Rencontre familiale émouvante. [Barral]

Je me balade à cheval dans les rues. Ben quoi ? C'est une des rares choses que j'arrive à pas mongoliser sous alcool. Faut mieux, c'est une des rares sources de thune qu'il nous reste, les chevaux. En élever, en dresser, en vendre. Bienvenue en temps de crise post-Fangeux. J'ai passé le cap du choc de voir toute ma vie chamboulée. Les rues de Marbrume ont totalement changé en un an. La valeur des choses aussi. Tout ce qui est loisir en a pris un gros coup dans l'aile. Sauf la prostitution. Ca ça va. Mais j'aimerais pas être agence de voyage ou fabricant de cercueil - vu que tous les cadavres ont tendance à finir au feu.

La justice ? Ah ça ça va. Ca tourne à tour de bras. Quand on les bannit pas on y fout le feu. Je reviens toujours de ces affaires là avec les fringues qui sentent le graillon. Les gens avaient moins besoin de devenir voleur ou meurtrier, avant, et on peut pas tous les bannir non plus. Un tas de gens violents et désespérés à tourner autour des murailles ? Tsss, pas bon. Enfin je suis les consignes. Mais j'ai comme une légère sensation de décoller de la réalité quand je signe de la paperasse devant des types en train de brûler. Ou d'être pendus. Je te jure, certains jours j'ai l'impression d'être le mec qui compte les cochons en train de sortir de l'abattoir. Une fois où j'étais très saoul j'ai mis un joyeux coup de pied dans un morceau de bras calciné qui traînait par terre. Comme je suis encore bien énervé pour mon âge, je l'ai envoyé sur le toit derrière. Un joyeux coup de pied, je t'ai dit. Je sais pas si quelqu'un est allé le descendre de là. Peut être qu'il y est toujours.

Bref, là je déambule en ville sur un quatre ans tout nerveux. Je prie vaguement pour avoir la sobriété nécessaire afin de maîtriser l'animal si un truc l'effraie - genre un papier par terre ou de la peinture en train de sécher. Et là qui je croise ? Mon "fils".
Je vais l'appeler comme ça parce que c'est plus simple. Mais je me fais pas à l'idée. Ma soeur m'a parlé de la gourmette. Je me souviens plus des détails vu que je devais être salement amoché pour accepter qu'elle aborde le sujet, mais elle y est revenue, comme le chien revient à son vomi. Qu'est ce qu'elle a pu me faire chier ! Et je dis ça alors que d'habitude on s'entend très bien. Avoir un neveux dans la nature l'a ému. Moi pas. Enfin pas comme ça. J'ai pas envie de connaitre intimement un fils de pute, et qu'il m'appelle "papa". Un homme adulte, inconnu, borgne et armé. Et le seul souvenir, la seule image que j'ai de lui, c'est la petite traînée gluante que j'ai vu en me retirant de sa mère. Coucou fiston.

Donc au début j'étais dans le déni total. Puis ma soeur m'a fait chié avec des preuves, et de me demander où j'ai rencontré la mère pour qu'elle aille vérifier et... ma soeur dans un bordel ? A poser des questions sur une histoire de quéquette vieille de plus de vingt ans ? Tu imagines comme j'ai dit non. Pendant des semaines. Mais elle m'a tellement emmerdé avec ça que j'ai fini par me dire "OK, Gazelle a donné la gourmette au gamin parce qu'il est de moi". Mais du coup je me sens volé. J'aurais jamais dû être au courant. Elle aurait jamais dû lui donner ça. Maintenant j'imagine aussi un petit garçon qui aurait couru dans le jardin avec Luna, et ça aussi ça fait chier. Donc j'ai gardé le silence. J'ai pas cherché à le revoir.

Et je l'ai sous le nez, maintenant, il me fixe comme un con. Il m'a reconnu. Je pourrais lui dire poliment que j'ai des bannis à bannir, noblesse oblige, tout ça, et il fermerait bien sa gueule et voilà. Je pourrais, ouais, comme je veux. C'est moi le patron. Ouais.

- Faut que je te parle. Si tu veux bien ?

Mais en vrai on est un peu des sensibles dans la famille.

Cela devait faire des heures que Barral se trouvait là à décharger du matériel. Le sergent depuis son retour de Labret prenait un certain plaisir à l'assigner à toutes sortes de taches les plus ingrates les unes que les autres. Le borgne n'était que rarement parti en mission depuis son retour. Il faisait le dos rond en attendant d'être à nouveau dans les bonnes grâces des gradés se montrant très docile. Bien plus que nécessaire surement. Mais il voulait tellement qu'on oublie que son nom avait été associé au meurtre de "La Bouliche".

Son dos, lui, n'était pas prêt d'en oublier les conséquences et arborait encore les cicatrices des coups de fouet reçus. Zébrures rosées et encore sensibles qui parfois l'élançaient douloureusement. Il ne s'était jamais plaint.

Ce jour-là donc, le sergent avait décrété un inventaire des dépôts qui se trouvaient dans les pieds des tours de la muraille interne. C'était fou tous les objets utiles et inutiles qui pouvaient s'y trouver. Bien entendu on entreposait là, des choses nécessaires en cas d'attaque depuis que la ville était debout, mais depuis plus d'un an, c'était surtout en prévision d'une apparition de Fangeux, comme celle qui avait eu lieu dans la Hanse.

Son groupe se trouvait près de la tour la plus proche de la porte qui menait à l'Esplanade. C'était leur dernière tour à inspecter et enfin leur journée s'achèverait. Dans la charrette on avait entassé pêle-mêle de vieilles armes rouillées qui avaient besoin de retrouver une seconde jeunesse , - avec le manque de matière première autant essayer de récupérer un maximum de chose, et puis tout un tas de détritus. C'est alors que le borgne l'aperçut lui, ce père qui ne semblait pas donner signe de vie depuis leur entrevue provoquée, sur un cheval qui paraissait nerveux. Barral, bien qu'il ne l'avait vu qu'une seule fois le reconnut sans peine, c'était le même sang qui coulait dans leurs veines. Il y eut un instant de flottement.

- Et Trell c'est pas le moment de rêvasser, y'a encore du boulot.
- Ça va, ça va. J'ai cru voir quelqu'un...
- Ouais on croit tous voir quelqu'un mais ne pense même pas à franchir la porte, on a rien à y faire. Le Sergent a été très clair à ce sujet.
- Je sais.

Barral se remit au travail. Une caisse de torches. Des flèches. Des cordes. Savoir que son père se trouvait à quelques mètres de lui le perturbait. Malgré la mauvaise impression laissée lors de leur première rencontre, il ne désespérait pas de réussir à avoir une discussion sérieuse avec lui. Il ne se voyait pas cependant lui imposer de force sa présence. Le cavalier sur sa monture était à présent tout proche.

- Hé ! Trell, il te veut quoi le prévot ?
- J'en sais rien.
- T'as pas fait d'histoire au moins ?
- Nan...mais laisse je vais lui parler. Rentrez sans moi on a terminé de toute façon.

Barral attendit que ses collègues s'éloignent en direction de la caserne pour se tourner vers le noble. Au moins cette fois il ne l'avait pas traité de "petit con". Il y avait un semblant de progrès dans leur relation.

- Bonjour Monsieur le prévôt.

L'appeler père ou papa ne serait pas pour sitôt. Et puis certainement pas en pleine rue devant les gardes de la porte, qui d'ailleurs étaient en train de se rapprocher d'eux.

- Bien entendu que j'aimerais bien discuter. Hum...par contre il faudrait peut-être leur dire à eux de ne pas s'énerver si je dois vous suivre.

Sujet: Re: Rencontre familiale émouvante. [Barral] Mer 1 Mar 2017 - 19:27

C'est un peu vexant que mon propre sang se fasse bolosser par des grouillots de miliciens. C'en est un lui même, évidemment, mais il en a pas fait exprès. Il pouvait pas savoir. C'est déjà bien qu'avec le passif il soit pas un gueux absolu, qu'il ait une place dans la société. Moi j'imagine que si je me retrouvais déchu de mon rang, je trouverais un moyen, n'importe lequel, pour pas vivre comme un roturier. J'ai ça dans le sang. Par mariage, certes, mais c'est contagieux. Les autres, ces visages tristes qui n'ont pas le droit de me dévisager dans la rue, je suis pas comme eux.

J'ai besoin de celui là pour m'escorter jusqu'au gibet Est. Je vous le rends quand j'ai fini.

Je montre Barral du doigt à ce que j'estime un chef. Ai je besoin de me justifier ? C'est les gens qui ont tort qui se justifient. Donc non. Et je compte sur ma réputation de soiffard pour qu'on m'embête pas trop. Ca met toujours les petites gens dans l'embarras, un noble bourré. Il fait des scandales et on a pas vraiment le droit de l'engueuler. Le supposé chef hausse des épaules. Ca veut dire oui. Ou pas. je m'en fous.
Le cheval s'agite, piétine, je pose ma main sur son encolure en marmonnant un truc genre "on repart pas tant que t'es pas calme". Cet animal je le connais depuis sa naissance, et sa mère aussi. Mon odeur est aussi familière que celle de son seau à avoine. Contrairement à ce type brun en train de me regarder.
Et je repars. le mec me suit. Je suis un peu saoul, mais pas assez pour être complètement inconséquent. Du coup je m'inquiète. J'ai répété plein de conversations potentielles dans ma tête, mais y en a aucune qui me semble appropriée là. Puis toute l'histoire tourne autour du fait que je suis allé aux putes. C'est triste mais c'est comme ça. Et ça me gêne.

Ce que je voudrais dire, c'est quelque chose de vrai. Ce mec que je connais pas mérite au moins ça. C'est dur à trouver. On s'est mis à marcher depuis trois secondes, on a à peine fait dix mètres, je suis déjà oppressé par le silence. J'ai cherché à ce que ça soit pas vrai. Ca partait sur une intuition de ma soeur en plus, c'est assez mince comme test paternité. Mais l'histoire colle. Les dates collent. J'ai vérifié. Comme je tiens pas un journal de ma pine, j'ai eu du mal, mais ça colle vraiment bien. Et il me ressemble. En plus beau. Mais ça c'est peut être mon cerveau malade qui extrapole.

Euh... tu... je voulais pas être inélégant, je ne savais pas que tu... que tu existais. Ce n'est pas...

On ne saura jamais ce que ce n'était pas, parce que je n'ai jamais fini ma phrase. J'ai perdu le fil en court de route, trop noyé dans ma propre honte. Tout ce que je trouve, c'est de l'auto-justification, ce que je m'étais justement promis d'éviter. Il s'en fiche probablement que je sois allé aux putes, ou il m'en veut de mon manque d'honneur. Dans les deux cas j'ai pas besoin de perdre mon souffle à revenir là dessus. Mais j'ai le cerveau dans les fraises. Je suis là sur mon cheval à marcher vers le bureau où je travaille, parce que j'ose pas le ramener chez moi.

Comment va ta mère ?

Normalement, dans ma tête, ça sonnait comme de la sollicitude touchante. Mais en fait non. Trop pas. Je redoute secrètement qu'il me demande de l'argent. Ca me mettrait dans une situation compliquée. Mais je m'en veux d'avoir cette mentalité de connard. J'avais qu'à pas aller aux putes, si je voulais pas du mouflet.

Sujet: Re: Rencontre familiale émouvante. [Barral] Jeu 2 Mar 2017 - 18:50

Au gibet Est ! Rien que ça ! Au moins le baron Montoya donnait une raison à peu près crédible qui justifiait que le borgne l'accompagne. Barral vit bien que ceux de la porte n'étaient pas vraiment ravis de se faire remplacer par un de l'externe. Du moment qu'on ne l'empêchait pas de suivre son père...d'ailleurs de quoi allait-il bien pouvoir lui parler ? Cela faisait des années que l'ancien marin vivait et se débrouillait seul sans l'aide de personne. Et il lui faudrait sans doute un peu de temps pour qu'il se fasse à l'idée qu'il avait un père. Et que ce père n'était pas n'importe qui !

Les deux hommes n'avaient rien en commun si ce n'est cette ressemblance frappante. Leur éducation était radicalement opposée. Il n'était même pas certain qu'ils soient en mesure de se comprendre. Barral observait les richesses du quartier. C'était la première fois qu'il venait là. Et s'il était impressionné, il comprenait aussi pourquoi la plupart des gens n'aimait pas les nobles.

Si bien que le silence s'installa entres les deux hommes seulement interrompu par le claquement à intervalles réguliers des sabots de la monture sur le sol pavé. Barral ne s'attendait bien entendu pas à un accueil à bras ouverts, le souvenir de leur première rencontre était encore bien présent dans son esprit, où il avait vite compris qu'il n'était que le fruit d'une erreur. Du moins c'est là l'impression que lui avait fait Samuel Montoya vis-à-vis de son comportement. Sauf qu'il était bien trop tard pour changé le cours du temps, mis à part l'éliminer, et encore cela signifierait également de devoir supprimer tous ceux au courant : sa cousine Aelys, ainsi que ses parents...

Le baron essaya de briser ce silence pesant en se lançant dans une pseudo-excuse l'obligeant à lever la tête pour tenter de déchiffrer. Balbutiant des mots sans toutefois parvenir à formuler une phrase bien claire. A croire qu'il en tenait encore une bonne couche. Barral se rappelait encore de la désagréable odeur d'alcool qu'il dégageait la dernière fois. Ainsi donc l'homme avait toujours ignoré son existence?

- Ma mère n'a jamais évoqué votre nom. Ni même votre condition. Pourtant quand elle me parlait de vous je voyais ses yeux briller d'une lueur qui ne trompe pas. Elle vous a aimé de toute son âme. Surement le rêve du prince charmant à présent que je vous connais. Je sais que vous êtes revenus la voir pendant un temps. Elle m'a même raconté qu'elle avait failli se faire virer parce qu'elle vous attendait quand vous n'êtes plus venus...

Si seulement sa mère avait pu entrer en contact à nouveau avec lui est-que les choses auraient été différente à présent ? Peut-être. Ou pas. Barral soupira. Il était inutile de vouloir changer le cours de l'histoire puisque c'était impossible. Mais tenter de rattraper le temps perdu et apprendre à se connaitre, ce n'était peut-être pas encore trop tard pour commencer.

- Elle ne vous embêtera plus. Cela fait cinq années qu'elle n'est plus.

Sujet: Re: Rencontre familiale émouvante. [Barral] Dim 5 Mar 2017 - 17:12

Je ne m'attendais pas à ça. J'aurais jamais imaginé. Pas de la part d'une... professionnelle, quoi. Qu'elle soit morte depuis longtemps, ou qu'elle ait maintenant huit petits enfants, ça aurait été mieux. Pas une histoire comme ça.
Je me suis demandé pourquoi elle avait fini la grossesse. Je suis pas expert dans ces choses là, mais il me semble que les femmes ont leurs propres moyens de s'occuper de ce genre de problème. C'est pour ça qu'elles peuvent faire pute sans recouvrir le monde de bébés. Mais Gazelle ne l'a pas fait. Elle a élevé le petit. Parce que c'était le mien. Ca fait tout drôle. Elle a parlé de moi.

Je rassemble mes souvenirs, mais hélas je suis un gros queutard et l'affaire est vieille. Oui je suis revenu plusieurs fois. D'après mes calculs, Barral a entre 24 et 27 ans. Plus ou moins. Sauf si ça date de l'époque avec le Comte et l'ours empaillé... là il aurait 30 ans. Ouais j'ai bien rigolé avec Gazelle. Entre autre. J'ai bien rigolé avec un sacré paquet de monde. J'étais plus fêtard dans le temps. Et toujours poli avec les dames. Mais je les imaginais au moins aussi cynique que moi. Pas à tomber amoureuse d'un client parce qu'il a eu la politesse de faire un compliment sur la nouvelle coiffure et de faire une petite blague avant de la peloter. Enfin je suis méchant. Peut être que j'ai fait mieux que ça pour convaincre une meuf de garder mon môme. Si seulement j'étais pas un sale connard et que je m'en souvenais !

- Je n'en avais vraiment aucune idée... on imagine pas ça d'une... - là je ferme douloureusement les yeux devant la connerie irréparable que je viens de sortir - ... dame de sa qualité. Elle aurait dû venir me voir !

On devrait vraiment me mettre la tête dans un four, je le mérite. Le passé c'est le passé, elle ne me l'a pas dit. Voilà c'est fait. J'ai juste arrêté de venir quand j'ai décidé de changer de décor. Elle a eu probablement peur de ma réaction. Elle ne m'a pas couru après. J'allais pas la noyer ou je sais pas quoi ! Je suis pas un espèce d'aliéné qui tue les femmes enceintes. Merde.

On peut aller à mon bureau si tu veux. Il est par là. Il n'y aura personne.

Parce que c'est le jour où la cuisinière fait son faisan à la broche, et qu'ils sont tous partis bâfrés. Moi je m'en fous parce que j'ai un appétit d'oiseau. Il reste les larbins, évidemment, mais ils ne comptent pas. Et j'ai envie d'examiner ce garçon au calme, qu'il me raconte sa vie ou je sais pas quoi. Je suis curieux, d'une façon obsédante, à propos de cet inconnu qui peut pas me regarder dans les deux yeux en même temps.

- Mais je te jure que j'aurais aimé être au courant, pour ta mère. Ca a l'air commode de dire ça a posteriori, mais c'est pas... enfin les enfants ça se fait pas tout seul, merde.

Je sors une gourde de mes fontes, où, normalement, il devrait y avoir un écritoire. C'est ma planque pour pas que ma femme jette mon alcool de voyage. Je m'en envoie machinalement une lampée, en pleine rue, sans m'en rendre compte. C'est les émotions.

Sujet: Re: Rencontre familiale émouvante. [Barral] Dim 5 Mar 2017 - 20:53

- On ne choisit pas de qui on tombe amoureux, je ne pense pas vous l'apprendre.

Le borgne continuait de cheminer au côté du cheval du noble. Au final le duo improbable, d'autant plus si on prenait en compte leur filiation, ne se dirigeait pas vers le gibet Est comme annoncé précédemment mais vers le lieu de travail du baron.

- Comment aurait-elle pu vous le faire savoir ? Elle ne savait pas écrire. Il y a un fossé entre vos rangs. Qui l'aurait cru ? Des histoires comme ça il doit y en avoir des centaines. Elle ne pouvait pas passer les portes comme ça. Les gardes ne l'auraient jamais permis. Et puis elle ne connaissait pas votre nom. Le seul objet qui la reliait à vous c'était le bracelet. Elle l'a gardé, caché même, par crainte qu'on la prenne pour une voleuse. Si elle avait pu vous le faire savoir, je pense qu'elle l'aurait fait.

Il ne fallait voir là aucun reproche de la part du borgne. Il n’exprimait que des vérités, voir même laisser entendre que lui aussi était donc un illettré. Le fait est que jamais sa mère n'avait eu connaissance du nom de famille du bel homme qui lui avait tourné la tête. Elle savait simplement qu'il était de la haute.

Le fameux bureau fut enfin en vue. Juste avant d'arriver Barral surprit son père en train de s'enfiler une lampée d'une gourde qui ne contenait certainement pas de l'eau. Il leva les yeux au ciel. Cet homme devait être vraiment malheureux pour boire autant ! Ils entrèrent.

- Vous savez je pense que que si elle avait été plus jeune elle ne m'aurait pas gardé. Mais elle était arrivée à un age où devenir mère était tout aussi risqué que d'ingurgité leur mixture pour ...enfin vous voyez ce que je veux dire. Alors elle m'a gardé. Parce que c'était inespéré. Parce qu'elle vous aimait. On ne refuse pas un don du Grand Serus quand il se présente.

C'était un point sur lequel sa mère avait beaucoup insisté. Elle lui avait inculqué cet amour des Trois. Elle n'avait cessé de lui répéter que ses yeux étaient une bénédiction, un privilège que les Trois lui faisaient. Barral avait toujours eu des problèmes à cause d'eux. Il n'avait jamais accepté d'être différent, source de moquerie perpétuelle.

- Maintenant je suis là. Je ne suis plus un gamin. C'est sans doute tout aussi difficile pour vous que ça l'est pour moi. Mais j'aimerais vraiment apprendre à connaitre mes origines.

Est-ce que son père le voulait aussi ? L'homme avait le pouvoir nécessaire pour le réduire au silence s'il le voulait. Barral en était parfaitement conscient. Il repensa alors à une rencontre faite des mois plus tôt.

- Votre fille ne vous a jamais mentionné son bain dans le port ?

Barral m'explique les réalités de la vie avec grande courtoisie, me conseillant presque de ne pas me faire un ulcère avec cette histoire. Il est bien civilisé pour un milicien. Je me rappelle que je suis pas le premier à faire un bâtard, que ça arrive, et que j'ai le cul assez bordé de nouilles pour que ça ait des chances de pas trop faire de potins – le gamin semble pas du genre à hurler devant chez moi bourré. Donc voilà. J'arrive à rentrer dans le tribunal sans faire une attaque devant la porte.

La première pièce dans laquelle on rentre, c'est le chauffoir. Vu que le bâtiment est en vieille pierre, il fait vite très froid là dedans. Les miliciens qui passent ici aiment bien se coller aux deux grosses cheminées au bout de la pièce. La particularité du lieu, outre son architecture vieille de deux siècles, c'est les parchemins partout. Certains coincés dans les jointures des pierres, faute de place. Y en a en papier qui vaut cher, en peau d'animaux, sur du tissus, des plaques de cire. Et là c'est que la pièce qui sert de hall d'entrée. Des fois c'est des documents tellement vieux et oubliés qu'ils sont illisibles. C'est pas qu'il y a personne pour faire le ménage, ça vient d'une réelle volonté de rien jeter. Moi ça fait vingt ans que je dis qu'on devrait tout prendre et y foutre le feu, mais c'est trop radical pour certains.

On traverse un tas de couloirs chiants en silence avant d'atteindre mon bureau, dans l'indifférence général. Me voir passer avec un milicien, c'est pas un événement, et comme j'ai dit la plupart des gens sont à la cantine. La déco intérieure est plutôt sur le mode « hostile ». Outre les deux sculptures austères de gars armés de chaque coté de la porte d'entrée, on donne plutôt dans les angles froids et les vieilles armures décoratives. Pas de petite frise de fleu-fleurs et de tableaux avec des chérubins jouflus. L'ambiance est autre. Là une tapisserie avec des gens en train de s'étriper, ici un vase avec des mecs en train de se faire écarteler. On est victime des divers nobles avec du goût pour le gore qui sont passé par ici et qui ont commandé la merde culturelle de leur choix.

De temps en temps, ça arrive, y a un mec qui achète une charge de bailli pour satisfaire son goût pour les fers chauffés au rouge et l'arrachage d'extrémités. J'ai assez de bouteille pour ne plus me faire des angoisses avec ça, mais le premier m'a bouleversé. De toute façon il nous en faudrait un de cette trempe de nos jours, avec les fangeux, les bannis, tout ça.

On arrive à mon bureau, aussi plein de paperasse que le reste. Je veux bien ranger – c'est-à-dire demander à quelqu'un de le faire - mais je sais pas où mettre ce que je déplace. Les piles poussent lentement au fil des ans, comme une forêt de connerie humaine. Ca fait longtemps que les bibliothèques sont pleine à craquer. Je sais que les collines qui sont près de la porte c'est plutôt les impôts, et celles coté fenêtre c'est les crimes. On s'en fout les gens sont punis même si j'ai pas eu le temps de rédiger l'acte.
Y a aussi les traces des années que j'ai passé à glander ici. Bon, de la picole évidemment, et une légère odeur de vomi, on va pas revenir là dessus, mais pas que. Y a l'épée du père de ma femme, que j'ai mis là parce que Luna a eu la lubie de jouer avec, pendant une période de son enfance. Des conneries qu'on m'a offert. Des bibelots. Un filet pour cheval que j'ai oublié. Une boîte d'onguent pour dame à l'usage indéterminé qui a séché dans son pot. Du bordel quoi.
Mais rien qui me lie de près ou de loin à Barral.

J'espérais qu'en arrivant ici, dans un endroit que j'estime sûr, l'inspiration magique de la paternité me viendrait. Non. J'ai toujours l'impression d'être devant une trace de sperme malvenue. Y a rien dans cette pièce que je peux lui montrer en évoquant Gazelle, parce que si je commence à garder des fétiches des putes où je vais, ça va être sacrément plus encombré.

Alors euh, milicien c'est bien ? ...Tu veux boire quelque chose au fait ?

Je réfléchis maintenant à comment évacuer le problème. S'assurer qu'il ne nuise pas à « ma vraie vie ». Embêter Luna, me mettre dans une situation sociale compliquée en foutant la merde, essayer de me taper de l'argent – et sur ce coup là, il a intérêt à s'accrocher le petit père.

Ils étaient enfin arrivés à destination. Barral observait les lieux tel un enfant. Il n'avait jamais vu d'édifice aussi impressionnant mis à part le temple de la Trinité. De la pierre, encore de la pierre, de la pierre partout où son œil se posait. Il s'osait imaginer le coût de construction et le nombre d'heures de travail nécessaire. Autre chose le marqua également. C'était la quantité de rouleau de vélins entassés.

- Vous savez précisément ce que contient chaque feuille ?

Pour lui c'était juste une succession de patte de mouche indéchiffrable. Tout juste s'il était capable de reconnaître la forme de son nom, parce qu'un jour on lui avait dit que c'était comme ça il avait simplement mémorisé, mais de là à nommer précisément chaque lettre il en était totalement incapable.

Le milicien n'a pas vraiment le temps de s'attarder dans l'entrée que déjà son "père" l’entraîne dans les nombreux couloirs du bâtiment. Un véritable labyrinthe ! Il ne s'y sent d'ailleurs pas vraiment à son aise, ça manque d'air et de nature. Lui qui n'a jamais travaillé dans un endroit aussi confiné se sent comme un prisonnier dans sa cellule...

Finalement leur marche s'acheva dans le bureau du Baron Montoya. Enfin si on pouvait appeler ça un bureau. Barral avait du mal à s'imaginer l'homme travaillant dans cette pièce tellement elle était remplie et encombrée d'objets. Comme dans l'entrée du bâtiment il y avait des colonnes de document mais aussi d'autres objets plus hétéroclites. Il y avait même un semblant de décoration mais là encore cela ressemblait plus à des objets amenés au gré des différents occupants que d'un réel effort d'harmonie. Poussant du bout de sa botte une pile il découvrit même une épée abandonnée.

Alors euh, milicien c'est bien ? ...Tu veux boire quelque chose au fait ?

Barral le regarda un brin surpris par la question. Comment Samuel pouvait-il ignorer ce que faisait un milicien ? Était-ce là une façon de s’intéresser un peu à lui ?

- C'est mieux que de rester à ne rien faire. Je me rends utile même si ce n'est pas tous les jours facile. Je suis de l'externe alors je suis souvent en déplacement. Je participe à la lutte contre la Fange.

C'était même une des ses motivations premières. Si au départ, il avait cru naïvement, comme beaucoup, que cela se réglerait rapidement il savait à présent que la lutte serait longue et qu'il ne fallait pas faiblir sous peine de voir tous les efforts consentis jusque là anéantis. Il essayait d'accomplir au mieux les missions qu'on lui donnait sans chercher à pleurnicher auprès de ses supérieurs ou du Duc pour une quelconque faveur. La milice l'avait fait évoluer. Lui, le solitaire, avait fait des rencontres : bonnes ou moins bonnes. Et il avait gagné quelques ami(e)s.

- Les fangeux, les bannis, ce n'est pas vraiment le travail qu'il manque vous savez.

Pouvait-il dire qu'il appréciait ? Qu'il était heureux ? Il ne saurait répondre à cette question honnêtement. Il le faisait parce qu'il fallait le faire bien que parfois certaines situations soient délicates pour lui. Mais il devait reconnaître qu'il se sentait mieux vis-à-vis de lui-même.

- Non merci. Pas pendant le service. Je dois encore rentré à la caserne après.

Et puis vu le bordel régnant dans la pièce, le borgne doutait de trouver un quelconque récipient propre. C'était un coup à tomber malade...Et ce n'était pas le moment.

- Dites-moi, pourquoi m'avoir fait venir ici ? Ce n'était pas plus simple qu'on aille chez vous ?

Pourquoi avoir attendu tout ce temps aussi depuis la découverte du lien de parenté chez Aelys ? Si pour Barral c'était un événement inattendu de trouver enfin sa véritable famille, il ne demandait qu'à en connaitre ses membres, pour le baron Montoya se devait être une tout autre histoire. Un coup de massue même.

Je bouge machinalement de la paperasse sur mon bureau, comme si j'allais me mettre à bosser. Ca m'occupe les mains. D'habitude à cette heure là je commence à faire la sieste, après avoir picoré un peu de nourriture pour entretenir mon physique de vautour tout plissé. C'est rude pour mes capacités cognitives cette situation.

Et le gamin me parle de son boulot. Milice d'extérieur. Ca me paraît... très honorable en fait. La Fange, la nature hostile tout ça. Ma seule contribution à l'art de la guerre ça a été de bazarder mon armure dès que j'ai pu. De mon temps tu pouvais pas être un jeune noble sans te taper quelques tournois et gérer une escarmouche ou deux pour faire plaisir à papa. Du coup un mec qui continue à se taper ces conneries dangereuses pour vivre, ça m'impressionne. Ca me viendrait pas plus à l'idée de sortir hors des murailles que de m'allonger dans une cheminée allumée. Ca me fait plaisir de savoir que mon fils occupe pas ses soirées à tabasser des gens trop ivres pour se défendre, comme certains miliciens que j'ai vu.
Puis ce sale petit con me demande pourquoi on va pas chez moi. Ca me semble tellement évident.

Ca ne serait pas très délicat envers ma femme.

Je détourne la tête, pas très à l'aise sur ce terrain glissant. Qui dit femme dit enfants, et je n'ai pas envie de parler à Barral de sa demi-soeur non mariée et infirme. Si jamais ça lui donnait des idées dangereuses.

On m'a marié quand j'avais quinze ans tu sais. Dans le temps on ne laissait pas les jeunes gens glander de réceptions en réceptions jusqu'à ce qu'ils en aient marre.

Je regarde par le vitrail au verre épais et crasseux de mon bureau - les fenêtres du bâtiment son d'origine. C'est pas un secret non plus que j'ai une fille, il va bien se poser la question à un moment et ça va me retomber sur le nez. Autant lui dire tout de suite, et voir directement comment il réagit. Si il me demande "et elle a tendance à avaler de l'asernic sans faire exprès ?" il sera toujours temps de s'inquiéter.

J'ai une fille, elle s'appelle Luna, mais j'aimerais que tu la laisses tranquille.

-Excusez-moi, je ne voulais pas vous offenser.

Barral s'en voulait de ne pas y avoir pensé. Il était tellement content d'avoir, enfin, une discussion avec son père qu'il n'avait pas songé à la peine de Madame Montoya à l'annonce de la nouvelle de ce fils ainé. D'autant que lui, si on omettait ses yeux, était en parfaite santé contrairement à la pauvre Luna.

On m'a marié quand j'avais quinze ans tu sais.

Le brun écoutait le récit de son parent à propos de son mariage. Il trouvait la coïncidence amusante avec sa propre histoire. C'était en effet à quinze ans que sa mère l'avait mis à la porte contrainte de le faire par son époux.

- A quinze ans j'ai du apprendre à me débrouiller tout seul. Ma mère m'a laissé avec le fameux bracelet. Je ne savais pas alors son importance. Tout ce que je voyais c'était un souvenir d'elle . Je l'ai conservé précieusement. Elle ne m'a raconté son histoire que beaucoup plus tard.

Pour soulager sa conscience. Aujourd'hui il ne serait probablement pas ici en face du baron.
Lui qui s'était toujours cru seul au monde avait une famille. Et pas n'importe laquelle. Mais il commençait à comprendre qu'il ne fallait pas se réjouir trop vite. Cela avait déjà pris énormément de temps pour que le père et le fils se parlent. Barral savait qu'il devrait être patient pour qu'il soit accepté.

- Je n'ai nullement l'intention de l'embêter. Je sais qu'elle est fragile. Elle va être surprise d'apprendre qu'elle a un frère. D'autant plus que je l'ai déjà rencontré une fois lorsque je l'ai sortie des eaux du port.

Si son père le lui apprenait bien entendu...et ça c'était bien moins certain pour le borgne. D'ailleurs il prenait conscience que son existence était peut-être menacée. Il serait facile pour le baron de part sa position de le faire disparaître...mais d'un autre côté qui ne rêverait pas d'avoir un fils pour prolonger sa lignée ?

- Monsieur Montoya si vous voulez que je parte je partirais. Vous n'entendrez plus parler de moi si c'est ce que vous voulez.

Barral n'avait pas l'habitude de revenir sur sa parole.

Comment ça, sortie des eaux du port ?

Le gamin a marmonné un truc comme ça tout à l'heure mais j'ai pas relevé. Là je fronce un peu les sourcils parce que tel qu'énoncé, ça m'inspire pas la confiance cette histoire. Mais j'ai pas le temps de demander qu'est ce que putain de quoi. Barral annonce solennellement que si je le désire, il sort de ma vie pour toujours.
J'essaye vraiment de faire semblant de pas prendre le temps d'y réfléchir, pour une fois je me réfugie derrière le prétexte de la boisson et j'avale une bonne lampée. Ca serait plus simple de le faire disparaître, de l'oublier, d'autant qu'il est déjà adulte, quel intérêt de le connaitre ? Je serais toujours un étranger qui a payé pour juter dans sa mère. Ca pourrait m'éclater au visage toute cette affaire. Ouais.

Nan mais reste, t'as rien fait, je n'aurais pas dû...bref. On m'a toujours dit "c'est celui qui les fait qui les berce". Mais t'es un peu vieux pour ça.

Je commence à fatiguer niveau enrobage poli.

Tu disais au sujet de cette histoire de Luna dans le port ?

Oui parce que je sais qu'elle sort la nuit. Je ne l'ai pas empêché. C'est l'apocalypse, et elle sort pour donner l'aumône aux pauvres. Les dieux doivent te tomber dessus quand tu fais entrave à un sacerdoce pareil.

Visiblement la nouvelle de cette paternité ne faisait ni chaud ni froid au noble qui semblait bien plus préoccupé par le sort de sa fille, sa fille légitime Luna. Barral était un peu déçu mais en même temps que pouvait-il espérer de plus ? C'était déjà bien beau de pouvoir lui parler. Et clairement l'un comme l'autre avait du mal avec leur sentiment.

- Ouais un peu trop grand pour ça, mais il n'est pas trop tard pour apprendre à se connaitre si ?

Lui qui s'était toujours cru seul. Il ferait tout pour essayer de se rapprocher de cet homme, de ce père, qu'importe le temps passé. Il avait bien attendu plus de vingt-cinq ans pour le retrouver, il n'était pas à un jour près.

- Ce n'est pas vraiment important. Enfin j'ai fait ce que je devais faire ce jour-là. Je ne savais pas qui elle était, mais si je n'allais pas dans l'eau je savais qu'elle se noierait. Votre fille est tombé des quais dans la mer. Alors j'ai sauté et je l'ai tirée de là, fin de l'histoire.

Etait-ce le hasard qui l'avait fait se trouver là ou bien les Trois qui avaient commencé à rapprocher les membres de cette famille ? Barral n'en savait rien. Tout ce qu'il savait c'est qu'il n'avait pas hésité à sauter alors qu'une bonne partie de la foule s'était contentée de regarder la jeune femme se débattre dans ses jupons et les débris en tout genre. Il n'avait jamais chercher à la revoir.

Batard. Ne serait-il donc que ça ? Un accident de parcours de jeunesse. En voyant le baron boire à nouveau Barral ne savait qu'en penser. Remord ? Culpabilité ? Regret ? C'était difficile à dire. Et puis avait la Fange, peut-être buvait-il simplement pour oublier la situation de la Cité.

- Que lui est-il arrivée à votre fille pour qu'elle soit ainsi ?

C'était difficile de ne pas s'apercevoir de la difformité de sa "sœur". Qu'en serait-il lorsqu'il lui montrerait, un jour peut-être, son œil ?