[Terminé] De ce qui est gravé dans la chair [Lothaire; Séraphin]

Les avenues de Marbrume grondaient, ces artères pulsant au rythme des bourrasques des courants d’air. Signe d’un temps miteux, les nuages recouvraient la voute céleste d’un monotone et déprimant rideau. Les lueurs du soleil semblaient déjà faiblir, la fin de l’année approchant. Certains esprits, surtout les enfants, évoquaient déjà avec avance la cérémonie du Voyage, cette fête des morts correspondant au solstice d’hiver. Ce triste rituel nous rappelait à tous l’inéluctabilité de notre fin, et nous invitait à la prière et à la communion avec les trois divins.

Lothaire n’avait pas déposé les deux petites barques cette année-là…
Trop occupé sans doute dans ses recherches. A moins qu’il ne broyait du noir, qui sait ? Enfin, la célébration funèbre n’était pas encore arrivé, il avait largement le temps de remettre ça à plus tard.

Se servant une rasade depuis sa gourde, re-bouchonna celle-ci avec empressement et se plongea de nouveau dans sa paperasse. Classant, étiquetant et empilant un à un chacune des affaires liés à la Fange, il profitait ainsi de l’absence de clients à son cabinet en ce début de soirée. Un petit étirement, deux maintenant, il faisait craquer son cou, massant sa nuque endolori.

Son regard fuyant fini par se fixer sur une esquisse, la représentation plus ou moins réalisée avec talent, d’un macchabée réanimé, les pupilles fendus, des crocs sortant de sa gueule et les bras tendus. Pas très fidèle comparé à un véritable fangeux, mais replonger son regard sur ce dessin fichu un frisson à Lothaire. Massant par réflexe sa cuisse, il se remémorait de mauvais souvenirs.

Il poursuivit son méticuleux travail de tri, sélectionnant et classant sans pitié chaque témoignage, notes et textes de son cru, se laissant absorber par la tâche.

    On s’interroge et interroge d’une manière qui nous est propre. Et pour Séraphin c’était direct, sans précautions ni emphase, sincère jusque dans ses accès de colère. Si on lui avait déjà dit qu’il était quelqu’un de vrai, on ne pouvait pas lui reprocher de tourner autour du pot. Non, il avait plutôt tendance à briser les pots, et ceux qui se trouvaient dedans ou autour avec.

    Trois coups secs du plat du poing contre le bois épais de la porte de l’officine du rebouteux, connu aussi bien pour sa froideur que pour son côté méticuleux. Et il réalisé que tout ce qu’il accomplissait désormais avait un goût de milice, une force et une autorité qu’il ne s’était découvert que lorsque tout s’était effondré.

    Un long silence s’en suivit, empreint de lourdeur et de menace. Il ne s’était pas voulu aussi direct lorsqu’il avait frappé, après tout il n’était pas là au nom de la milice mais pour une affaire personnelle, mais il ne se voyait plus agir avec douceur et tact. Plus maintenant, pas en ce monde insensé. Un bruit de chaise et de papier lui parvint depuis l’autre côté de la porte et celle-ci finit par s’ouvrir en grinçant, laissant apparaître le visage fin et dur du guérisseur. C’était l’image qu’il s’en était fait, du moins de ce qu’on lui en avait dit, on était bien loin du rebouteux drogué aux champignons psalmodiant on ne sait quoi au dessus de décoctions aussi suspectes que malodorantes. L’homme inspirait le savoir et la dureté, et c’était tout ce dont il avait besoin.

    “Je suis Séraphin, Chantebrume.”

    Et en homme de peu de mots il entreprit de dévoiler son épaule meurtrie qui le grattait toujours affreusement, bien que la plaie soit cicatrisée depuis longtemps. On distinguait clairement la marque de dents - humaines - sur la peau claire, l’infection causée par la plaie avait également laissé ses marques et la cicatrice restait boursouflée, rosâtre et synonyme de tant de choses qu’il osait à peine la regarder plus de quelques instants. De savoir qu’il deviendrait à sa mort ce qu’il chassait aujourd’hui menaçait de le rendre fou. Qu’il deviendrait ce monstre…

    Séraphin secoua la tête en réprimant un frisson.

    “Je veux savoir, ce qu’il va se passer…”

Une morsure causée par une mâchoire humaine… Un frisson traversa la nuque du Docteur. Qu’importe l’expérience médicale, le nombre d’heures passées clandestinement sur des dissections de cadavres humains, observer une morsure d’origine humaine déclenchait toujours cette inquiétante étrangeté chez Lothaire, comme si les lois trois fois divines s’étaient retrouvées gravement bafouées devant l’ignominie de cet acte de quasi cannibalisme. L’Homme devrait avoir la vocation de se rapprocher du divin, et non de s’abaisser au rang de l’animal, tout dans le choix de s’organiser en une société méticuleusement organisée, selon les trois ordres qu’étaient le clergé, la noblesse et le peuple, devait inciter chacun à rentrer dans sa case bien définie.

Enfin, il suffit de ces divagations sur l’ordre social, Lothaire lui-même n’était pas non plus un modèle absolu de respect des normes. Dardant alors de son regard acier le jeune homme brun à la gestuelle si martial qu’elle ne semblait qu’être celle d’un milicien, ou d’un autre homme d’arme, il déclarât d’une voix qui se voulait net et sans équivoque :

-Je pense que vous savez très bien ce qu’il va se passer…

Cassant la distance en quelques enjambées, il s’approcha suffisamment du nouveau venu pour se saisir de son épaule, sans gêne aucune, exerçant son regard entraîné.

-Saleté, vous auriez dû venir tout de s…

Lothaire s’interrompit, se replongeant sur l’étude méticuleuse des lèvres boursouflées de la blessure. Assez moche, il faut le dire, mais aucune trace d’infection.

-Enfin, il n’y a aucun début de gangrène, c’est déjà cela.

Il établit alors un contact visuel avec le dénomme Séraphin, une habitude déconcertante pour certains qu’il avait prise avec ces patients, plusieurs d’entre eux semblant se sentir mal à l’aise à l’idée de soutenir le regard si clair de Lothaire. Mais vu l’état de son patient, son attitude martial et le vécu surement difficile qui ornait si bien son visage, ce n’était pas cela qui le gênerait.

-Vous deviendrez l’un d’entre eux, mais ce n’est pas pour tout de suite. Si vous succombez à une maladie, qu’un coupe-jarret vous plante son stylet dans le dos ou qu’une malencontreuse ruade de cheval vous envoyait rejoindre l’autre monde, le processus de transformation s’enclenchera. J’ignore le processus exact en revanche, tout comme le délai. Quelque chose d’assez aléatoire me semble-t-il, certains évoquent des résurrections assez rapides, tout comme des cas de pendus enterrés cinq jours avant et se retrouvant à gambader et violenter sauvagement tout ce qui bouge ont été recensés.

Il émit un bref soupir.

-Et si vous, à présent, me racontiez ce qui vous est exactement arrivé ? Chaque détail compte, votre témoignage peut m’aider à éclaircir certains points noirs dans ma modeste science concernant ces maudites goules.

     Evidemment qu’il savait ce qui allait se passer, il avait posé cette question plus par peur que par réelle interrogation. La question était plutôt quand, comment? Le guérisseur était froid et méticuleux, à l’image de sa profession et de la plupart de ses représentants, mais c’était pour le mieux. Il n’avait pas besoin qu’un apprenti rebouteux initié à de pseudo sciences occultes ne vienne lui conter l’avenir, l’homme s’exprimait correctement, sans emphase mystique et semblait sain d’esprit. L’était il vraiment?

    “Donc à ma mort je deviendrai l’un deux? Comment peut on en être sûr? Est-ce qu’un coup de colère ou bien un coup violent ne pourrait pas... Déclencher tout ça?”

    Sa propre mort lui importait peu, autant que l’état de la blessure. Si celle-ci grattait furieusement elle était désormais complètement refermée, et le bourrelet produit était vraiment le cadet de ses soucis. Il ne voulait pas devenir ce qu’il s’efforçait de combattre, venir renforcer les rangs d’une armée maudite et insensible. Son sort avait cessé de le concerner depuis longtemps, mais l’idée qu’il puisse un jour s’en prendre aux siens le tenait souvent éveillé la nuit.

    “C’était en Juin, un malade a voulu lever une armée de fangeux dans les bas-quartiers.” Il désigna son épaule d’un hochement de tête. “C’est pas passé loin. Mais la bête était fraîche, relevée depuis quelques minutes, à part le regard complètement fou on aurait presque pu se tromper. Il a cessé de bouger une fois sa tête coupée, et le reste a brûlé.”

    Aussi fort qu’il essayait il n’avait pas grand chose de plus à dire à propos de cette histoire, les mois avaient émoussé ses souvenirs et il ne subsistait plus désormais que quelques images - bien nettes elles - du carnage auquel ils avaient réchappé. L’incendie avait fini de nettoyer le travail du maniaque qui a terminé pendu. C’était presque une belle histoire, une histoire de héros. Mais si le héros finissait par déchiqueter ses congénères… Les Dieux avaient vraiment un drôle de sens de l’humour.

    “J’en sais pas beaucoup plus, on était plus occupés à tuer cette chose qu’à l’observer, à part l’air animal je sais pas.”

    Ce n’était pas son premier fangeux, certainement pas le dernier non plus, mais on s’attarde rarement dans ce genre de moments à observer les détails. Et c’était bien le problème, on combattait bien la fange, on lui succombait bien - très bien même - mais on n’y connaissait pratiquement rien. Tout ce qu’il savait était qu’un corps sans tête cessait de remuer, et que ces choses ignoraient totalement la douleur. En dehors de ça...

Spoiler:

Le milicien qui se tenait devant lui semblait dégager la même attitude des condamnés, qui, devant la tirade du prévôt, acceptaient stoïquement son sort. Il affectait de ne pas sembler trop effrayé en entendant le diagnostic du médecin aux traits tirés. Répondant aux interrogations du milicien agité, Lothaire enchaînait :

-Non, uniquement votre mort déclenchera le processus de transformation. Enfin, de ce que j’ai pu recueillir comme témoignages à peu près sûres, les gens ont malheureusement tendance à verser dans l’exagération. Plus rien ne semble vrai à présent, tout doit être pris avec distance et réflexion personnel si l'on ne souhaite être trompé par de petites gens impressionnables ou de drôles en quête d'attention.

Écoutant le récit de l’infection du patient, Lothaire observait celui-ci. On pouvait sentir la tourmente chez le jeune homme, l’idée obsédante d’avoir été pris par surprise. Rien de ce qui lui était arrivé était juste, il ne faisait que remplir son devoir de milicien, en défendant ce qui restait d’autorité et d’ordre au sein de la Cité mais pourtant. C’était arrivé.

Lothaire connaissait ce sentiment. Cette sensation d’injustice flagrante qui vous empoisonnait l’esprit, qui ne vous quittait jamais vraiment, même lorsqu'on la croyait endormie. Semblable au maudit loup qui jouait avec les nerfs du berger, il venait, attaquant une brebis par si, un bélier par-là, éborgnant l’un, ne laissant pas un os pour l’autre. Les Trois étaient maître de tout, l’on se devait d’accepter les épreuves qu’ils nous imposaient au cours de l’existence mais pourtant…

...Il était si ardue de juste accepter le Destin ainsi écoulé. On ne pouvait guère remonter les rapides et les cataractes d’un fleuve, pas plus qu’on ne pouvait modifier son passé, on en était prisonnier. Le seul moyen était d’aller de l’avant et de construire quelque chose de constructif, mais chez Lothaire et ce jeune homme, cela ne semblait pour l’instant pas rendre à leurs consciences leurs tranquillités d’antan. Il poursuivait :

-Ces saletés sont un mystère pour nous tous, et aussi longtemps qu’ils auront pour eux le mystère et la peur, ils triompheront de nous. Malheureusement, la Cité prévoit si peu pour lutter contre la Fange sur le plan médical. Cette crise ne diffère pourtant pas fondamentalement d’une Peste dans son déroulé...

La courte pause émise sur le flot de parole de Lothaire servait à mettre l'emphase sur le reste de sa déclamation, il ne tardait point à poursuivre :

-Des bagaudes de sauvages et de rejetés, des familles déchirés, des parents enterrant leurs enfants, des bourgeois miséreux et des contrebandiers roulant rubis sur l’ongle. De-ci de-là, l'on ne s'étonne plus d'apprendre que le chat du voisin a fini par être dévoré par les rats ni que les biches s’approprient à présent les villages abandonnés du duché. Plus personne n'est à l'abri, l'ordre divin qui semblait nous régenter se délite peu à peu. Le sang bleu peut se retrouver dans une situation semblable à celle du Tiers-Etat s'il ne prends guère garde.

Comme emporté par ses complaintes, par un faux-mouvement en tentant de se resservir, il renversa la gourde. S'occupant d'éponger du mieux qu'il pouvait la table du liquide aux effluves alcoolisés, il écarta d'un brusque mouvement de bras la paperasse à l'autre bout de la table.

- Peste ! Et où sont les docteurs de la foi, les savants, les alchimistes et les médecins dans ce chaos ? Qu'est-ce qui nous empêchent, si ce n'est l'esprit de désunion et de panique, de former des corporations et des congrégations pour trouver une solution pour endiguer la Fange ?
Aussi longtemps que nous nous obstinerons à chercher à lutter contre elle en envoyant autant de pauvres âmes aller les rejoindre encore et encore et encore.

Estimant avoir fait ce qu'il a pu pour nettoyer sa table, le regard déçu du médecin se portait à présent sur la feuille trempé du croquis de fangeux, à présent aux couleurs délavées et à la senteur un brin fruitée. Au moins cet horrible brouillon sentirait plus bon à présent. Préférant éviter de déchiré le morceau de papier à présent collé à la table, il tourna vers le milicien :

-J'imagine que vous savez ce qui adviendra de vous si vous vous retrouviez mortellement blessé, emprisonné sans espoir de sortir ou encore atteint d'une infection incurable ? Il faudra être fort et demander à ce que l'on vous sépare de votre tête et vous brûle au plus vite une fois que la mort se sera emparée de vous. Aucune sépulture...

Spoiler:

“Tant que je vis, tout va bien, c’est bien ce que vous me dites?”

L’expression sur le visage de Lothaire se révélait indéchiffrable à cette interrogation. Il supposait que oui, rien dans le fondamental équilibre des fluides ne devait se trouver radicalement bouleversé chez un marqué par la Fange. Qui donc pouvait bien savoir ce qu’il était en train de se dérouler concrètement lors d’une morsure ? Il aurait fallu mener des expérimentations, tester, observer, débattre et se concerter à ce sujet. Tellement de choses à changer et si peu accomplies…

-Oui, ça devrait aller je pense. Rien ne devrait concrètement changer dans votre existence, du moins jusqu’à la toute fin.

Nul doute que ce rappel de l’inéluctabilité de l’existence chez cet homme ne pouvait que conduire qu’à de silencieuses et introspectives méditations. Comment donc vivrais-je les derniers instants de ma vie ? Maintenant que je me sais condamner à long terme, comment dois-je conduire ma vie ?

Les réactions des condamnés aux maladies incurables étaient si diverses, certains se morfondaient sur leurs sorts, finissant complètement amorphes, d’autres devenaient des épicuriens, cherchant à vivre dans un excès permanent pour se sentir vivant, là où d’autres encore se contentaient de vouloir vivre sagement avec leurs proches, leurs amis et leurs amantes. Le milicien était à présent dans un carrefour, à la croisée des chemins, le choix lui appartenait pleinement de faire ce que bon lui semble de sa vie.

Encore troublé par ces révélations, le milicien payait son dû au guérisseur avant de pousser la porte du cabinet, prêt à s’engouffrer dans la rue. Quelques pas encore et Lothaire retournerait vaquer à ces occupations. Le guérisseur commençait déjà à feuilleter d’un des gros tomes présents sur son bureau, cherchant à vérifier donc il pourrait le ranger dans sa bibliothèque.
L’homme d’arme s’arrêta pourtant dans son élan, et lâcha une dernière exclamation, aux relents de boutades tragicomiques :

“Si un jour j’arrive ici à moitié mort, rendez moi service, tuez moi. Merci.”

L’homme de médecine s’interrompit, croisant de son regard usé celui de son patient.

-Si vous arriviez un jour ici à moitié mort, c’est donc que vous êtes aussi à moitié vivant, je tacherais donc de vous soigner dans la mesure du possible. Ne sombrer pas dans le cynisme et l’amertume, la vie que vous ont accordés les Trois est un signe que nous disposons encore de tâches à accomplir, cela vaut aussi bien pour vous, pour moi et pour cette cité.

Ces dernières paroles s’accompagnèrent d’un des rare sourires qu’avait distribué le médecin ces derniers mois, empreint de sincérité et d’espoir.

-Vous êtes bien plus qu’un fangeux en sursis, vous êtes un homme avant tout, ne l’oubliez jamais. Vous avez encore une tâche à accomplir dans ce bas-monde, quel qu'elle soit, qu'il y a une raison à votre survie à cette attaque, tout comme à cette morsure. Les Trois vous réservent encore une tâche dans ce bas-monde, si vous vous sentez ébranlés, remémorez-vous de celà.

Citation :

Pour le coup, je pense qu'on en as fini, je te remercie pour ce RP et encore désolé pour mes retards ^^'
Après n'hésite pas si tu veux finir sur une dernier post