[Terminé] Pauvreté n’oblige pas à voler, ni richesse n’empêche - [PV Revan Leowing]

Ascelin s'était réveillé tôt ce matin. Comme tous les jours depuis qu'il avait perdu son travail, il avait du mal à dormir et cauchemardait toute la nuit. Il rêvait de temps à autre de sa vie. Ou de sa mort. Le plus souvent, des deux à la fois. Mais le songe qu'il craignait le plus parmi tous, c'était celui qui mettait en scène la mort de sa famille. Et s'il ne parvenait pas à trouver un nouveau travail dans les semaines à venir, alors il ne s'agira alors plus seulement d'un mauvais rêve, mais d'une triste réalité.
Pour débuter ses recherches, le vieil homme avait attendu que le soleil paraisse là-bas au dessus des remparts de la cité. Les rouges flamboyants se mêlant au noir angoissant fascinaient les yeux fatigués qui regardaient ce tableau que seul Serus pouvait peindre. Et déjà une brume fuligineuse s'élevait avec paresse au-dessus de Marbrume, s'enroulant autour des toits en vieille tuile, s'étirant nonchalamment le long des chemins de tourbe. Depuis quelques années, c'était ainsi chaque matin, comme si l'arrivée des fangeux avait offensé les dieux. Tout n'était qu'obscurité et silence.

- Papa ! brailla Etienne, en attrapant fermement la manche de son père. Tu t'en vas déjà ? Dis, tu m'emmènes avec toi ?
- Pas aujourd'hui, fiston. Aujourd'hui, papa doit faire quelque chose de très important. Il s'accroupit pour se mettre à la hauteur de l'enfant. Prends soin de ta maman, d'accord ? Je compte sur toi pour veiller sur elle. Tu es un bon garçon.

Il s'agissait de son petit Etienne. C'était son fils préféré, sa fierté, le plus cher de tous ses amours. Mais c'était aussi celui qui supportait le moins la faim. Depuis quelques semaines, il était si maigre qu'il ne semblait plus composé que d'os et de peau. Sa vie ne tenait plus qu'à un fil. Si Ascelin ne lui ramenait pas prochainement de quoi lui redonner des forces, alors il mourrait. Et cela, jamais il ne se pardonnerait, pas plus qu'il ne pourrait se pardonner la mort de son épouse et de ses autres enfants. Le temps lui était compté, il le savait.

Mais trouver un travail à Marbrume n’était pas chose aisée. En trouver un qui puisse subvenir aux besoins d’une femme et de quatre enfants l’était encore moins. Pour autant, il nourrissait quelque espoir que les choses s’améliorent. Il lui suffisait juste de dénicher une famille de noble lignée qui recherche un domestique qualifié, capable de former de jeunes recrues insouciantes au service, aux bonnes manières et aux parler des seigneurs. Et si pour nourrir sa famille il lui fallait de nouveau récupérer les latrines, alors il le ferait sans aucune hésitation. Pourtant, de toute la matinée, aucun des nobles chez qui il frappa ne lui laissa une chance de faire ses preuves. Pas plus que les forgerons, les bottiers et les bûcherons acceptèrent qu'il vienne leur prêter main forte.

La faim le tenaillait, lui et sa famille. Il n’avait plus d’autres choix désormais.
C’est donc le cœur rongé par l’angoisse qu’il se rendit à la Hanse. Il s’agissait à Marbrume de l’un des plus grands lieux de rassemblement. Ces grandes avenues accueillaient de nombreux commerces en tout genre : boulangeries, armureries, drogueries et même des fleuristes. Quand Ascelin travaillait encore au service de la famille de Rombley, c’était ici qu’il venait faire les courses. On y trouvait vraiment de tout, et surtout des produits d’excellente qualité. Les fruits étaient juteux, les fleurs pleines de senteurs et les viandes attrayantes. Les commerçants recevaient de nombreux clients à leur étalage, et malgré la présence de la milice, la foule offrait de belles opportunités aux voleurs.

Il déroba sur un étalage quelques aliments. Un poulet, quelques fruits. Il n'aimait pas voler. Et ce n'était pas par respect pour la loi. La plupart des nobles de Marbrume avaient bâti leur fortune sur le dos des pauvres. Simplement, à ses yeux, voler était trop risqué.

- Pardonnez-moi. Pardonnez-moi...

Un matin comme les autres depuis l'arrivée de la Fange, commençant par le grincement du sommier, du son des pas sur le bois, de la légère mélodie de l'eau, des frottements du cuir froissé, des ceintures bouclées et du tintement métallique ; s'achevant par un claquement sec d'une porte solitaire.

Revan avait la sensation que son corps bougeait tel un automate, sans réelle volonté. Il avait exécuté tant de fois ces gestes au quotidien qu'il était devenu spectateur de sa vie. Aujourd'hui, peu de nouveautés en vue : on lui avait ordonné de surveiller le quartier de Bourg-Levant. Dommage. Il aurait préféré le Goulot. Au moins là-bas, il y avait de l'action et beaucoup plus d'opportunités pour s'y fendre la mâchoire.

Quand il arriva dans le quartier de Bourg-Levant, il ne fut guère étonné de voir peu de ses collègues dans les parages. La plupart d'entre eux se trouvaient dans les bas-quartiers, sur les remparts ou même au-delà des murs. Sa journée promettait d'être longue et ennuyeuse. En attente d'une nouvelle mission en dehors des remparts, il n'était qu'un milicien de patrouille comme tant d'autres.

Malheureusement (ou heureusement ?), ses prévisions furent vite contredites quand il aperçut un homme d'âge mûr dérober des victuailles sur un étalage. Bien évidemment, Revan avait toujours été du genre discret ; il n'était donc pas étonnant que notre voleur ne l'ait pas remarqué tout de suite. Quoi qu'il en soit, le milicien poussa un soupir : il n'était plus mercenaire, mais faisait bien partie de la milice. En d'autres termes, il avait des "devoirs".

- Vous ! Là-bas ! Déposez ce que vous avez dans les mains ou vous en subirez les conséquences !

Le milicien dégaina son épée tandis qu'il s'approchait à grand pas, prêt à courir s'il en était obligé. Son pas était saccadé, il roulait des épaules mais son regard n'affichait aucune haine : froid, perçant, tout portait à croire qu'il cherchait à dissuader le voleur de faire preuve de résistance. De plus, à son appel, quelques passants s'étaient déjà retournés vers le coupable et le commerçant propriétaire ne tarderait pas à s'en apercevoir.

Revan espérait tout de même qu'il n'y ait foule : il préférait arranger ce genre d'affaires dans le calme.

- Par les trois dieux de la Trinité ! Il ne manquait plus que ça !

Guidé par un incroyable instinct de survie, mais surtout par la peur, Ascelin réagit avec une rapidité inattendue pour un homme de son âge. En voyant s’approcher le milicien, il lui jeta une partie de son butin au visage et fit volte-face. Sans s’attarder davantage, il s’enfuit en courant, bouscula la foule et s’engouffra dans une boulangerie, puis une droguerie, entrant par une porte, sortant par une autre. Il entendit pas mal de cris et de bruits derrière lui, mais ne prit pas le risque de se retourner pour voir ce qui avait pu les causer. En silence, l’apprenti larron longeant les ruelles de la cité, à la recherche d’un abri. En passant devant la boutique d’un tonnelier, il renversa sa marchandise, espérant ainsi ralentir son potentiel poursuivant, s’il ne l’avait pas déjà semé. Ascelin trouva finalement refuge un peu plus loin, dans une impasse derrière une auberge. Là, il se cacha derrière quelques tonneaux de vin.

Mais quel pétrin je me suis fourré ? se reprocha le vieil homme.

Ascelin n’était pas un voleur. Tout du moins, il ne se considérait pas comme ces quelques voleurs à qui l’on fait la chasse sur les marchés, et que l’on finit par attraper, emprisonner, pendre voire pire : bannir de la cité. Lui, c’était la première fois qu’il commettait un tel acte et ce qu’il venait de faire à ces commerçants, il n’en était pas fier. Il les connaissait bien. Quand il était domestique au service de la famille de Rombley, il venait régulièrement leur acheter des victuailles. Mieux que quiconque, il savait que les denrées sur leurs étalages étaient le fruit de longues et pénibles semaines de travail. Simplement, il n’avait pas eu d’autres choix : il devait nourrir ses enfants.

Haletant encore de sa course effrénée, les côtés douloureuses, incapable du moindre geste, du moindre mot, le vieil homme tenta de reprendre son souffle. A l’affût du moindre danger, telle une proie. Ses traits fatigués, maigres, étaient figés par un mélange d’obstination et de terreur. Et s’il se faisait attraper ? Qu’adviendrait-il de ses enfants ? Qu’adviendrait-il de sa femme ?

Il sursauta aux bruits de pas dans la ruelle et se saisit d'un morceau de bois.

- Laissez-moi tranquille bon sang !

Un matin comme les autres depuis l'arrivée de la Fange, ou pas. C'était sans compter le poulet frais qui lui arriva à la figure, qu'il trancha en deux avec rage d'un coup d'épée. Revan serra les dents tandis qu'il voyait le voleur s'enfuir à toute vitesse, passant par une boulangerie.

- Arrêtez cet homme !

Revan rangea son épée et poursuivit le voleur. Il ignora les passants tombés à terre, bousculés par le chapardeur, la rage au ventre, il était prêt à faire du voleur son mannequin d'entraînement. En entrant dans la boulangerie, une femme était en panique, plaquée contre un mur, de l'autre côté d'une porte béante. Ce voleur laissait pas mal de traces de son passage, ce qui facilitait grandement la tâche du milicien, à peu près habitué à ce genre de course-poursuite.

Enfin, une pile de tonneaux renversée lui barra la route. Le commerçant marmonnait quelque chose d'incompréhensible à propos d'un fichu vieillard et avait déjà commencé à ranger sa marchandise. Sourd, il bloquait Revan dans son élan qui perdit quelques précieuses secondes à contourner le bonhomme et à sauter par-dessus les tonneaux sans rouler dessus.

Quand il sortit du bâtiment, le coin était désert : le voleur n'aurait pas du partir bien loin ; et estimant son âge, le milicien en déduisit qu'il avait du s'arrêter quelque part, caché.

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- Laissez-moi tranquille bon sang !

- Holà ! Du calme ! Du calme ! Baissez-ça tout de suite ! Et qu'est-ce que vous foutez ici ?! s'écria un homme au ventre bien garni, tenant un seau d'eau dans chaque main, à moitié surpris et en colère.

L'aubergiste ne s'attendait pas à croiser quelqu'un dans cette impasse, surtout surgissant de sa réserve de vin. Il avait bien eu quelques problèmes avec des clochards qui venaient se servir ici ; mais il avait vite fait de les chasser d'ici grâce à la milice.

- Vous n'avez rien à faire ici ! ajouta-t-il, sa voix tremblant légèrement à la vue de ce morceau de bois menaçant.

- Rentrez chez vous, aubergiste. Cet homme, c'est mon affaire.

Revan était arrivé, son arc armé, pointant dangereusement vers le voleur. Surpris, l'aubergiste devait sûrement pester contre les Dieux pour lui avoir réservé un matin aussi mouvementé. Esquissant finalement un sourire satisfait, un sourire que bon nombre d'autres mendiants avaient du rencontrer par le passé, il posa ses seaux d'eau sur le côté et s'empressa de rentrer dans l'auberge. Toutefois, la curiosité humaine le poussa à assister à la scène, depuis la petite fenêtre des cuisines.

- A genoux ! Tout de suite ! Et lâche-moi ce truc ou je t'en plante une entre les deux yeux, misérable ! ordonna le milicien d'un ton sec, ayant visiblement perdu patience.

Une impasse parfaite. Aucun archer ne pouvait mieux espérer.

Revan restait sur ses gardes. Son souffle était régulier, profond, il cherchait à garder les esprits clairs. L'homme était en apparence paniqué... Très paniqué. Son comportement était donc imprévisible... Et en même temps, fortement éloigné de celui des voleurs aguerris.

Misérable. En quarante et un ans, jamais personne ne l’avait appelé ainsi.

- Je...

Ascelin était mort de peur. Mort de peur en pensant à son avenir, qu’il était certain d’avoir totalement anéanti. Mort de peur en pensant à cet abattement qui l’avait transformé, le temps d’un instant, en un autre homme que lui. Que devait-il faire à présent ? Sur quel choix devait-il parier pour espérer se sortir de ce terrible pétrin ? S’il se rendait au milicien, il finirait à coup sûr pendu, voire chassé de la cité. Il ne savait que trop bien qu’elles en seraient les conséquences pour lui et sa famille. Il en serait détruit. Il ferait payer au monde entier la perpétuelle injustice dans laquelle il avait grandi, tandis que sa famille luttera seule contre la famine. S’il décidait au contraire de fuir comme un pétochard, le plus loin possible pour ne jamais revenir, il n’avait aucune idée de ce qu’il adviendrait de lui, hormis une certitude terrifiante : il ne reverrait jamais sa famille, jamais. Et s’il décidait de résister par la force, s’il s’en prenait au milicien, il ne donnait alors pas cher du diagnostic qui lui serait réservé.

Il sentit sa gorge se serrer. De toute façon, il fallait bien regarder les choses en face : il était perdu. Ascelin contempla un instant le misérable bout de bois qui lui servait d’arme, le jeta, puis s’agenouilla. Il leva les mains pour déclarer qu’il se rendait.

- Je voulais juste nourrir ma famille.

Le corps du vieil homme se mit à trembler. Des sueurs froides l’envahirent.

- Mes...mes enfants sont en train de mourir de faim. Si je ne leur ramène pas ces fruits, je...Il faut que je leur ramène ces fruits. Vous m’entendez ? Il faut...il faut qu’ils mangent avant que...

Malgré lui, Ascelin se mit à pleurer violemment, secoué d’éclats hystériques. Et il hurla. Il hurla de toute son âme. Il hurla toute sa peine et sa détresse. Il hurla si fort que ses poumons menacèrent d'exploser. Il hurla à se briser la voix, sans interruption. Il hurla pour chasser de son coeur tout ce qui lui faisait peur, tout ce qui lui faisait si mal. Ses hurlements envahirent bientôt les ruelles alentours et firent paniquer quelques badauds de passage. Le vieil homme était incapable de canaliser son angoisse.

- Soyez maudit ! Allez vous en ! Laissez-moi ! Laissez-moi...LAISSEZ-MOI !

Le vieil homme s'écroula à terre, en signe de reddition, les mains levées, tremblant de tout son corps. Il avait jeté son "arme" et s'était rendu sans faire plus d'histoire. Méfiant, Revan abaissa son arc, jetant un regard noir au voleur qui sanglotait à présent, annonçant qu'il ne souhaitait que nourrir sa famille, notamment ses enfants affamés. Enfin, il commença à hurler à en perdre la tête, une réaction totalement inattendue ; Revan avait tout d'abord pensé que cet homme cherchait à le manipuler en jouant le rôle d'un père de famille désemparé ; mais la vérité était probablement toute autre.

Néanmoins, le boucan que faisait ce triste personnage attirait la curiosité de quelques passants et en effrayait d'autres. Si cela ne tenait qu'à lui, Revan lui aurait planté une flèche, histoire de le calmer ; mais il s'agissait ici d'un être humain. Ce n'était pas la première fois qu'un malheureux agisse contre "la loi" pour pouvoir survivre. C'était comme ça depuis la Fange. Et ça, Revan le savait. En tant que milicien, il se devait de faire respecter la loi... Cependant, seule Anür représentait pour lui l'unique forme de loi sur cette terre.

- Calmez-vous ! Calmez-vous tout de suite ! Par Anür, taisez-vous ! fit-il inutilement.

Serrant les dents avec rage et rangeant son arc et sa flèche, le milicien se précipita vers les seaux d'eau et arrosa le fou furieux.

- Ca va mieux maintenant ?! Fichtre. C'est qu'vous avez une voix qui porte pour un vieil homme... Ecoutez. J'n'écoute que les paroles de la Déesse ; et loin d'moi l'idée de vous envoyer au cachot pour si peu. Relevez-vous.

Revan rangea son arc mais resta tout de même prêt à immobiliser le gaillard.

- Déclinez votre identité.

Un seau d’eau froide sur la tête lui fit reprendre ses esprits. Les cris s’arrêtèrent aussitôt. Petit à petit, la douleur s’estompa et Ascelin parvint à se calmer suffisamment pour ralentir les battements de son coeur. Jamais il n’avait ressenti pareille souffrance. Jusqu’à aujourd’hui. Il reprit son souffle, se releva difficilement et leva son regard vers le milicien sans le regarder dans les yeux. Il se sentait ridicule de devoir se tenir à moitié plié, lui qui d’ordinaire, arborait une posture droite et élégante. Mais ce n’était pas le pire. Le crime avait été commis ; il allait devoir répondre de ce méfait, qu’il le veuille ou non.

- Ascelin Grisregard, bredouilla-t-il. J’habite Le Goulot avec ma famille.

Enfin, le vieillard leva la tête vers le milicien. C’était un jeune homme de belle allure, robuste. Il lui ressemblait. De ses yeux gris comme l’acier, de ses cheveux noirs comme du charbon, à la pâleur infiniment glaciale de sa peau...Ça pourrait presque être lui vingt-ans plus tôt, alors qu’il était encore un jeune homme vigoureux et plein d’avenir, convaincu que sa vocation était de servir les nobles. Et ce jeune guerrier ? Était-il convaincu que sa vocation était de poursuivre les hors-la-loi ? Que sa vie ne se résumait qu’à la traque, qu’à l’arrestation des criminels ? Ou bien avait-il des projets plus grands et plus complexes ?

D’un pas prudent, il s’avança. Lentement. Pas à pas. Puis il tendit ses mains au milicien.

- Mon garçon, la déesse Anür désapprouve pourtant le vol.

Le regard d'Ascelin se perdit dans le lointain. Qu’était-il donc en train de faire ?

- Qu’Anür me pardonne, mais ma femme et mes enfants sont toute ma vie. Si par le vol, la violence ou le meurtre, je peux leur offrir un avenir plus radieux, alors je n’hésiterai pas une seule seconde. Qu’importe si la déesse condamne mon âme à ne jamais rejoindre la voûte céleste lorsque mon temps sera venu. Je ne veux avoir aucun regret.

Son souffle s’accéléra soudainement. Les paumes de ses mains devinrent moites tandis qu’il résistait à l’envie totalement irrationnelle de prendre la fuite. Il serait parti sur le champ s’il était parvenu à bouger. Mais en vérité, il était si terrifié à l’idée d’en arriver à commettre de tels actes que son corps pouvait à peine le supporter. C’est l’audace et l’amour qui guidèrent ses prochaines paroles, en dépit des risques encourus :

- Je ne m'arrêterai pas avant que mes enfants soient sauvés ou que la vie me quitte.

Ascelin Grisregard, tel était son nom. Le vieil homme avait trouvé refuge dans le quartier du Goulot, avec sa famille. Il était inutile de préciser que les conditions de vie dans les bas-quartiers étaient précaires et que bon nombre de gens, aussi honnêtes soient-elles, ne pouvaient survivre sans avoir recours à des moyens malhonnêtes.

Le voleur avait retrouvé ses esprits et, paisiblement, il se rapprocha de Revan afin de se rendre. Le milicien resta toutefois prudent ; il n'était pas non plus impossible que cet homme lui mentait et cherchait à lui faire baisser sa garde... Mais cela relevait de la paranoïa peut-être.

Le père de famille prononçait des paroles presque folles, animées par un instinct et un amour paternels profonds. Fronçant des sourcils en l'entendant dire cela, Revan fut sur le point de revenir sur sa décision : valait-il mieux arrêter ce voleur conformément à la procédure ou "arranger" les choses ? Cet homme pouvait se montrer dangereux, non seulement pour lui mais aussi pour les autres, à l'avenir.

- Que l'on vole ou qu'on soit volé, Anür nous prend chacun la main à l'heure de notre mort et sa vision du jugement dernier est bien plus juste que celle de n'importe quel homme en ce bas monde ; si j'en crois vos dires, vous avez "volé" sans pure vanité, cette différence n'est pas sans importance. Certains vous verront comme un infâme voleur égoïste ; d'autres, un père aimant à en être fou. Je doute que votre famille souhaite vous voir les mains trempées de sang. Vous ne m'avez pas l'air d'être un assassin et c'est tout à votre honneur.

Bien qu'il en était rarement équipé, Revan avait en sa possession, ce jour-là, d'une corde rigide dont il se servit pour attacher les poignets du voleur.

- Un geste brusque et je vous assure que votre journée ne fait que commencer, fit-il sèchement.

Evidemment, l'aubergiste assistait toujours à la scène, il était plus prudent d'appliquer la procédure normale, pour l'instant.

- Vous avez toujours d'autres moyens pour assouvir les besoins de votre famille. N'avez-vous pas pensé à la milice ?.. Evidemment, non... Vos mains et vos bras sont toujours valides, ceci dit. N'importe quel village d'agriculteurs qui aurait survécu à la Fange aurait volontiers besoin de main d'oeuvre.

Revan termina de serrer le dernier noeud puis il saisit le bout de la corde qui restait.

- Suivez-moi.

Spoiler:

- Gardez vos conseils pour d'autres, jeune homme. Dès ma plus tendre enfance, j'ai appris à ne compter sur personne. L'oublier revient à se rendre vulnérable. S'en remettre à d'autres, c'est de la faiblesse.

Ascelin baissa lentement les paupières. Il se remémora les évènements de ces derniers jours. Sa tête était un vrai champ de bataille. Tout n’étaient que pensées contradictoires. Une vraie détresse s’affichait sur ses traits. Les sourcils légèrement arqués, les lèvres serrées, il peinait à calmer les battements de son coeur. Sa gorge se serra.

- Vous, vous avez bien assez à faire avec la canaille.

A gros pas lourds, il se laissa emmener. Il n’aimait pas l’atmosphère confinée des cachots. Il ne se voyait vraiment pas être retenu prisonnier dans un endroit tel que celui-ci, bien que ce soit préférable à la pendaison. Au bout d’une heure, il s’attaquerait aux murs pour sortir. Au bout de quelques jours, il perdrait la tête. Il n’était pas fait pour confinement subi par les bêtes sauvages aux mains de l’homme. Pourtant, c’était précisément de cette façon qu’on allait le traiter. Dans le meilleur des cas, si l’on en croyait les plus récentes rumeurs.

Le vieil homme avait la désagréable impression que sa vie était foutue. Ruinée, tellement mise en pièces qu’il lui serait impossible de recoller les morceaux. Alors il voulut s’enfuir. Mais pour réussir, Ascelin devait être rapide et endurant, ce qui était loin d’être le cas. Il pouvait également tenter de le frapper jusqu’à ce qu’il perde connaissances. Ou bien l’étouffer dans ce même dessein. Son manque d’expérience et son hésitation lui feront sans nul doute défaut. Ce gamin n’était pas responsable de ce qui lui arrivait. Il faisait juste son travail.

- Ecoutez, je sais que tout le monde doit vous demander cela mais...où m’emmenez-vous ?

Les cachots ? La place des pendus ? Les remparts ?

Un frisson le parcourut. Puis dans un élan, il passa ses mains liées par dessus la tête du milicien et serra sa gorge. L’homme se débattit, renâcla, si bien que le vieil homme fut subitement pris de violents remords. Il ne voulait pas le tuer. Pourtant, il continua à essayer, luttant contre la douleur, luttant contre les larmes qui lui montaient aux yeux. Ce n’était pas censé se passer ainsi. Il aurait dû rentrer chez lui, son butin dans le creux de ses bras. Il aurait dû revoir le sourire bienveillant de son fils Etienne. Mais lui, il avait tout gâché.

- Je suis désolé...je suis désolé...

Le vieil homme était bien plus têtu, borné ou tout simplement déterminé, qu'il ne le paraissait. Etait-ce là les conséquences d'une situation désespérée ? Bon nombre d'hommes et de femmes perdaient la tête en ces temps obscurs et il n'était pas rare que les fauteurs de trouble naquissent à partir de ces germes de folie qui poussaient les humains à survivre. Revan lui jeta un oeil curieux tandis que le voleur lui prononçait sa philosophie de vie.

Finalement, les deux hommes quittèrent le cul-de-sac pour rejoindre les rues principales. Revan gardait en main la corde reliée aux poignets de l'individu et tirait son prisonnier tel un gêolier. Il écoutait à peine les paroles d'Ascelin, réfléchissant au lieu où il comptait emmener ce dernier. Aux cachots ? Etait-ce réellement le meilleur choix ? Revan avait beau faire partie de la milice, il avait toujours été peu conciliant lorsque ses supérieurs leur parlaient de discpline.

Malheureusement pour lui, peut-être que ce jour-ci, il aurait du suivre la procédure.

- Eh bien, je comptais vous emmener à la garde la plus proche, mais...

Son souffle fut coupé tandis qu'une force animale lui serra la gorge et qu'un poids conséquent tombait sur ses épaules. Quelle erreur ! Avait-il oublié que le prisonnier devait toujours se trouver dos à lui ? A ce moment précis, le jeune homme n'avait jamais réellement eu affaire à des prisonniers en bon état : il avait bien plus tendance à les tabasser jusqu'à la résignation ; encore plus quand ces lascars se montraient peu coopératifs.

Revan fut lui aussi animé d'une force particulière qu'il puisa dans son instinct de survie ; tout comme Ascelin puisait la sienne dans la folie de la détresse. Une de ses mains chercha à s'insérer entre les mains du vieil homme et son cou afin de deserrer sa prise tandis que son autre bras tentait de frapper avec le coude les flancs de son ravisseur. Encore debout, il se débattait comme un diable pour déstabiliser le voleur, pour lui piétiner les pieds ou encore pour lui donner un coup de tête au visage. Son entraînement à la milice le fit instinctivement pivoter sur le côté pour tenter de garder le moins possible son dos à l'ennemi ; et, à la moindre occasion ses dents se planteraient dans la chair de l'assaillant.

Malgré la situation alarmante, Revan tentait difficilement de garder les idées claires et d'agir comme n'importe quel milicien ou mercenaire agirait. La corde rigide, d'une épaisseur suffisante et surtout nouée autour des poignets ne permettait pas au voleur d'avoir une prise idéale pour l'étranglement. Revan put confirmer au moins une chose : cet homme était loin d'être un assassin car sa manière de procéder, ou du moins sa technique, le prouvait ; cependant la force dont il faisait preuve était inquiétante ; c'était la force d'un homme qui tentait le tout pour le tout, question de vie ou de mort.

- Enfants... D'un meurtrier... cracha-t-il.

C'était tout ce dont Revan pouvait encore prononcer tandis qu'il se débattait en tout sens pour frapper le vieil Ascelin et se défaire de son emprise.

Le jeune milicien se débattait avec force et vigueur pour se dégager de son emprise. Ascelin avait beau ne pas être un colosse, ni d’ailleurs un brillant combattant de la garde, il le tenait d’une manière qui rendait particulièrement difficile toute tentative de lui échapper, mais ne le préservait pas entièrement des ripostes de son adversaire.

Ce qu’il vivait aujourd’hui, n’avait rien à voir avec tout ce qu’il avait pu connaître par le passé. Cet acte de violence consternant, ce désespoir grandissant, le souffle mourant de sa victime entre ses doigts asséchés...Tout cela était entièrement nouveau pour lui. Car au fond, jamais il n’avait voulu en arriver à commettre un tel acte de déchaînement. Il était même plutôt enthousiaste devant ce jeune homme qui, au quotidien, protège les habitants de la cité de la menace que représentent les brigands, les incendiaires et les fangeux. Mais à présent, il n’avait pas d’autre choix. S’il voulait se sauver...s’il voulait sauver son épouse et ses enfants d’une mort certaine, il allait devoir se débarrasser du milicien une bonne fois pour toute. Et ce, quelles qu’en soient les conséquences.

- Pourquoi est- ce que vous m’avez suivi ?! Vous auriez dû vous mêler de vos affaires, plutôt que de faire la chasse à un petit voleur de marché ! Vous auriez dû vous en aller, lorsque je vous ai supplié de le faire ! hurla le vieil homme, la rage au ventre. Mais au lieu de faire preuve de bon sens, vous n’avez pas pu vous empêcher de jouer au héros !

Malgré les coups, malgré la douleur grandissante, Ascelin resserra son emprise sur le cou du milicien. Lorsque ce dernier tenta dans un dernier souffle de le raisonner, la colère du vieil homme décupla :

- Fermez- là ! Par les trois dieux, fermez-là !

Un violent coup de coude dans les côtes lui coupa le souffle et lui fit lâcher prise. Plié en deux, se tenant le ventre, Ascelin tomba à genoux, se consumant de l’intérieur. Il essaya de reprendre de l’air, mais les fumées et la poussière le prirent à la gorge. Il toussa péniblement, s’étranglant presque, et se risqua à jeter un premier coup d’oeil sur son adversaire. Chaque spasme qui le secouait ravivait la brûlure dans ses côtes, causant une intense. S’il lui était donné de revoir l’aube...si les dieux lui permettaient de s’en sortir indemne...alors il ne reproduirait certainement pas l’erreur de provoquer un milicien. Jamais.

Le vieil homme essaya de relever, tituba, puis s’affala sur le sol. La douleur lui arracha une grimace. Son corps lui faisait payer son audace. Le coeur au bord des lèvres, il ferma les yeux pour tenter de refouler les nausées. Il ne ressentait plus qu’un grand vide glacial, et comme une pointe de regret.

- Cassez-vous, marmonna-t-il à l’intention du milicien. Pour une fois, faite ce que je vous dis, bon sang ! Cassez-vous ! Ou bien je n’hésiterai pas à de nouveau vous faire du mal !

Sa gorge se noua. Il ne pouvait pas le tuer. Il en était incapable. Mais il voulait vivre. Alors il se releva, titubant, et, profitant de la faiblesse de son adversaire, prit la fuite.