Un collier argenté et des questions (titre en construction)

C'était tôt, une heure après l'aube, et passée la vague matinale des travailleurs venus lamper une corne de vin pour se donner l'entrain, les tabourets s'étaient refroidis et les rangs clairsemés. C'était dans cette ambiance encore mal réveillée qu'apparut par l'embrasure de la lourde porte d'entrée un petit bonhomme à la tête blonde. Le gamin, pas encore un homme, dans la douzaine, était mis d'une étrange façon. Des braies sales, déchirées aux chevilles et trop courtes pour lui, et une tunique dans la même veine. Au dessus, une veste, elle trop longue et bien trop propre pour lui appartenir depuis longtemps, donnée certainement et dans laquelle il était censé résister à l'hiver qui s'approchait voire grandir avec.

L'enfançon dans la place, il jeta des regards aux alentours avant de se fixer sur la tenancière du boui-boui. Il se redressa, inspira un grand coup et s'avança à grand pas avec une démarche rigide.
"BONJOUR Mad-..." il se reprit sur une voix moins forte et enrouée. "Bonjour Madame Circée, laissez-moi dire que vous êtes comme une rose et que votre beauté... que les fleurs, au matin, révèlent leur beauté et comme vous êtes aux Six-Roses eh ben..." le gosse n'en menait pas large, et la simple phrase qu'on lui avait donné quelques instants auparavant n'avait plus l'air si simple à présent. Il inspira de nouveau. "Bonjour Madame Circée, vous êtes très en beauté. Comme une rose le matin. Je viens vous porter un message."

La nuit avait été courte pour Circée. Une rixe avait éclaté dans la taverne peu après minuit, les belligérants avaient cassé une table et en avaient abimé une autre. Quelques petits malins, profitant de l'agitation, s'étaient faufilés derrière le bar pour aller piocher dans les réserves d'alcool. Heureusement, Circée les avait aperçus avant qu'ils ne parviennent à décadenasser la caisse et les avais poursuivis jusque dans la rue sans parvenir à récupérer quoique ce soit.

Bien entendu qu'il était impossible pour une femme seule de tenir un endroit comme celui-ci, mais Pat était encore tombé ivre mort derrière la cheminée dès les premières obscurités, et Faustine s'était enfuie de frayeur à peine les premiers coups échangés.Il y avait bien eu quelques amis, des habitués des Six-Roses, qui avaient tenté de séparer les bagarreurs... Sans succès. On les mit dehors qu'ils continuèrent le tapage à la porte même de l'établissement. Finalement, la jeune femme n'avait réussi à les chasser qu'au bout d'une heure et trois manches à balais cassés sur leur dos avec l'aide de Pierre, le patibulaire charpentier de la deuxième rue.

Voilà qui expliquait la mine défaite qu'elle proposait ce matin là aux rares clients s'aventurant dans son antre. Ses yeux d'ordinaire si vivaces se cernaient de poches violacées que le maquillage au charbon de bois ne parvenait pas à recouvrir complètement, maquillage par ailleurs dégoulinant par endroit. Sa chevelure n'était qu'un champs de bataille où se dressaient ça et là des épis malmenés. Le col de sa chemisette s'ornait de tâches résolument dégoûtantes - Pat lui avait vomi sur l'épaule lorsqu'elle avait tenté de le relever plus tôt dans la matinée - et même les épaisses fragrances épicées dont elle aimait s'accompagner ne pouvaient plus repousser le bouquet piquant qu'elle dégageait après cette nuit terrible. En peu de mots, à cet instant la belle Circée n'était pas tout à fait au meilleur de sa forme.

C'est pourquoi le message du gamin lui fit froncer les deux sourcils jusqu'aux narines. Il se payait sa tête, c'était certain. Mécontente, elle jeta son torchon sur le comptoir et foudroya le garçonnet d'un regard qui le hanterait pour les jours à venir. Elle se radoucit pourtant légèrement au bout de quelques instants. Il n'y avait qu'un abruti de sa connaissance pour faire porter ce genre de foutaises.

- Quoi qu'il veut le Gunof ? Crache le morceau, j'ai pas que ça à foutre.

Penchée par dessus le comptoir, elle offrait au petit d'en bas la vision cauchemardesque d'une mégère mal fagotée prête à lui bouloter les extrémités, ainsi que celle sans doute plus agréable sur son décolleté conséquent.

La gueule toutes dents dehors de la tenancière écarquilla les yeux de l'enfant, qui ne s'en laissa pourtant pas voir. "Il est à l'arrière-cour, il vous attend à la porte. Il dit que ça va vous intéresser... C'est de la part du garde Anton Gunof." Il avait dit cela en regardant droit devant, un peu en dessous du corsage. Son regard se tendit ensuite vers une table visiblement caché. Il toisa "Madame Circée" un moment et demanda. "Je jette, ça ? Je jette ?" Il n'attendit pas la réponse mais se jeta sur le bout de table, commençant à traîner le meuble brisé à travers la taverne en direction, de toute apparence, de la porte d'entrée. A l'arrière, justement, ça tambourinait. Le gamin n'avait pas dû être assez rapide pour le très relativement mystérieux individu qui tapait sur la porte, visiblement de la botte.

- Hé oh ! Hé !

- Et te laisser filer avec un bout d'la réserve de bois pour l'hiver ? Pas folle hé !

- Où t'as dit qu'il était Anton ? Y peut pas v'nir s'annoncer lui-même pour une fois ? Y s'prend toujours pour une foutue souveraine le gouillot !

La porte qui s'ouvrit dévoila un Anton accoté à l'embrasure, un collègue tenant la bride d'un âne en arrière plan. Les deux hommes portaient armes et armures, et ils n'arboraient pas les mines les plus fraîches. Le spectacle de la tenancière cependant ragaillardit le gaillard, qui eut un ricanement gras, "Ah ben. Médieux, c'est comme ça qu'elle reçoit madame Circée ?" gouailla-t-il avant de se remettre droit dans ses bottes et jeter un regard lascif à la poitrine étagée de la sorcière. "On a trouvé à t'employer sans ménagement toute la semaine, mein Schätzchen ? Parce que t'as pas l'air d'avoir tenu le pieu depuis un sacré bout. Enfin, je me comprends, honhon." Comme il jasait sur les activités nocturnes de la taulière, qu'il prétendait libres, intenses et sans répit, le gentilhomme des murailles laissait son sourire entendu vagabonder sur les apprêts de Circée avant qu'une main gantée ne vienne se saisir de son poignet. Il le secoua légèrement, ce qui produisit un léger tintinnabulement. "Arf! C'est les pensionnaires qui ont pas dû beaucoup dormir si on t'a fait carillonner comme ça toute la nuit." Le gant remonta jusqu'au bras, et le corps d'Anton suivit le mouvement, s'approchant de celui de la sorcière. Il passa le pas de la porte, d'une bourrade si cela était nécessaire, pour se mettre en quête d'un morceau à grailler, inspectant ce qui pouvait traîner sur les tonneaux et coffres qui jonchaient l'arrière-boutique de la taverne. Les mondanités et autres courtoisies étant terminées, le garde enchaîna sur les salamalecs. "Comment va Madame Médée ?"

Il avait apporté un copain.

- Ta gueule Gunof. Et pis si tu voulais de la poudrée t'es pas du bon coté du mur.

Elle croisa les bras sur sa poitrine tout en le foudroyant de l'oeil. Il pouvait parler, le maraud, avec sa barbe emmêlée et ses chausses tâchées de boue. Sa plaisanterie suivante passa tranquillement, Circée n'étant pas particulièrement susceptible à ce sujet.

- Ah ! Si j'étais à vendre t'aurais pas les moyens !

Le coup du poignet par contre, elle n'aimait pas trop. Farouche, elle chercha à se dégager d'un mouvement sec qui ne suffit pas.

- Bas les pattes Gunof !

Elle préféra le laisser passer que de faire barrière de son corps. Il serait entré de toutes manières. Cela ne l'empêcha pas de lui glisser un "Crétin !" murmuré suffisamment bas pour être inaudible du collègue là derrière. L'autre elle ne le connaissait pas et un milicien, par défaut, on évitait de le contrarier. Il n'aurait pas fallu se retrouver victime d'un excès de zèle en défense à l'honneur bafoué d'un camarade... Et puis elle savait qu'Anton n'en avait rien à tamponner.

Malheureusement pour ce dernier, Mille-doigts devait son nom à son efficacité. De fait il ne restait plus rien dans la taverne qui eut pu le sustenter de quelque manière que ce soit. Cependant si cela valait pour la salle principale, il n'en était pas de même pour l'arrière cuisine où mijotait doucement les restes du ragout de la veille.

- Qu'est-ce que tu... Hep hep hep ! s'écria-t-elle en bondissant à la suite du garde pour s'interposer entre lui et la petite marmite. Elle brandit un index vindicatif sous son nez. Si t'as faim, tu demandes... et t'allonges la monnaie ! Tu connais les règles.

Ce n'était pas une raison pour ne pas anticiper. Se saisissant d'un bol, elle s'approcha du ragout et en versa une bonne louche à son visiteur avant de le lui tendre. L'arrière-cuisine donnait directement sur le patio lugubre lui-même accessible depuis la ruelle à l'arrière du bâtiment. C'était une petite pièce en vrac où l'on remisait les provisions, munie d'un plan de travail encombré de bocaux divers ainsi que d'une petite cheminée où l'on faisait cuire les repas. On n'y rentrait guère plus de trois personnes sans se marcher dessus.

Circée s'adossa à une étagère pour se masser les tempes. Anton semblait beaucoup apprécier Médée, il faisait partie de ses clients réguliers sur des projets que la vieille sorcière n'avait jamais souhaité partager avec sa fille - comme beaucoup d'autres. Si celle-ci était vaguement curieuse à ce sujet elle n'avait jamais insisté, sachant que tout effort aurait été vain. Du reste elle s'était contentée de traiter avec le garde sur des affaires autrement plus terre à terre : son indulgence concernant le trafic des Six-Roses.

- Elle n'est pas rentrée. Une pause. Circée aurait aimé que son ton soit plus ferme, mais la question l'avait prise au dépourvu et elle accusait le coup. Pour l'instant. Un raclement de gorge. C'est pour t'inquiéter de la santé de ma mère que t'as trainé tes chausses sales jusqu'ici ?

Le garde Gunof se tut. En lieu de réponse, il n'y eut qu'un silence un peu dérangeant que le soldat se mit en tâche d'entretenir. Les deux interlocuteurs se regardaient en chien de faïence, les dernières déclarations de l'aubergiste résonnaient entre les deux. Lui la fixait d'un air détaché, un sourire ambigu en chantier découvrant une rangée de dents. Puis il renifla le bol offert, humidifia ses lèvres dans un aller-retour rapide avant d'employer sa bouche à mordiller l'extrémité de son gant. Sa main mise à nue et son gant sous l'aisselle, il remonta des bouts de viande fondue avec ses doigts pour les mâchouiller lentement tout en regardant son hôtesse.

Gunof appréciait la vieille Médée, oui, on pouvait dire ça. Mais la rumeur de son absence (de sa disparition) refroidissait les bons sentiments, qui servaient de cortège à la crainte qu'il éprouvait envers la puissante magicienne, du garde. La protection de ses sortilèges hors du chemin laissait peu à peu remonter les instincts prédateurs de la milice, et donc de Gunof, qui envisageait progressivement, à mesure que la disparition de Médée s'avérait, les opportunités qu'offrait son legs, sans protection véritable, sur lequel se grefferaient assez tôt une multitude de cens, de taxes et d'impôts d'héritage que les autorités de la ville, en ces temps troublés, ne tarderaient pas à alourdir encore. Il survivait à la matriarche sa fille, mais malgré son caractère bien trempé, elle n'arrêterait pas la rapacité d'une bande de brigands en uniforme bien longtemps.

"Quel dommage. C'était... c'est une femme bien, la mère Médée." Il avala un bout de viande et parut l'apprécier outre-mesure. "Hmmm... jamjam... tu me régales ! Comment qu'une tambouilleuse de ce mérite avec une paire de friandises comme t'es a pas encore ferré un bon homme dans les liens sacrés du mariage ? ça m'interloquera toujours tel qu'un des Mystères." Et comme il disait cela, il tendit le bol à moitié vide à la tenancière tout en louchant un bref instant sur le décolleté qu'il surplombait. "Ah ça a du bon, de se mettre un peu de chaud dans la panse après une nuit à garder la poterne, à la vérité. Mais s'agirait pas que j'entasse trop, j'ai rendez-vous vois-tu, on va bambocher à la poterne Witgenstein, fêter l'aube, la vie, l'amour, tu vois le genre ? Le repos du guerrier, en somme." Le repos du guerrier dont il faisait mention était une coutume qui s'était extraordinairement développé depuis le début de la fin, l'apparition de la Fange. Il ne s'agissait ni plus ni moins d'une partie fine option orgie, où bonne chère, vins, spiritueux, ribaude à soldats, jolies filles affamées ou simple curieuses échaudées étaient en abondance pour le bonheur d'une vingtaine de gars du Guet. Qui s'en donnaient à cœur joie. Ces rendez-vous, bien que discrets, étaient une institution sur laquelle les officiers commandants, s'ils n'y participaient pas eux-mêmes, faisaient montre d'une complaisance compréhensible. "Si t'as pas eu ton comptant cette nuit, il y aurait bien quelques copains pour te délasser," proposa-t-il.

- J'ai dit pour l'instant. T'avises plus de parler de ma mère comme si elle était déjà froide ! Grommellements. Tu la connais pourtant, c'est pas deux trois cadavres debouts qui l'impressionneraient.

Le moment de silence avait permis à Circée de se reprendre et sa voix était plus assurée lorsqu'elle prononça ces affirmations en lesquelles pourtant elle ne croyait plus vraiment.

En vérité elle se trouvait dans une position inconfortable. Certes Anton était une connaissance de plus ou moins longue date et ils avaient partagé quelques fois des moments de relative complicité qui les avaient rapproché, mais la jeune femme n'était pas dupe. Son interlocuteur restait un houlier corrompu cupide et pervers comme on il y en avait des cents dans le reste de la garde, et il avait indubitablement l'ascendant sur elle - et surtout sur ses affaires. Pour l'instant tout allait bien, mais elle marchait sur des oeufs : il n'aurait pas fallu le froisser. Pour de la menuaille comme elle il serait bien difficile de tenir tête à un milicien si celui-ci se mettait en tête de lui mettre des bâtons dans les roues.

Heureusement pour elle, il y avait quelques unes des ficelles de Gunof qu'elle pouvait prétendre tirer efficacement. Elle n'avait pas loupé ses petites oeillades qui par ailleurs n'étaient pas voulues secrètes. L'air de rien, elle ajusta son corset afin que celui-ci en laisse voir suffisamment pour attiser l'appétit du garde. Pour l'instant cela ne demandait pas trop d'effort et l'espoir de lutiner la Mille-doigts le maintiendrait peut être dans de bonnes dispositions concernant leurs affaires.

- Les Delacagne se marient pas, répondit-elle, goguenarde. C'est pas là si grand mystère.

Elle récupéra le bol, versa le reste de ragout dans la marmite - pas de gaspillage - puis se retourna vers lui le poing sur la hanche. Oui, elle voyait très bien ce à quoi il faisait allusion. Ces fêtes gaillardes de cris et de sueur étaient devenues le nouvel exutoire des "héros" de la milice. Typiquement le genre d'endroit où se retrouverait Faustine par erreur...

- J'aime pas tes copains, Gunof. Y savent pas parler aux femmes... Et on peut pas dire qu'y sentent la capucine non plus. Par contre si c'est ça quoi tu vas faire de ta nuit, j'ai peut être un petit quelque chose qui t'évitera malaventure...

Elle fourra sa main dans une des poches de toile cousues sous ses amples jupes pour en tirer une petite fiole contenant un douteux liquide ambré qui rutila dans ses doigts. Elle la lança au garde dans un petit mouvement vif.

- Richeria grandis, commenta-t-elle, un petit sourire moqueur au coin des lèvres.

Pour l'aider un peu, elle recourba l'index devant son visage puis le tendit presque à la verticale. Même un abruti comme Gunof saisirait.

- Six sous la gorgée. C'est les devergoigneuses de Witgenstein qui vont être contentes, les petites veinardes !

Notre honnête milicien tangua entre deux personnages pendant un bref instant. Son visage renfrogné pensait à ce qu'elle proposait, et hésita à y voir une injure faite à sa virilité. L'autre option, qui sembla mieux convenir au tempérament gaulois du garde marbrumeux, était d'y voir de nouveaux signaux répondant à sa lubricité. Son visage se détendit et prit une mine complice. La sorcière, il s'en rendait compte, n'était pas femme honnête. Son regard intéressé se reporta sur Circée et fut déridé par un sourire gouailleur.

"Et toi qui te plains de la conversation chez un homme." Ah, la gaupe ! Il dégoulina un regard lubrique sur son interlocutrice avant de s'intéresser de nouveau à la fiole, qu'il mit à sa bourse au torse. De la poche de cuir il ressortit un collier d'argent tout à fait indescriptible, venant donc d'une contrée où l'art avait trouvé sa quintessence, était devenu loi dans ce pays attaché à l'absolue beauté, une beauté si belle qu'on ne peut la mettre en mot. Ce collier d'argent de bien belle facture pendait maintenant devant l'aubergiste, tandis qu'Anton, qui lorgnait sur elle pour voir sa réaction, espérait que sa vénalité en appelle à sa luxure.

Le Gunof, lui dégainer un collier de pareil travail ? Quelque chose ne devait pas tourner rond. Circée envoya aussitôt ses mille doigts fleurer l'objet le temps d'un battement de cil, assez longtemps pour obtenir la certitude qu'il s'agissait d'un authentique trésor.

- Oh ben pour ça, jovain, je peux bien t'offrir trois ou quatre gorgées de plus !

Mais non c'était définitivement un leurre. Suspicieuse, elle le toisa un instant. Ca lui arrivait de temps en temps de profiter du petit commerce de la sorcière. Peut-être n'était-ce qu'un gage. Voilà qui était décevant. Elle fit la moue.

- J'ai pas le moyen de revendre ces trucs là en ce moment. La gouaille ça s'inquiète plutôt de sa survivance plutôt que du paraître de son plastre...

Elle détourna la tête pour cracher au feu, ce qui produisit un petit grésillement discret.

- Des épées courtes, ptêtre aussi quelques uns de ces pièges crasseux que vous planquez sous les douves pour gnaquer les rats... Ca, ça se vend facile. Ca donne au bouseux la berlue de quiétude quand il cagne au fond de son trou. Alors que ça... Deux sous ? Trois peut être ? Mais j'y crois pas, soldaton. Essaye du coté nobliaud t'y aurais plus tes chances.

Ses prunelles scintillèrent un instant, en même temps que rutilaient les perles d'argent juste en face de son visage.

"Trois sous, hééé ?" Il siffla, comme impressionné. "T'es bien un peu sorcière, mais pas assez pour me faire pareil crétin, belle Circée, même ta dame de mère y parviendrait pas, tel tour !" La chose valait bien son comptant de cinq barriques de bonnes bières, dans un mois peut-être douze, pas tant parce que l'argent gagnerait tant de valeur aux cours des prochaines semaines, mais parce que les barils seraient systématiquement noyée d'eau par des débiteurs plus en plus étouffés par la demande et un manque de production.

"Et qui qu'a parlé de te vendre la chose ?" Il sourit un peu plus, heureux de sa petite bravade. Sa main à collier vint effleurer le balcon de la sorrcière, sous prétexte d'examiner comment l'argent épousait le teint de l'aubergiste. "Qui dit que c'est pas donné, hé ? Tu serais femme à refuser les beaux bijoux d'un soupirant, la Circée, c'est ça ?" Il caressa la peau de son interlocutrice du bout du pendentif, avant de lui tendre à nouveau la joaillerie afin qu'elle l'examina de plus près et, qui sait, la ceignit à la gorge, comme l'on fait avec les colliers, traditionnellement.

- Tu me le donnes ? Billevesées !

Elle n'y crut qu'à moitié jusqu'à ce qu'il abandonne le collier au creux de ses mains. Curieuse, elle fit miroiter l'ouvrage un instant pour en apprécier toutes les subtiles richesses.

- Ah ça... c'est pas de la pécadille... fit-elle à mi-voix, rêveuse.

A quel jeu jouait-il ? Et surtout, qu'allait-elle lui servir en retour ? Encore indécise, elle considéra le collier en plissant légèrement le nez. Il y avait un prix à cela, c'était certain, restait à déterminer lequel. Circée n'était pas du genre à jouer sans être au fait des enjeux, elle avait trop à perdre.

- Je suis flattée. Je serais même encline à te rendre quelque service, si jamais chagrin te tourmentait... Dans la mesure, bien sûr, de l'étendue de mes talents. Que tu connais.

Elle pencha la tête vers l'avant pour le regarder d'en dessous. Ainsi ses yeux cernés de noir vrombissaient d'une énergie mielleuse, maîtrisée. Il agissait comme si il savait ce dans quoi il mettait les pieds, mais il n'était aucun mystère pour Circée sur le fait qu'il n'y entravait véritablement rien.

L’avantage d’être dans la garde, ces derniers temps, c’est qu’on n’avait besoin d’entraver que dalle. Tel un troupeau furieux d’aurochs en rut, la subtilité et le tact du Guet avec la population locale s’étaient réduits à peau de chagrin. Défenseurs d’un duc homicide dans une cité assiégée par le reste du monde jusqu’à preuve du contraire, avec ça peu soldés et en mal de repère depuis cet afflux massif de nouveaux visages et accents, ils avaient tendance à tirer les conclusions avant de poser les questions, et de mettre les faits au diapason de leurs opinions, souvent très tranchées, parfois même tranchantes. Voilà pourquoi, certainement, Anton paraissait savoir dans quoi il mettait les pieds, alors qu’au fond il s’était résolu depuis quelques mois à n’être certain que d’une chose, et c’était de savoir dans quoi il mettait la bite, uniquement.

Il s’y prenait donc mal, et la Circée, pas conne pour six sous, était dans l’expectative, présentant son meilleur jour tout en n’engageant rien de trop dans cette négociation qui n’en était pas une. Un peu agacé de cette réponse, bien qu’un moment décontenancé, il lui reprit le collier des mains. « Pourquoi tu veux fâcher un bonhomme qui veut te faire plaisir, hé ? Allons, essaie-moi ça, ça mange pas de panais de c’que j’en sais. » Et sans attendre de réponse, il déclencha le collier et lui passa autour du cou, ses mains sur sa nuque cherchant à refermer le mécanisme de clôture. Il s’y prenait, de nouveau, mal, à moins qu’il ne fit exprès. En tout cas pendant ce temps, il rentama la conversation.

« T’aurais vu la gamine qui nous a ramené ça… » Il pouffa en y repensant, les yeux sur ses doigts, pourtant invisibles de sa perspective, qui s’échinaient toujours. « Qu’elle disait être l’héritière du royaume, qu’elle arrivait à bon port enfin, en n’ayant pour seul souvenir qu’une cassette de bijoux ayant appartenu à feu sa daronne sa majesté la reine. Rien que ça ! Bienvenue Son Altesse ! On l’envoyait chier mais elle a commencé à nous montrer ses breloques, « pour preuve, pour vous prouver, pitié, je suis la princesse » qu’elle gueulait au milieu de la nuit à la tronche du coutilier, cependant qu’on se gaussait derrière nous autres. Je ferai tout, ayez de la miséricorde, ayez pitié, on a eu droit à toute la chanson… » Il parvint enfin à clore le collier, écarta ses bras et contempla le pendentif se perdre dans la myriade de colliers bruyants de la tenancière. Il s’embrassa les doigts, geste d’ultime appréciation.

« T’as pas de quoi te mirer dans cette taule ? » Il se mit à la recherche d’une glace, s’arrêta pour tâter un flacon, qui semblait n’être pas tout à fait vide, fixa son regard dessus. « Ah. Tiens, qu’est-ce que tu penses du gosse ? Mais si, la petite estafette, là. » précisa-t-il en secouant le contenant.

Alors qu'elle pensait avoir retrouvé un semblant d'ascendant, Circée se fit moucher joliment par le garde mécontent. A nouveau perplexe elle n'eut pas le temps de réfléchir qu'il avait déjà passé le collier autour de son cou. Elle y vu la désagréable analogie avec un collier de cuir qu'on ferait enfiler à son chien, à ceci près que celui-ci était infiniment plus précieux. Mais n'était-ce pas précisément ce qu'elle valait ? La question lui fit froncer les sourcils.

Le voilà qui trifouillait on ne savait quoi sur sa nuque tandis que l'opulente chevelure de la sorcière recouvrait ses mains. Les épais cheveux noir de jais dégageaient une odeur épicée, exotique et sans doute inconnue pour un soldat comme lui. Pas tout à fait à l'aise, la sorcière se balançait nerveusement d'un pied sur l'autre et faisait jouer ses bracelets en un discret cliquetis. Elle grimaçait sans qu'il puisse s'en apercevoir. Ce type là, elle préférait de loin l'avoir en face.

En revanche ses piaillades avaient un certain intérêt. Elle tendit l'oreille.

- La princesse, rien que ça ! Fallait le tenter. Au moins elle vous a pas tendu de la bouse séchée...

Il avait enfin terminé, et Circée put se retourner. Le poids du bijou pesait sur sa gorge, elle pouvait sentir à quel point il brillait même sans le regarder directement : son éclat scintillait dans l'oeil quelque peu lubrique de son interlocuteur. Curieusement, elle en ressentit un petit frisson de fierté. C'était pas souvent.

- Si, si, attend.

Elle donna un coup de pied dans quelque chose, en renversa une autre et s'accroupit finalement pour dégager de sous un meuble un petit miroir rectangulaire qui avait connu de meilleurs jours. Au moins n'était-il pas brisé : ce genre de porte-poisse n'était pas permis dans la maison de la sorcière.

Elle se releva et souleva l'objet jusqu'à ce qu'il reflète son visage. Jamais elle n'avait porté de si belle chose.

- J'avais toujours pensé le contraire, mais en fait tu sais y faire avec les femmes, Gunof... Touche pas à ça !

Elle leva les yeux vers lui, se désintéressant de son image.

- Tu sais bien que j'aime pas quand tu touches. Y'a des trucs fragiles et tu fais pas attention.

Le ton se voulait joueur mais dans le fond, on sentait bien que ça l'agaçait vraiment. Avec Circée le dragon n'était jamais loin.

- Pour ton gamin, je sais pas. Il est puceau ?

Elle reprit le miroir pour se mirer à nouveau. Elle ne s'en lassait pas.

Le garde lâcha le flacon avec emphase avant de lever de nouveau les bras, théâtralement contrit. Le collier semblait la mettre dans des dispositions meilleures, et Anton n'allait pas lui faire manger des couleuvres en braquant la jeune sorcière.

"Puceau ?" Il se gratta la nuque, penaud. Est-ce qu'il savait lui ? L'enfançon n'était qu'un enfançon, pas homme fait. D'un autre côté, enfançon qui allait sur sa majorité dans quelques mois, c'était possible qu'il ait déjà donné un peu de son grain à une amie pas trop farouche, même si c'était plus probable qu'il ait reçu plus qu'autre chose, en ces temps durs. "Puceau je saurais que dire... Et puis quoi, tu prends que des vierges en ta maison ?" dit-il avant de le regretter. Une curiosité superstitieuse lui avait fait vendre la mèche. Il s'imaginait quelques règles de sorcières à propos des enfants vierges, des dangers qu'ils provoquaient face aux esprits malveillants, et qu'ils pouvaient servir de talisman contre incubes comme succubes. Il s'interrogeait donc, et comme il posait sa question stupide, se rendit compte qu'il lâchait le morceau sans enrober plus que ça : il voulait placer le gosse sous un toit. Pour ne pas perdre tout à fait l'initiative, il décida d'en rajouter une couche.

"Joli, hein ? Avec un minois comme ça, que s'il est vierge y va pas y rester longtemps, fi ! Et puis serviable, tu peux pas accroire, un véritable prince du service, et infatigable. Y te prendra pas la place, y dort où que tu lui dis, y mange presque pas, et c'est tout ce qu'il te coûtera. Un seul souci, un mot plus haut que l'autre, et je te le rosse comme les blés. Feu son père pouvant plus le corriger, t'entends bien..." termina-t-il sur une touche de pathos avec une référence à quelques circonstances sinistres qui l'aurait fait passé du côté des orphelins, ce gamin-là.