Talya de Haldonores naquit en tant que sœur jumelle, devancée si ce n’est de quelques minutes en labeur par sa sœur. Cette dernière fut destinée à une féminité pleine de grâce ainsi qu’à la bagatelle du rôle d’héritier et seigneur de toute une baronnie.
Les années passant, Serus prouva le bon sens de sa recette quand la puinée se révéla l’esquisse de la personne que devint Kira de Haldonores.
Si celle-ci serait flamboyante et voluptueuse, alors il suffirait chez la jeune sœur d’adoucir les formes de la chair, pâlir l’âme et la peau.
Là où l’œil de l’aînée provoquait de son éclat vert, sa cadette devrait ensuite rassénérer d’un regard noisette. En toute mesure, la rousseur de l’une serait d’un blond à peine chaud chez l’autre.
Non, chez Talya, la logique divine imposait l’angle dur des sourcils, le nez droit aux arêtes sévères, le menton pointu renforçant la longueur d’un visage déjà ovale. Seuls leur amour des couronnes tressées et les traits épais des paupières et lèvres restaient commun aux sœurs, bien que mal accueillis dans la physionomie toute en finesse de Talya.

Un second enfant donc, seulement fille, pour une famille qui s’en serait peut-être passée. La famille qui fit néanmoins d’elle plus qu’une progéniture du sexe faible ou une sœur cadette, en lui donnant son patronyme et une éducation à la hauteur de son patrimoine héréditaire.
Ces leçons de maintien et d’étiquette portèrent leurs fruits : s’ajouta au cou gracile et aux épaules fuyantes le port altier tant voulu. Cette dotation se traduisait chez l’enfant par l’élégance aristocratique et un peu ridicule propre aux dames de condition.
Désormais adulte et coupée du milieu noble, sa conversation n’en garde pas moins une dignité familière, son ton une fermeté tranquille, ses mouvements une minutie affectée.
Ce fut ainsi que, plus droite que sa sœur, tant qu’en attitude qu’en morale, on eut tôt fait de concrétiser son appel religieux en la confiant au temple de Marbrume et à la Trinité.

Son père la convoqua un jour pour soulever la question de son futur : était-ce de sa propre initiative ? L’idée demeura sans auteur avéré, et d’une anecdotique importance pour Talya. À l’époque, l’aval du patriarche n’était qu’un prérequis à une carrière qui semblait à la jeune fille d’une évidence absolue.
Son sang ne saurait la démentir : ses longs doigts solides n’étaient-ils pas faits pour prier, ce bassin dont l’avait doté Serus pour enfanter, cette échine, ces genoux râpeux pour porter le fardeau et la détresse d’autres ?
Pour servir et les Dieux et sa patrie, nul besoin de corsets, de bijoux : les longues tuniques et les capes de laine sans réelle couleur n’empêchaient pas de recoudre une plaie ou de lire le vœu des Trois derrière la chaire.
Fallait-il couvrir les cérémonies sous le signe de Rikni, le surcot aux demi-manches vert émeraude enserrée par une ceinture cousue n’était qu’un simple rappel de qui alors était légitime d’officier.

À l’instar de tout soigneur du corps et de l’esprit, il émane d’elle une véritable volonté de bienveillance pour ceux venus chercher conseils et soins.
Des efforts que deux ans de calamités sans précédents ont rendus sûrement dérisoires et absolument indispensables. C’est la même nécessité, de celles qui épargne toute culpabilité, qui nourrit son intransigeance à l’égard de tout manquement aux préceptes du clergé, et plus que tout, à ceux de Rikni.

C’est que la foi est le dernier refuge de ceux qui ont vu les fangeux, ceux qui ont ressenti leur mortalité se caler au fond de soi, ceux assez chanceux pour que ce ne soit pas l’étreinte gourmande des abominations.
Les servants de la Trinité n’en étaient en rien une exception. Facilement dépassée par les évènements, son regard se alors fait apathique et sa lèvre tremblante. C’est que la réalité extérieure, jadis si bien contenue par les murs de Marbrume, ravive désormais régulièrement la réminiscence de la tragédie et de l’impuissance qu’ont été siennes lors de la perte absurde de sa mère.

Durant sa jeunesse, elles étaient proches. Mais feu le baron, mari de Hélène et père de Talya, les avait spoliées de précieux moments de complicité sous le motif de rébellion filiale. Cette accusation prit la forme d’un bannissement de plusieurs années quand elle osa questionner son père et sa sœur sur la cupidité de l’un et la frivolité de l’autre.

Comprenez qu’en dépit de pouvoir compter sur cette parenté dédaigneuse ou distante, leur illustre lignée était bien tout ce qui les liait encore. La négligence de l’héritière de ce même nom qui suivit la mort de leurs deux parents acheva l’orgueil familial resté chez Talya – quel évènement serait plus à même de la convaincre de la supériorité de l’amour spirituel sur celui de son propre sang ? –

Et comme toute rupture, il valait mieux se dire que c’était de sa propre décision.

Sa famille avait manqué au Duc, mais elle ne manquerait pas aux Trois, Rikni en soit témoin. Et s’il fallait abandonner sa noblesse pour cela et bien… ce ne serait qu’une heureuse coïncidence.
Sûr, la regagner en gravissant les échelons ecclésiastiques était une possibilité, mais Talya n'aspirait plus à la grandeur fantoche qui caractérisait les pantins et les héros oubliés des fabliaux.
Son cœur serait le temple de la détresse des réfugiés de Marbrume, si une telle prétention lui était permise et si Rikni lui prêtait sa force, elle abandonnerait enfin la rancune d’une fille et épouserait l’abnégation d’une mère du peuple.
Plus que jamais, la pérennité de leur petit royaume ne tenait qu’à l’ordre établi et le respect du dogme, qualités dont le Duc et le Clergé étaient les garants.

Ces bien belles aspirations furent contrariées d’un paradoxe risible mais persistant ; de fait, les vies auxquelles elle était liée se réduisaient à beaucoup de contacts et peu de liens.
D’un âge pourtant plus que raisonnable, le cœur comme la chair restèrent intouchés : sans mari, n’ayant porté que des orphelins, ses prérogatives de prêtresse l’avaient peut-être trop longtemps distraite de ses fonctions primaires.
Ce n’est malgré tout que faute de parti estimable qu’elle repousse ses responsabilités de survivante, désirant et craignant le jour où elle devra veiller sur son propre foyer, quoiqu’une défiance excessive des vicissitudes du cœur n’aide également en rien son célibat. À son respectable avis, certaines affections conduisent trop souvent à un mauvais esprit et à des mœurs aussi étranges qu’impies.

Sa preuve résidait en ce que la venue des fangeux n’avait certainement pas altéré, à savoir la propension du bon peuple de Marbrume à prendre des libertés avec le devoir conjugal.
Plus souvent que le contraire, les écarts se font fâcheuses inconvenances et la confession inévitable : auquel cas la main des Trois était guidée par une Talya bien informée.
Du reste les rumeurs ne s’arrêtaient aux pénibles pénitences ; le charivari de la foule pressée aux portes du Temple transportait au sein de l’édifice ce qui allait des médisances de basse-cour aux bruits de mauvais augures, souvent plus probants.

Jusqu’à sa confirmation, instruite de précepteurs privés puis soumise à la discipline du clergé, Talya laissait reposer son jugement exclusivement sur l’étude des textes, sa propre observation ou la rhétorique d’untel.
En laissant le noviciat derrière elle, d’autres sortes d’hypothèses emplirent bientôt son oreille. Elle dû se rendre à l’évidence : pourvu qu’on fasse preuve de discernement, la sagesse des masses pouvait offrir un recours tout aussi utile à son sacerdoce.

Pourvu que le recours en question restât intraçable, cela s’entendait.

Dame Hélène elle-même le lui avait fait comprendre en inculquant notamment à ses filles les connaissances nécessaires en matière de poisons, bien que Kira ait plus tiré de ces enseignements atypiques, Talya n’en gardant que des vagues capacités d’identification.

Le fer de lance de ses atouts présents reste la ferveur résiliente avec laquelle elle défend les intérêts des Trois, ennoblissant une figure de prime abord médiocre ; d’une croyance aveugle en la parole sacrée découlent les véhémentes admonitions déparant un visage si hiératique.
Ce dévouement est peut-être trop grand pour elle. Après tout, cette passion étreint un être déjà récipiendaire de doléances des réfugiés de Marbrume, peut-être derniers enfants de la Trinité.

« Cela suffit Talya. Prenez exemple sur votre soeur et ne m’embarrassez pas devant le Duc.

- Ne pensez donc-vous pas qu’il soit temps de désavouer ces rumeurs ? Je vous en conjure père, cessez au moins vos agissements insensés. Votre héritière risque le courroux de notre seigneur et bien plus encore, si les Trois nous refusent leur soutien.

- J’ai laissé votre éducation reposer entre les mains des mauvaises personnes. Prêter ainsi attention à ces tapages des plus obscènes est une preuve de plus de votre manquement aux principes des Haldonores.
Vous êtes dame des Haldonores, votre rang vous tient de faire preuve de bienséance en tout temps. Je corrigerais personnellement votre négligence s’il le faut jeune fille, que la Trinité m’en soit témoint. Que cela reste votre unique préoccupation.

- Et j’en assumerai les conséquences, mais quand le châtiment que nous réserve Anür tombera, notre maison devra faire de même et soyez sûr que celui-ci en sera tout autrement pire.

- Je me suis fait clair, cette discussion est close. Vous retrouverez Marbrume dès demain, et ne vous avisez pas d’en retourner avant que la Trinité ne vous ait rendu la retenue et la dignité qui sied à une de Haldonores, fut-ce une prêtresse.

- Que Serus vous garde de tenter de plus belle le sort… Mais quand bien même vous me renvoyez dix ou cent fois, cela n’empêchera pas le Duc d—!

- Embrassez donc votre foi, prêtresse Talya, car vous ne trouverez plus de foyer entre ces murs. Ce domaine et cette famille saura se passer de votre insolente ingratitude. »


Talya de Haldonores porta la main à sa joue, où s’était alors abattue la colère du baron son père. La sentence sans appel qui l’avait accompagnée avait été bien plus terrible. Sans conviction, la prêtresse de Riki caressa du pouce un mouchoir brodé entrelacé entre ses doigts. Défraîchi par les années passées dans un coffre miteux de ses appartements, le tissu laissait encore voir les motifs verts et bleus cousus maladroitement. Elle l’avait confectionné de ses mains malhabiles, y ajoutant un pauvre poème issu de son esprit enfantin :



Presque deux ans plus tôt, la cadette de la maison Haldonores s’était fait déshéritée sans autre forme de procès. Rien de plus que la mention « […] porté atteinte au prestige du nom […] » inscrite dans les archives officielles argumentait cette décision. Une charge simpliste et nébuleuse qui avait néanmoins vite convaincu parentèle et serfs sous la communication unilatérale du patriarche.
Et aujourd’hui, la bonté de Rikni, dont l’adoration sans bornes avait coûté à Talya sa noblesse, lui avait rallié la demeure de ses tendres jours.

En face de la dame se reposant dans une profonde nostalgie, une missive décachetée portant le sceau Haldonores l’attendait sagement. La lueur vacillante d’un cierge éclairait l’écriture calligraphiée du soigneux Richard de Haldonores, le baron de ces terres et pernicieux père de Talya. C’était d’ailleurs la seule source de lumière dans toute la pièce, boudoir poussiéreux tendu de tapisseries à l’effigie de la Trinité. Tout ici respirait la disgrâce lente mais sûre sous laquelle l’occupante était née. Toutefois, ce n’était rien en comparaison de l’état du Pavillon de chasse et de ses occupants les plus modestes.
Voilà plus d’une semaine que les morts vivants étaient venus s’écraser sur les portes de l’enceinte, et cela plusieurs fois. Évidemment, ces attaques n’étaient jamais en vain. Et bien que les intrus étaient à chaque fois miraculeusement repoussés, la peur, elle, s’ancrait profondément dans les esprits. Seul un fou ne craindrait pas la vélocité, la faim et la résistance de ces créatures innombrables.

Seulement, si le sang-froid n’était pas la marque de fabrication de Talya de Haldonores, cette dernière était confiante quant à la protection de Rikni. Ce n’était qu’un défi de plus qu’Elle lui imposait, qu’une ordalie au nom de Sa justice. Il n’y avait à craindre que la propension de la famille à s’attirer le désaveu des Trois.
La prêtresse esquissa une moue narquoise. N’était-ce pas justement ce coup du destin tordu que lui imposait Rikni qui lui avait permis de regagner son droit de naissance ?


En quelques mois, Talya prit des années. L’horreur et la mort qui la suivirent à Marbrume s’imposèrent bien vite comme partie intégrante de son quotidien, et suivant l’exemple de ses semblables, elle se raccrocha à ce qu’il lui restait.

Elle fit donc face à la vague de survivants du Morguestanc qui déferlèrent dans la ville suffocante, le Temple accueillant au meilleur de ses capacités invalides et orphelins, bourgeois dépossédés et paysans mortifiés, tous victimes des Fangeux et des épouvantables conséquences de leur apparition.
La fatigue et la mise à l’épreuve vinrent rapidement creuser ses traits et durcirent ses mains. La famine et les privations qui perduraient lui dérobèrent quant à elles la silhouette plantureuse d’années de privilège, ainsi qu’un certain optimisme sur la patience qu’avaient les Trois à l’égard du cycle des vices humains.

À la surprise générale, un an entier s’égrena et l’on retrouva des habitudes engourdies dans une atmosphère de fin du monde. Pour la servante des dieux, cela représentait d’officier au Temple, prodiguer sermons et bénédictions, soigner ce qui pouvait être sauvé. Il lui arriva de procéder aux rites religieux au domicile même de ceux qui en faisaient la demande, et qui, accessoirement, pouvaient encore se le permettre.

L’expansion des tâches lui incombant l’amenèrent notamment à la caserne, en l’occasion des consécrations ou de la bénédiction martiale, son activité se réduisant jusque-là à la pénitence des fidèles ou le soin des Écritures consacrées aux Trois.
L’on pouvait tout aussi bien la trouver au détour d’une rue, portant commande aux fournisseurs tant officiels qu’officieux du Temple ou s’aventurant un peu trop loin, sa curiosité une fois de plus piquée à vif.
Enfin, contre toute attente, la noblionne se proposa d’éduquer les orphelins recueillis par le Temple en vue de leur inculquer la prêtrise, quoiqu’ils serviraient d’autres desseins que celui des Trois…

Le dortoir de cette aile du Temple était calme, l’énergie du tout Marbrume étant réservée pour le jour à plus d’un évènement funeste.

Kira de Haldonores se tenait là, penchée sur une chaise, grimée d’une toilette masculine. Malgré la boue grasse dont elle était couverte, ruinant un habit valant probablement 6 mois de rations, elle souriait d’une oreille à une autre. Elle ne détournait pas son attention de sa sœur convalescente, mais ses mains flattaient sans discontinuer un ventre arrondi.

« Sœur Talya. » chuchota-t-elle finalement en étouffant un pouffement.

Le sujet de sa moquerie, plongée dans une léthargie fragile, ne fut pas difficile à réveiller. Un œil, puis deux se décollèrent successivement, et se posèrent sur l’improbable garde-malade, essayant de détailler une silhouette inaperçue pendant des mois, et certainement pas dans cet état. Elle frémit presque immédiatement. Kira dû percevoir sa réprobation puisqu’elle lui rendit un regard goguenard.

« Je voulais t’annoncer la bonne nouvelle en personne ! se défendit-elle faussement.

Talya tenta de se redresser, senti son ventre violemment protester, resta allongée par peur de rendre ce qu’il restait d’eau et de bile.

- Je suis heureuse de l’apprendre » souffla-t-elle en réponse d’un ton qui laissait penser tout le contraire.
« J’ai aussi appris l’issue malheureuse de ton union avec le vicomte, mais j’ai bien été chagrinée de te savoir perdue corps et âme dans les marais.

- Je te prie de me pardonner pour ma visite tardive, mais comme tu le vois, je suis pleine de ressources » pointa Kira en se réjouissant de plus belle, sans relever le sarcasme.

Avant que Talya ne puisse lui donner son point de vue sur l’usage de ces « ressources », une toux la cueilli à la poitrine, tandis son visage se froissait sous le linge plaqué sur sa bouche. Ses velléités de répartie acerbe s’envolèrent : Kira n’avait pas commis un impair en venant à elle le jour où sa pieuse sœur était hors-jeu. Furieuse de son propre épuisement et de la patience innocente de son interlocutrice, celle-ci tomba les masques.

« Est-ce vraiment le fils du Vicomte de Terresang ? » croassa-t-elle.

Sa sœur fit un geste évasif d’une expression mutine. Talya décela son hésitation à ménager la malade, et sans doute Kira crut y réussir en usant de sa rhétorique usuelle.

« Il est de notre sang. Aussi loin que je sache, il a très bien pu être conçu avant…mon départ. »

La plaisanterie était sinistre considérant que son autrice, réputée infidèle, y avait mis ce qu’il fallait de conviction. Néanmoins, pour avoir ruminé sans relâche le sujet de l’héritage des Haldonores, sa cadette avait à sa disposition l’argumentaire qui éviterait de réfléchir. En rassemblant ses forces, elle expira sa tirade.

« Que crois-tu qu’il se soit passé lors de notre naissance pour notre père ? Et lorsque qu’il a annoncé à ses vassaux que sa fille lui succèderait ? Tu t’estimes peut-être chanceuse que ce rôle t’ait échu à la place d’un cousin inexistant. Mère a dû se battre pour prouver ta légitimité, fallait-il en perdre sa position et ses gens. Père ne devait pas en être convaincu lui-même puisqu’il a fait fi des avertissements du duc de Sylvrur dès tu as atteint l’âge de l’épauler. »

Son timbre sonnait volontairement plus lasse plus qu’indignée. Par le passé, ce genre de passes verbales étaient monnaie courante entre les jumelles, et Talya savait que lui opposer des mots calomnieux ne ferait qu’empirer la réaction à venir. Effectivement, Kira garda son attitude égale en souriant subrepticement. Elle aussi avait visiblement préparé son contre-argument.

- Enfin ma mère, garder la foi n’est-il pas votre rôle ? La science des clercs – que leur sagesse soit bénie- l’établira vicomte de Terresang et réduiront à néant toute espérance des vautours. Même répudiée, je peux régenter jusqu’à qu’il grandisse, tu pourrais même l’instruire à ta convenance si tu le désires. Et ensuite, nous ferons comme il nous plaira de notre héritage. Qui plus est, si je décide de me retirer de la cour, je ne peux compter que sur toi pour représenter notre famille… »

Talya se demanda férocement pourquoi donc, au nom de tout ce qui était sacré, l'on avait laissé cette parenté retorse entrer dans la maison des Trois le jour où l’on fêtait la vertu qui avait fait un homme roi.

- Ton estime me touche, mais j’ai bien peur que tu confondes ici mes intentions pour les tiennes, gronda la malade.

- Que dire d’autre ? On ne peut décemment lutter contre la volonté de Serus de nous faire jumelles, d’enfin vivre comme telles ne tient qu’à nous. » répliqua-t-elle d’un ton badin.

Talya resta fermée, entrelaça ses doigts dans une prière silencieuse en tentant de se tempérer. Kira l’observa faire tout en pinçant les lèvres avec dédain, puis considéra sa sœur d’une soudaine pitié.

« Très bien, tu as raison, une fois de plus. Je me rends compte maintenant que j’ai eu tort en te proposant une position dans ma maisonnée, lui concéda-t-elle. Je suis pourtant chagrinée que tu ne saches toujours pas où placer tes intérêts, Talya. Même père et mère seraient heureux pour moi. Après tout, c’est le garçon qu’ils n’ont pas pu avoir… »

Amoureusement, elle écarta ce que sa sœur prit d’abord pour les pans de son pourpoint. Comme une bulle de savon crevée, une masse incolore afflua sur les cuisses de Kira, sembla presque s’arrêter. Avant qu’elle puisse s’écouler en flaques gélatineuses sur le sol, les mains osseuses de Kira y brassèrent fiévreusement, cherchant peut-être à ralentir le flot de l’immonde magma. Glacée, Talya les virent, de fait, en extirper un enfançon pourri. Elle aurait juré voir des tiges noueuses prendre racines de sa tête défoncée, tels les arbres rabougris s’extirpant des tourbes du Morguestanc.

Comme si tout cela n’était pas une énorme erreur, que Serus, dans sa méticuleuse méthode, n’avait pas oublié d’écarter toute maldonne possible dans ce ventre fécond et en parfaite santé, Talya vu sous ses yeux sa sœur serrer précieusement son nouveau-né putride contre sa poitrine encrassée.

En guise de toute explication, elle se le vit présenter par la mère attendrie, des yeux de laquelle transportaient une sollicitation informulée et pressante. Un hurlement qu’elle savait incontrôlable monta dans sa gorge, quand le geste de sa sœur prit sens dans son esprit avec une clarté brutale et la réduisit au silence : Kira désirait qu’elle baptise sa progéniture.

« Juge par toi-même comme étendus au royaume d’Anür, nous sommes toujours touchés de la grâce de Serus ! »

La prêtresse n’en eu pas l’occasion : elle se réveilla en percutant le pied de son lit, une sueur froide encollée sur son épiderme, le cœur encore saisi d’effroi. Le temps qu’elle se hisse sur la chaise où l’apparition se tenait quelques secondes plus tôt, se réfugie dans une contrepointe et porte à ses lèvres un godet tremblotant d’eau fraîche, la percée des fangeux semait ses premières victimes.


Le danger n’avait eu qu’à toquer à la porte de Marbrume pour que celle du cœur des hommes laisse s’échapper ce qu’on y trouvait de pire : l’indisposition de Talya l’avait non seulement sauvée de l’attaque des bêtes mais également de la panique meurtrière qui l’avait suivie. En revanche, rien ne la gardait contre la contagiosité de la méfiance ou de l’abattement qui persistèrent chez les fidèles semaine après semaine de prières et d’offrandes.

La communauté cléricale n’était pas en reste, quoique la réaction générale s’apparenta moins à de la prostration qu’à une hargne ciblée. Les investigations des autorités du Duc avaient défini la secte des purificateurs comme les coupables des presque quinze mille morts, et ce fut à peu près toute l’étendue des informations réunies sur l’organisation.
Autant dire qu’ils étaient devenus un peu plus que de vulgaires fauteurs de troubles dont l’existence dégoûtait le pieux quidam et sa petite famille… Chaque religieux appelé à assister la milice s’attelaient ainsi à la tâche avec zèle ; les seules réponses qu’on avait étaient celles que l’on allait chercher soi-même, en la demeure-même des honnêtes gens. Ceux-ci, moyennant un passage relativement bref de la milice, ne souffraient d’aucune autre forme de désagrément s’ils prouvaient leur loyauté à la ville. Y compris en la quittant si le respectable citoyen n’était pas exempt de morsures, qu’importait son origine.

Quant à Talya, les jours suivant l’invasion des morts – et des esprits – la découvrit étiolée, la carcasse endolorie, et malgré tout revigorée par la rage froide à l’annonce des nouvelles et de leurs perpétrateurs.
Suite à sa méchante affaire, elle était surtout sujette à l’insomnie. Couplée aux non-sens entêtants de l’apparition, les nuits de convalescence firent places à de fébriles prières non pas consacrées à Rikni, mais à Anür.

Revinrent les jours de chaleur où on combattait le mal par le mal en se délectant plus que de mesure aux thermes. La proximité de ses consœurs fit alors remarquer à l’ancienne noble combien son corps avait manqué d’égards : il comportait plus de reliefs anguleux qu’elle pouvait identifier d’os, ses yeux étaient caves et les cernes cyanosés. Ses cheveux filasse, raidis par l’absence de soin, résistaient aux peignes.
Un milicien méritant pouvait compter ses cicatrices, les callosités du paysan diligent parlaient pour lui : rien de moins qu’aux prises avec sa conscience, les rides de concentration qu’elle portait au front ne s’assouplirent pas.

Une fois définitivement remise de cette méchante tribulation, elle se résolut à ne plus ignorer, mais exécuter les ordonnances de ce qu’elle dénomma l’avertissement de Rikni, la déesse des visions.

Sa messagère lui avait dévoué sa vie par amour, poussée dans son entreprise par ses aînés comme sa famille ou ses pairs, fidèles à leur propre vocation. Sa doctrine à elle dictait le courage et la loyauté, mais aussi la clairvoyance et l’humilité. La colère et l’amertume les lui avait fait miroiter comme des qualités taillées dans le marbre, mais les hommes n’étaient pas faits de pierre.
Au milieu du chaos, avant comme après la fange, elle n’avait mis au monde aucun enfant pour contrebalancer les pertes humaines ; auxquelles la prêtresse, enfermée dans le quotidien de la tour d’ivoire du Temple, n’avait offert le repos que trop rarement.

Aucune bonne action ne reste impunie : craignant que ses allégeances, aussi pieuses soient-elles, ne se portent jamais autre part, il avait fallu que sa déesse lui envoie, entre tous, le spectre de Kira afin de la rappeler à l’ordre.

La Trinité était bien plus que la somme de ses parties, leur équilibre garantissait celui du royaume des mortels. En se consacrant exclusivement aux préceptes de Rikni, elle s’était coupée de ceux d’Anür et Serus. Il était temps d’y remédier.

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