Divinées cartes [Astrid]

   Il arrive un temps où l’avenir de tout homme, qui plus est malfrat, se retrouve trouble et incertain. Les affaires sont ce qu’elles sont et les ennemis ne manquent pas, et comment se tourner vers les Dieux quand ce qu’on a créé repose sur du sang et des larmes? Razarh avait beau mener son petit empire d’une main ferme il ne s’en posait pas moins les mêmes questions existentielles que tous ses pairs. On peut être pieu et ne croire en rien, on peut croire et ne pas oser sonder les cieux. Ou bien tout simplement les prières peuvent rester lettre morte, comme finalement toutes celles qui ont jamais été murmurées dans une ferveur tremblotante.

    Rien. Le silence. Peut-être que les Dieux ne souhaitaient pas se prononcer, peut-être que leur pupille s’était montrée trop indigne de leurs grâces. Ou bien n’existaient-ils tout simplement pas.

    Après des heures passées à contempler la lune à travers l’épaisseur d’une vitre sale et rendue opaque par les années, Razarh s’était levé en soupirant, seul le bruit de ses pas sur le plancher poussiéreux brisait le silence de la bâtisse. Le siège temporaire, toujours temporaire, du Cercle était bien calme, même ses deux stupides acolytes avait cessé leurs interminables chamailleries, probablement trop saouls pour ne serait-ce qu’ouvrir les gouffres puants qui leur servaient de bouches. Un vrai désastre, les deux s’étaient endormis sur leur partie de cartes, renversant au passage les chopes de pisse immonde qu’ils appelaient de la bière. Leur jeu était foutu et la table ne se remettrait probablement jamais de l’acidité de la bière qui menaçait de ronger le bois et les clous. Mais le pire c’est que pendant ce temps-là le siège était sans défenses, pas qu’ils n’aient pas d’autres hommes postés ça et là par sécurité, et puis qui serait assez fou pour s’en prendre au Cercle? Mais par principe, les deux avaient encore une fois failli, la leçon méritait d’être exemplaire même si elle ne changerait rien. Ils étaient tous les deux bien trop cons pour apprendre quoi que ce soit.

    Le lourd poignard de La Montagne s’abattit à quelques centimètres du nez de Lenny qui ouvrit de grands yeux écarquillés et recula en battant inutilement des bras avant de tomber de sa chaise. Léo lui n’avait pas eu le temps d’émerger totalement que la botte de Razarh faucha brusquement le pied de sa chaise, l’envoyant rejoindre son compère au tapis. Un poing massif plongea pour le saisir au col et le soulever de terre comme s’il ne pesait rien, le type tenta de balbutier et se ravisa rapidement devant l’évidente colère de son patron.

    “Chef je…”

    “Ta gueule. Trouve moi une cartomancienne.”

    Lenny gémit en s’arrachant au sol et observa la scène avec un air halluciné, comme si rien de tout cela n’était réel et que la requête de Razarh elle-même était invraissemblable.

    “Une quoi? Ils vendent des cartes aux manciennes? C’est où ça déjà?”

    Un lourd silence peuplé de regards las lui répondit, et le larron s’effaça en reculant de quelques pas, conscient d’avoir dit une connerie mais sans savoir laquelle. Comme d’habitude.

    “Une voyante abruti. L’chef y veut une voyante, avec une boule d’cristal et des yeux d’gens morts dans des boîtes.”

    “Aux manciennes?”

    “FERMEZ LA! DEHORS BANDE D’ABRUTIS!”

    Les deux larrons filèrent sans demander leur reste, il y avait de l’orage dans l’air et c’était le genre de Montagne qu’on pouvait très facilement rencontrer, souvent dans la gueule d’ailleurs. Ils avaient depuis longtemps appris à craindre leur patron quand il ne disait rien, et encore plus quand il hurlait. Quelques instants plus tard ils avaient tourné au coin de la rue, encore sous le choc de ce réveil en fanfare et bien conscients qu’ils avaient intérêt à ne pas se louper. Encore.

    “Et c’est quel genre de carte ça?”

    “Oh ta gueule Lenny… J’sens qu’jvais encore m’taper tout l’boulot… Et où c’est qu’on va trouver une voyante à ct’heure-ci?”

    “Bah aux manciennes, comme le boss il a dit, même qu’ils ont des cartes y paraît.”

    Le bruit sec d’une claque résonna dans la nuit, suivi d’un gémissement indigné, et ils disparurent à la sortie d’une ruelle.

Astrid ne regarda pas vraiment l'homme quitter sa chambre. Elle s'asssura simplement qu'il avait refermé la porte derrière lui, c'était la seule information qui était importante. Pendant quelques instants elle resta immobile, assise au bord de son lit, à moitié dévêtue, et serrant entre ses doigts les pièces qu'elle venait de gagner. Elle n'était même pas triste, même pas dégoutée, même pas honteuse de ce qu'elle venait de faire. Dans sa main il y avait de quoi manger et elle n'avait pas à se plaindre. Ce n'était pas la cartomancie qui remplirait son assiette, les cartes parvenaient à peine à lui payer la chambre et il fallait bien qu'elle se débrouille.
Il était tard, il faisait nuit depuis longtemps. En tout cas elle voyait déjà la Lune quand elle avait rejoint l'auberge et il s'était passé un certain temps depuis ce moment puisqu'elle en avait profité pour attirer un homme dans ses filets. Elle finit par s'allonger à nouveau et se cacher sous la couette, posant presque négligemment l'argent sur la table de chevet à côté de sa dague et de ses cartes. La soirée était terminée pour elle, elle allait pouvoir dormir tranquillement jusqu'au lever du jour, et le lendemain elle pourrait même manger. Tout se passait bien, le client avait même été plutôt gentil et elle garderait peut-être un souvenir assez positif de cette rencontre, ce qui n'était pas forcément le cas le plus répandu.
Elle ferma les yeux, et le sommeil ne se fit pas prier pour venir à sa rencontre. Un sommeil lourd et sans rêves, comme toujours. Elle aurait pu filer en ligne droite jusqu'au matin de cette manière, si personne n'avait eu la mauvaise idée de venir la réveiller.
Ça arrivait, parfois. Ça frappait à la porte et il fallait aller ouvrir, parce qu'on ne savait jamais vraiment qui ça pouvait être et que parfois ça pouvait être important. Ou ça pouvait être un ami. Astrid n'en avait pas beaucoup, et elle en prenait soin. Hors de question que quelqu'un de cher à son coeur trouve porte close ici sous prétexte de l'heure trop tardive ou trop matinale. Astrid se leva donc laborieusement, passant ses mains devant ses yeux et grognant à moitié, à voix basse. Rapidement mais à tâtons, la cartomancienne attrapa de quoi se couvrir, et s'avança jusqu'à la porte qu'elle entrouvrit doucement pour connaître l'identité de son visiteur.
Ses visiteurs. Ils étaient deux, ce qui surprit la demoiselle qui eut un léger mouvement de recul. Avec la faible lueur des torches du couloir, elle distingua qu'ils ne semblaient pas appartenir à la milice. Bon. Ça ne devait pas être trop grave alors. Astrid ne s'attirait jamais d'ennuis.
Peut-être que les types cherchaient une fille et que l'aubergiste avait indiqué sa chambre. Si c'était le cas il avait bien fait, et ce ne serait pas la première fois. Ce qui était bizarre, c'était surtout qu'ils étaient deux. Mais pourquoi pas après tout ?

- Bonsoir, dit-elle de sa douce voix en se forçant à un sourire aimable qui paraissait naturel. Elle avait l'habitude. Je peux vous aider ?

Elle les dévisagea un instant. Elle n'avait toujours pas ouvert la porte en grand, elle l'a tenait dans une main tendit que l'autre la maintenait "habillée" en retenant le genre de draps dans lequel elle s'était drapée pour ouvrir, dans l'urgence. Elle n'avait pas entièrement confiance et regrettait un peu de ne pas avoir sa dague à la ceinture.
Astrid ne reconnut pas les deux hommes. Ni l'un ni l'autre. S'ils étaient déjà venus la voir ça avait dû être une seule fois, parce qu'elle ne s'en souvenait pas.

.    “On cherche une carte!”

    Avait fièrement annoncé Lenny, pas vraiment au fait des semi vérités qu’il énonçait régulièrement sans le vouloir. Mais ajouté à son air patibulaire et sa dégaine crasseuse, son regard vide entouré de cheveux sales et l’antique blancheur de ses dents, la phrase ne sonnait pas tant comme une question bêtement posée que comme une menace sous jacente. La menace de l’idiot qui s’ignore.

    “Pas une carte, des cartes abruti.”

    “Oh. Ça doit être vachement gr…”

    Le bruit désormais habituel d’une claque derrière la nuque avait résonné, ponctué d’un gémissement plaintif doublé d’un regard mi triste mi courroucé. Le tout sous le regard atterré de la jeune femme qui se demandait quel genre d’horreurs des hommes de cette trempe étaient capables de lui. Et puis deux? Ce qui n’était sûrement pas inédit n’était pas non plus habituel, aussi restait-elle dans l’attente d’une réponse de leur part. Autre chose que des coups et ces querelles qui avaient tout l’air d’être incessantes.


    Ils s’étaient trouvés une bonne taverne, avec de quoi se réchauffer les cirrhoses en attendant de découvrir ce que voulait vraiment La Montagne. Evidemment ils étaient partis en coup de vent sans essayer d’en apprendre plus sur les motivations de leur patron, l'humeur de ce dernier parlait d'elle-même, il aurait été mal avisé voire dangereux de rester dans les parages.

    Les idées viennent en buvant, avait un jour dit le sage avant de s’étouffer dans son propre vomi. Et si l’adage sentait un peu la bile et le renfermé l’idée était là. Ils étaient sortis du port simplement parce que si une voyante y vivait ils l’auraient su et n’auraient pas eu besoin de courir les rues. Lenny avait fait preuve d’une - rare - intelligence sur ce coup là. Leurs pas les avaient conduits vers un boui-boui insalubre comme il en existait tant dans les bas quartiers. Une auberge sale, sans nom, qui servait une bière tellement acide qu’on se demandait si le taulier ne pissait pas réellement dans les fûts le soir. Un simulacre de commerce, la moitié des brigands attablés ici avaient la main sur leur couteau, l’autre se disputait les serveuses quand ils ne ronflaient pas tout simplement dans leurs chopes.

    Somme toute le paradis pour deux larrons qui n’avaient pas vu la couleur d’un bain depuis l'avènement de la Fange et certainement pas dessaoulé ni lâché leurs armes. Léo s’était occupé des commandes de peur que son acolyte ne commette encore une bourde et avait grimacé à la première gorgée de l’affreux breuvage avant de s’essuyer la moustache d’un revers de la manche et de reposer sa chope sur le comptoir.

    “Elle est sale ta bière tavernier.”

    Le type s’était arrêté un instant, toisant Léo de son air blasé. Ses yeux fatigués se disputaient la palme du misérable à ses cernes et ses bajoues, le tout entouré de cheveux gras et sales et d’une chemise qui avait dû être rouge à l’origine. Elle était désormais gris noir et s’éffilochait au col et aux manches. Le reste du bonhomme était caché derrière le bar, seule la bosse sous sa chemise trahissait sa bedaine flasque et grandissante, pour le reste il était triste et misérable, comme son auberge et ce quartier. Comme Marbrume en fait.

    “Merci. Si t’es pas content tu peux toujours aller voir ailleurs, c’pas les clients qui manquent ici.”

    “On se calme, j’vais t’la payer ta pisse. Dis moi plutôt où on peut trouver une voyante, du genre à tirer les cartes."

    “Y a bien la fille qui travaille à l’étage, paraît qu’elle lit parfois l’avenir entre deux clients, autant te dire que c’est pas que des cartes qu’elle tire. Fin pour c’que j’en dis moi…”

    Il avait désigné l’escalier d’un mouvement lourd et fatigué et avait grommelé quelque chose à propos de connards finis avant de disparaître quelque part dans la taverne. Par dépit Léo avait abandonné là son infâme bière, aussitôt goulument sifflée par son compère, ravi.

    “Tu crois que c’est de l’hydromel?”

    Ça n’appelait pas de réponses, ça n’en appelait plus tant l’un était stupide et l’autre fatigué. Ils étaient montés à l’étage et avait tapé à la seule porte fermée. Qu’ils lui trouvent vite une voyante et que cette soirée se termine. Vite.

    Elle les regardait toujours sans bouger quand Léo s’était avancé, délaissant son inepte collègue.

    “Razarh. La Montagne veut te voir.”

 “On cherche une carte!”

Astrid imagina bêtement une carte de la ville et se demanda bien en quoi elle pourrait leur être utile. Seulement le type n'avait pas l'air sympathique du tout, et croisé avec son ami dans un couloir à cette heure-ci... Il ne donnait pas envie de le contredire. Enfin, vu son air crasseux et ses cheveux dégoûtants Astrid préférait encore qu'il veuille parler de cartes plutôt qu'autre chose... Il donnait seulement l'impression de vouloir l'agresser rien que par la parole en une seule phrase, et la cartomancienne avait reculé, refermant imperceptiblement sa porte, prête à s'enfermer dans sa chambre si les choses tournaient mal. Elle n'était pas bien courageuse.

“Pas une carte, des cartes abruti.”

Des cartes ? Ils ne voulaient tout de même pas voler son jeu de cartes divinatoires? Astrid écarquilla les yeux. Déjà, qu'est-ce qu'ils pourraient bien en faire, sans elle pour les lire ? Ils voulaient l'empêcher de travailler ? Qu'avait-elle fait de mal pour finir menacée de la sorte ? Sans ses cartes elle n'était rien et pire que ça encore : ses cartes avaient une valeur sentimentale que les deux hommes devant sa porte ne pourraient sans doute jamais comprendre.

  “Oh. Ça doit être vachement gr…”

Le premier, le plus sale, celui qui avait parlé de la carte au singulier, ne semblait pas convaincu d'avoir dit une bêtise. L'autre n'avait pas l'air de supporter son imprécision. Et Astrid n'osait pas refermer tout à fait sa porte parce qu'à les voir comme ça ils semblaient bien capables de la défoncer pour obtenir ce qu'ils voulaient.

- Je vous laisse pas mes cartes, finit-elle par répondre une fois la surprise et le petit gémissement plaintif de la victime passés. Si vous voulez tant que ça connaître votre avenir, vous pouvez passer à ma tente demain matin. Elle est à deux rues d'ici. Mais rien qu'avec les cartes vous feriez rien, vous savez pas les lire.

Elle n'avait pas tellement envie de leur expliquer le pourquoi du comment mais jusque là elle se montrait honnête avec eux. Elle ne comprenait pas ce qu'ils venaient faire à sa porte si tard pour un simple tirage de cartes mais vu que ce n'était pas la première fois que ça lui arrivait elle commençait sérieusement à songer à mettre en place un tarif de nuit.
Il y en a un qui fit un pas vers elle, et ça ne la rassura pas vraiment. Elle se demandait ce qu'ils allaient lui faire maintenant qu'elle avait répondu qu'ils avaient besoin d'elle. Et qu'elle préférerait attendre le lendemain matin.

 “Razarh. La Montagne veut te voir.”

Visiblement c'était en fait la cartomancienne qu'ils cherchaient. Ce genre de phrase ne ressemblait pas tout à fait à un ordre mais Astrid sentait bien que ce n'était pas le moment de refuser. Elle remonta d'une main le tissu qui la cachait et qui commençait à laisser un peu trop voir sa poitrine à son goût. Que faire ? Apparemment ça ne pouvait pas attendre le lendemain, sinon les deux hommes se seraient bien passés de venir la réveiller. Qui pouvait bien prendre du plaisir à se promener ici sans raison au milieu de la nuit ? Personne. Elle se rappelait tout de même la fois où un ami de Lucain était venu les chercher un peu de la même manière et tout cela ne lui disait rien qu'y vaille. Lucain avait failli se faire étrangler en arrivant... Elle n'appréciait décidemment pas d'être convoquée par des gens qui la connaissaient sans qu'elle ne les connaisse personnellement. Elle avait évidemment entendu parler de La Montagne, il faisait partie de ces personnes qu'on n'avait pas envie de rencontrer en personne, justement. Nombre de personnes lui en parlaient en demandant de lire l'avenir, essayant de connaître le châtiment qui les attendait parce qu'ils n'avaient pas payé ou ce genre de choses. Il n'avait pas l'air d'un tendre. Disons que son nom se murmurait dans les bas quartiers de la ville. Ce n'était pas n'importe qui.

- Moi ? Répondit-elle finalement, surprise de cette convocation nocturne. Eh bien...

Les deux types n'avaient pas une attitude trop menaçante mais tout en eux semblait indiquer qu'ils n'hésitaient pas à faire usage de la force. Astrid n'avait aucune envie de se les mettre à dos. Peut-être même que sa coopération serait appréciée et lui éviterait des ennuis.

- Laissez moi une minute,s'il vous plaît , dit-elle de sa voix si douce.

Elle referma lentement la porte, inquiète, mais ne perdit pas de temps. Astrid enfila une de ses robes, brossa des cheveux, et prit tout de même le temps d'enfiler ses bijoux. Des bracelets, un collier, et quelque chose sur son front. Ils étaient aussi brillants que faux mais faisaient plutôt partie de la panoplie de la cartomancienne crédible. Ça donnait un air mystique, voyez-vous.
Astrid récupéra ses cartes sur sa table de chevet et les glissa dans une pochette de cuir qui pendait à sa ceinture. Il serait bête de les oublier là. Elle pensa à prendre sa dague, mais préféra y renoncer. Elle y tenait beaucoup, parce que Viktor y tenait tout autant et la lui avait offerte, et elle n'avait pas envie de la voir confisquée. De toute façon elle ne savait pas s'en servir. Alors, elle prit une grande inspiration et ouvrit tout doucement la porte de sa chambre.

- Je vous suis, murmura-t-elle d'une voix hésitante.