[Abandonné] Et tout le monde s'en fout (PV Gisèle)

Elle a des drôles d'idées, la cheffe Sydonnie d'Algrange, parfois. Et même si le Clo', il aime bien la cheffe, parfois il la comprend po. Dans sa coutillerie, il y a des gens qui sont bons pour se servir d'leurs têtes. Le Clo', il les appelle les enquêteurs. Et d'autres qui sont doués pour le service d'ordre, comme le Clo'. Parfois, certains ils cumulent la tête et les muscles, mais c'est pas l'cas du Clovis. Le Clovis, il est bien plus grand qu'la moyenne et il a les bras plus larges que les cuisses d'un honnête ouvrier. Alors, quand qu'il dit aux gens qu'il faut qu'ils reculent, les gens, ils ont peur d's'en prendre une et ils reculent. C'est pour ça que le Clo', il est bon dans l'service d'ordre. Tu peux l'mettre en équipe avec une maigrichonne, les gens f'ront pas les malins quand même, et c'est po d'son côté qu'il y aura des soucis.

Alors, au bout d'un moment, le Clo', il espérait que la cheffe elle comprend qu'il faut lui donner des patrouilles et pas des enquêtes ou que s'il doit enquêter, faut l'mettre avec un malin. Et vlà que la chef, elle l'envoie pour enquêter, tout seul en plus, pour un cas qui r'monte à tellement loin que l'Clo, il était même pas dans la milice. Une dame qui travaille dans un bordel, une pute quoi, elle a été agressée. Et bon, comme qui dirait, une pute qui manque de s'faire tuer, c'est po vraiment la priorité des priorités pour la Milice. Z'ont d'autres soucis à régler. Mais la chef, elle trouve que ça s'rait un bon exercice pour le Clo'. Il va devoir écouter la victime gentiment, essayer qu'elle se rappelle de détails, les faire s'assembler pour retrouver le ou les coupables. Le Clo', il le fait jamais parce que d'autres font mieux que lui. Et la chef trouve que Clovis il doit être bon dans tout, pas juste dans les corvées et le service d'ordre.

'fin, ça, c'est la version officielle. Le Clo', il pense que la cheffe, elle est fâchée qu'il a fait le mercenaire pour nourrir ses chiens et qu'elle le punit comme ça, en lui faisant faire quoi qu'il aime pas faire. Et tout seul pour que personne il peut l'aider. Et comme qu'il va échouer, parce que qui qui réussit une enquête oubliée sur une pute ?, ben elle aura une vraie raison de le punir dans les règles et tout. Et ça, ça l'déçoit un peu, le Clovis. Mais un ordre est un ordre, puis il a pas peur des punitions, l'est juste triste quand qu'la chef elle est pas contente de lui. Parce que le Clo', il essaie de faire au mieux.

Comme qu'il aime po perdre du temps pour rien alors qu'il y a les corvées qui avanceront pas tant qu'il s'ra po là, il se dit que ça s'ra un bon entraînement pour les chiens aussi. Bon, Kador elle sait faire, elle a déjà résolu une enquête presque toute seule. Mais son fils, il a po appris. Puis la mer, il connait po des masses non plus. Trouver la Taverne du Port n'était pas bien compliqué. Reste à espérer qu'il trouvera la victime en question aussi.

C'est toujours bizarre l'impression qu'il fait quand il entre quelque part, le Clovis. On a l'impression qu'il occupe toute la porte et qu'il va devoir se baisser et se mettre de biais pour la franchir. Mais là, en prime, y'a une louve qui l'accompagne, et un chiot bâtard qui semble avoir les crocs.

- Clovis, Milice interne. Faut que j'cause à dame Gisèle. Puis faudra aussi un grand bol d'eau pour les chiens. Eux, peuvent boire. Po moi, j'suis en mission.

Hors mission non plus, mais là, c'est plus dur à expliquer.

« A plus tard Gisèle. Par habitude, l’homme avait fait un mouvement vers la porte qui donnait directement sur l’extérieur, mais se souvenant que celle-ci était désormais condamnée, il s’arrêta net. Pourquoi tu l’as bloquée déjà ? »

« Le froid. Cet hiver est vraiment terrible. »

« Mh. T’es vraiment pas douée pour mentir, tu l’sais ça ? Tu comptes la rouvrir sinon ? »

« Pas dans l’immédiat. »

« C’est bien c’que j’pensais. »

Un signe de la main et son client disparut par le couloir de l’étage. Le regard de Gisèle se posa à nouveau sur la porte en question, condamnée par de grossières planches en bois. Le rendu était loin d’être esthétique mais elle ne supportait plus l’idée que quelqu’un puisse passer cette porte, pas après ce qui était arrivé. Cette entrée avait été utilisée par ses habitués ou par Barral la plupart du temps, et elle-même était souvent passée par là pour sortir de la taverne sans avoir à subir l’interrogatoire du vieux Claudin, son patron. Nul doute que pouvoir s’échapper de cet endroit sans être vue lui manquerait mais, depuis son agression, elle préférait se priver de cet avantage.

Il était passé par cette porte. Elle lui avait ouvert et il était entré, sans que personne ne le sache. Les choses auraient été différentes s’il n’y avait pas eu cette porte. Il n’aurait pas pu l’enlever sans être vu. Il n’aurait pas pu lui faire subir toutes ces souffrances.

Gisèle secoua légèrement la tête. Ressasser ces affreux souvenirs n’apportait rien de bon. Elle sortit rapidement du lit pour s’affairer à ses tâches habituelles : cela avait au moins le mérite de la distraire un peu de ses sombres pensées.


Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque la porte de la taverne s’ouvrit, laissant passer un milicien à la carrure impressionnante et accompagné de deux chiens. La jeune Lucie était au comptoir en ce début d’après-midi et la salle complètement vide. Ce n’était pas inhabituel : depuis le début de la Fange, l’établissement marchait de moins en moins bien. Elle n’avait cependant pas l’habitude de voir des animaux rentrer ici, encore moins un chien aussi gros. Était-ce au moins autorisé ? Elle craignait de se faire encore une fois engueuler par Claudin, mais elle craignait aussi la réaction du milicien si elle venait à interdire l’entrée aux deux chiens. Il n’avait pas l’air bien méchant, son visage juvénile lui laissait penser qu’il était un peu plus jeune qu’elle, mais sa grande taille et la largeur de ses épaules ne lui donnait pas envie de le contrarier. Certains miliciens avaient beau avoir une tête sympathique, la plupart étaient des gros cons. C’était ce qu’Eloïse lui répétait en tout cas.

Le jeune homme s’adressa à elle. Il voulait parler à Gisèle. Que pouvait-il bien lui vouloir ? Elle ne pensait pas qu’elle ait pu faire quelque chose pour laquelle la milice la rechercherait, ce n’était pas son genre. Il demanda ensuite de l’eau pour ses chiens.

« Oh, euh… Lucie hésita un instant : devait-elle d’abord servir de l’eau et ensuite aller chercher Gisèle ou l’inverse ? C’était la stupide question qu’elle se posait en cet instant. La présence du milicien lui faisait perdre ses moyens. Et devait-elle vraiment aller chercher Gisèle ? Si elle avait fait quelque chose (elle en doutait, mais cela restait une possibilité), elle ne voudrait sûrement pas qu’elle dise au jeune homme où la trouver. Il fallait qu’elle la prévienne tout de suite. Bougez pas, je vais chercher de l’eau… et Gisèle, si elle est là. J’sais pas si elle est là. Vous bougez pas, d’accord ? »

La rouquine se précipita à l’étage et entra sans frapper dans la chambre de Gisèle, qui buvait tranquillement une tisane en compagnie d’Eloïse.

« Y a un milicien qui te cherche, il a pas dit ce qui voulait. Je peux le distraire le temps que tu t’échappes, mais faut faire vite, parce qu’il a deux chiens avec lui, un grand et un petit, et… »

« Ta gueule Lucie, s’te plaît. Pourquoi tu paniques comme ça ? Ça se trouve c’est que Barral. »

« Non c’est pas Barral, je l’ai vu Barral, j’sais à quoi y ressemble. Lui y ressemble pas à Barral, et il est de l’interne.
Et il veut de l’eau pour ses chiens, » finit-elle par ajouter, comme si le détail était important.

« Pas de raison de paniquer, d’accord ? Je vais descendre et on va voir ce qu’il me veut, pas la peine de commencer à préparer mon évasion. »

La brune posa sa tasse sur la table de chevet et se dirigea vers le rez-de-chaussée, suivie par Eloïse et Lucie. Son regard se posa sur le milicien : il avait beau la dépasser de plus d’une tête, il était sans aucun doute beaucoup plus jeune qu’elle.

« Lucie, tu veux bien aller chercher un peu d’eau ? »

La jeune prostituée s’exécuta et disparut dans une pièce annexe.

« On laisse rentrer les clebs à l’intérieur maintenant ? » Une expression de dégoût se dessina sur le visage d’Eloïse. De toute évidence, elle avait peu d’affection pour la race canine.

« Il n’y a pas de client à cette heure-ci, ils ne dérangent pas, répondit-elle en s’arrêtant devant le jeune homme, qu’elle regardait d’un air bienveillant.
Bonjour, je peux vous être utile ? »

Lucie revint avec deux bols d’eau à la main, qu’elle déposa auprès des deux chiens. Elle retourna rapidement derrière ses collègues, de peur de se faire mordre.

- Faut po avoir peur, sont dressés. Si que j'leur dis po de mordre, ils mordront pas. Là, vont vadrouiller un peu, sentir les odeurs, repérer les lieux puis ils seront tout calmes, surtout la grande. Le ptit est plus jeune et il aime bin jouer. Suffit d'dire non pour qu'il vous ennuie po, m"dame !

Et comme il l'a prévu, Kador respire les odeurs pour se familiariser des lieux. Son fils fait pareil, de l'autre côté, reniflant aussi du côté des dames et de Gisèle.

- Elle, c'est Kador, lui, l'a po encore de nom. L'est po peureux mais faut po l'embêter sinon il grogne. Et grogner, il peut. Mais comme que c'était une belle trotte jusqu'ici, il va s'poser près du feu. Les longues expéditions comme venir vers le Port, ça l'fatigue encore. Kador, elle a beaucoup plus l'habitude, elle a pu b'soin d'repérer les lieux si j'y reste po.

Il lui sourit gentiment puis s'gratte la tête. L'est v'nu pour que'qu'chose. Ah oui, ça lui revient.

- Z'avez eu un gros problème par le passé et l'affaire, elle est po résolue. Alors, ma chef, elle m'envoie pour que j'refasse l'enquête avec un regard neuf, tout ça. Mais j'promets rien, ça va po être simple. Mais si que j'peux vous aider, j'en s'ra bin heureux. On en cause ici, d'vant tous les gens que j'connais po, ou vous préférez un endroit plus calme, où il y a que moi qui écoute ? J'sais bin qu'j'suis grand et costaud et qu'ça peut faire peur, mais j'suis gentil, alors c'est comme tu veux, m'dame.

Il préfère à l'intérieur, car devant un feu, les chiens seront calmes. Pour eux, l'inactivité, c'est pas top et d'ordinaire, son service est bien plus actif. Mais il sait pas dire pourquoi, il a bien envie de l'aider, cette madame. C'est qu'elle est po méchante avec ses chiens, et ça, pour le Clo', c'est important.

Les paroles du milicien ne rassurèrent pas plus les deux femmes. Gisèle ayant grandi dans une ferme, elle avait l’habitude des animaux et ne les craignait pas, mais Eloïse et Lucie n’avaient jamais vécu dans un tel environnement. Elles firent toutes deux un pas en arrière lorsque le petit chien s’approcha d’elles. Gisèle, elle, ne bougea pas. Elle observa l’animal avec une certaine bienveillance, sans pour autant faire le moindre geste pour le caresser, puis reporta son attention sur le jeune milicien.

Son cœur rata un battement lorsqu’il précisa la raison de sa venue. Pourquoi maintenant ? Des mois après son agression, quel intérêt cela pouvait-il bien avoir ? Elle tentait de garder une expression amicale, mais son sourire s’était quelque peu crispé et un voile sombre avait éteint toute lueur dans son regard. Elle put sentir Eloïse se renfrogner à ses côtés :

« Eh ben, il en a fallu du temps pour que la milice bouge son gros cul. Et ils nous envoient un gosse et deux cabots, c’est sûr qu’on va aller loin avec ça. »

Gisèle ignora le commentaire de son amie.

« On peut parler dans la cuisine, il y fait plus chaud. Suivez-moi. »

Elle passa derrière le comptoir et ouvrit la porte qui donnait sur la cuisine. La pièce n’était pas très grande et était plutôt sombre : seul le feu qui brûlait dans la cheminée était source de lumière. Une grande table rectangulaire occupait une grande partie de l’espace et les murs étaient chargés d’étagères où divers ingrédients étaient exposés.

Elle n’invita pas les filles à la suivre, mais Eloïse les accompagna tout de même. La frustration et l’énervement se lisait sur le visage de la blonde, elle n’essayait même pas de le cacher. Gisèle la supplia du regard : il fallait qu’elle se contienne, mais elle fit mine de ne pas avoir compris le message.

Gisèle fit signe au milicien de s’installer sur l’un des bancs qui encadraient la table. Elle ne s’assit pas tout de suite et commença à parcourir les étagères, à la recherche de quelques plantes. Eloïse se tenait à côté de son amie, tout en observant le milicien les bras croisés et le regard sévère. Elle serrait la mâchoire pour se retenir de lui faire quelques commentaires désobligeants.

« Je vais me faire une tisane. Vous voulez boire quelque chose ? »

Les choses se dessinent mal. La dame s'est crispée quand que j'lui ai dit pourquoi que j'venais mais surtout il y a l'autre dame qui paraît très en colère et qui en prime e m'aime po. J'sais po pourquoi, j'suis gentil, moi. Mais bon, une madame qui aime po les chiens aime po les gens.

- Alors, j'sais po trop pourquoi que ça a pris autant d'temps, ma ptite dame. Tout ce que j'sais, c'est que qu'on a beaucoup de boulot entre l'maintien d'l'ordre, l'entraînement, les ordres de mission, sécuriser la ville et toutes des choses que vous voyez même po. C'est po comme si qu'on f'sait ce qu'on voulait, hein ! Puis moi quand c'est arrivé, j'étions pas 'core dans la milice, j'bossais à la Forge du paternel. Alors, si ça t'va po parce que que tu trouves qu'on bosse po assez vite, tu peux viendre à la milice pour faire les enquêtes et tout ça. On manque de gens, de toute. Mais tu m'cries po d'ssus. Si en prime quand qu'on vient, on s'fait negueuler, ça donne po envie, sérieux !

Je ne suis pas doué pour les mises au point, mais celle-ci me semble claire. Faut po trop chercher le Clo' quand qu'il bosse. Quand qu'il bosse pas non plus. Heureusement que la Gisèle est plus gentille et l'invite à aller dans la cuisine. Clovis récupère le bol de ses chiens, les place non loin du feu car il sait que ses chiens, ils aiment la chaleur et qu'ils peuvent s'y reposer. D'autant que ça risque d'être long.

Tiens, la méchante femme les a suivis ? Je réfléchis vite. Enfin, je réfléchis, tout court. Gisèle a dit qu'elle voulait avoir chaud, pas qu'elle préférait être seule avec moi. Comme que j'sais pas quoi faire, je lui demande.

- Vot' amie, elle peut rester ou vous préférez que que j'la sorte ?

Ce qui ne poserait aucun problème à un gaillard comme Clovis, qui a la stature d'un ours. Y'a même des chances qu'il puisse porter une Eloise qui se débat avec un seul bras. Sur ce plan, il est impressionnant, le Clo' et il ne semble pas avoir peur d'une bagarre. Mais si la dame a besoin d'une amie pour parler plus tranquille, il ne la chassera pas non plus. Bon, Gisèle lui propose une tisane et Clovis en boit rarement. Il est plutôt eau ou lait. Mais comme une tisane, c'est pas d'l'alcool, il estime qu'il peut. Puis c'est chaud.

- J'prendrai comme vous, si vous voulez bien !

C'est une victime et un témoin. Faut être gentil avec les témoins. Les baffes, ça marche pas trop avec eux. Alors il explique un peu ce qu'il compte faire.

- Quand qu'il s'est passé beaucoup de temps comme ici, c'est plus difficile mais pas impossible. Parfois, les gens, ils se rappellent de détails plus tard, car sur le moment, avec la peur ou les coups ils se souviennent plus trop bien, mais avec le temps, les choses, elles se remettent à leur place. Puis il y a certains méchants qui ont un fonctionnement un peu bizarre, qui font les mêmes choses. Alors, si qu'on a plusieurs témoignages, on peut commencer à chercher dans des endroits plus précis, on peut avoir une image plus précise pour que qu'il aille en prison. Ou aussi, si qu'il a été arrêté pour une autre chose ailleurs, on pourra alors vous dire que le méchant, il a déjà été pendu, et ça pourrait aussi vous rassurer, enfin je crois, de savoir que qu'il ne nuira plus. C'est pour ça que que j'suis là.

Voilà, il a l'intention de faire son boulot sérieusement. Il parlera ensuite avec ses collègues pour voir s'ils ont entendu d'autres agressions comme celle-là, ce que ça a donné.

- Tous les détails, ils peuvent être important. C'est pour ça que que je suis venu, m'dame. Et que que j'risque de poser pas mal des questions pour tout comprendre. J'espère vraiment que vous allez pouvoir m'aider à coincer qui qui vous a fait du mal.

Eloïse s’apprêta à rétorquer, mais Gisèle fut plus rapide et invita le jeune homme à la suivre dans la cuisine, ce qui mit fin à un échange qui risquait de s’envenimer encore plus. La blonde n’avait cependant pas dit son dernier mot. Elle se souvenait très bien de la réaction des miliciens le jour où elle était allée signaler la disparition de Gisèle : ils n’en avaient eu absolument rien à foutre. Peu importait que le gamin ne fît pas partie des effectifs à cette époque, il était de la même trempe à ses yeux et elle ne le laisserait pas bâcler cette affaire. Ainsi, elle les suivit dans la cuisine, sans leur demander leur avis.

« Vot' amie, elle peut rester ou vous préférez que que j'la sorte ? »

Eloïse lui lança un regard noir, mais ne dit rien. Elle savait que sa collègue ne la jetterait pas dehors de toute façon.

« Elle peut rester, elle ne vous empêchera pas de faire votre travail. N’est-ce pas ? »

Cette question lui était destinée, mais Eloïse ne répondit pas. Elle se contenta d’hausser les épaules. Connaissant bien son amie, Gisèle ne pressa pas le sujet et se hâta de préparer deux tisanes. Elle écoutait en même temps le jeune homme lui expliquer le mode de fonctionnement de la milice dans des cas comme celui-ci. Elle ne savait pas si, avec le temps, les choses s’étaient bien remises à leur place comme il disait. Elle se demandait parfois si tout s’était réellement passé comme elle s’en souvenait, si son cerveau ne lui jouait pas des tours en inventant de nouvelles terreurs. Un frisson la parcourut lorsqu’il mentionna l’idée que ce « méchant » ait pu faire subir les mêmes choses à d’autres : il avait fait souffrir d’autres personnes, elle en était certaine. Il avait été payé pour la faire souffrir, alors sûrement avait-il fait bien pire pour un peu d’or, peut-être même avait-il fait du mal à certains par simple plaisir, pour son propre amusement. Quelque chose n’allait pas chez cet homme, elle espérait vraiment que le milicien puisse le retrouver, mais elle en doutait fortement. Eloïse avait bien essayé d’obtenir son nom, en se rapprochant de quelques contacts dans le milieu de la pègre, mais cela n’avait donné aucune piste. Gisèle, elle, n’avait pas essayé de le retrouver : elle avait voulu laisser toute cette histoire derrière elle. Seulement, cela était impossible, elle n’arrivait pas à oublier.

Avec douceur, elle posa une tasse fumante devant le milicien et s’installa face à lui, tenant la sienne entre ses deux mains pour se réchauffer. Eloïse resta debout, décidée à rester simple observatrice pour le moment.

« J'espère vraiment que vous allez pouvoir m'aider à coincer qui qui vous a fait du mal. »

Un sourire triste se dessina sur les lèvres de la brune. Elle voulait l’aider, mais elle ignorait si elle en avait vraiment la capacité. Il lui semblait que raconter son histoire une nouvelle fois ne pourrait rien faire pour stopper l’homme qui lui avait fait du mal.

« Je ferai de mon mieux pour vous aider. »

Elle attendit qu’il pose sa première question car elle souhaitait gagner un peu de temps, même une seule seconde, avant de se replonger totalement dans ces atroces souvenirs.

Même si l'empathie n'est clairement pas son atout premier, Clovis comprend qu'il est difficile de parler de ça, car il y a été confronté aussi. Il pose la main sur la tisane généreusement offerte puis la retire en soufflant sur ses doigts. C'est que c'est chaud !

- C'tait vers la fin d'l'été. A l'époque, j'travaillais 'core avec le père à la forge et il m'a envoyé livrer une commande et encaisser. J'ta un peu moins grand qu'maintenant, mais déjà bin costaud. Ca aide avec les clients qui veulent discuter des prix. Et le mec, il a voulu négocier, prétextant que nos épées étaient pas assez bonnes pour le prix qu'on les vendait. C'était po vrai, alors j'ai voulu reprendre les épées, mais le monsieur, il a dit qu'il les prenait quand même, mais moins cher. Ca, ça marche po avec moi. Lui ai collé un bourre-pif, ses copains se sont radinés, j'ai pris des coups, eux aussi et comme qu'ils ont vu qu'ils obtiendraient rien, bah j'ai eu les sous d'mandés.

Où il veut en v'nir, c'est difficile à saisir, seul le Clo' le sait. Et il poursuit.

- Bon, j'avions la tronche un peu de traviole, du sang sur mes fringues, tout ça, mais ça allait. C'était po ma première bagarre et c'était po la dernière. Mais en rentrant, ma chienne a commencé à aboyer et j'a vu mon chien mort et des gens. D'la milice, mais milice ou pas, on fait pas d'mal à mon chien. J'ai chopé l'mec qui r'gardait l'cadavre du chien, j'allais l'exploser sur place et j'ai vu qu'mes vieux, ils étaient morts aussi, l'père dans la forge et la mère dans la maison. Et un voisin a dit : "C'est lui ! Regardez sa tenue ! C'est lui qui a tué les Legrand". Alors j'a abandonné le milicien pour faire taire le menteur. Y'a tous les miliciens qui m'sont tombés sur l'paletot. Ca a cogné dur, j'peux vous l'dire, parc'que que c'est pas souvent qu'on m'met au tapis. Y'a eu du dégat d'leur côté aussi. Me suis réveillé en zonzon, à peine soigné et j'devions finir pendu. On m'a d'mandé pourquoi que j'avais fait ça, mais j'avions rien fait, quoi. Comme que j'm'inquiétais pour Kador, un milicien a eu un doute. Limite, que j'aie buté mes parents, mais un chien... Alors il a écouté mon explication, l'est allé voir ceux qu'j'avions livré et ils ont confirmé qu'on s'était battu. Ca a permis que j'sois innocenté. Pour ça que les détails, c'est important, voyez ?

Il comprend donc combien c'est difficile d'affronter la milice quand on est victime et pas entendu. Mais il suffit d'un, c'est cela qu'il dit. Il termine son histoire.

- La Forge avait été reprise par l'duc et donnée à un autre forgeron. Les armes, ça peut po attendre. Pour ça qu'j'suis allé dans la Milice. J'savais juste taper l'fer et m'battre. Ma chienne, elle m'a attendu tout c'temps. 'reusement qu'j'l'ai. Et elle m'aide bien, on fait une bonne équipe. Pour mes vieux et mon chien, j'peux plus rien faire, mais si j'peux vous aider vous, alors ça s'ra chouette. Mais faut qu'tu m'racontes tout quoi qui s'est passé. C'était quel jour ? A quoi qu'il ressemblait, le ou les méchants ? S'il avait un truc particulier. Grand, petit, chauve, une cicatrice, tout ça quoi...

Gisèle pouvait entendre Eloïse lever les yeux au ciel derrière son dos. Qu’est-ce qu’il avait, ce gamin, à leur raconter sa vie ? se disait la blonde. Eloïse avait, de toute façon, la sensibilité d’une porte de prison. Des histoires tristes, elle en avait entendu : les filles ici avaient toutes un passé difficile, sinon elles ne feraient pas ce métier. Ce n’était pas la petite tirade du milicien qui lui tirerait quelque larme.

Gisèle, elle, n’était pas aussi détachée. Elle écoutait le jeune homme avec une expression peinée, mais restait profondément silencieuse. Elle ne posa pas de question sur la tragédie, ne chercha pas à en savoir plus que ce qu’il avait bien voulu partager. Il termina son histoire sans que ni l’une ni l’autre ne l’interrompe. Eloïse avait beau s’impatienter, elle ne dit pas un mot, ne poussa aucun soupir agacé. Elle continuait simplement de fixer le milicien avec la même méfiance.

La fin de son histoire fut suivie des premières questions : quel jour avait-elle été agressée, à quoi ressemblait le ou les agresseurs, quels signes particuliers pourraient permettre de les retrouver. Des questions attendues, mais qui plongèrent Gisèle dans un malaise évident. Tant d’images lui revenaient en mémoire, sans qu’elle ne parvienne à formuler le moindre mot.

«- Au mois de juin. J’peux pas te dire le jour exact, mais trois ou quatre jours avant les Jeux d’Eté. Eloïse s’installa sur le banc, près de sa consœur. Son regard avait perdu en animosité : le fait de voir son amie dans cet état parvint à lui faire oublier l’espace d’un instant son mépris pour la milice. Il y a ce type étrange qu’est venu une fois à la taverne, le genre à te glacer le sang en un regard. Il était grand, les cheveux bruns, très pâle, et ses yeux… Je crois qu’ils étaient gris, mais j’peux pas l’assurer. Tout ce que je sais c’est que j’ai jamais vu des yeux pareils. Il veut Gisèle alors… Une hésitation put se lire sur son visage en observant le jeune milicien. J’te fais pas un dessin, tu vois ce que j’veux dire. Il paye et il repart. C’est tout. Aucun coup, aucune insulte. On avait pas d’raison de se méfier.

- Il avait une cicatrice. De la pommette au menton, précisa Gisèle en retraçant la cicatrice à l’aide de son doigt. Sa voix était tout juste audible et elle fixait sa tasse avec insistance. Eloïse serra sa main dans la sienne pour lui apporter un peu de réconfort et les deux femmes échangèrent un bref regard.

Gisèle prit une profonde inspiration.

- Il est revenu le lendemain. Sa voix tremblait, mais elle avait au moins le mérite d’être plus audible. Il était tard, personne ne l’a vu entrer car il est passé par l’entrée que seuls mes habitués utilisent. Je lui ai ouvert et plus rien. Je me suis réveillée ligotée, dans une maison abandonnée et… Elle se tut, cherchant ses mots. Elle n’avait pas envie de s’étaler plus longtemps sur le sujet, si bien qu’elle omit un nombre important de détails pour en arriver immédiatement à la fin : C’est un autre homme qui a essayé de me tuer, je ne sais pas qui il était. Ils travaillaient ensemble, peut-être… De toute évidence, elle n’était pas convaincue par sa propre hypothèse, mais n’ajouta rien.

Eloïse, comprenant qu’elle avait terminé son récit, se permit d’ajouter :

- A peine quelques jours après, une autre des filles disparait, Lise (la mâchoire de Gisèle se serra à l’évocation de ce nom), personne l’a plus jamais revue. La connaissant, j’peux t’assurer qu’elle a pas décidé de refaire sa vie au Labret. C’est l’même type j’en suis persuadée, sauf que cette fois il a réussi son coup.
Après ça, rien. On s’est dit qu’il s’était peut-être fait attraper après s’être attaqué à la mauvaise personne, ou qu’il s’était fait bouffer par un fangeux – ce porc mérite pas mieux, mais récemment y a eu d’autres disparitions. Chloé, une fille du bordel au bout de la rue, ça fait une semaine que personne l’a vue. Et c’est pas la seule à avoir disparu à ce qu’on m’a dit… Y a des chances que ce soit encore lui. »

C'est qu'il a écouté religieusement, le Clovis. Et c'est po toujours facile quand que t'en as deux qui causent. Il aurait bien dit à l'Eloise de s'taire, mais visiblement, elle essaie d'aider ou lui, ou Gisèle ou les deux. Qu'elle lui reste hostile lui échappe totalement, Clovis n'est pas attentif à ces choses. Qu'on l'aime ou pas, c'est le problème de l'autre, pas le sien. Lui, il est comme il est, ça plaît ou pas et ça lui va très bien. En même temps, quand on fait sa taille et sa carrure, on s'inquiète moins de déplaire. Mais là n'est pas l'important. C'est que tout ceci est bien compliqué pour le Clo', qui en prime veut vraiment aider, car il la trouve gentille, la madame qui a presque pas d'voix.

- C'est po pour ennuyer, vraiment, mais pour que tout il soit clair pour moi. Alors, déjà, vous dites qu'il est grand. Mais l'souci, c'est que grand, pour des gens ptits comme vous, c'est po "grand" pour des gens comme mo, t'vois ? Alors, il m'arrive où, le gonze. L'est haut comme moi ou il m'arrive au nez, au menton ?

Demande le Clovis en se levant et en se tenant bien droit, ce qui fait se redresser le chiot. La louve, elle, ne s'inquiète pas, connaissant mieux son maître. Mais sur le fond, Clovis a raison. Du haut de ses deux mètres, un homme qui lui arrive au menton mesurerait encore 1m80, ce qui reste grand pour des gens qui n'en mesurent qu'un soixante, mais pour le Clovis, ça reste petit, un gars qui fait une tête de moins que lui.

- Au départ, c'était un client comme un autre, correct en plus. Il commande, paie, part sans poser d'problème, le genre d'client qu'on aime bien dans les commerces, même s'il avait un regard bizarre. Glaçant, j'vois po c'que c'est. Parait qu'c'est quand ça fait peur, mais j'crois pas avoir déjà eu assez peur que pour avoir froid.

C'est pas qu'il soit courageux, d'autant que le courage, c'est de vaincre sa peur, c'est plutôt qu'il est inconscient des dangers. Clovis est un esprit simple. Ce qui est est. La peur, c'est imaginer quelque chose qui n'est pas. Cela va sans doute trop loin pour son imaginaire à lui.

- Le soir il revient par une porte dérobée et comme que c'est Gisèle qui lui ouvre et qu'il a d'jà testé la marchandise, il l'assomme et l'entraîne dans une maison abandonnée, sans doute pour lui faire des choses sans avoir à payer, c'est ça ? Y'avait donc un autre homme, le voleur de madame, et un assassin. D'autres en plus ? Bien que deux, ça fait d'jà beaucoup.

Comment elle a fui, ce qui s'est passé, les soins qu'elle a eu, elle n'en a pas parlé et Clovis n'a pas le cœur d'insister sur ces sujets pour le moment. Il doit chercher un gars grand, cheveux noirs, teint clair, yeux qui font peur et une cicatrice de la pommette au menton. C'est déjà moins compliqué qu'avant, quand qu'il savait rien. Bon, sur la Lise, si elle est morte, il peut rien faire pour elle et après, plus rien. Soit le gars il a fait des trucs ailleurs, soit il était plus à Marbrume. Bon, avec un peu d'chance, il était mouru, mais il y a eu d'autres problèmes, dont une Chloé qui a disparu, elle aussi et n'est pas réapparue.

- J'a des copains, ils aiment bien dépenser leurs soldes avec des gentilles madames pas farouches comme qu'ils disent et qui les aiment bien. Donc ils vont souvent dans des tavernes comme ici ou des bordels où qu'on peut boire et discuter avec des jolies filles. J'trouve qu'il y a mieux à faire avec ses sous, comme les mettre de côté pour les jours où on sait pas travailler parce qu'on a été blessé et qu'il faut quand même qu'tu bouffes et tes chiens aussi, mais bon, les copains en question, j'va leur expliquer aussi quoi regarder. Si votre m'sieur, il fait du mal à la jolie qu'ils aiment venir voir, ils s'ront po content donc même que s'ils sont dans un moment d'détente, bah ils f'ront gaffe, quo !

Faudra une part de chance pour le repérer, ce porc comme qu'elle l'a appelé, Eloise. Mais l'histoire de Chloé l'inquiète bien plus.

- J'va aller voir les gens du bordel où qu'elle travaillait vot' madame Chloé, pour voir si elle avait eu un peu avant sa disparition un gars avec un regard qui fait peur, grand, teint pâle tout ça. J'l'aime pas des masses, le m'sieur dont vous m'parlez. S'attaquer à des madames, c'est vraiment npas gentil. Alors j'espère que j'va le coincer avec l'aide des copains. Ceux qui lui r'ssemblent, on va les foutre en zonzon et j'demandera à Eloise de v'nir voir si on a coincé l'bon. J'préfère d'mander à toi, ton amie elle a encore peur du méchant m'sieur. J'voudrais pas qu'elle soit déçue de voir qu'on a pas coincé le bon ou qu'elle a trop peur en le r'voyant. Si on l'coince lui, son complice, ça d'vrait aller aussi. On a les moyens d'faire parler les gens et sur un gars comme lui, j'veux bin apprendre les techniques pour le faire. On m'veut pas pour l'heure parce que j'suis trop costaud et que ça d'mande de la finesse. Mais bon, taper trop fort sur un vilain comme lui...

Il a un sourire gentil, le Clovis. Visiblement, il va enquêter sérieusement, mobiliser les ressources dont il dispose. Il a pris l'affaire à coeur. Gisèle aurait pu espérer un enquêteur plus brillant que le grand dadais face à elle, mais dans l'absolu, un Clovis, c'est toujours mieux que rien.