Le début d'une nouvelle histoire ou la patience récompensée [Gisèle]

Barral sauta sur le quai d'un bond agile alors que le bateau glissait lentement le long du ponton. Le milicien avait pris part à une patrouille côtière dans le but de lutter contre les pirates pilleurs de convoi. Il était même en évaluation. Le sergent Langlois voulait le faire monter en grade et le voir transmettre ses connaissances de marin pour essayer d'améliorer leur patrouille maritime. Pour le milicien c'était une expérience nouvelle, lui qui était plutôt du genre à suivre les ordres et à se faire discret, il devait se faire violence. Au début il avait même tenter de refuser. De se défiler. Commander ça n'avait jamais été son truc. Mais le fait de se trouver à nouveau en mer l'avait fait changer d'avis. La mer lui manquait énormément. Il s'était bien vite senti à son aise sur les flots. Il n'avait rien oublié. Ses souvenirs, ses réflexes lui revinrent rapidement.

Le brun n'avait pas eu le temps de s'ennuyer entre sa convalescence, ses missions et cette perspective d'évolution. Il n'avait guère profiter de l'été si ce n'est le temps de son repos forcé. A présent que les jours raccourcissaient les miliciens auraient fort à faire avec les fangeux qui bénéficieraient d'une plus grande plage pour sévir.

Barral comptait bien profiter de sa journée. Il ne repartirait pour le Labret que le lendemain. C'était l'occasion de passer un peu de temps avec Gisèle. Seuls. Il avait bien essayé de retourner à la taverne du port sans grand succès. La peur l'empêchait d'agir. Une fois il avait osé et elle n'était pas là. Il avait été surpris pour le coup puis c'est penaud qu'il était reparti. Pourtant les mots qu'il lui avait dit lorsqu'elle avait été agressé n'étaient pas faux et il se sentait bien mieux à présent qu'il lui avait parlé même s'il ressentait toujours cette sensation désagréable de ne pas savoir quoi faire en sa présence.

C'était le début de matinée. En principe elle devait être en train de s'affairer au bar et il espérait la ravir pour la journée aux yeux du Claudin. Ca ne se ferait pas sans heur ou sans cri connaissant le bonhomme mais Barral devait la voir. Cela faisait trop longtemps qu'il l'avait ignoré. Et puis il avait une promesse à tenir et puisque le temps s'y prêter c'était l'occasion.

Il n'avait pas vraiment de plan ou d'idée pour la suite. Rien que de pouvoir marcher avec elle à ses côtés lui suffirait en faite. Et c'est déterminé que le brun au visage marqué de son combat contre la fange entra dans la taverne.

Comme à son habitude, Gisèle s’était levée avant le soleil. Elle appréciait le silence de la taverne à cette heure-ci : la vie dans un bordel donnait en général peu d’occasions de profiter d’un moment de calme. Sortant lentement de son lit, elle enfila une robe dont les manches couvraient l’intégralité de ses bras (ses robes plus légères étaient désormais soigneusement rangées dans la malle qui lui servait d’armoire), puis rejoignit le rez-de-chaussée. A sa surprise, elle trouva Claudin assoupi sur une chaise, une bouteille vide posée sur la table et une choppe dans la main, dont une partie du contenu s’était renversée sur le parquet de la taverne. La brune poussa un soupir triste face à ce spectacle. Il avait beau être l’homme le plus désagréable qu’elle connaisse, il lui faisait énormément de peine. Il ne parlait jamais de son passé, aussi elle ignorait quelles épreuves il avait pu traverser au cours de son existence, mais il suffisait de le voir pour savoir que la vie n’avait pas été tendre avec lui. Aucune femme dans sa vie, aucun enfant, il n’avait rien d’autre que cette taverne, et son bonheur se comptait en pièces de bronze et d’argent. Elle le réveilla avec douceur et le conduit vers sa chambre, tandis qu’il titubait et maugréait, peu heureux d’être ainsi dérangé dans son sommeil.

Le soleil s’était désormais levé, et Gisèle s’occupait de nettoyer le bar, après s’être chargée du reste de la salle. Etonnamment, la brune n’était pas seule aujourd’hui : la jeune Lucie était également debout, apportant un peu de son aide, même si les bavardages incessants de la rouquine commençaient à la fatiguer plus que les tâches auxquelles elle s’affairait.

« Lucie, pour l’amour des trois, tais-toi, s’il te plaît. »

« Eloïse ! » lança Gisèle sur un ton accusateur, même si au fond elle n’avait qu’une envie : la remercier chaudement.

Les joues rouges, Lucie se confondit en excuses avant de remonter dans sa chambre, la tête baissée. L’air encore endormi, Eloïse prit place sur une chaise, reposant sa tête contre la table en bois.

« Tu ne devrais pas être aussi méchante avec elle, sa situation est difficile, elle a besoin de soutien de notre part à toutes. »

« On a toutes une situation difficile Gisèle, répondit la blonde sans même relever la tête, il faut qu’elle sache qu’elle fatigue tout le monde. C’est pas en faisant comme si tout ce qu’elle disait était intéressant que tu l’aides, tu sais ? »

« Il y a tout de même un fossé entre faire semblant et être purement et simplement méchante. J’admire ta franchise, mais tu pourrais faire preuve d’un peu plus de délicatesse. »

Eloïse s’apprêta à rétorquer, mais la porte de la taverne s’ouvrit à cet instant, et elle se ravisa en reconnaissant le nouveau venu. Le visage de Gisèle se figea en le voyant, soudain muette face à cette arrivée inattendue. Ils ne s’étaient pas revus depuis… Depuis trop longtemps. Eloïse, se rendant compte qu’elle était désormais de trop, salua rapidement Barral avant de s’éclipser à l’étage.

Son visage… Elle ne pouvait détacher les yeux de son visage. Il était défiguré par de nouvelles cicatrices, sûrement infligées par un fangeux ou un animal sauvage. Lentement, elle reposa la choppe qu’elle était en train de nettoyer pour s’avancer vers lui. Elle avait envie de le prendre dans ses bras, mais elle hésitait encore à le toucher. Après tout ce qu’ils s’étaient dit, cela semblait encore plus difficile qu’avant. Ils s’aimaient et pourtant.

« Barral… » elle s’approcha, tendant la main comme pour toucher son visage, mais se ravisa. Elle semblait soudainement embarrassée par son geste, et recula.

« Tu as l’air fatigué, tu veux une tisane ? »

C'est avec prudence que le brun combla la maigre distance qui le séparait de Gisèle, zieutant de gauche à droite voir si le Claudin ne sortait pas d'un recoin, - entre eux c'était comme qui dirait l'amour fou, mais non visiblement le vieux n'était pas là. Au passage il salua Éloïse qui s'éclipsait le laissant seul avec Gisèle.

- Bonjour.

Fit-il avec un sourire. Il remarqua son geste. Il aurait tellement voulu qu'elle aille jusqu'au bout. Quand ce n'était pas lui c'était elle qui ne savait pas. C'était leur grand problème. Ne pas savoir. Ne pas oser. Ne pas franchir la barrière de l'autre par peur de le voir fuir. Faut dire aussi qu'il n'avait rien fait jusqu'alors pour la rassurer, fuyant le moindre contact prolongé. C'était de sa faute. Et à présent il s'en voulait.

- Volontier

Que dire de plus, cela faisait parti de leur rituel alors pourquoi le changer ? Il la regarda faire ne ratant aucun de ses gestes. Et puis quand elle eut terminée, doucement il posa ses mains sur les siennes enserrant la tasse fumante. Son sourire s'était fait un peu plus timide. Un tout petit peu d'audace qui lui mettait le feu aux joues.

Elle l'avait trouvé fatigué. C'était peut-être vrai. Lui ne s'en rendait pas vraiment compte. Il se donnait à fond dans son travail quelque soit la mission qu'on lui confiait. Mais pour Gisèle qui ne l'avait pas revu depuis longtemps ça sautait surement aux yeux.

- J'ai ma journée.

Il se trouvait stupide et pathétique. Incapable de formuler clairement sa pensée. Ce n'était pas bien compliquer de lui demander ... Et pourtant il était heureux d'être là avec elle. Bien vite il délaissa la tasse pour se tourner vers elle reprenant ses mains délicatement. C'était là tout ce qu'il se sentait la force de faire.

- Je me disais qu'on pouvait peut-être aller faire un tour ...si tu peux.

« Volontiers. »

Un mince sourire vint éclairer le visage de la prostituée. Elle disparut un court instant pour mettre l’eau à chauffer, puis s’affaira derrière le comptoir, réunissant ses herbes, les dosant savamment dans une tasse, ce sous le regard bienveillant de Barral. Ils échangeaient parfois quelques regards complices, sans même se parler. Il y avait encore entre eux des hésitations, beaucoup de non-dits, mais la présence de Barral lui était indéniablement agréable : cela lui faisait un grand bien de le revoir. L’avoir auprès d’elle, c’était ce dont elle avait besoin pour se sentir en sécurité.

Elle s’éclipsa une nouvelle fois pour ramener l’eau bouillante, et la versa délicatement dans la tasse. Satisfaite, elle déposa celle-ci devant Barral :

« Laisse simplement infuser un temps, puis… »

Les joues de Gisèle s’embrasèrent, et son cœur se mit à battre plus vite. Les mains de son ami (ou amant ? Difficile de dire ce qu’ils étaient vraiment désormais) entouraient les siennes : un geste qui surprit la brune. Les contacts physiques étaient rares entre eux, elle savait qu’il les appréciait peu. Et pourtant aujourd’hui, il était le premier à initier le contact. Il prenait les devant, chose que Gisèle n’avait jamais su faire. Son regard se perdait dans le sien, incapable de bouger, incapable de prononcer le moindre mot.

Un bruit sourd à l’étage la tira de sa rêverie. Elle sursauta, retirant par réflexe ses mains dans un rire gêné. L’on put entendre un lointain « Tout va bien ! » venant de l’une des filles qui vivait ici. Elle ne savait pourquoi elle se sentait embarrassé par chacune de ses réactions, mais le fait était qu’elle l’était. C’était donc ça d’aimer quelqu’un ouvertement ? On se sentait toujours très bête et gênée par tout acte ? Ni l’un ni l’autre ne semblait avoir une grande expérience dans le domaine, et les deux auraient probablement étaient qualifiés d’exaspérants si Eloïse était toujours présente.

Barral, cependant, faisait preuve d’une initiative qui rassurait Gisèle. A nouveau, il prit ses mains dans les siennes :

« Je me disais qu'on pouvait peut-être aller faire un tour ...si tu peux. »

« Barral… J’ai tellement de travail, je ne sais pas si… »

Elle prit un air désolé, retira ses mains pour reprendre son chiffon et passa un rapide coup sur le comptoir.

« Oh, voilà, j’ai terminé ! dit-elle en abandonnant immédiatement le chiffon et en retirant son tablier. Tu as parlé de faire un tour ? »

La brune affichait un sourire taquin, se sentant soudain plus à l’aise. Après une petite hésitation, elle réussit même à trouver le courage de glisser sa main dans celle de Barral.

« Où comptes-tu m’emmener ? »

« Barral… J’ai tellement de travail, je ne sais pas si… »

C'était mal engagé. Une pointe de déception se dessina sur le visage du brun. Faire cette demande lui avait pris beaucoup d'énergie parce que c'était une invitation à sortir avec lui, à profiter d'un temps ensemble en dehors des murs de sa chambre de prostituer. Pas une seule seconde il ne lui était venu à l'esprit qu'elle ne savait pas comment réagir à cette demande. Qu'elle était aussi perdue que lui face à ces sentiments malgré son métier. Et puis il la vit faire et il sourit.

- Dépêchons-nous avant que le vieux nous tombe dessus.

S'il avait vraiment peur d'une chose c'était bien de se retrouver nez-à-nez avec le patron alors qu'il prenait la clé des champs avec Gisèle. L'homme n'avait jamais pu encadré Barral pourtant il devrait se faire une raison face aux sentiments du brun.

-Je ne sais pas...répondit-il tout penaud alors que la main de Gisèle s'était glissée dans la sienne. C'était vraiment quelque chose de nouveau entre eux. Et il en était tout troublé. Pas effrayé comme avant dès qu'elle se tenait trop près de lui, non à présent c'était un trouble une toute petite gêne de rien du tout, parce qu'il en connaissait la raison : l'amour.

- Je t'avais promis de t'emmener voir la mer si tu veux on y va. J'ai un ami qui peut me prêter une embarcation comme ça on pourra aussi pêcher et avoir notre repas. Qu'en dis-tu ?

En vérité, l'embarcation en question venait d'être réparée et il fallait quelqu'un pour la tester. Barral avait croisé son vieil ami juste avant d'entrer dans la taverne et il s'était proposé parce que la mer lui manquait. Le milicien regardait Gisèle avec tendresse et, parce qu'il avait enfin admis ses sentiments, avec envie mais sur ce point il avait encore des progrès à faire. Lui avouer de vive voix qu'il avait envie d'elle constituait encore pour lui une épreuve insurmontable. Il ne s'en sentait pas le droit.

- Enfin...si tu veux...on peut aller ailleurs du moment que je suis avec toi.

C'était bien vrai. Tout ce que le brun voulait c'est d'être avec elle. C'était la raison de sa visite. Passer du temps avec Gisèle. Ses doigts se refermèrent sur sa main la pressant légèrement comme pour s'assurer que tout ça était bien réel. Puis un sourire se dessina sur ses lèvres. Peu importe la réponse de la jeune femme il serait content.

- Alors que fait-on ?

Gisèle rit légèrement lorsqu’il mentionna Claudin. Il était vrai qu’il avait pris le milicien en grippe et avait le chic pour lui tomber dessus dans les moments les moins opportuns.

« Ne t’en fais pas, il n’est pas en état de tomber sur qui que ce soit ce matin, » dit-elle pour le rassurer. Et puis, de toute façon, il n’y avait pas un client dans l’auberge à cette heure-ci, elle avait bien le droit de passer du temps avec Barral sans qu’il ne les dérange.

Elle put remarquer un certain trouble dans l’expression du milicien lorsqu’elle glissa sa main dans la sienne, il ne savait pas trop quoi faire, quoi lui proposer ; puis il se reprit. Il lui proposa alors un tour en mer, comme ils avaient pu en parler il y a quelques mois de cela. Elle lui avait partagé son désir de naviguer, même sur une toute petite embarcation. Elle vivait dans le quartier du port depuis plus d’une dizaine d’années, et pourtant ne s’était jamais laissée emportée par les courants de la mer.

Gisèle croisa le regard tendre de Barral et sentit son cœur chavirer, prise d’une envie soudaine de l’embrasser. Elle ne le fit pourtant pas. Encore une fois, elle n’osait pas. Elle trouvait toujours aussi difficile de prendre l’initiative : elle craignait de le faire fuir en se montrant trop entreprenante. Il referma ses doigts sur sa main, la pressant légèrement dans un geste affectueux. Un sourire se dessina sur ses lèvres, qu’elle lui rendit. Elle savait ce qu’elle voulait faire :

« Allons pêcher ! Je ne veux pas aller ailleurs, il n’y a rien d’intéressant ailleurs. Je veux découvrir ton univers. »

Elle poussa la porte de la taverne et se tourna vers Barral un grand sourire aux lèvres. Cela faisait longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi heureuse.

« Je te suis. »

- Alors tant mieux.

C'était bien la personne qu'il voulait le moins croisé à cet instant précis. Il n'avait pas du tout envie de croiser le vieux. Entre eux c'était l'amour fou. Le vieux ne pensait qu'à une chose dès qu'il le voyait : le foutre à la porte, parce que Barral empêchait Gisèle de travailler. Enfin ce n'était qu'un prétexte pour l'empêcher de voir la brune. Mais il en fallait plus pour le milicien pour renoncer. D'autant depuis qu'il avait accepter ses sentiments. S'il venait ici c'était pour être avec Gisèle parce qu'il avait envie d'être avec elle et qu'il se sentait bien en sa compagnie. Vivant et compris.

Un sourire s'afficha sur ses lèvres quand elle accepta sa proposition. Depuis tout ce temps qu'ils se voyaient il n'avait jamais pris le temps de lui faire profiter d'un peu de temps en mer. Pourtant avant il en avait du temps à tuer quand son bateau était à terre...

- Ne t'attends pas à y arriver du premier coup ... ce n'est pas aussi simple que ça en à l'air.

Fit-il en riant, chose qui était assez rare chez lui. Bien entendu avec l'embarcation qu'on lui avait prêter ça serait de la pêche à la ligne, juste de quoi ramener quelques poissons pour leur besoin, si la chance leur souriait bien entendu.

La tirant par la main, joyeux, heureux, excité aussi à l'idée de lui faire partagé ça, il quitta la taverne sans se retourner, sans même penser à lui dire d'emporter de quoi se couvrir un peu. Son esprit était bien loin de toutes ses considérations. Il était avec Gisèle. Comme un gosse, il partit
à grande enjambée vers le port et le quai où attendait l'embarcation.

La mer lui manquait. C'était une occasion de renouer, même brièvement, avec la personne qu'il aimait de tout son être. Mais arriver devant l'embarcation Barral en oublia complètement la présence de Gisèle et se mit à préparer celle-ci pour le départ. Il sauta d'un bond à l'intérieur et commença à défaire les amarres avant de remarquer des pieds sur le ponton.

- Désolé ... allez viens on est prêt à partir.

Le brun ne comptait pas aller loin, il ne voulait pas prendre de risque, juste s'éloigner suffisamment de la puanteur du port pour laisser Gisèle apprécier la mer et ses " bonnes " odeurs sans gêner l'activité du port. Dès qu'ils auraient de quoi se faire péter le bide en poisson ils rentreraient.

« Ne t’attends pas à y arriver du premier coup… Ce n’est pas aussi simple que ça en a l’air, » dit Barral en riant.

« Je pourrais te surprendre, répondit Gisèle en lui adressant un clin d’œil taquin. Sur le ton de la plaisanterie, elle ajouta : ça fait si longtemps que je vis dans ce quartier, je suis certaine que j’ai développé un talent pour la pêche, même sans pratique. »

Il la guida vers les quais la mine joyeuse, et Gisèle ne pouvait s'empêcher de sourire bêtement en le voyant ainsi. Cela faisait longtemps qu'ils n'avaient pas partagé un moment pareil : simple et léger. Ils avancèrent en silence jusqu'à l'embarcation qui les attendait. Là, Barral l'oublia complètement : il monta à bord et prépara le bateau pour le départ. Gisèle ne prit pas offense de son comportement, observant les gestes techniques qu'il effectuait avec une certaine curiosité. Et puis, ne nous le cachons pas, elle appréciait la vue de ses bras puissants défaisant les amarres.

Se rappelant soudainement qu'il n'était pas venu seul, l'ancien marin leva la tête vers elle :

« Désolé... Allez viens, on est prêt à partir. »

Gisèle rit légèrement avant de le rejoindre à bord. La barque était moins stable qu'elle ne lui avait semblé au premier abord : Barral s'y déplaçait avec aise, mais elle n'en avait pas l'habitude et s'empressa de s'asseoir de peur de passer par-dessus bord à cause de son manque d'équilibre.

Ils commencèrent à s’éloigner du port, la barque tanguant au rythme de l’eau et des coups de rames de Barral. Gisèle observait l’horizon d’un air rêveur.

« Que dis-tu d'oublier la pêche et de partir à l'aventure ? Allons découvrir d'autres continents et laissons Marbrume derrière nous ! »

Elle disait cela sur le ton de la plaisanterie (c’était totalement irréaliste après tout), mais l’on pouvait lire un certain désir dans son regard : elle rêvait d’une autre vie, de découvrir d’autres lieux, de quitter Marbrume et le danger constant de la Fange.

Le brun était dans son élément. Il était surpris de constater qu'il n'avait rien oublié malgré les mois passés dans la milice. De fait il était bien moins sur la défensive que d'ordinaire. La mer lui faisait oublié tous ces soucis et autres désagréments. Il regarda Gisèle s'asseoir et sourit légèrement. On ne pouvait pas avoir le pied marin du premier coup mais elle ne semblait pas gêner par le remoud. Une bonne chose.

- Ne sommes-nous pas déjà en train de vivre une aventure ?

Il n'avait pas conscience du double sens de sa question. A ses yeux sortir "officiellement" avec Gisèle, c'est-à-dire, la voir en plein jour et ailleurs que dans la taverne constituait déjà une aventure. Le borgne et la prostituée de la taverne du port c'était une histoire qui ferait surement recette surtout si on ajoutait que l'homme avait connu plus de personnes du même sexe que de femmes.

Barral rangea les rames et hissa la petite voile. Inutile de ramer plus longtemps. Il voulait passer du temps avec Gisèle et non ramer toute l'après-midi. Il se laissa tomber à côté d'elle, épaule contre épaule, et posa une main sur le gouvernail.

- Où voudrais-tu aller ? De tout le temps que j'ai été en mer je n'ai vu que de l'eau à perte de vue. Je n'ai jamais entendu parler d'une autre terre ailleurs. Toutes les cartes que j'ai pus voir ne montrer que notre continent et la mer.

Malgré les événements, et son désir de reprendre le cours de sa vie une fois la Fange vaincue, le brun restait réaliste. Il espérait retourner vivre ses journées en mer mais il savait aussi qu'il ne pourrait pas faire comme si Gisèle n'existait pas. Sa bonne humeur, son sourire, son optimisme ...il ne pouvait nier qu'elle lui plaisait et que personne d'autre ne prendrait cette place.

- Je te montrerais quelque chose tout à l'heure je pense que tu vas aimer. Mais pour l'heure lançons nos hameçons et voyons si les poissons apprécient. Voyons comment tu te débrouilles avec les appâts.

Il sortit de sa poche une boite qui contenait une petite dizaine de vers grouillant ainsi que son kit de pêche avec du fil et des hameçons.

- As-tu besoin que je te montre comment on fait ?

- Ne sommes-nous pas déjà en train de vivre une aventure ?

Gisèle rougit à la question et un léger sourire se dessina sur ses lèvres.

- Oui, une belle aventure, dit-elle d’une voix à peine audible, son regard fixé sur l’horizon.

Après plusieurs minutes d’effort, Barral arrêta de ramer et se rapprocha de Gisèle, laissant la voile faire le reste du travail. Gisèle haussa les épaules à sa question. Où aller ? Elle n’en savait rien. Elle ne connaissait rien à part Marbrume et Menerbes, son village d’origine, tout ce qu’elle voulait c’était changer d’air, aller quelque part où elle n’était plus Gisèle, la prostituée du port, aller quelque part où elle pourrait obtenir une deuxième chance, prendre en main sa destinée.

- Je suis sûre qu’il y a d’autres terres, très lointaines, épargnées par la fange, où personne ne nous connaît… Et où il ne fait pas aussi froid, ajouta-t-elle en riant, alors qu’une brise fraîche la fit frissonner.

Lorsque Barral trouva un emplacement qu’il jugeait satisfaisant pour pêcher, il baissa la voile et sortit le matériel nécessaire, qui consistait finalement de bien peu de choses : quelques vers, du fil et des hameçons. Gisèle observa le tout avec curiosité et décida de tenter les choses par elle-même. Elle attacha l’un des hameçons à un fil, l’expression sérieuse sur son visage laissant penser qu’elle savait ce qu’elle faisait, mais un coup d’œil expert suffit pour se rendre compte que le nœud n’était pas bon, et qu’à peine jeté à l’eau l’hameçon rejoindrait le fond. Déçue par ce premier échec, elle laissa Barral lui montrer comment faire et suivi ses conseils à la lettre.

La pêche était une activité très ennuyeuse, Gisèle le savait maintenant, mais la présence de Barral rendait cette escapade agréable et leurs discussions la distrayaient suffisamment pour qu’elle en oublie la frustration de ne rien attraper.

Ils retournèrent sans hâte sur la terre ferme, la journée touchant malheureusement à sa fin. Sans grande surprise elle rentrait bredouille, mais elle avait au moins pu profiter d’un moment avec Barral, loin du bruit de la taverne et sans interruption. Arrivée sur les quais, un air triste se dessina sur le visage de Gisèle :

- Quand dois-tu repartir ?

Elle savait bien que Barral avait des obligations et qu’il ne pouvait jamais rester à Marbrume très longtemps, elle avait donc attendu la fin de la journée pour lui poser la question, elle ne souhaitait pas gâcher ce moment en se disant qu’ils ne se reverraient pas encore avant plusieurs semaines, voire mois.

La mer agissait sur lui comme un calmant, le brun oubliait ses petits soucis de milicien et profitait de ce moment en compagnie de Gisèle. Il l'avait regardé faire, puis religieusement, il lui avait expliqué comment procéder avec le fil, l'hameçon et les appâts. Parler l'empêchait de penser à cette proximité qui le mettait toujours un peu mal à l'aise.

" Et bien je crois que les poissons se moquent de nous aujourd'hui. " fit-il en souriant. Chose qui était assez rare quand on connaissait le brun. Mais la présence de Gisèle à ses côtés avait toujours eu le don de le faire s'ouvrir, de le rendre vivant. Avec elle, il savait qu'il pouvait parler et se confier sans qu'elle le juge.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin, il lui fallut remettre les voiles pour le retour vers la cité. Rendre la barque à son propriétaire après l'avoir assuré que tout allait bien. Sur le quai, une des filles de la taverne faisait le pied de grue, tapotant légèrement le ponton avec son pied en signe d'impatience. C'est vrai qu'ils avaient pris la poudre d'escampette sans avertir personne et sans que le Claudin ne les voit. Barral l'aida à s'extirper de la barque et resta quelques secondes à ses côtés au cas où la tête lui tourne. Puis la laissa discuter avec sa camarade avant qu'elle ne lui pose la question douloureuse.

" Demain matin..." répondit-il un peu désemparé par la tournure que prenait la soirée. Ce n'était pas ainsi qu'il l'avait envisagé. Barral raccompagna Gisèle jusqu'à la taverne du port où régnait déjà l'animation. Dès lors, il sut qu'il lui serait impossible d'en franchir le seuil pour voir tout les regards se tourner vers la prostituée. Il la prit par la main et l'entraina à l'arrière de l'édifice vers cet escalier où il avait un accès privilégier. Il était évident qu'il faisait tout pour retarder le moment de leur séparation. Voler quelques minutes supplémentaires en sa compagnie n'avait pas de prix, même si la menace d'un coup de balais du Claudin était grande.

" Par là, tu pourras faire un brin de toilette...." lui dit-il avec un sourire forcé. C'était la première fois qu'il se sentait aussi mal à l'idée de la quitter. Il avait pourtant vécu une journée merveilleuse avec elle. Peut-être un peu trop professeur dans ses explications sur la façon de pêcher, trop content de naviguer. Elle repartait, le pied sur la première marche, il la rattrapa lui prenant la main à nouveau.

" Attend...." murmura-t-il tout bas. Il l'attira sous l'escalier et l'étreignit. Une étreinte qui n'avait rien à voir avec celle d'une retrouvaille entre amis. Le brun se laissait emporter par les élans de son cœur. Il ne pouvait plus faire semblant de ne rien éprouver, de fuir face à ses sentiments. Barral la regardait, elle pouvait à cet instant lire en lui, voir son admiration et ce désir qui le consumait. Il se laissa guider par son instinct. Maladroit, peut-être un peu brusque pour une fois, il lui donna un baiser qui valait plus qu'une longue déclaration.

Un aveu. Une promesse.

Et il se sauva dans la nuit en reconnaissant la démarche lourde du Claudin en haut des escaliers.