[Terminé] A la recherche d'animation [Haral & Ouvert]

~ Début novembre 1165 ~

L’automne était une saison plutôt appréciable pour Estelle, elle adorait les couleurs qui se dégageaient durant cette période de l’année ainsi que les changements culinaires qui pouvaient y être associés. Adieu boisson à température ambiante et bonjour les liquides bien chauds, ceux qu’on serre entre nos doigts plus froids qu’habituellement pour y tirer une légèrement sensation de réconfort. Oui, l’automne avait toujours eu ce petit goût agréable, appréciable, celui ou l’établissement se remplis jusqu’à des heures plus tardives, celui où chacun n’a pas forcément envie de remettre immédiatement le nez dehors une fois les rayons de l’astre lumineux disparus. Difficile à présent de l’aimer avec autant d’ardeur que par le passé, difficile d’oublier qu’un an auparavant à la même époque, elle n’était pas seule, mais encore en présence de celui qui avait été à n’en pas douter, l’homme de sa vie. Aucun regret cependant, la trinité n’était que bienveillance, avait-elle sans aucun doute ses raisons, avaient-ils eu une vie bienheureuse pour avoir le moindre goût d’amertume au fond de la gorge. En ce jour de cette saison annonçant prochainement celle plus froide, moins douce, moins agréable, Estelle avait eu la merveilleuse idée de faire une soirée animée en son établissement, était-elle donc depuis quelques semaines à la recherche de musicien, de chanteur, ou simplement de personnage grotesque pouvant apporter un peu de baume au cœur à ses fidèles et moins fidèles clients.

- « J’te dépose les tonneaux dans la cave, ça ira ? »
- « Parfaitement, merci Adrien »

Son frère l’avisa un instant, hésitant, comme-ci il n’avait jamais osé lui dire les choses. Estelle lui offrit un sourire rassurant, le connaissait-elle suffisamment pour savoir de quoi il était question. L’homme avait fini par rouler des épaules, continuant sa lourde tâche plutôt physique, que sa petite sœur n’était pas en mesure de faire : descendre chaque commande de liquides et d’alcool à la cave. Si la rousse menait son commerce d’une main experte, alternant habile négociation, réalisation des commandes, large sourire et gestion des clients aussi doux que chiants, n’était-elle en revanche pas en mesure de faire certaine tâche. En attendant qu’elle se trouve un ou une associé(e) ou mieux aux yeux de son frère, un nouveau compagnon, c’était lui qui s’en occupait. Remontant une à une les quelques marches pour revenir dans la grande pièce principale où se trouvait une dizaine de tables et/ou au fond de la pièce crépitait encore le feu réalisé un peu plus tôt dans la soirée. Le lieu était simple, agréable et visiblement bien entretenu, chaque table en bois était éclairée par deux bougies, elle-même se trouvant un petit récipient, le sol de pierre recouvert d’un large tapis, les poutres décorées par divers tissus colorés et les murs par quelques tableaux fait avec visiblement beaucoup de goût. Dans un coin, l’escalier en bois menant à l’étage se laissait entrevoir, là ou sur le palier trois tables étaient encore présente et un petit couloir menant vers les quelques chambres de la bâtisse, celle toute au fond était celle de la patronne, qui surchargé par les dépenses et les impôts ducaux avait dû se résoudre à vendre sa demeure pour ne pas abandonner son commerce.

- « Tu ne veux pas reporter tes entretiens ? Vraiment ? Demain je pourrais être présent au moins. »
- « Adrien, je suis une grande fille, occupe-toi de ta petite famille. Je ne vais recevoir que quelques bardes, musiciens et une danseuse, je crois… Personne qui ira jusqu’à me torturer ou m’enlever voyons. »

Agacé par le comportement de sa sœur, qu’il trouvait encore un peu trop insouciante pour son âge, Adrien c’était un peu renfrogné, ronchonnant dans sa barbe, roulant des épaules avant de faire un bref signe de main en guise d’au revoir. La porte de l’établissement se referma un peu trop brusquement, tirant un sourire à celle qui était désormais toute seule –encore-. Torchon à la main, derrière son comptoir, Estelle terminait de nettoyer chope et verre utilisaient durant la journée, journée qui lui avait semblé étrangement plus calme que d’habitude. Lentement, elle s’était hissée sur la pointe des pieds pour y déposer le dernier récipient, avant d’aviser la porte qui restait désespérément fermée. Avait-elle pourtant grassement payé les crieurs publics depuis une semaine déjà pour faire passer le message. Si personne ne venait, sa soirée risquait de tomber à l’eau, soirée qui avait lieu dans trois jours à peine et dont les habitués étaient déjà très emballés par l’idée. Estelle pouvait donc déjà ressentir cette petite angoisse lui nouer le bas ventre. Installée sur un tabouret devant le comptoir, le buste légèrement pivoté vers l’intérieur de la salle, la rousse attendait, laissant ses doigts jouer sur le bois, sagement, désespérément. Si la situation semblait de Marbrume semblait se stabiliser, si la famine était un peu moins présente, si le couvre-feu n’était plus qu’un lointain souvenir, l’ensemble semblait avoir laissé des traces, trace qu’Estelle avait de plus en plus de mal à supporter. Finalement le grincement de la porte avait fini par se faire entendre et la tenancière n’avait pas attendu une seconde pour descendre de son perchoir.

- « Bonsoir, bonsoir » commença-t-elle visiblement guillerette « Bienvenue à la chope sucrée, allez y entrer, installez-vous à une table j’arrive ! »

Se glissant derrière son comptoir pour récupérer un plateau, remplir une cruche d’eau et deux verres, la jeune femme finit par revenir vers son invité et l’espérait-elle futur collaborateur pour une soirée ou plus.

- « Vous êtes là pour le recrutement, c’est bien ça ? » demanda-t-elle plateau en main en s’approchant de la table.
- « Le quoi ? Nah, mais j’viens juste boire un coup ! Mes collègues ne devraient pas tarder à arriver d’ailleurs ! »

Les pas de la rousse se stoppèrent un instant, la surprise de la révélation manqua même de lui faire perdre son sourire pourtant habituellement imperturbable. Elle s’approcha de la table, abandonna son plateau sur une autre, avant de s’approcher de son client.

- « Nous sommes exceptionnellement fermés ce soir, mais bon… Maintenant que vous êtes là. » dit-elle simplement « Qu’est-ce que je vous sers ? » fit-elle toujours avec cette douceur.
- « Un truc bien chaud et bien fort, la journée était longue »
- « J’vous ramène ça » souffla-t-elle en tournant les talons.

Estelle n’avait rien laissé paraître, mais la déception était bien présente, n’avait-elle d’ailleurs qu’à peine avisé la nouvelle ouverture de porte et la montagne de « collègue » qui venait de débouler. S’autorisa-t-elle simplement de formuler un bienvenu avant de récupérer les commandes et déposer celle précédemment prise. La soirée allait être longue finalement.

Spoiler:

Temps d’allégresse ou ère de misère et de mort, un travail reste un travail et quoi de plus important pour ceux dont le rôle est de réchauffer les coeurs que d’officier, tête haute face à tout ce que la création pourrait avoir idée de jeter à la face des hommes?

Rien ne saurait égaler aux yeux d’Haral la joie de se produire et d’instiller par petites touches le bonheur dans le regard de son public. Rien sauf une petite chopine, et peut-être une fille de joie, mais l’heure n’était pas à ce genre de luxure.

Un crieur de rues qui criait plus fort qu’un barde, c’était déjà rare, mais celui-ci avait beuglé plus fort qu’un fangeux face à une escouade de miliciens. C’est dire s’il criait, et fort bien! Le message lui était clair, terriblement et audiblement clair. Une aubergiste recherchait des artistes pouvant animer son commerce, rien de plus commun pour Haral sauf que celle-ci avait le bon goût de se situer dans un quartier décent et pas l’un de ces cloaques sales et collants qui font office de tavernes dans les bas-fonds. Sortir vivant d’un boui-boui du Goulot était déjà un accomplissement en soi, alors animer une taverne au Bourg-Levant ne se refusait pas, d’autant que le cachet et les largesses des clients seraient à la hauteur. La Chope Sucrée s’était-il dit, cela sonnait déjà mieux que Le Rat Mort ou L’agneau Assassiné.

Tout cela était de bonne augure et c’est d’une démarche guillerette qu’Haral traversa l’air frais d’une ville baignée par un soleil timide en s’impregnant des senteurs de l’Automne naissante. Ceux qui avaient la chance d’avoir des arbres autour d’eux profitaient du spectacle grandiose qu’était cette période particulière de l’année, l’été touchait à sa fin sans laisser totalement sa place à l’hiver et cet entre-deux était un répit à la fois nostalgique. Jusqu’à l’an prochain se disait-on. Et ce depuis aussi longtemps que l’on pouvait s’en souvenir.

Bourg-Levant c’était le chic des petites gens, le faste sans les excès des nobliauds et la modestie sans les guenilles des crève-la-faim. Un juste milieu agréable où chacun pouvait y trouver son compte sans risquer de se faire égorger à chaque coin de rue. Et dans ce monde en ruine un semblant de sécurité était finalement un grand, très grand luxe.

La Chope Sucrée était à l’image de son enseigne, douce propre et colorée. Du genre d’auberge qui inspire d’emblée confiance et délie autant les langues que les bourses. Son fidèle Luth en bandoulière Haral poussa la lourde porte qui s’ouvrit - sans grincer - et pénétra dans l’échope pour y être accueilli par un tonerre de voix et de rires. De sa démarche théatrale qui feignait la surprise le barde s’arrêta dans l’entrée et s’écria :

“Par les Saints Rognons nobles seigneurs mais vous êtes ronds comme des queues de pelles! La soirée ne fait pourtant que commencer!”

- « Pas encore, par les trois merci » répondit presque instinctivement la tenancière derrière son comptoir.

Penchée vers l’avant à la recherche d’une bouteille qui semblait s’être glissée au plus profond du rangement, la rouquine avait fini par dévoiler son joli minois, juste le dessus de sa tête, juste le temps de couler un regard vers celui qui venait de s’exprimer. En une fraction de seconde, son regard s’illumina, celle qui pensait avoir lamentablement échoué venait de percevoir un petit espoir en cet homme à la parole particulière, mais reconnaissable. De cette manière pleine d’entrain elle c’était redressé, bouteille en main, verre dans l’autre.

- « Un miracle ! » s’exclame-t-elle gaiement « Vous prendrez bien un verre en ma compagnie mon bon monsieur ? » elle pétille, s’extirpe de derrière son comptoir « N’êtes-vous pas un mirage, rassurez-moi, j’avais cru que j’allais lamentablement échouer dans mon envie d’animation. »

D’un geste de la main et d’un petit signe de tête, elle lui montre une table, deux verres entre les doigts et la bouteille sous le bras, tirant une chaise d’un petit coup de pied. Elle finit par y poser son fessier, croisant les jambes et déversant déjà le liquide dans les récipients. Large sourire sur les lèvres, petites étoiles dans le fond de ses prunelles, elle le détaille avec intérêt, l’avise le surveille, parce qu’il est hors de questions d’accepter n’importe qui dans son établissement, même si il est tout seul à postuler.

- « Rassurez-moi, vous ne venez pas ici juste pour éponger votre soif qui doit sans aucun doute être aussi grande que votre dépit de parole. » elle s’était mise à rire, légèrement, juste pour ponctuer sa plaisanterie et être certaine qu’elle soit parfaitement bien perçue.

De l’autre côté, les clients avisaient l’inconnu, cependant l’alcool n’avait pas suffisamment coulé pour provoquer un quelconque état d’ivresse, pourtant l’ambiance était bon enfant et les rires fusaient tellement que chacun semblait se comporter comme à la maison. Contre toute attente, le milicien qui était venu oublier sa journée avec ses collègues avait délaissé sa petite troupe, pour tirer une chaise, s’asseoir à califourchon dessus pour détailler le barde avec de grands yeux ronds. Roulant des épaules, l’homme à la carrure pourtant imposante toussota comme pour signifier sa présence alors que tout le monde l’avait parfaitement vu. Il ne prit pourtant pas immédiatement la parole, attendant sagement, peut-être d’en savoir plus, peut-être d’avoir le droit à une avant-première. Curieusement ce fut la patronne qui lui offrit cette possibilité.

- « Regardez qui voilà ? Votre premier juge » reprit la rousse avec ce même humour « Parviendrez-vous à amuser ce brave homme ? Si vous réussissez cette première épreuve, je vous promets de vous faire passer un véritable entretien. » le détaillant davantage elle ajouta « J’espère que vous n’avez point peur ? »

Attrapant son verre entre ses doigts, remuant le liquide dans le récipient, Estelle avait fini par avaler une longue gorgée de l’alcool. L’homme sembla ravi de cette idée et non pas satisfait d’être l’unique juge de cette épreuve improvisé, rameuta à grand geste de la main le reste de la tablée qui ne se fit pas prier pour également se rapprocher.

- « Vas-y mon brave, fais-nous rire ou fais-nous danser avec une musique digne de la trinité ! »

C’était une entrée en matière pour le moins inattendue, mais pour le moins excitante! Ainsi donc la piétaille faisait office à la fois de public et de juge? À la bonne heure! Ceux qui se souviendraient de cette soirée en seraient à jamais marqués, pour les autres eh bien… Tant pis!

“Un miracle très chère, c’est exactement ce que je suis! Et sachez ma mie que vous n’êtes point la première à me qualifier de la sorte, ça non! Et si par votre grande clairvoyance vous avez vu juste car je suis effectivement ce que vous attendiez que je sois, il y a bien une chose que je ne suis pas Ô dente dame. Et c’est un couard!”

Le barde se fendit d’un rire sonore et s’appuya sur le comptoir.

“J’accepte bien volontiers toute chopine que vous daignerez me servir très chère, et ce sans limite! Car comme vous le supputez si bien, ma soif de bière est aussi grande que ma soif de mots! Et c’est peu dire! Ainsi donc ces nobles escluseurs se doivent de juger mes talents, sont-ils à la hauteur? Je l’ignore ma mie! Mais moi, le suis-je? Absolument!”

Le client éméché qui ne l’était pas, ou pas encore suffisamment, s’était retourné en quémandant rires et musique. Quoi de plus naturel en ces lieux de vie et de joie?

“Très bien messire! Permettez-moi tout d’abord de me présenter, je suis Haral Mortenuit! Et je vous vois bien venir avec vos jeux de mots espiègles, que nenni messire, elles ne sont point mortes! Loin s’en faut!”

Haral s’inclina aussi bas que possible en tirant son chapeau sans se départir de son sourire rieur.

“Je suis barde messire, ménestrel. Amuseur des nobles et des petites gens tout à la fois, je suis le réconfort de ces dames et la Sainte terreur de leurs époux. Je suis musicien, jongleur et chanteur. Je suis un parangon messire, un idéal, un rayon de soleil dans votre vie et par les Saints Rognons je jure solennellement de manger mon propre chapeau si jamais, bien que cela soit fort peu probable, je ne parvenais pas à vous divertir."

Avec un gros clin d’oeil appuyé à la fois au client et à la tavernière qui n’avait pas manqué une seule miette de la scène, le barde s’avança jusqu’à la table d’un client somnolent qui n’avait pas semblé s’apercevoir que quelqu’un était entré. Il se retourna vers son juge et lui posa cette simple question :

“Savez-vous messire ce que fait une chèvre lorsqu’elle est effrayée?”

Il s’approcha doucement de l’oreille du client et cria un grand AH sec et vif! L’homme sursauta et tomba de sa chaise, secoué de spasmes dus à la surprise, l’oeil hagard et clairement confus.

“Elle se fige et convulse messire! Haha!”

Trop fier de son propre tour pour prêter attention à la réaction de son public Haral alla chercher une chope au comptoir et l’offrit à sa victime du moment en l’aidant à se relever.

“Mille excuses noble seigneur, j’espère ne pas vous avoir trop effarouché? Sachez que je suis votre hôte pour la soirée, buvez à l’oeil messire car c’est moi qui régale! Et n’ayez pas peur d’en abuser, après tout vous l’avez bien mérité n’est-ce pas?”

MJ a écrit:

Quand le hasard décide de s’emmêler.
Charisme Haral sur l'ensemble du groupe : 12 (+1 bonus pour l'éloquence)
Résultat : 20 échec

Charisme Haral sur l'ivrogne : 12 (+1 bonus pour l'éloquence / +1 bonus surprise)
Résultat : 4 réussite

- « J’espère que vous passerez encore dans les portes de mon établissement, à ainsi vous mettre en avant, j’ai bien peur que très prochainement il va me falloir agrandir l’ouverture de mon entrée »

Une petite plaisanterie, sans aucune agressivité, un simple souffle prononcé avec cette petite voix guillerette. Si les paroles du ménestrel pouvaient être mal prises par certains, Estelle ne semblait pas s’en offusquer, rentrant volontiers dans son jeu. Alternant avec subtilité séduction, négociation et audition, parce que ne fallait-il pas s’y méprendre l’homme allait passer un véritable entretien. Glissant du bout des doigts le verre jusqu’à son étrange interlocuteur, la tenancière déversa le précieux mélange. Un savoureux mélange d’alcool à tendance plutôt sucrée. Nulle bête étrange dans le contenu de la bouteille, juste une délicieuse odeur agréable de fruits. Extirpant un second verre, il était inévitable pour elle de s’en servir un fond, juste pour tremper les lèvres, juste pour l’accompagner. L’individu semblait dans un monde particulier, son monde, son univers, il ne foulait pas les terres du royaume, pas la ville de Marbrume, non, il venait conquérir les cœurs, les consciences et cette idée semblait grandement satisfaire la rousse. Passant une main dans sa chevelure, écarquillant les doigts pour secouer quelques mèches de cheveux tout aussi éclatantes et d’une teinte orangée que le reste de sa tignasse.

- « Si votre travail est tout aussi remarquable que ce que vous laissez entendre, vous n’aurez pas à vous inquiéter d’une quelconque soif pour la soirée qui s’annonce » répondit-elle étirant un sourire.

Malicieuse, Estelle c’était installé confortablement sur sa chaise haute, étirant un peu ses jambes, déposant ses bras sur le bois du comptoir, pivotant légèrement pour détailler celui qui venant d’arriver. Un client pas tout à faire ivre, pas tout à fait sobre non plus. L’homme semblait très enjoué de la proposition de la gérante des lieux, juste pour quelques minutes, c’était lui le patron, lui qui allait –d’après sa compréhension- prendre la décision de garder le nouveau venu ou pas. Se tenant beaucoup plus droit, il avait tiré une chaise pour s’installer dessus, croissant les bras devant son torse, s’était raclé la gorge avec force. La présentation fut brève, non pas s’en tirer un sourire à la dame qui avisait tout ça avec beaucoup d’intérêt. Le milicien ne put s’empêcher de se présenter à son tour, s’expliquant :

- « J’suis Edouard, Edouard Ramanitra… Je n’ai pas d’jeux de mots à faire moi… Pour l’histoire de vos nuits, ça doit pas être évident à port-»

Pas le temps de terminer sa phrase, que le centre d’attention avait délaissé à la fois sa future employeuse et son juge du moment, sous le regard un brin perturbé de celui-ci. Le petit manège avait donc débuté, comme un prédateur sur sa proie, ou une femme de joie sur un futur client, l’homme était venu murmurer à l’oreille d’un homme visiblement proche de l’endormissement, celui-ci avait sursauté avant de se retrouver sur le sol. Si la proie semblait amusée par la situation, riant gentiment. La victime ravie d’avoir obtenu une chope gratuite ne put que remettre une bonne tape sur l’épaule du ménestrel, tape qui se termine dans un léger silence alors que tous observaient le duo sans comprendre. Aucun rire, aucun sourire, chacun avisait tour à tour le barde, puis la tenancière qui semblait encore essayer de comprendre le trait d’humour qui venait semble-t-il de se jouer. Ce fut donc le silence, lourd, imposant, presque pesant, personne n’osant réellement venir interagir après ce grand moment d’incompréhension. Personne ? Sauf celui qui avait eu sa chope, le brave homme visiblement déjà bien alcoolisé rêvait de se voir offrir une autre chopine, il semblait donc bien déterminer à faire comprendre l’humour de son nouvel ami.

- « Mais siiiiii, la ch-chèvre ! Quand elle est effayé, erffayé raffa…effrayé… Elle fait quoi ? » silence « Elle se fige et convulse ahahahah vous comprenez, elle se fige et convulse !! »

Une tape sur la cuisse, une chope qui manque de se renverser et un nouveau fou rire tout aussi particulier que le reste de la situation.

- « Trinquons à cet homme » rajouta le brave homme, levant sa chope le plus haut possible s’en renversant la moitié sur la tête

Estelle détaillait toujours l’homme, qui fallait-il bien l’admettre semblait mettre tout son cœur à l’ouvrage, si elle n’avait pas forcément tout compris, elle n’en restait pas moins agréable et souriante. La tenancière avait conscience qu’il n’était pas évident d’arriver dans un environnement inconnue et de se lancer ainsi, fallait-il un brin de courage et d’inconscience certainement. Soucieuse de ne pas embarrasser le barde, elle tenta de rattraper la chose un peu comme elle le pouvait, en ramant.

- « Par la Sainte Trinité pourquoi une chèvre effrayée convulserait ? » ça, ce n’était pas Estelle, mais un autre homme de la milice qui semblait tout aussi perdu que le reste de la troupe
- « Mais laissez donc le finir voyons… » tenta de rassurer la rouquine « Monsieur disait savoir chanter aussi ? Vous avez peut-être un poème ou une histoire à nous raconter non pas ? »

Un fiasco, voilà ce que c’était! Pourtant c’était l’une de ses meilleures plaisanteries, de celles qui lui avaient tiré des larmes et noué l’estomac à s’en rouler par terre. À croire que ces gens n’avaient pas la finesse requise, voilà, c’était la seule explication possible : ces vieux écureuils déplumés ne connaissaient rien à l’humour. Ou bien en avait il trop fait? Certains étaient partisans du mieux tandis que lui était un grand adepte de la surenchère, trop n’était pas assez, il fallait en faire des caisses encore et encore. C’était sa marque de fabrique après tout, pourtant généralement le courant passait assez bien.

Seul son jouet du moment semblait apprécier la plaisanterie à sa juste valeur, sans doute anobli par l’alcool qui coulait dans ses veines. Celui-ci se tordait de rire et mimait l’animal qui convulse sous le regard interloqué des autres clients.

Et dire qu’il ne se souviendrait de rien…

Haral applaudit l’homme tandis qu’il levait sa chope et en déversait la majeure partie sur son propre crâne, il ne sembla même pas s’en rendre compte et but le restant à grandes gorgées avant d’en regarder l’intérieur d’un air circonspect. Ne devait elle pas être pleine? Et qu’est-ce que...? Oh comment peut on accueillir des gens dans une taverne où il pleut?

“Je lève mon verre à votre santé messire! Je dois avouer que vous avez été un formidable assistant, brillant même car vous-seul êtes parvenu à saisir la finesse, la véritable essence de cette plaisanterie. Vous appartenez à la race des sages noble seigneur, et nul doute que vos pas vous emmèneront loin, si jamais vous vous souvenez de tout ceci bien-sûr!”

Sa diatribe fut interrompue par une question aussi sotte que grenue, absurde au possible qui lui fit faire volte-face et s’avancer vers son assaillant. Puisqu’il ne pouvait s’agir que de cela, une attaque, un assaut à sa créativité.

“Pourquoi? Mais messire ne croyez-vous donc pas à l’extraordinaire? Avez-vous donc totalement perdu votre âme d’enfant? Ne dit-on pas qu’au Goulot les corbeaux volent sur le dos pour ne pas voir la misère? Pourtant c’est bien impossible messire, vous n’en douterez pas! Pourtant l’usage demeure et à juste titre messire, rien de ce qui peut entraîner l’homme hors de son quotidien morose n’est superflu. En cela vous êtes la chèvre noble seigneur, convulsez-donc? Que l’on voit si cela amuse vos amis!”

Il y avait peu de chances que l’homme soit parvenu à saisir la totalité de ce qu’il venait de lui éructer avec son débit habituel. Peu de chances donc qu’il s’énerve autant qu’il le pourrait. Et même si c’était le cas, un coup de tabouret n’a jamais tué personne n’est-ce pas?

La tavernière reprenait le dessus sur les opérations, puisqu’après tout, c’était de son audition dont il était question! Le barde imaginait sans peine les profits mirifiques qu’ils en tireraient tous deux, sans parler d’un partenariat fructueux et lucratif.

“Ah ma mie mais je ne serais pas moi-même si je ne savais pas faire tout ça par les Saints Rognons! Que souhaitez-vous entendre très chère? Je connais pléthore de chansons et au moins autant d’histoires et de contes enchanteurs! Pour vous prouver ma bonne foi et le talent que tout barde de mon rang se doit de posséder je vous propose ceci: choisissez un thème et j’improviserai tout de go une histoire à nul autre pareil! Qu’il s’agisse de dragons ou bien encore de grenouilles alcooliques, rien ne m’effraie ma mie!”

Silencieuse et certainement un peu gênée, la tenancière observait d’un regard un peu dubitatif ce qui se jouait devant elle. Les habitués étaient agités tout du moins, un peu trop alcoolisé pour aligner deux pensées convenables, le barde n’avait pas réussi c’est premiers pas dans l’humour, sans pour autant s’en offusquer. L’homme semblait plein d’entrain, ce qui était plutôt plaisant à voir, la jeune femme avait laissé rouler le bout de ses doigts sur la table, tapotant légèrement, visiblement pensive. S’il était réellement barde, cela ne faisait aucun doute, s’il était dénué d’intelligence certainement pas, d’autant plus après le petit pique que le receveur n’avait absolument pas compris. L’ivrogne dansant et continuant à rire renversant au passage une multitude de couches du liquide alcoolisé et normalement plutôt agréable en bouche ne semblait plus réellement être apte à comprendre quoi que ce soit. Celui qui venait de se faire rabrouer de la plus belle des manières s’était éloigné de quelque pas, tirant un léger sourire à la rouquine. Si l’humour ne semblait pas être l’atout principal du ménestrel, la gestion et l’utilisation des mots semblait-elle particulièrement maîtrisées. Sans réellement le montrer, la rouquine avait fini par lâcher un petit rire, discret, mais sincère.

Secouant doucement la tête, la jeune femme n’avait pas semblé s’offusquer de la buvette qui se trouvait non loin de ses pieds, un coup d’eau et de mouvement des mains et hop le tout serait parfaitement rattrapé, quoi que peut-être encore un brin collant dans le futur proche, peu importe. Bougonnant les anciens observateurs se retrouvaient autour d’une table terminant chope et gourmandise, s’apprêtant visiblement à retrouver femmes et enfants qui attendaient à la demeure que les hommes rentrent, certainement un brin inquiet au vu de l’heure quelque peu tardive. S’étirant légèrement, la tenancière avait pris le temps de réfléchir, penchant la tête en arrière, laissant sa longue chevelure rousse dégringoler dans son dos. Il demandait un thème et Estelle n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pouvait bien lui offrir comme demande. Il y avait bien les basiques, l’amour, la famille, l’amitié, la richesse, mais cela ne l’inspirait pas trop, a quoi bon croire encore aux contes pour enfants, quand la réalité est faite de monstre des marais, de famine et de bannis. Il ne fallait pas s’y tromper, elle n’était pas pessimiste pour autant, loin de là, elle ne voulait juste pas tomber dans des facilités. Sa seconde option avait été de lui demander de créer quelque chose sur la chope sucrée, mais là encore sa non-connaissance du lieu ne lui permettrait certainement pas de réaliser une belle présentation, aussi préféra-t-elle réfléchir encore un peu, tout en portant à ses lèvres sa chope.

- « Mhhhh, je ne suis pas très imaginative, mais je suppose que je devrais être en mesure de vous donner un défi digne de vous.» elle laissa pianoter davantage ses doigts sur le bois de la table « Marbrume ou bien… Mh…. Les marais ! » fit elle « Oui c’est ça, le thème sera les marais. »

Portant une nouvelle fois le liquide de sa chope a ses lèvres, elle leva le tout vers le barde, attendant sagement de le voir se lancer dans une tirade qui elle n’en doute pas sera particulièrement intéressante. Ne restait-il plus qu’à l’homme de réussir à se démarquer pour avoir l’espoir d’être embauché, pour une des soirées à venir. Derrière eux, les hommes avaient laissé des pièces sur la table et venaient de quitter sagement la taverne, certains s’écroulant sur le sol, riant à gorge déployée. Oui, eux ne devaient pas avoir bien froid.

Les marais… Les marais! Comment un endroit aussi sale, puant et infesté de créatures mortifères pourrait bien lui inspirer quoi que ce soit de valable? Certes les meilleures idées ne sont pas toujours les plus joviales et colorées mais le barde ne voyait en les marais du Morguestanc qu’une vaste étendue crasse et lugubre dont il préférait se tenir le plus éloigné possible, ses dernières aventures en dehors des murailles de Marbrume lui avaient laissé de quoi nourrir ses cauchemars pour les années à venir. Si ce n’était pas plus.

“En voilà une riche idée très chère! n’y a-t-il pas de meilleur endroit plus conter les plus terrifiantes histoires que nos sordides marais? J’en doute fort ma mie! La fange saurait naturellement être un thème tout aussi glaçant, quoique bien trop cruel et surtout bien trop réel pour la plupart d’entre nous, je ne tiens pas à raviver chez qui que ce soit d’anciennes douleurs sachez-le!”

Rester calme, rester professionnel. Un bon comédien ne se démonte pas face à un défi insurmontable, mais pour celui qui vivait de fables et de chansons vives et - parfois trop - guillerettes, les marais sonnaient comme un coup de massue aussi lourd et sauvage qu’une patte de fangeux sur le coin de l’épaule. Le barde se saisit de son fidèle Luth et salua la tavernière d’un hochement de tête avant de se racler la gorge et d’entonner quelques vers.

“Nos terribles marais ne sont-ils pas glaçants?

D’épaisses ténèbres puantes et couvertes de vase.

L’aventurier s’y perdrait en un instant,

Trouvant la mort en quête d’extase.

Car c’est bien ce qu’ils sont désormais,

Le repaire de quelques monstres décharnés.

Et rampants éternellement, à jamais,

L’homme les a fui, pourchassé, acculé.

Et un jour quelqu’un a eu une idée,

Improbable, loufoque, magistrale.

Tout cette crasse deviendrait,

Une merveille, un délice, un régal!

C’est ainsi que sont nées, quelle extase!

Les délicieuses crèmes glacées à la vase!”

C’est avec une petite sueur au front qu’Haral acheva ce petit poème chantonné, pas vraiment extraordinaire mais compte tenu des circonstances il était tout de même satisfait de sa performance. Improviser est un art qui ne s’apprend pas, autant qu’il ne s’oublie pas. Il se dit qu’avec un peu de temps et des accords convenables il serait parvenu à faire chantonner cet air à tout Marbrume, peut-être même que certains se seraient laissés tenter par une petite boule de vase bien fraîche qui sait?

Mais l’heure n’était pas aux rêveries, avec une énième courbette Haral sourit et attendit en silence le verdict de celle qu’il espérait devenir une cliente régulière.

Estelle n’avait pas choisi ce thème par hasard, elle avait pris en considération la difficulté et partait du principe que si il parvenait à réaliser une prestation convenable avec un thème complexe, alors il serait capable de faire le reste avec une simplicité déconcertante. Elle laissa jouer ses doigts sur le bois de la table, se redressant légèrement pour s’installer plus convenablement. Son regard avait détaillait son interlocuteur, cherchant à trouver la faille que pouvait posséder le ménestrel, cherchant à savoir ce qu’il pensait à ce moment précis, alors qu’elle étirait ses lèvres dans un sourire plutôt honnête et qu’il accusait le coup dans de belles paroles qui se voulaient rassurantes.

- « Ne vous en faites pas, aucune anciennes douleurs ne vont être ravivées » dit-elle en dévoilant sa dentition.

Puis le barde s’était lancé, dans une tirade en somme tout agréable, il n’avait pas semblé trop hésiter, bien au contraire, l’ensemble fit sourire à plusieurs reprises la rouquine. Qui étirant ses lèvres en un large sourire avait fini par se relever, se positionnant juste devant lui, déposant une main sur son épaule, elle opina simplement, ce n’était pas mauvais loin de là. Bien, il semblerait qu’elle est enfin trouvée un digne représentant, il ne restait plus qu’à voir durant quelle soirée il pourrait se joindre à l’animation. Un peu hésitant, elle reprit néanmoins la parole :

- « C’est très bien, très bien, vous êtes engagés, vous n’aurez cas choisir les soirées que vous souhaitez animer, comme ça, vous serez forcement confiant et votre prestation n’en sera que meilleur.»

Estelle avait fini par lui tendre la main, lentement, comme pour conclure l’accord qu’elle était en train de passer. Un soir par semaine au moins, le jour de son choix avec en plus une soirée à thème par mois. Cela restait raisonnable, même plus avantageux pour le barde qui restait libre. Il serait nourri, aurait à boire autant qu’il le souhaiterait pendant son temps de travail et aurait évidemment une jolie somme à la fin.

- « Cinquante sous la soirée, avec une prime de vingt-cinq sous supplémentaires si vous parvenez à entraîner avec vous les clients, ce qui devrait, j’en suis certaine, ne pas être trop complexe. Si vous acceptez, notre accord débute maintenant et s’arrêtera lorsque l’un des deux partis que nous sommes jugera bon qu’il s’arrête. » elle hésita un instant puis ajouta « Par souci d'exclusivité, si vous acceptez je suis prête à rajouter cinq sous supplémentaires par soir si vous n’allez pas chez la concurrence, cela n’est cependant pas obligatoire. À vous de voir.»

Elle attendit de savoir s’il acceptait de lui serrer la main ou non, ceci fait elle se dirigea vers son comptoir afin de sortir deux chopes, elle déversa un liquide transparent dans le fond, une eau-de-vie ancienne de plusieurs années déjà.

- « À notre collaboration mon ami » fit-elle en levant son verre et en le buvant cul sec « Si cela vous va, nous pouvons en rester là pour ce soir, nous allons nous voir régulièrement après tout maintenant. »

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