Pourquoi tu cours pas ? [Alaric]

Le marché était bondé. Gens du peuples et petits aristocrates aux multiples servant vagabondaient dans les rues animées de Bourg-Levant au cœur de Marbrume sous les yeux d'une rouquine planquée sur un toit. Ruin n'avait plus grand chose à manger et la pomme volée quand elle avait rencontré le milicien n'avait pas vraiment suffit vu la course qu'elle avait fait. Aujourd'hui alors que la chaleur se voulait forte car on était en plein été, la demoiselle s'était plaquée sur un toit pour repérer sa cible. Et elle avait clairement l'impression de cuire mais ainsi elle était très discrète. Elle avait déjà aperçut le membre de la milice qui patrouillait dans le coin. Son cycle était apparemment régulier et donc le marchand de tissu était donc exclu car il y revenait souvent, face au marchant de viande. Le regard acier de la jeune fille se baladait sur les gens et elle finit par quitter son perchoir, crevant de chaud.

L'ombre de la ruelle par laquelle elle descendit lui fit un bien fou. Elle longea la ruelle, attrapant sa dague qu'elle fit tourner dans ses mains. Elle repéra le milicien et s'engouffra dans la foule. Cachant son arme dans sa manche, elle réussit à piquer une bourse pendant à la ceinture d'un homme grand. Elle l'attacha à sa propre ceinture et s'approcha doucement d'un étal boulanger. Elle se tapit sagement derrière une pile de caisse avant de s'apercevoir de la présence du milicien qui pouvait parfaitement la voir. Tant pis, elle devrait courir. La rouquine attendit calmement, appuyée nonchalamment aux caisses. Et sa stratégie paya : le marchant l'oublia vite alors que les clients se multipliait. Elle jeta un coup d'œil vers le milicien. Et croisa son regard. Il l'avait remarqué c'était évident. Mais il ne réagissait pas. La jeune fille ne s'en occupa pas pour le moment, se rendant près du boulanger. Dès qu'il eut le dos tourné, elle embarqua une petite miche avant de rapidement se fondre dans la masse. Une fois loin, elle souffla pour calmer cette énergie qui l'envahissait à chaque vol pour avoir simplement l'air de quelqu'un qui venait d'acheter son pain. Elle regagna sa ruelle de départ et coupa la miche en deux, en rangeant la moitié dans son sac qu'elle avait caché là. Ruin grignota quelques instants avant de trouver cela trop calme. Elle risqua un regard vers l'extérieur de sa ruelle. Le milicien sembla la voir de nouveau car elle crut croiser de nouveau son regard. Rapidement, elle attrapa son sac et gagna le toit. Elle avançait prudemment avant de descendre non loin du milicien mais assez pour qu'il ne la remarque pas de suite. Elle s'appuya au coin du mur près duquel il se tenait avant de lâcher d'un ton détaché :

- Toi, soit t'es nouveau dans le coin, soit t'as pas envie de courir. Tu m'as clairement vu faire.

Son imprudence pouvait couter cher, mais elle était malgré tout en position, muscles tendus et prêts à fuir. Elle coupa alors un morceau de sa demi miche de pain et lui tendis doucement, un sourire narquois aux lèvres.

- T'en veux ?

Alaric se pencha sur son carquois et examina les quelques flèches qui le remplissaient. Il en prit une au hasard et l’ausculta attentivement, passant ses doigts dessus, jugeant sa résistance, sa qualité. Il la reposa à sa place et en attrapa une autre. Elles étaient identiques : facilement cassables et d’un prix si bas qu’il n’inspirait pas confiance. Il avait déjà réussi à tuer quelques créatures avec ces pointes, mais il n’aurait pas craché sur des armes plus perforantes. Hélas les temps étaient durs, la milice n’était capable que de fournir un arsenal assez médiocre.

Le jeune milicien contourna son lit de bois usé afin d’ouvrir une petite armoire du même acabit. À l’intérieur, il y avait caché une partie de ses piètres économies. Avec des gestes lents, il défit le nœud de sa bourse de cuir ; quelques monnaies s’éparpillèrent dans sa main. De nature simple, Alaric ne dépensait jamais de grandes fortunes sur les marchés. Le strict minimum pour survivre lui était suffisant. Ainsi, grâce à son emploi, il avait été en mesure de mettre quelques sous de côté. Au début, il avait toujours pensé « ce sera pour plus tard », ce qui signifiait « quand la menace de la Fange n’existera plus ». Bien qu’il soit toujours optimiste quant à leur futur, grâce à son foi indéniable en Serus et ses deux comparses, il n’était plus certain d’assister vivant au miracle qui se produirait un jour. Alors, autant mettre les chances de son côté.

Alaric préleva un compte suffisant, replaça la bourse de cuir dans sa petite table et sortit des dortoirs de la milice. Sous la chaleur de plomb du mois d’Août, il traversa une partie de Marbrume tandis que des perles de sueurs gouttaient de son menton. Alors qu’il atteignait le marché, il passa une main dans ses cheveux trempés. Il grogna et les plaqua en arrière, afin que ses mèches noires rebelles ne passent plus devant ses yeux. Alors qu’il repérait du regard un marchand susceptible de l’intéresser, il aperçut une enfant à la chevelure flamboyante. Son accoutrement présageait une voleuse, mais il ne broncha pas. Inutile de tirer de conclusion hâtive. Pourtant, lorsque leurs regards se croisèrent, il comprit qu’il ne s’était pas trompé. La petite pensait s’être planquée afin de dérober l’étalage bien garni du boulanger du quartier. Ni vu, ni connu, elle s’empara de sa proie moelleuse tant convoitée et disparut de la circulation. Il aurait pu la rattraper bien avant sa fuite. Mais il n’en fit rien. Ses convictions avaient changé, son comportement vis-à-vis de l’homme également. Mais il n’était pas cabale de punir cette gamine. Tout le monde avait bien droit à un bout de pain, non ? Et puis, il n’était pas en service, alors… Un de ses collègues de la milice intérieure n’avait qu’à s’y coller. Il haussa les épaules et s’avança près d’un étalage au hasard de la place quand une voix fluette l’apostropha. Vif, il se retourna. La petite voleuse lui parlait. Était-elle inconsciente ? Trop ébahi pour lui répondre, il la regarda lui tendre un bout de sa miche chipée plus tôt.

- Tu es stupide ?

Ravalant son ton brusque, il ajouta :

- Et garde-le, ton pain. C’est toi qui meurs de faim.

Il croisa les bras sur sa poitrine.

- Et je n’aime pas particulièrement courir après des gamines avides de brioches.

Il se radoucit. Maintenant qu’il la voyait de plus près, il se rendait compte à quel point elle était jeune. Enfin, peut-être ne faisait-elle pas son âge ? En tout cas, il avait rarement croisé de voleurs avec autant de culot. Il se rappelait pourquoi il n’avait pas agi. Ses parents lui avaient inculquées des valeurs qu’il ne se sentait pas d’oublier. Depuis l’épisode du Séraphin, il avait compris que ces valeurs risquaient de lui couter la vie, mais ils en étaient certaines qu’il ne pouvait se résoudre à enfermer dans un coin de sa tête. Chaque personne avait le droit de vivre, de se nourrir, d’autant plus lorsqu’il s’agissait d’enfants.

- Tous mes collègues ne sont pas comme moi, à ta place j’éviterai de trop discuter avec la milice.

- Tu es stupide ?

Le ton brusque et la question rhétorique du brun agrandirent le sourire insolent de la rouquine qui rétracta son offre en haussant les épaules. Elle mordit dans son pain en se faisant traiter de gamine avide de brioche. Elle l'aimait bien celui là, il avait un sens de l'humour relativement faiblard mais elle l'aimait bien. Elle écouta calmement le jeune homme lui faire ses recommandations sur le fait de parler avec la milice et elle fronça les sourcils en rangeant ce qu'il restait de ses bouchées de pain aux côtés de l'autre moitié de miche.

- J'y crois pas. Tu me crois stupide à ce point ? J'en suis presque déçue.

Elle se mordit la lèvre inférieure un instant avant de retrouver son sourire moqueur et insolent, le détaillant de ses yeux aciers.

- Je cause pas souvent avec les miliciens, sauf ceux qui me fixent pendant que j'chasse. Et puis... J'ai vraiment l'air de mourir de faim ?

Elle fit une petite moue, mimant une faim taraudante. Non Ruin avait l'allure correspondant aux voleurs et aux gens des bas-fonds, avec ses mèches sauvages et les traces de saleté qui pouvaient parfois barrer son visage. Ses vêtements étaient usés par les courses poursuites et les acrobaties répétées. Alors oui parfois elle avait faim, comme tout un chacun dans cette ville depuis la fange. Mais on ne pouvait pas dire qu'elle mourrait de faim. Sa taille avait beau être fine et ses muscles finement dessinés, son teint ne reflétait que la malnutrition propre aux gens de la rue. Les repas avaient beau être irréguliers, la rouquine avait des rituels qui payait et essayer de stocker dans sa planque ce qui pouvait l'empêcher de mourir de faim.
Elle éclata d'un léger rire avant de remettre ses mèches en place, quelques unes restant sauvagement en travers de son visage.

- J'arrive à me nourrir, et parfois à nourrir les plus jeunes dans la rue. Il suffit d'avoir quelques économies et de connaitre les bons endroits. De petits artisans honnête ont parfois plus faim que moi.

Ruin se permit de le détailler : il était assez petits par rapport à d'autres de son rang et ses cheveux noirs tombaient sur ses yeux bleus. Elle accrocha son regard dans ses yeux gris.

- Comment tu t'appelle ?

Ses réflexions ne produisirent qu’un large sourire sur les lèvres de la rousse. Certes, elle n’était peut-être pas si stupide, simplement un peu trop téméraire dans un monde tel que celui-ci. Elle respirait la naïveté, l’insolence également. Elle lui rappelait Roland, mais ses traits fins et ses longs cheveux lui évoquaient sa petite sœur. Depuis qu’il était arrivé à Marbrume, Alaric avait rencontré beaucoup de personnes différentes. Il lui arrivait très souvent de superposer sur ces inconnus les visages familiers qui avaient partagés les premières dix-huit années de son existence. Il ne pouvait s’empêcher de se raccrocher à son passé. Il se rendait compte que ce comportement était complètement puéril, mais il ne pouvait rivaliser contre ses propres pensées.
Le milicien haussa les épaules.

- Tu n’as que la peau sur les os, en tout cas.

C’était un fait indéniable. Mais combien d’autres étaient dans un état encore pire que cette dernière ?

- Je m’appelle Alaric.

Pour dire vrai, il n’était pas certain que livrer son nom à une voleuse de bas étages était une très bonne idée. Bien trop souvent, il s’était montré naïf vis-à-vis des pauvres de la cité et il avait évité le pire à plusieurs reprises. Pourtant, il ne sentait aucun danger de la part de la gamine, aucune animosité non plus, ce qui était assez rare. Les miliciens étaient mal vus, malheureusement parfois à juste titre.

- Et toi, la rouquine ?

Marquant une brève pause, il ajouta, railleur :

- Tu dis que tu chasses, c’est drôle. Je suis un chasseur, moi aussi. Pas de brioches, mais de fangeux.

Pourquoi il avait poursuivi la conversation ? Il n’en savait rien. Bizarrement, il se rendait compte qu’il avait souvent ce même comportement. Il ne réfléchissait peu, non seulement dans les batailles, mais également dans ses paroles. Il avait toujours été comme ça, quand il était enfant. Mais depuis le Fléau, il s’était renfermé sur lui-même. La haine qu’il éprouvait envers les créatures grandissait de jour en jour. Mais depuis quelques temps, il parlait à d’autres personnes, au hasard des ruelles de pierres froides. Cyrielle l’avait changé un petit peu. Il avait trouvé leur première discussion tellement agréable… Ne dit-on pas « chasser le naturel, il revient au galop » ?

Alaric s’était perdu aux bouts de nombreux détours. Un labyrinthe s’épanouissait sous ses pieds. Mais les jours comme celui-là, il pensait être capable de trouver la sortie.

Alaric hein ? Le nom sonnait bien et collait parfaitement à l'allure du jeune homme face à elle. Elle le jaugea encore d'un oeil critique, piochant parfois des bouchées de pains jusqu'à finir son morceau quand il lui demanda son nom.

- J'suis Ruin.

Donner son nom, elle en avait l'habitude, bien que celui-ci ne soit pas répandus dans Marbrume. A vrai dire, elle l'avait elle même choisi à la mort de ses parents, pour qualifier l'état de sa vie à ce moment. Quand elle avait rencontré Goran, c'est le nom qu'elle lui avait servit, et c'était resté. La jeune fille ne réagissait même plus à son ancien prénom qui témoignaient pleinement des origines qu'elle avait reniée.

- Tu dis que tu chasses, c’est drôle. Je suis un chasseur, moi aussi. Pas de brioches, mais de fangeux.

Elle fronça les sourcils. La frange était quelques choses de presque inconnu pour Ruin qui n'avait jamais passé les portes de Marbrume. Elle y avait passé sa vie et ne savait de la fange que ce que les rumeurs des bas fonds racontaient. Elle porta son regard sur les murailles qui dépassaient par dessus les toits des batisses de la ville.

- Je suis jamais sortie de la ville

Il n'y avait ni regret, ni désespoir dans la voix. Ruin ne regrettait pas d'etre jamais sortie de ces murailles. Mais plus le temps passait et plus les fangeux semaient la terreur. Ruin craignait de plus en plus de ne pas connaitre autre chose que la grande ville fortifiée. Ses yeux se voilèrent légèrement à cette pensée qu'elle écarta vite, rendant leurs lueurs féroce à ses prunelles acier, attentive à son interlocuteur. Elle jetait néanmoins des regards dans la grande rue, adossée au mur les bras croisés, afin de ne pas se faire attraper au dernier moment.

Ruin. C’était un drôle de prénom. Un surnom à n’en pas douter. De nos jours, plus personnes n’en avaient plus rien à faire de connaître les prénoms de chacun : au mieux nous étions des numéros, au pire des moins que riens, regardés avec mépris par une partie de la communauté, à peine remarqués par d’autres, trop occupés par leur petite personne.

Lorsqu’elle lui annonça qu’elle n’avait jamais quitté la ville, Alaric arqua un sourcil. Ainsi donc, il avait affaire à une native de Marbrume. Voilà qui était étonnement fort rare, compte tenu du fait que de nombreux réfugiés avec gagné les remparts réconfortantes de la cité et que ces derniers très souvent se révélaient être des voleurs professionnels. Bizarrement, il lui rappela Luna. Il ne souvenait pas de l’âge de la jeune fille, mais elle était très jeune elle aussi. Noble, elle pouvait se permettre une vie plus aisée que la moyenne, au contraire de la petite rousse qui se tenait devant lui. Parfois, il aurait voulu avoir de ses nouvelles, juste un signe qui prouvait une bonne santé. Il l’avait confondue avec Ellaine et pour cette raison, il avait voulu la protéger. La tâche serait plus délicate encore avec une pillarde espiègle.

- Oh, tu viens d’ici ? Tu as encore de la famille à Marbrume ?

Il avait conscience que la question pouvait se révéler délicate, mais il prit le risque. Dans sa grande bonté, il aurait été apaisé d’apprendre que Ruin ne vivait pas seule. Certes, si elle était amenée à voler pour se nourrir, sa situation ne devait pas être des plus agréables et souhaitables, mais avoir quelqu’un qui vous attendait le soir pouvait vous donner la force nécessaire pour continuer d’avancer.

- Moi je viens d’une ferme assez loin d’ici. Enfin, un peu plus d’une semaine de marche. J’ai dû fuir le Fléau, j’ai eu de la chance d’arriver vivant.

Il haussa les épaules. C’était le passé tout ça, et même s’il avait écopé du surnom de miraculé qui s’accrochait à son prénom, il sentait que peu à peu, cette histoire retombait, s’oubliait. Des miraculés, y’en avait tout le temps, partout. Parfois, il avait l’impression que sa miraculeuse chance l’avait quittée depuis qu’il avait posé les pieds à Marbrume. Néanmoins, il gardait une foi inébranlable en les Trois : ils avaient un plan pour chacun. A lui de leur montrer qu’il en était digne.