Retour à l'employeur [terminé]

Habituée à battre le pavé, la jeune Alix n'était plus très à l'aise enfermée entre quatre murs. Au lendemain de sa rencontre avec le Capitaine, elle était sortie de chez lui d'un pas surexcité en quête d'argent et de nourriture. Sa quête éternelle et presque inconsciente désormais tellement elle faisait partie de son quotidien. Les premiers flocons commençaient à tomber sur Marbrume, qu'elle eut tout le loisir d'admirer, bien confortable dans sa nouvelle robe de laine bien chaude. Pelotonnée dans sa jolie petite cape sombre et un peu élimée, elle courut en sabot sur le joli tapis duveteux et froid qui commençait à parsemer les rues, rit de joie en dévisageant plus ouvertement les commerces plus bourgeois du quartier de la Hanse dans lequel elle s'était aventurée. Pour faire plaisir au Capitaine, pour faire plaisir au sieur Theodren, il faudrait quelque chose de beau et de cher !

Ce fut ainsi qu'elle s'autorisa à promener ses yeux encore éblouis d'enfant sur les étals de fruits, de poissons, mais aussi de rubans et de tissus. D'un pas un peu timide, la jeune demoiselle fixa ses yeux noirs sur des petites sculptures de bois. Des petites poupées trônaient sur la nappe de lin, et même - ô merveille - une flûte semblait lui tendre les bras. Elle en oubliait le froid mordant et même la féerie du spectacle de la neige. Le prix cependant lui semblait énorme, et elle finit par reculer à contrecœur. Peut-être pourrait-elle capturer quelques chiens errants qui n'avait pas encore été mangé par la populace,ou pourrait-elle glaner quelques morceaux tissus épars dont elle pourrait un genre de guirlande ?
Ses réflexions la menèrent jusqu'à l'entrée d'une taverne animée, qu'elle finit par contourner à regrets.

Ce ne fut que quelques instants plus tard qu'elle se rendit compte des pas derrière elle. Son souffle s'accéléra bien malgré elle, finit par s'emballer tout à fait alors qu'une main se posait sur ses épaule.
L'image de l'homme qu'elle avait planté avec un couteau lui revint en un éclair. Elle poussa un cri perçant, commença à courir - pour se heurter aussitôt à un autre homme de bel stature, qui sortit un poignard de son fourreau. Derrière elle, la main s'abattit de nouveau sur son épaule, mais cette fois, Alix n'émit pas un son.
Bien trop terrifiée pour cela, elle s'apprêtait à sortir son propre couteau lorsqu'on l'obligea à le lâcher. Vigoureusement, ils lui saisirent chacun une main ; pour lui glisser de se tenir tranquille. Qu'on désirait la voir.

La gamine n'en menait pas large, mais on ne l'avait pas tué, alors il fallait estimer que pour le moment, il valait mieux ne pas faire de vagues. Elle s'enfuirait à la première occasion, c'était certain - mais pour le moment, elle n'avait guère le choix.

Elle se laissa conduire au quartier noble, tentant d'enregistrer l'itinéraire emprunté, se rassurant de minutes en minutes. Oui, désormais, elle reconnaissait le manoir du seigneur Rougelac, et, d'une bourrade pour lui faire hâter le pas, elle finit par pénétrer l'entrée de service de la demeure. A l'intérieur, rien n'avait changé. Tout était entretenu avec soin malgré la pénurie de la ville, et une domestique maussade vint lui prendre sa cape crottée de boue et ses sabots, pour la laisser pieds nus dans sa robe grise ornée d'un petit nœud qu'elle avait trouvé si élégante pourtant, quelques heures auparavant. Maintenant elle se sentait sale et débraillée - à la hâte, elle tenta un peu d'arranger ses cheveux noirs au jugé, avant d'être conduite dans le plus beau petit salon qu'elle n'avait jamais vu.

Un peu emprunté, l'enfant fit une vague révérence à son employeur occasionnel... en essayant de lui offrir son sourire le plus sincère.

- "B'jour, messire ! Euh... j'ai.. j'ai rien fait de mal, hein !"

Une belle flambée illuminait la vaste pièce dans lequel s'arrêta Alix. Ses pieds nus s'enfonçaient dans les poils d'un tapis moelleux ; et une douce chaleur l'envahissait, tandis que ses yeux se repaissaient des splendeurs du petit salon. Tout n'était ici que tissu luxueux, moulures au plafond et sur le linteau de la cheminée, fauteuils à l'usure presque imperceptible - un décor plus beau que dans ses rêves les plus fous d'enfant affamée de rêve et de confort.

Docilement, sous l'ordre du noble, elle vint s'asseoir dans le fauteuil le plus proche, dardant un regard empli de méfiance à l'encontre du comte. Silencieuse, un peu raide malgré l'exquise sensation de douceur ineffable qui l'envahissait, la petite fille grandie trop vite hocha la tête à la première question du seigneur. Ses joues se colorèrent à l'annonce du plateau, et à nouveau, elle essaya d'esquisser une vague révérence à la mention du don promis. Elle savait que ce n'était jamais gratuit - mais elle était toute prête à travailler pour l'avoir. Elle ferait une jolie surprise à ses petits frères et sœurs, et son cœur s'en réjouissait d'avance, en imaginant leur chauds petits bras autour d'elle.

- "Y vont bien, m'seigneur. Ils ont été mis à l'orphelinat par la garde, pasqu'ils sont trop p'tits. L'année prochaine, Pyô ... je vais lui trouver un endroit où vivre. C'est un robuste petit gars !"

Elle se tut quelques secondes. S'il avait une solution, peut-être que les enfants pourraient trouver le foyer qu'elle ne pouvait leur donner pour l'instant. Quand elle serait plus grande, dans deux ou trois ans, ce serait une autre histoire.. mais jusque là, il semblait plus sage à la gamine de jouer le jeu des adultes. Pour que jamais ses petits ne vivent comme elle l'avait fait.

- "Je vous écoute, m'seigneur. Vous savez.. je.. j'ai pas pu voir grand-chose, parce que j'ai pas réussi à trouver un travail où écouter les autres. D'habitude, les soldats me laissent pas passer à l'Esplanade. C'est pour ça qu'j'ai pas donné d'nouvelles. j'savais pas comment vous l'prendriez. Mais.. mais, maintenant, je connais deux miliciens, et même un grand mercenaire. Il a une compagnie, ouais. Y m'a donné une chambre et pis j'nettoie chez lui."

Elle ne savait pas trop si ses excuses seraient bien reçues ; mais Alix savait qu'il fallait lui donner satisfaction. Après tout, un marché, c'était un marché, fallait l'honorer. Sinon, il vous arrivait des ennuis.
Elle se cala un peu dans le fauteuil, ses pieds ramenés sous elle, collant sa robe simple contre elle d'un mouvement protecteur des bras. Il l'impressionnait tant !

Il lui lança une pomme, qu'Alix saisit habilement au vol. Elle était magnifique, toute luisante et rouge, et elle ne résista pas à l'envie de croquer dedans une large bouchée.
Mais les propos suivants du noble lui ôta, en une seconde, toute envie de manger. Elle fixait désormais cette longue silhouette qui se découpait à la lueur du feu, comme une ombre menaçante qui menaçait de la précipiter aux portes de l'enfer.

L'enfant était devenue blanche comme du papier. L'estomac noué, son cerveau semblait vide, incapable de réfléchir. Terrifié. Aux limites de s'évanouir, elle s'aperçut enfin qu'elle avait gardé la bouche ouverte, que sa mâchoire tremblait ; et elle finit par baisser un peu la tête en cherchant désespérément ses mots.

Il savait. Le noble n'avait pas exprimé ses soupçons - mais comment avait-il découvert ce qu'il avait fait ? Pourquoi la garde n'était-elle pas déjà à sa poursuite ? Peut-être le grand seigneur avait-il payé la milice pour suspendre les poursuites, à l'ultime condition qu'elle lui obéisse ? étais-ce seulement possible de payer la milice ?

Doucement, Alix posa sa main sur l'épais tissu qui recouvrait le fauteuil. Prit une grande inspiration, comme pour se donner du courage, et refit face à nouveau au Comte de Rougelac. Elle continuait de trembler, mais il fallait faire face. Il n'y avait pas le choix.

- "Je... je... j'savais pas quoi faire ! y m'avait choppé, y voulait voler.. y voulait nous voler ! Et... et pis la d'moiselle, elle m'a promis une poupée, une poupée si j'la raccompagnais chez elle ! Pasque c'est une noble, et tout. Et y faisait peur, ce type. Y voulait prendre nos affaires."

Elle avait crispé son front, crispé ses poings. Elle avait été démasqué, et l'enfant eut brusquement conscience que le seigneur venait de la piéger. Quel que soit ce que demanderait Victor de Rougelac, il faudrait bien obéir ; parce qu'elle n'avait plus du tout envie d'être jetée dans les geôles de la milice désormais.

Les larmes aux yeux, Alix se sentait stupide d'avoir craqué, mais la pression avait été trop forte. Le secret trop lourd dans son cœur.

- "Maint'nant... dites-moi s'que vous voulez en échange. C'est pour ça que j'suis là, pour savoir ce que vous voulez. C'est bien ça ?"

Elle avait été brusque, le ton plus dur, plus cassant. Elle était une dure, elle ne pleurait pas. Elle ne voulait plus pleurer.

La mâchoire crispée, figée dans son luxueux fauteuil, Alix finit par reprendre un petit morceau de fromage. Il était crémeux, frais, tendre dans sa bouche, si délicieux qu'elle se détendit un peu. Mais l'enfant ne pouvait oublier qu'elle était en territoire ennemi, et que l'homme qui était devant elle pouvait l'accuser, d'un mot, de la mort d'un brigand qui voulait la dépouiller, elle et son amie Louise.

Alors elle finit de mâcher rapidement, et fixa le seigneur comte dans les yeux.

Enfin, il dévoilait ses cartes. Il lui demandait de plonger dans une vie de crimes et de vols. De s'attaquer à une maison noble, de s'introduire chez eux et de trouver un objet de prix pour le lui ramener. Dans sa bouche, les mets avaient désormais un goût de cendre ; seulement, elle savait qu'il fallait qu'elle garde le contrôle. Il fallait qu'elle se maîtrise, et qu'elle arrive à garder son sang-froid. Si elle voulait survivre, là était la clé.

Alors elle souffla doucement, tournant et retournant la proposition dans sa tête. Elle ne put s'empêcher de déglutir à plusieurs reprises ; avant de finir par poser le plateau sur une console située à ôté du fauteuil. Sa position était inconfortable, car ses pieds étaient loin de toucher terre ; mais, finalement, l'enfant les ramena sous elle.

- "Je sais déjà où loger, mais pas mes frères et sœurs. Si je dois faire ce que vous me demandez, alors ils doivent vivre ici confortablement. Ils sont trop jeunes pour travailler, alors je vous demande de prendre en main leur éducation. Pour leur donner les meilleures chances dans la vie. Ils ont besoin d'un toit, d'être nourris, vêtus, et qu'on s'occupe de former leurs esprits. J'veux la garantie qu'ils seront pas juste des serviteurs. Je prendrais tous les risques, et vous, vous vous occupez d'eux comme il faut. Je dirais rien, et vous leur direz rien. C'est... c'est mes conditions."

Elle posa ses mains sur ses genoux. Elle se sentait horriblement nerveuse, malade d'anxiété à l'idée d'en demander trop et de se voir conduite à la caserne séance tenante : mais il fallait désormais aller jusqu'au bout.

- "J'aurai sans doute besoin d'une ou deux personnes pour m'aider. C'est qui, vot'noble ? Il a beaucoup d'gardes ?"

Elle tâcha de redresser son dos, de se calmer. De sembler plus adulte, et moins stupide qu'elle ne devait en avoir l'air.
Finalement, elle attrapa un bout de pain tartiné d'une épaisse couche de confiture, sans pour autant la manger. Cela sentait si bon ; et on ne se trouvait pas à se ronger les ongles lorsqu'on tenait quelque chose !

Elle se sentait mal, terriblement mal. En esprit, Alix voyait tous les gens qu'on pendait. Le banni qu'ils avaient rencontré hors de Marbrume, lors de son "escapade" pour gagner quelques sous. Elle voyait les gardes qui traînaient les condamnés au gibet, les suppliques, les menaces, les pleurs parfois de ces pauvres hères qui finissaient par mourir avec une corde autour du cou.

Et elle pourrait bien y aller. Mais avait-elle le choix, maintenant ? Avec Louise, elle avait tué un homme. Il faudrait empêcher à tout prix qu'on s'intéresse à la petite noble, qui ne devait pas être inquiétée - et Alix savait que ses petits auraient bientôt besoin d'un toit. Le guérisseur Theodren ne pourrait pas les héberger, puisqu'il aller bientôt avoir un petit bébé avec sa prêtresse, et le Capitaine ne voulait pas non plus s'en occuper.
La demi-douzaine de gardes chez les Rivalti lui provoquait une peur intense, mais c'était la clé d'une éducation, de la relative sécurité de Pyô et Leanne.

Bien sûr, elle n'était pas naïve. Une fois que les enfants seraient chez le seigneur, elle ne pourrait pas revenir en arrière. Il faudrait bien lui obéir : qui savait ce que le noble pouvait leur demander, à eux ?
A vrai dire, elle avait besoin de gagner du temps pour réfléchir. Si seulement la fillette pouvait en parler à quelqu'un ! Sauf qu'il n'en était pas question. On la ferait pendre à son tour, et plus jamais elle ne pourrait s'occuper de ses petits.

Lentement, elle avala la tartine, à petites bouchées délicates.

- "Je sais que j'vous en d'mande beaucoup, seigneur. Alors.. est-ce que j'pourrais de l'argent ? Pour cette mission ? Et pis, et pis ensuite, je verrais bien avec vous. Mais avec de l'argent, j'me débrouillerai."

Peut-être qu'elle pourrait confier l'argent à la prêtresse Constance, l'épouse de Theodren ? La dame semblait si honnête et douce que l'enfant se prenait à avoir confiance en elle. Oui.. c'était la meilleure solution !

- "J'irais, m'seigneur. A la demeure Rivalti. Et j'vous promets, j'ferai du bon travail !"

Vite, l'enfant se servit du verre de lait qui était sur le plateau. Il fallait le manger tant qu'elle n'était pas encore congédiée, et il était si doux et crémeux dans sa bouche que cela lui donnait envie d'en boire encore et encore, puis de se coucher dans un bon lit bien chaud.

Puis elle se redressa, sur ces entrefaites.

- "Comment j'saurai qui sont les gens que j'dois rencontrer ? On aura un point de rendez-vous ?"

Elle darda ses grands yeux noirs dans ceux de son interlocuteurs. Ils étaient remplis de détermination et de méfiance, qu'elle tempéra avec un vague sourire nerveux. Par cet acte, elle s'enfonçait dans une vie malhonnête ; mais il fallait absolument rester en vie. Il fallait absolument prendre soin des petits. Elle ne pouvait pas, elle ne pourrait jamais les abandonner !

Le noble retira le plateau.

Rapidement, Alix comprit que le noble s'était soit mépris sur ses propos, soit qu'il le faisait exprès pour lui faire peur. Peut-être aussi n'avait-elle pas été assez claire : mais que pouvait-elle faire au final contre cet homme ?
Alors, rapidement, elle saisit la pièce, la glissa dans une poche.

Elle avait très mal au ventre, désormais. Elle se sentait piégée, sans issue, sans porte de sortie : mais peut-être qu'elle pouvait espérer qu'après, elle saurait se faire oublier, et qu'elle parviendrait à tirer les deux enfants de là. Elle trouverait une solution. Il faudrait absolument en trouver.
Néanmoins, en attendant, ils recevraient une éducation, seraient vêtus et auraient de quoi manger.

Elle était congédiée, désormais, et la petite fille se redressa de son fauteuil, se mit debout.

- "Si vous faites du mal à Pyô et Leanne, j'vous assure que j'vous tuerai. J'en ai rien à faire d'être exécutée pour ça, alors faites gaffe. C'est mes petits, et je suis leur maman, alors je suis responsable d'eux. Si vous leur faites du mal, je trouverai un moyen de vous tuer. Si vous vous en occupez bien, je travaillerai pour vous sans faire de vagues. J'espère que vous avez bien entendu, parce que je viendrai pour les voir."

Et s'il lui interdisait de voir les petits, elle irait raconter les magouilles de son employeur aux miliciens, quitte à en crever après. Mais elle ne pouvait pas laisser Pyô et Leanne laissés à eux-mêmes.

Elle s'inclina vaguement derrière l'homme - il ne la regardait plus - et s'en alla à petits pas, reprenant sa cape et ses sabots, que lui tendait une servante.
Alix avait une envie féroce de hurler, de pleurer, mais c'était trop tard. C'était comme si elle passait une espèce de barrière, une ligne invisible entre le bien et le mal. Les Dieux allaient lui en vouloir, la détester, même - mais si elle n'était plus là, qui s'occuperait d'eux ?

Elle passa rapidement le portail de la belle demeure, et s'en fut dans la nuit, un peu tremblante, mais le cœur lourd comme s'il s'était changé en pierre.