Tendue comme un arc, mais perçant comme la flèche [Aymeric De Beauharnais & Cyrielle Dolwen]

Le froid commençait enfin à s’en aller. L’hiver et son vent mordant n’étaient d’actualité que parce que l’océan continuait de le ramener et de le fracasser contre les rochers du port de Marbrume. La mi-mars était arrivée et elle était loin d’avoir l’impression de sortir d’un sommeil profond, certainement que seuls la nature et les animaux connaissaient encore cette sensation depuis l’apparition du fléau. Il régissait toujours leur quotidien, et le combattre de front faisait toujours partie de ses missions, même si ce n’était qu’indirectement.

Depuis plusieurs mois pourtant un nouveau besoin s’était fait sentir elle. Peut-être qu’elle se faisait vieille, peut-être qu’elle avait peur des tremblements que le froid infligeait à ses mains, peu importe la raison, elle ne se sentait plus en sécurité. Depuis qu’elle avait acheté sa dague, sa toute première arme, elle ne s’était jamais plus sentie incapable de se défendre, en position de vulnérabilité. Il fallait bien avouer que cette sensation lui donnait la chair de poule et même en grinçant des dents elle avait du mal à se l’admettre.

Toujours est-il qu’elle avait des projets, des projets qui seraient possiblement en mesure d’impacter d’autres aspects de sa vie, dont celui-ci. Apprendre à manier un arc était important pour elle. En dehors d’un profit pour sa potentielle survie lors de missions d’escorte, c’était aussi la vision qu’elle avait des archers qui la poussait dans cette direction. Elle aimait le calme qui semblait être de mise pour le maniement d’une telle arme, ainsi que la distance qu’il y avait toujours entre les problèmes qu’elle voyait venir de loin et les gradins ou forteresses qui supportaient les archers, même si ce n’était que du haut d’un cheval. Son rôle à elle était d’attendre nerveusement, d’appréhender et réceptionner la charge face la première afin de l’éliminer, alors que les archers étaient là en prévention, un avantage avant même le début des hostilités.

C’était également une compétence qui les différentiait grandement des monstres qu’ils affrontaient. Les voir aussi régulièrement, peu importe leur apparence déformée et monstrueuse, tout ceci l’entrainait à se poser des questions bien plus profondes, sur ce qui les différenciait réellement de leurs ennemis. Évidemment, leur capacité de raisonnement en était une à n’en pas douter, mais si on retirait ceci de l’équation, elle avait de plus en plus de mal à tenir ses arguments.

C’est dans ce cadre qu’elle avait entendu parler de la mise en place d’un terrain d’entrainement à l’arc pour la milice intérieure. Cela faisait déjà plusieurs mois, mais elle n’avait pas eu le courage d’y jeter un coup d’œil, l’idée tournait dans son crâne comme un poisson rouge dans son bocal. Son égo l’empêchait de parler de son plan à son supérieur, elle montrait à peine son intérêt à demi-mot à d’autres miliciens avec qui elle s’entendait bien. Cyrielle ne se faisait pas d’illusions et se préparait déjà au pire. Elle voulait demander, mais se préparait à se faire rabaisser et moquer de toute part et à gorge déployée. Qu’elle soit encore demandée en renfort d’équipes était en soi déjà un exploit. Malgré le temps et les expéditions qu’elle avait essuyées, on ne peut pas dire qu’elle se soit fait accepter pour autant.

Elle avait le titre de milicienne, elle en avait l’expérience, mais ne se sentait pas intégrée à un groupe, son coutilier était contre les femmes dans le corps armé. À qui irait-elle parler d’augmenter ses capacités, et pour quoi faire. Jusqu’au jour où elle décida de se balader innocemment proche du terrain d’entrainement en question. Elle y était retournée plusieurs fois, regardant les autres viser, tirer, réajuster leur posture et recommencer. Elle n’avait pas eu besoin de beaucoup de temps pour identifier qui était celui qui apprenait et qui était celui qui donnait les leçons.

Elle avait pris sa décision, il était temps d’arrêter de tourner autour du pot, tout ça ne lui ressemblait pas, encore moins dans le contexte d’un sujet qui lui tenait à cœur. Elle avait donc décidé de se rendre sur le terrain, pas trop longtemps avant la fin habituelle de l’entraînement dans l’intention d’essayer de discuter avec ce monsieur, qu’elle espérait fort charmant, mais que son esprit imaginait déjà comme tous les hommes misogynes et haineux qui faisaient légion afin de lui éviter d’être trop déçue. Elle prit son courage à deux mains lorsqu’il se sépara de ses comparses et attendit qu’ils s’éloignent avant de venir se présenter.

✧ B’jour. J’peux vous d’ranger quelqu’instants ? J’me présente, Cyrielle Dolwen.

Elle lui tendit la main, un léger sourire d’espoir aux lèvres. Elle était sûre que c’était la bonne chose à faire, c’était la solution la plus simple avant de devoir faire preuve de plus de créative, mais à la Sainte Trinité ce qu’elle était mal à l’aise dans sa démarche. Elle se bottait l’arrière-train mentalement, se demandant où était passée sa grande gueule quand elle en avait le plus besoin. Elle avait fait en sorte de ne pas porter son armure, justement en espérant que sa langue serait déliée, mais elle devrait peut-être revoir cette stratégie à l’avenir.

✧ C’t’un bien beau terrain d’entrain’ment qu’vous avez là. L’est réservé à la milice d’intérieur hein ? On voit qu’vous y connaissez un truc ou deux, vous leur apprenez d’puis longtemps ?

Elle essayait juste de lancer la discussion pour pouvoir amener sa requête sans être trop directe. Évidemment qu’elle ne lui avait adressé la parole que par intérêt personnel, mais il était inutile de le lui faire ressentir, et ça ne voulait pas dire qu’elle cracherait sur l’occasion de découvrir un nouvel allié parmi cette bande de mailles ambulantes.

Obtenir le droit de s'entraîner à la montée n'avait pas été de tout repos, le Sergent avec lequel Aymeric avait négocié était retors, et le mot est faible. C'est qu'il se plaisait à faire sentir qu'il avait manipulé un corniaud de Comte. Et le fier Aymeric avait mordu sur sa chique, l'objectif qu'il poursuivait étant plus fort que son orgueil. Le destin lui a été favorable depuis. Il n'a pas revu le sergent Zollern et ne s'en est d'ailleurs jamais inquiété, il a pu progresser tant dans la monte que dans le tir à l'arc depuis un cheval, une technique qu'il est l'un des rares à utiliser et il aime bien former les miliciens. Cela lui rappelle un temps pas si lointain où il vivait encore ici, dans la Caserne, en tant que coutilier de l'externe. Et même si ça n'est pas la raison de sa venue ici, cela ne nuit pas à sa réputation. C'est même bien vu un noble qui s'intéresse à la défense de la ville et partage son savoir et apporte quelques armes pour défendre les remparts. Il n'en fait pas la publicité, mais si un jour les archers des remparts évitent un gros souci à la ville, il pourra en retirer une petite gloire, lui aussi. C'est d'ailleurs pour cela que son épouse ne lui fait aucun reproche sur le sujet. En tant qu'héritier récent, son mari doit se faire connaître et soigner sa réputation. Autant dire qu'ici, Aymeric joint l'utile à l'agréable.

Au départ, il devait former 10 miliciens des coutilleries de Zollern, mais rapidement des archers moins débutants sont venus. Pas parce qu'ils avaient besoin de conseil, mais parce qu'il a fini par aménager une zone d'entrainement plutôt sympathique. Et tout archer doit s'entraîner à son art, Aymeric comme les autres. Il y a dix places, six s'entraînent, trois seulement reliés à Zollern. Le plus assidu, Frank, commence à être vraiment bon. Au bout de quatre mois, c'est un exploit. Le second se débrouille désormais, mais rate au moins un entraînement sur deux. C'est qu'ils ont des missions à faire, aussi et les horaires ne coïncident pas toujours. Le troisième est un bleu. Arthur. Milicien depuis un mois à peine et qui a demandé à bénéficier de la formation, pour faire comme les copains. Il est plein de bonne volonté mais il sent aussi la différence de niveau avec ses deux compagnons de formation. Alors qu'une milicienne l'interpelle, Aymeric hèle le frais milicien.

- L'équilibre, Arthur. Tu n'es pas stable sur tes jambes, alors forcément ton trait part n'importe où. Frank, tu peux l'équilibrer, qu'il comprenne ? En douceur, hein ! Milicienne Dolwen...

Il se tourne pour la regarder et remarque qu'elle lui tend la main. C'est vrai que désormais il est civil. Il lui serre la main et fouille rapidement dans sa mémoire mais son nom ne lui dit rien. Ni parmi la liste de ceux qu'on lui a demandé de former, ni parmi les miliciens qu'il aurait croisé dans son passé. Bah, ça n'est pas forcément étonnant. Il vadrouillait souvent en extérieur comme explorateur. Les convoyeurs, il en voyait peu, ceux de l'interne aussi. Sinon aux repas et au dortoir. Mais les coutiliers ont aussi des locaux à eux. Sa première phrase l'interpelle un peu. Elle vient juste pour faire la conversation ? Bon, il n'est pas contraire, mais il bosse. Il a quand même le temps de lui répondre.

- Réservé est un grand mot, d'autres s'en servent aussi. Des gens des remparts ou certains externes. Le terrain appartient à la Milice vous savez ?

C'est beaucoup mieux, Arthur. Pense à viser un point derrière ta cible. Frank, on réduit la cible. Tu ne vises plus que la tête du mannequin. Oui, c'est plus réduit, je sais, mais t'es prêt !

Où en étais=je ? Ah oui ! L'accord a été passé avec belle moustache, enfin, l'Sergent Zollern. J'peux m'entrainer sur mon cheval ici et en échange je forme des archers. Lui est arbatrelier vous savez, donc l'utilité des traits, il comprend. J'ai commencé en décembre.

Arthur touche le mannequin pour la première fois. Bon, à l'épaule. Mais cela le réjouit. Frank lui rate sa cible.

- Dites les gars, récupérez vos flèches, elles ne poussent pas dans les arbres. Opération récupération et on attaque une nouvelle salve. Vous faites du bon boulot les gars !

Il fixe alors Cyrielle. C'était tout ? Une autre question ? Il a un petit moment de libre, le temps de surveiller la prochaine série de tir. Le fait qu'il l'observe devrait le lui faire comprendre. Tiens, n'aurait-il pas oublier quelque chose ? Ah oui !

- Aymeric de Beauharnais. Pouvez m'appeler Aymeric dans la Caserne.

Faut être au fait des rumeurs dans la ville ou des noms des nobliaux pour situer la famille de Beauharnais. Ce sont des nobles exilés, ceux originaires de Marbrume sont plus connus. Son départ avait fait un peu de bruit à l'époque, mais ça remonte à presque 6 mois. Et six mois, c'est un monde. Il a eu le temps de devenir héritier, de trouver une épouse, désormais enceinte jusqu'à l'oeil, de l'épouser accessoirement, de rejoindre l'ordre de l'Astre azur, pas forcément plus connu et de se découvrir une fille cachée. Entre autres choses. Et pour beaucoup d'autres, c'est pareil. Les événements s'enchaînent depuis la Fange, le temps semble avoir solidement accélérer sa course. Ou peut-être est-ce ce danger permanent qui rend les choses plus importantes ? Mais bref, ici, il est Aymeric, formateur archer. Hors des murs, il n'est qu'un chasseur. Et entre les deux, il commence à s'y faire à ce qu'on le nomme "Monsieur le Comte", même s'il n'en a pas encore le titre.