Reflet du passé [PV Petite Poussière]

La Milice extérieure était loin d'être une promenade de santé et cela Gondemar avait eu l'occasion de le confirmer plus d'une fois depuis qu'il y était entré. Il y avait les Fangeux, les Bannis, les intempéries, les marécages, les pirates aussi à présent qui s'étaient fait davantage connaitre ces derniers mois et qui faisaient désormais preuve d'une telle organisation qu'il devenait dangereux d'approcher des côtes avec les convois. Le Labret avait subit de lourdes pertes suite à la tempête de cet été 1165 et désormais l'automne s'amorçait, tant et si bien qu'on verrait arriver les premiers frimas d'ici quelques petites semaines, peut-être guère plus d'un mois à ce rythme. L'on était fin Septembre et l'homme de haute taille profitait de quelques jours de repos au sein de la cité pour vaquer à ses occupations : voir son fils, s'assurer des affaires de Diana Ecuviel, mais également honorer une sorte de rendez-vous qu'il se faisait à lui-même avec une certaine Prêtresse dont on lui avait dit que dès demain elle se trouverait dans une boutique bien précise, à une heure bien précise. S'il pouvait la revoir, ce serait une excellente chose, mais pour cela mieux valait profiter un peu de cette journée de repos. La Hanse était un quartier riche et animé, plein de vie et où tout pouvait arriver à chaque instant, ou peu s'en fallait. L'ancien soldat avait grandit dans ces rues et ruelles, se déplaçant jadis sur les toits où il grimpait avec leur groupe de voleurs et de canailles des bas quartiers. Chaque fois qu'il revenait dans cet endroit et arpentait le pavé au milieu des étals et de la foule, il lui semblait toujours revoir les fantômes des enfants qu'ils avaient été en train de commettre quelque larcin. Ici Théodemar qui faisait diversion pendant qu'un autre faisait les poches d'un riche de passage, là Elora qui guettait l'arrivée d'une patrouille pendant que la petite Xandra prélevait sur les étals de quoi manger et... une minute, est-ce qu'il était en train d'halluciner ? Le Milicien venait d'apercevoir en lieu et place de son souvenir une tête rousse qui s'était faufilée au milieu de la foule, ses petites mains se servant discrètement sur un étal de nourriture avant que la silhouette, minuscule, ne s'enfuie en courant. Le passé semblait s'être fait supplanter par le présent et, malgré lui, Gondemar ne pu retenir un léger sourire amusé tandis qu'il se faufilait à son tour entre les gens, gagnant la ruelle par laquelle il avait vu partir sa cible. Arrivé sur place, son regard accrocha la petite et il haussa le ton pour l'interpeller.

- Ce n'était pas mal, mais tu aurais pu faire mieux.. !

Sa voix, grave et rauque, n'avait pas d'accent autoritaire à cet instant malgré sa haute carrure qui devait en donner l'impression, mais un semblant d'amusement se faisait entendre dans ses paroles et se reflétait même sur ses traits. L'enfant qui se retourna n'était encore qu'une fillette, chétive et probablement affamée, elle ne ressemblait pas tant que cela à Xandra dont les cheveux étaient d'un roux plus prononcé, mais elle avait des tâches de rousseurs plus marquées qui lui donnaient un air adorable malgré sa frimousse surprise.

- Je ne vais pas t'arrêter petite rassures-toi, je voudrais juste te parler. Allez approche.

Un homme de haute taille, aux cheveux bruns coupés courts, à la voix grave et rauque, en tenue de Milicien avec une épée courte à son côté, est-ce que l'enfant ne risquait pas de prendre peur ? Pour autant Gondemar tenait le coup et, pour lui prouver sa bonne volonté, alla même jusqu'à mettre un genou à terre pour patienter, espérant qu'elle ne s'enfuirait pas par les toits comme il l'aurait fait jadis ou par un trou de souris. Ces gamins des rues étaient doués pour se faufiler dans des endroits improbables.

Kalija et Hohni-Ho-Kayohos ronronnaient d’aise contre les genoux fins de leur maîtresse, qui petite et concentrée, plissait ses grands yeux dans un lointain. Petite Poussière ne leur prêtait guère d'attention, elle était bien trop concentrée à inventer mille et une bêtises. Insignifiante au reste du monde, elle enfonça ses orteils crasseux dans le poil noir et doux de Hohni-Ho-Kaiyohos. Le chat leva vers elle des yeux d’un vert aussi vif que celui de Petite Poussière. Les petits pieds sales de la gamine ne le dérangeaient pas, au contraire, affectif, le petit chat commença à lui lécher les pieds avec amour, comme une maman avec son petit. Au contact de sa langue rugueuse sur sa peau, Coeur du Cristal ou Melon Sucré, émergea de sa torpeur. Grognonne de n’avoir trouvé aucune bêtise qui puisse convenir à son humeur, elle fronça son nez retroussé dans une moue colérique. Ses sourcils roux s’arquèrent de façon - qui elle le voulait sévère - mais qui accentua d’autant plus sa beauté d’enfant.

-Pourquoi faut-il que Paki, Sathya et Arantia ne viennent qu’après la tombée de la brume !? Moi je m’ennuie, et il n’y a personne avec qui jouer… Mais vous, vous comptez pas, dit-elle à ses loyaux chats qui levèrent vers elles des yeux interrogateurs.

Paki, Sathya et Arantia étaient les fidèles de Petite Poussière, et la gamine s’ennuyait souvent sans eux. Bien sûr, qu’ils soit là ou non n’y changeait rien, Petite Poussière trouvait toujours une ou deux bêtises sous la main et de quoi rendre dingues les habitants des quartiers. Ses deux petits poings sous son menton, elle repensa à Paki qui n’avait à peine 6 ans, à sa peau mate et à ses yeux bleue, à ses cheveux d’un blond presque blanc. Il était son préféré, celui qu’elle aimait câliner. Sathya était différente les yeux aveugles et les cheveux bruns aussi courts que son petit doigt, elle incarnait la “sagesse” du groupe. Arantia était plus extravagante, plus tête en l’air et nièvre quoiqu'elle soit la plus grande du groupe, tant en taille qu’en âge. Les trois s'éclipsaient souvent, sans rien dire à Petite Poussière et affirmaient qu’ils devaient absolument y aller. La gamine n’en avait cure, elle aussi faisait des faux bons à ses amis de temps en temps, disparaissant comme elle seule savait le faire. Mais l’idée qu’ils soit tous les trois réunis sans elle la rendait jalouse. Encore aurait-elle envoyé Kalija en éclaireur s'il savait parler.

Ce dernier sauta sur l'étroite marche du perron en pierre, où Petite Poussière posait son derrière. Le chat noir au yeux bleue se frotta à elle, réclamant caresses et tendresses. Il y avait largement de place pour deux bambins qui frôlait la sous-nutrition. Alors que Pet de Lapin râlait dans sa barbe, la porte derrière elle s’ouvrit sur une vieille mégère, le dos voûté, le nez crochu et les cheveux d’un blanc nacré. Elle ressemblait à une de ces vieilles sorcières de contes que Tara, sa fausse mère, lui conter souvent. La vieille femme baissa sur elle des yeux abîmés par le temps et avança une main parcheminée et tachée pour attraper Kalija. Elle n’eut même pas besoin de se baisser, tellement son dos était voûté, la coupant presque en deux. Le matou l'évita et cracha vers elle, furieux.

-Dégage espèce d’engeance crasseuse ! Et toi sale trogne, déguerpit de mon perron avant que tu ne deviennes le souper ! fulmina-t-elle en s’adressant à la rouquine.

Petite Poussière sauta sur ses pieds et fit face à la mégère, les poings sur ses hanches, d’une façon comique mais elle était vraiment énervée. Personne ne touche à ses chats ! Elle lui cria des obscénités qui firent rougir et rugir la sale peau. Son ballet entre ses doigts crochus, elle chassa Petite Poussière en criant de sa voix geignarde “va-t’en merdaille”. Devenue hilare, Petite Poussière ne se fit pas prier, et avant que les gardes n’arrivent pour voir d’où venait tout ce raffut, la fillette se trouvait déjà à deux rues de là. Quittant le quartier, le goulot, de ruelles en ruelles, de toits en toits, Petite Poussière arriva assez loin à son goût pour ne plus jamais recroiser cette satanée gueuse. Hohni-Ho-Kaiyohos et Kalija à ses talons, la gamine s’avança comme un chat entre les passants nombreux et les ruelles bordées de comptoirs de nourritures de la Hans. En voyant les grappes de raisin, les anguilles, les lamproies, les brochettes de viande, le trio bava littéralement, affamés. L’odeur des épices venues d’ailleurs enivra leurs sens. D’une façon grotesque, l’estomac de Petite Poussière se contracta et cria famine.

-Tais-toi ventre, attend un peu… , chuchota la gamine en tapotant affectueusement son bidon plat.

Petite Poussière jeta son dévolu sur une grappe de raisin, alors, se faufilant entre les passants, elle attendit le bon moment. Kalija se posta à cinq petits mètres, refusant de s’éloigner aussi loin de sa maîtresse et surveilla les alentours. Il savait s’y prendre et reconnaissait souvent la carrure qu'accompagnent les miliciens. Hohni-Ho-Kaiyohos servi de diversion comme le lui avait enseigné Petite Poussière.. Le chat aux yeux émeraude s’avança vers la cible indiquée par le doigt de la rouquine. Il entra en action lorsque la gamine siffla “Attaque !” Hohni-Ho-Kaiyohos attrapa alors les pieds du marchand et s’amusa à déchirer de ses griffes aiguisées, le pantalon du pauvre malheureux. Petite Poussière piqua la grappe et s’en alla le plus tranquillement possible. Kalija attrapa les fruits juteux que Petite Poussière lui tendit. Hohni-Ho-Kaiyohos, trottait quelques mètres derrière eux. Personne en dehors de Coeur du Crital et ses amis ne remarqués en général les chats. Ils passaient inaperçus dans la foule.

À peine eut-elle fait quelques mètres, qu’une voix domina le brouhaha et critiqua son dur labeur. Vexée, la gamine se retourna, farouche et déterminée. L’homme en question était grand, beau et… un milicien ! Sur le coup, la gamine se décomposa, prête à fuir. Elle maudit Kalija de son incompétence et rumina intérieurement malgré la peur qui l'immobilisait sur place. Le visage du milicien exprimait un vague amusement, qui transforma sa peur en surprise.

- Je ne vais pas t'arrêter petite rassure-toi, je voudrais juste te parler. Allez approche.

Pour prouver sa bonne foi, et contre toute attente, le milicien posa un genou à terre, tel un amant demandant son amoureuse en mariage. Kalija tourna, nerveux autour de la fillette qui jaugea comme aucun enfant, l’homme en face d’elle. Elle ne redoutait pas d’un piège, mais la curiosité la poussa à s'avancer vers lui. Petite Poussière croisa les bras sur son torse, le visage tordu par une grimace et s’avança dignement… à sa façon :

-Que me veux-tu celui qui critique mon travail ? demanda-t-elle, les sourcils froncés alors que Kalija l'empêcha de continuer en la poussant de sa force de chat. Pousse toi Kalija ! Occupe-toi d’Hohni-Ho-Kaiyohos ! Puis s’adressant de nouveau à l’homme. Lui c’est Kalija, il aime pas les gens comme toi. Moi aussi j’aime pas les gens comme toi, ils sont mauvais et méchants avec moi. Tu ne sera pas méchant avec moi n’est-ce pas ?

Petite Poussière ne quitta pas des yeux son interlocuteur adulte, et dans le regard, celui-là pouvait y discerner la note de défi qui faisait la signature de la crasseuse.

blanc : Petite Poussière
Jaune : Peuple
vert : miliciens

Il n'avait pas prit garde aux chats jusqu'à-ce qu'ils ne se soient éloignés un peu de la foule, jusqu'à-ce que l'enfant ne se retourne et n'avise avec une dignité de fierté bafouée celui qui critiquait ce qu'elle venait de faire. L'animal tournait autour de sa propriétaire avec une nervosité palpable, pour un peu il aurait pu feuler, n'eut été un dressage -ou une affection- telle qu'il demeurait obéissant. La petite s'adressa d'ailleurs à lui comme s'il s'était agit d'une personne à part entière et Gondemar plissa ses yeux bleu glace, avisant le chat qui semblait ne pas vouloir quitter la rouquine. Brave bête, songea l'homme de haute taille qui écouta le reflet de son passé avec un mélange de compréhension, d'attendrissement et d'un peu de méfiance : de nos jours même une gamine des rues pouvait vous poignarder.

- Non, je ne suis méchant qu'avec ceux qui le méritent.

Elle n'avait pas l'air d'avoir mauvais fond, n'est-ce pas ? Oh bien sûr elle semblait prête à le défier à tout instant, avec cette arrogance que lui et ses amis avaient déjà eu à son âge, quand ils provoquaient les Miliciens, se jouaient d'eux et parfois même entrainaient certains d'entre eux dans des petits pièges assez humiliants. Les souvenirs refaisaient surface à grande vitesse et l'ancien soldat se surprit à sourire légèrement, un peu attendrit malgré lui face à ce petit bout de fillette. Xandra allait regretter de ne pas avoir été présente, assurément.

- Tu n'es pas une mauvaise voleuse, mais tu as encore beaucoup de choses à apprendre. Pourquoi ne vas-tu pas au Temple ? Ils distribuent de la nourriture pour ceux qui ont faim et les prêtresses sont très gentilles avec les enfants.

Il se souvenait notamment que c'était demain qu'il comptait bien en retrouver une dans une herboristerie en particulier, afin de la revoir et d'essayer de demeurer à ses côtés quelques instants. Avisant les quelques mètres qui le séparait encore de l'enfant, il lui fit signe d'approcher, sans bouger de sa place.

- Je m'appelle Gondemar et toi ?

Autant faire les présentations.

La petite semblait vivre dans un monde qui n'appartenait qu'à elle, peuplé de créatures étranges et singulières, mais puisqu'elle était capable de parler aux chats et de se faire obéir d'eux, il n'y avait pas lieu d'essayer de lui expliquer quoi que ce soit au sujet de l'imagination et de la perception de ce qui était vrai ou ne l'était pas. Qu'elle veuille volontairement être mal élevée devait être dans un but bien précis, lequel, là était la question. Mieux valait éviter de le demander pour le moment, aussi en l'écoutant Gondemar sentit poindre un léger sourire amusé au coin de ses lèvres en l'entendant lui demander comment il pouvait savoir ce qu'était un vrai voleur. Ah ça, il n'en avait pas encore attrapé non et il ne risquait pas de le faire en étant affecté à la Milice extérieure.

- Je le sais parce que j'étais un voleur quand j'avais ton âge et même après. Seulement on ne peut pas le rester toute sa vie, sinon on peut être sûr de mal finir. Si tu continues, tu seras arrêtée et punie, peut-être même tuée puisque maintenant il n'y aura plus de Bannis, mais c'est à toi seule de décider.

Il préférait la mettre en garde, qu'elle sache à quoi s'attendre avec tous ces miliciens de l'intérieur dont on racontait bien des choses horribles et notamment ce qu'il faisait subir à certaines femmes qui rejoignaient leurs rangs, sans parler des "criminels" sur lesquels ils mettaient la main. Le Duc avait ordonné le pire et la population n'était plus assez en sécurité, tant et si bien que plus personne n'hésitait à faire du mal à autrui, même lorsqu'il s'agissait d'une enfant.

- Il y a au Temple une Prêtresse d'une grande gentillesse qui pourrait peut-être s'occuper de toi de temps en temps si tu le veux bien, elle s'appelle Constance et c'est une vraie gentille.

Il sourit un peu plus, mais n'en dit pas davantage, se présentant à la place afin de changer un peu de sujet. Il était censé tenter de revoir la jeune femme le lendemain et il ignorait encore qu'il réaliserait à quel point la bonté de la Prêtresse lui serait bénéfique. La petite fille s'appelait Petite Poussière et c'était là un surnom plus qu'un véritable prénom, d'autant plus donné par des... des quoi ? Qu'était-ce donc qu'un léopard ou un singe ? Voilà bien des noms de créatures qu'il n'avait encore jamais entendu, sans doute était-ce là des drôles de bêtes comme les gnomes ou les lutins. Bah, si cela pouvait permettre à cette enfant de survivre aux horreurs de ce monde, mieux valait ne pas la contrarier.

- Mes parents sont comme les tiens, ils sont au-delà des cieux dans le domaine d'Anür, ou en tout cas c'est ce que je leur souhaite.

Ses parents, voilà bien une chose à laquelle il ne pensait guère plus depuis tout ce temps et son sourire s'évanouit quelque peu à cette évidence. Il était lui-même père et songeait avant tout à ce fils qui était tout ce qui lui restait de sa vie passée. L'enfant qui lui faisait face était-elle donc si démunie malgré ses airs débrouillards ?

- Dis-moi, tu n'as personne pour s'occuper de toi ? Est-ce que tu as essayé de trouver un travail plutôt que de voler ta nourriture ?

Au besoin il pourrait peut-être l'aider à trouver un endroit où on ne l'exploiterait pas et où on pourrait prendre soin d'elle, restant à voir après combien de chats elle avait exactement et si ils seraient acceptés dans un endroit ou un autre. Cette enfant était comme un fantôme du passé venu lui rappeler ce qu'ils avaient été, lui et les autres membres de leur bande de gamins des rues. Le monde ne changeait-il donc jamais ?