit une protestation de douleur. L'ex-bandit regarda le borgne avec une expression étrange. Il hocha la tête et rajouta après un instant de réflexion :

“Enfin, mieux vaut que ce soit toi que les mordeurs.”

Il était bien conscient que son tact était absent mais Ocre ne faisait pas dans la dentelle. Il se retourna pour regarder l'enseigne de la taverne et cracha un glaviot silencieux alors que la milice sortait des lieux avec des clients ligotés. Le bandit commença à s'enfoncer dans la ruelle pour mettre le plus de distance possible entre les forces de l'ordre et lui.

“Comme tu dis l'ami.”

"Je vais p'tet' te décevoir, mais non, je ne me souviens pas d'eux", répondit le borgne. "Ou, du moins, je ne me souviens pas des plus anciens."

Les gens que Jayce avait tués ne s'inscrivait pas dans sa mémoire comme des événements particuliers. Il se souvenait plus ou moins de ceux qu'il avait tué cette semaine, tout comme il se souvenait plus ou moins de ce qu'il avait pu manger ces derniers jours.

"Donc... Ouais, il est possible que j'ai tué certains de tes anciens amis. J'sais pas, et honnêtement, je ne pense pas que ce soit important désormais. On est tous des survivants dans cette ville. Tout le monde a perdu au moins un proche. Mais, franchement, essayer de trouver un responsable à tout ça me paraît une perte de temps, voire même une source potentielle de dangers."

Il haussa les épaules.

"Mais je ne suis pas là non plus pour te donner des leçons."

Il marcha silencieusement jusqu'au prochain croisement, et se tourna vers Ocre, tendant la main pour la lui serrer.

"Il est temps que j'me tire, Ocre. A la prochaine, l'ami."

Il lâcha un dernier sourire, puis tourna les talons pour se séparer de l'homme et du chiot, s'enfonçant dans une ruelle étroite sans un regard en arrière.

HRP: