[QG COMPAGNIE] Acclimatation (Capitaine-Alix l'Espiègle)

De toutes les salles du grand QG de la compagnie des lames, une, situé au sous-sol, était bien spéciale. Il s'agissait de la salle d'interrogatoire. Petite, mal éclairée, humide, elle était encore plus sinistre que les cellules de prison de la milice. Mais ce qui s'y passait la rendait bien plus terrible qu'une simple cellule. C'était ici que le Capitaine interrogeait les prisonniers.

En tant que mercenaires, la Compagnie luttait pour les intérêts de personnes mieux placées qu'eux. Résultat, il leur arrivait, régulièrement, d'avoir maille à partir avec des humains, qu'il s'agisse de milicien corrompus, de bandits véreux, ou d'autres racailles dont la maltraitance, voir la mort, ne serait pas un problème. Le Capitaine y développait des techniques d'interrogatoires plus ou moins légales (plutôt moins d'ailleurs), lorsqu'il avait l'assurance de savoir que le risque de représailles était nul.

Adossé contre un mur, Le Capitaine surveillait deux de ses hommes en plein "interrogatoire". Keral et Oliark, deux recrues venant des bas-fonds de la ville. De vraies fripouilles, parfaites pour ce genre de boulot, mais qui manquaient encore de techniques. Oliark forcait la tête d'un malchanceux sous une eau glacée, qui s'agitait dans tous les sens, pieds et mains solidement attachées.

- BLOUBLOUBLOUBLOUBLOUB !
- 10 secondes...
- GLOUBGLOUBGLOUB !
- 20 secondes...

Les deux regardèrent le Capitaine, qui poussa un grondement approbateur. Ils sortirent le visage du malheureux de l'eau, qui poussa une grande inspiration, au bord de l'asphixie.

- Alors, ca t'a rafraichit les idées ?! hurla presque Keral d'un ton absolument effrayant. L'homme prononca à peine un mot qu'ils lui remirent la tête sous l'eau. Ils regardèrent encore une fois Le Capitaine avec un air de chien attendant l'approbation de son maître. Il serra le poing, excepté le pouce.

- BLOUBLOUBLOUBLOUB ! Huuuuuuh ! HUUUUUUH !

Ils se mirent à sourire et se firent une grande tape dans le dos, avant de reprendre leur air criminel.

- Je vais tout dire, je vais tout dire !

Le Capitaine se mit à sourire. Ils apprenaient vite. Puis, d'un seul coup, une voix aigue, douce et guillerete se fit entendre, appelant le Capitaine. Ce dernier, Oliark, Kerial, et leur malheureuse victime tournèrent la tête dans la même direction, et fixèrent la nouvelle arrivante. Alix, la fille adoptive de Xandra, qui vivait avec la Compagnie depuis quelques semaines maintenant. Un silence d'une demi seconde se fit, suivit du "splash" du torturé sous l'eau, et du bruit des bulles.

- Bonjour Alix ! dirent Oliark et Kerial en coeur, tout sourire. Ils adoraient la jeune fille, et se montraient extrêmement gentil avec elle, lui faisant la bouche en coeur tout en maintenant sous l'eau le prisonnier.

- Tu vas bien <3 ?
- Qu'est ce que tu fais ici <3 ?
- Ce n'est pas une salle pour toi tu sais <3 ?

Sans dire un mot, Le Capitaine s'approcha d'Alix. Son grand manteau flottant derrière lui lui donnait l'air d'un spectre de mort. Il la prit par le poignet. Il la fit sortir de la pièce.

- Attend un peu.

Il se retourna vers Oliark et Kerial.

- Bon travail. Tirez lui les vers du nez, mais ne le tuez pas.

Puis, il rejoignit Alix, son visage sévère mais sans agressivité aucune.

- Tu me cherchait ?

Sa vie s'était complètement transformée.

En bien évidemment. Durant tous ces mois, elle avait si ardemment désiré avoir un toit, un véritable lieu où elle pourrait avoir chaud la nuit, où un souper l'attendrait le soir, une couche quelconque dressée pour elle qu'obtenir tout ça relevait presque du miracle. C'était étrange en réalité, cette brusque stabilité après tant de temps d'errance ; et elle consacrait toute l'énergie que son corps lui redonnait enfin à se montrer désirable. A faire attention à ne pas se mettre sur le chemin des uns et des autres, à observer discrètement les mercenaires jouer aux cartes, à se mêler à leur vie sans trop en faire partie. A obéir à ce qu'on attendait d'elle, sagement.

C'était ainsi qu'elle avait rapidement compris qu'on attendait qu'elle se rende utile - comme il se devait. Ici, l'enfant n'était qu'une invitée, la petite protégée du Capitaine, qui, si elle était traitée doucement par la plupart des mercenaires, avait parfaitement conscience du caractère saugrenue de sa propre présence.
Alors elle faisait ce qu'elle avait toujours fait de mieux, ce qui était le plus sûr pour elle : Alix rendait service. Ainsi ses journées se trouvaient emplies de menus courses pour les hommes du bâtiment, d'heures de nettoyage des sols et de tentatives de faire la cuisine, pour leur offrir aux autres ce qui plaisait le plus - la nourriture.

Elle s'était bien récoltée quelques gifles bien senties quand elle avait fait irruption dans une ou deux chambres occupées par les gaudrioles des soldats de son bienfaiteur, et elle avait rapidement compris que les portes fermées signifiaient clairement qu'il ne fallait pas entrer sans y avoir été invité.

La date du cambriolage qu'elle devait accomplir approchait, et, l'angoisse montant, l'enfant ne parvenait plus à dormir. Dormir seule était effrayant, qu'elle n'avait jamais expérimenté avant, et plus encore, la perspective d'être seule pendant son sommeil lui rappelait les cellules destinés aux prisonniers, dans les cages que l'on dressait dehors, pour les condamnés à mort. Ils étaient seuls et à part, en dehors de toute société. Dans sa tête enfiévrée de cauchemars, la petite fille s'y voyait à son tour ; cette nuit-là, elle ne put en supporter plus.
Enfilant ses sabots, elle sortit malgré sa peur de surprendre les adultes à marivauder avec des putains. Elle espérait trouver les nouveaux de la bande dans la cour, ou le Capitaine, dont elle ne connaissait pas le véritable nom, et calmer ses angoisses par son imposante présence, par son rire énorme, par ses bras lourds comme des bâtons et ses manières bourrues.

D'après ses subordonnés, il était toujours réveillé, à travailler - ce qui voulait certainement dire qu'il s’entraînait. La lune était haute dans le ciel, et la gamine, obéissant à un profond instinct forgé par son expérience dans la rue, estima que l'accueil serait certainement meilleur avec une pinte de bière.

Elle se dépêcha aux cuisines. A cette heure, il n'y avait guère qu'une souillon pour entretenir le feu, et deux colosses qui surveillaient l'accès aux réserves. Petite ombre furtive, on la laissa entrer avec un sourire, et elle ressortit docilement avec une énorme choppe qu'elle devait tenir à deux mains pour éviter de l'échapper.

Alix s'enfonça dans les profondeurs du bâtiment. Elle-même ne savait pas très bien pourquoi sa présence immense lui était indispensable, mais elle avait besoin de lui. Comme si son ombre énorme suffisait à effacer la perspective si terrible des prisons de la milice ; comme si celles du bâtiment des mercenaires lui seraient plus clémentes.

Des bruits étranges lui parvinrent. Des hurlements. La porte n'était pas gardé - seul le couloir menant au sous-sol l'était. Déposant l'énorme choppine par terre, elle se décida à jeter un coup d'oeil à l'intérieur. En silence, elle embrassa la scène insolite qui s'y déroulait, la large présence de son protecteur. La présence des deux nouveaux, l'homme attaché que l'on plongeait dans une bassine. Elle ouvrit complètement la porte, en silence, les yeux fascinés par le déchargement de violence. Par les hurlements de colère, par le ton désespéré du supplicié. Elle avait assisté aux pendaisons plus que son content ; mais il s'agissait là de tortures.

Alix n'était pas choquée - elle connaissait la réalité, sa violence quotidienne, ordinaire, ses pics d'agressivité, la sauvagerie de certaines brutes.
Personne ne l'avait encore aperçu ; alors, finalement, elle lança une salutation d'une voix timide. Elle avait toujours besoin du Capitaine - il fallait trouver un prétexte pour détourner sa colère de l'avoir interrompu dans ses activités.

Avec gentillesse, en essayant d'gnorer le malheureux que l'on avait replongé dans l'eau, elle esquissa une révérence maladroite en direction des deux bleus, leur octroyant son sourire le plus pur et le plus gentil, en réponse à leur douceur envers elle.

- "J'espère que vous allez bien. Je vais vous ramener de la bière."

Le Capitaine n'articula pas un mot. Il se contenta de la prendre par le poignet et de la sortir de la pièce. Sans douceur et sans rudesse. Elle leva très haut ses yeux noirs sur lui, ramassa l'énorme choppe, la tendit vers lui, en plissant son petit front pâle.

- "Je... je sais qu'il est tard... Je.. je voulais être avec toi."

Alix eut conscience que sa requête était déplacée et ridicule. Elle se dépêcha d'inventer un mensonge pour couvrir ce que sa première déclaration avait de naïf et contenait d'angoisse.

- "En-en fait, j'aurai aimé.. j'aurai aimé... apprendre à me défendre. Je-je ... je cherchais à voir si tu avais du temps. Mais j'vois que t'es occupé. Peut-être que je peux t'aider, Capitaine ?"

Cela voulait dire qu'elle ne voulait pas rester seule. Qu'elle donnerait cher pour une étreinte, pour un baiser sur le front. Pour des bras qui la couchent, remontent la couverture sur elle. Calme la terreur qui brûlait ses entrailles à l'idée que ses petits soient aux mains d'un noble qui avait tout pouvoir sur elle. Sur eux.

- "Je voudrais t'aider. C'est ça. Apprendre ce que tu sais faire. S'il te plait, Capitaine."

Le Capitaine était un homme dur. Le visage tailladé, le corps solide battu par les vents et la guerre. Le carnage le plus complet, la tempête la plus destructrice, ne lui faisaient guerre hausser le sourcil. Il était fier de cet état de fait. Il n'était pas le plus fort ni le plus malin des hommes, mais garder la tête froide était sa plus grande force.

Et pourtant, au fil des jours, la petite Alix, sans faire le moindre effort, s'était sans difficulté glissée entre les minuscules failles de son coeur. Il fondait pour elle avec une stupéfiante facilité. Aussi, voir quelqu'un témoigner vouloir être avec lui réchauffa son coeur de baroudeur. Pas juste pour discuter d'une future campagne, d'un contrat, ou d'autre chose.

Elle voulait être avec lui par pure envie désintéressé, et ca, le Capitaine n'y était pas habitué. Il la vit chercher une excuse. Le Capitaine n'était pas un de ces caméléons sociaux capables de tout comprendre de lire en vous. Mais son unique oeil était percant, et son esprit, avisé. Il repensa aux derniers jours d'Alix ici. Il réalisa alors que, si elle était bien entourée, au chaud et nourrie, elle n'avait pas....

Il repensa à son enfance. Elle était belle. Ses deux parents, fleuristes. Ses cinq soeurs, adorables, le couvrant d'affection. Il regarda silencieusement Alix. Elle n'avait pas eu sa chance. L'affection... il n'était pas bon à ca. Ou du moins, peu habitué. Même avec Xandra, qu'il avait aimé de tout son coeur, il avait été incapable d'exprimer un amour sincère, qui passait par autre chose que des ébats brutaux et primaires.

Et cette petite fille de huit ans, sans père, ni mère, n'avait pas l'amour qu'elle méritait. Le mercenaire au coeur de pierre en était désolé. Mais il ne le montrait pas. Montrer une émotion serait de la faiblesse. Mais, à Alix... est ce que c'en serait ?

Quoi qu'il en soit, elle avait besoin d'une réponse.

S'entraîner ? C'était une drôle d'idée. Une mauvaise idée, même. Les femmes ne devaient pas se battre. Elles n'étaient pas faites pour ca. Elles devaient rester à la maison, s'occuper des enfants et de leur homme. C'était à eux de les protéger. D'autant qu'elles étaient plus faibles et fragiles.

Il n'avait jamais aimé que Xandra soit milicienne. Il admirait d'autant plus les femmes se battant. Mais pour autant, il n'aimait pas ca. Alors... une enfant de huit ans ? Même avec toute la volonté du monde, elle ne serait jamaisd e taille face à un fangeux ou un adulte. Mais... il ne pouvait pas lui dire ca.

- Alix.

Il prit une gorgée de la bière. Elle était bonne. Rafraichissait sa gorge. Tant mieux. il avait besoin de parler. Et parler le fatiguait.

- Le meilleur moyen de se défendre, c'est de fuir. Pas se battre.

Il pouvait deviner les tremblements et la moue naissante de la petite tête blonde. il n'aimait pas ce qu'il disait. Flûte.

- Je ne veux pas que tu ai à te battre. Mais...

Après tout... qu'avait-elle à perdre ? Si il l’entraînait, elle serait plus forte. Plus vive. Elle serait plus apte à fuir. A survivre. A se battre si on la rattrapait.

Hum...

- Suis moi.

Il laissa traîner sa main à côté de lui alors qu'ils marchaient, signe muet qu'elle pouvait la saisir avec la sienne. Ils marchèrent dans les couloirs du QG. Il ne voulait pas aller dehors, là où il faisait froid et où elle pouvait attraper la crève. Ils n'avaient pas recruter Théodren pour qu'ils soigne un rhume.

Ils prirent les escaliers, arrivant à l'armurerie. Elle n'était pas vraiment impressionnante. Le Capitaine faisait de son mieux pour réunir les fonds pour équiper ses troupes, mais tous n'avaient pas encore d'épée ni d'armure digne de ce nom. On y trouvait toutefois de vieilles épées d'entrainement, émoussées, ainsi que quelques lances et haches qu'il avait pu récupérer pour une bouchée de pain.

Après avoir pris une autre gorgée, il déposa la bière sur une petite taille. Il regarda Alix, puis les armes, puis Alix. Qu'est ce qui lui conviendrait ?

Il se rendit compte qu'il n'en savait rien.

Il se rendit compte aussi que cette demande, même sincère, émanait d'une enfant. Il fallait l'intéresser. La faire participer.

- Choisis

Le Capitaine était immense. C'était un homme de guerre, un homme dur, comme l'époque forgeait la plupart des mâles de la ville.

Mais Alix se fichait pas mal qu'il le soit - tout ce que son coeur encore tendre voyait, c'était la bonté dans ses yeux lorsqu'il lui parlait. La main libre près d'elle, que l'enfant saisissait avec un bond dans la poitrine. Maman-nourrice avait distribué plus de taloches que de câlins ; et lui semblait être taillé dans le même bois. Alix avait appris à reconnaitre les signes d'affection où elle les trouvait : dans le regard des gens, dans les petites attentions.
Alors elle savait, tout au fond de son âme, qu'un lien fort les unissait tous deux. Il avait laissé son interrogatoire pour accepter de passer un peu de temps avec elle, et rien que ça lui donnait envie de chanter et de sautiller, avec toute la puérilité que son âge pouvait encore lui donner.

Bien sûr, tout n'était pas rose. Au premier mot de son protecteur, l'enfant sût qu'il ne voulait pas l'entrainer aux armes. Fuir, c'était important. Mais ce n'était pas toujours possible. Des larmes stupides montèrent à ses yeux, mais elle les réprima aussitôt.
Ça aussi, c'était stupide, et ça amenait les taloches des adultes.

Alors elle lui offrit un sourire maladroit, et le suivit docilement, en prenant sa main. Elle était calleuse, chaude et sèche ; et l'enfant dédia un sourire enfantin.

Ils entrèrent finalement à l'armurerie. Le cœur d'Alix battit plus vite ; et se précipita devant toutes ces armes, curieuse de savoir à laquelle elle allait toucher.

- "Je ne sais pas... Je ne sais pas..."

A dire vrai, elle n'avait pas vraiment réfléchi avec quoi elle pourrait se battre.

- "Je pourrais me battre .. euh.. avec une dague ? Euh, me défendre. Mais si les fangeux reviennent dans Marbrume, il faut que je sois prête, Capitaine. C'est déjà arrivé une fois, je m'en souviens. Mais toi, tu sais avec quoi je peux me défendre ? Je crois qu'une épée sera trop lourde."

L'enfant trottina parmi les rateliers, touchant les lames du bout du doigt. Elle se sentait bien avec l'imposant géant, et elle vint lui sourire gentiment.

- "Capitaine ? C'est quoi, ton vrai nom ? Qu'est-ce qu'il a fait, l'homme, dans les cachots ?"

Son nom ?

C'était une étrange question. Depuis bien longtemps, Le Capitaine était Le Capitaine. Rien d'autre. Utiliser autre chose que son titre l'aurait rabaissé au statut d'être humain, d'égal avec ses hommes. Confier son nom, c'était révéler son humanité, révéler une faille. Il ne pouvait pas le faire au hasard. Même Xandra ne connaissait pas son nom.

Alors, pourquoi Alix ?

La vraie question, c'était pourquoi pas Alix.

Il la regarda un instant, pesant le pour et le contre.

- Promets moi de rien dire.

La promesse faite, il se rengorgea, son oeil unique dévient un peu vers la gauche, signe de l'homme se remémorant un passé lointain.

- Mes parents étaient fleuristes. expliqua le colosse. Soudain retour à la réalité : cette montagne de muscle était un bébé, puis un petit enfant, comme tout le monde, avant de devenir ce qu'il était. Mes cinq soeurs ont toutes eues des noms de fleur. Rose, Eglantine, Camomille, Marguerite, Iris...

Il se dirigea vers sa bière et en prit deux bonnes gorgées. Trop parler lui donnait soif.

- Je m'appelle Philodendron.

Il lui lanca un regard presque meurtrier.

- Si tu le répète, je... euh...

Il hésita un instant. Comment faire peur à un enfant sans passer pour un meurtrier en série ? Il se souvint de ce que sa mère lui faisait lorsqu'il désobéissait.

- Je te chatouille jusqu'à la mort. termina le Vieux Borgne avec un parfait sérieux.

Afin d'écourter très vite un silence interloqué qui risquait de s'installer, il reporta la conversation sur le sujet des armes.

- Une dague... c'est facile à utiliser. Mais trop proche de l'ennemi. C'est une arme de secours.

Il tira la sienne. Faite pour son gabarit, il s'agissait plus d'une épée courte que d'une dague. La lame était fine mais tranchante, et il la fit passer entre ses doigts, avant de la replonger dans son fourreau, caché dans les ombres de sa cape. Il désigna du doigt une autre arme, attachée au mur. Une lance, longue et épaisse. Il évita d'être trop tranché dans son avis. Encore une fois, c'était une discussion.

- Je pense que ceci t'ira mieux.

Il décrocha la lance du mur, et la déposa entre les bras menus de l'enfant. Cette lance était, de toute évidence, pas faite pour son gabarit. Mais il la lui laissa. De son pied, il attira une chaise, et s'assit dessus. Son manteau se referma sur lui comme les ailes d'un oiseau de proie.

- C'est l'arme la plus vieille du monde. commenca t-il, avec la voix du narrateur et du professeur d'histoire, chaude et conteuse, qui essayait de vous emmener à une autre époque. Le Capitaine chuchotait, comme s'il lui racontait un secret, le visage à moitié dans l'ombre à cause des lumières chiches de l'hiver.

- Tu peux percer ton adversaire tout en restant hors de portée. Tu peux te défendre avec sans blesser les autres. C'est efficace contre les animaux. Contre les armures. Pour chasser et pêcher. Pour marcher. Pour te faire une tente.

- Je peux t'apprendre à l'utiliser. J'en ferais une à ta taille.

Il voulait bien lui dire son nom !
La jeune Alix sourit avec sincérité, heureuse que le Capitaine veuille bien se rapprocher d'elle. Elle ne savait pas pourquoi il y avait tant de mystères autour d'un simple prénom, mais elle savait par expérience que les adultes avaient chacun leurs fantaisies et leurs perversions.
Philodendron était beau, étonnamment poétique, comme toute la cohorte de fleurs de ses soeurs, même si l'enfant avait bien du mal à deviner dans le géant l'enfant qu'il était.

Elle allait s'écrier spontanément qu'elle adorait ce prénom, qu'il était un peu comme celui qu'elle avait imaginé pour l'esprit de la forêt qu'elle avait croisé un matin - mais Alix fut surprise par le ton brusquement sérieux de son interlocuteur et de l'étrange menace.
La chatouiller à mort ? Étais-ce une torture qu'elle n'avait jamais vu mais qui avait cours ici ? L'enfant frissonna, se hâta de lui donner raison d'un geste de tête frénétique.

- "Je-je dirais rien. T'as pas besoin de me tuer."

Elle était devenue un peu pâle sous la menace, sous son regard de tueur. Un frisson la prit, et la petite fille baissa les yeux avec humilité.
Et puis l'homme reprit la parole en changeant de sujet. Lentement, elle releva son regard d'encre sur son immense stature, puis sur la dague qu'il lui montrait. On aurait dit une véritable épée, et elle était visiblement effilée, tranchante, même à ses yeux de novice. Il la fit rapidement disparaitre, et il désigna une autre arme.

L'enfant écarquilla les yeux. Elle s'imagina aussitôt à cheval, dans un uniforme de milice, en train de pourfendre des fangeux, sauvant et protégeant même ce qui restait des bannis. Parce qu'ils n'avaient pas tous l'air si méchants et qu'elle avait en mémoire, gravée en elle, le malheureux qui était mort pour eux, en testant cet horrible piège.

Une lance, ça avait l'air pratique pour à peu près tout !
Elle la reçut dans ses deux mains, faillit la laisser tomber. Elle était terriblement lourde, gigantesque - l'arme la dépassait encore largement - mais Alix l'aima tout de suite. Avec ça, on pouvait tenir les ennemis à distance, et c'était mieux de ne pas risquer la vie de ses compagnons.
Ses joues rosirent, et elle dédia un nouveau sourire éclatant à son interlocuteur, essayant de se positionner comme elle pouvait, maladroitement, comme pour faire semblant d'attaquer un ennemi imaginaire.

- "Je suis une mercenairrrrre ! A mort, vilain fangeux ! Yihaaaa !"

Elle tenta de prendre un peu d'élan en direction des cibles, se rendit compte trop tard qu'elle était trop loin, se laissa emporter en s'emmêlant les pieds, et finit par tomber à terre avec un petit cri aigu. La lance tomba à côté d'elle avec un gros bruit sourd.

D'abord interdite, l'enfant se redressa sur ses fesses en se frottant le front, avant d'éclater brusquement de rire. C'était tellement amusant et ridicule ! Le coeur léger, elle continua de s'esclaffer puérilement, adressant un sourire ravi au molosse qui lui servait de père de substitution.

- "Phil, Phil, Capitaine, regarde ! J'ai presque tué les fangeux ! Est-ce que tu m'emmèneras avec toi quand tu auras du travail ? Tu sais, j'en ai déjà vu en vrai, avec Xandra."

- A...

Il eut à peine le temps de parler que l'enfant chargea une cible, avant de se prendre les pieds et de tomber par terre.

C'était assez pitoyable.

Ridicule, même.

Mais la scène avait quelque chose... d'insouciant ? Elle touchait une petite corde dans le coeur du Capitaine, évoquant la douce mélodie d'une époque lointaine et pleine d'innocence. Il expira du nez, avant de pousser un petit rire, amusé par la scène, et emmené par le rire de la jeune fille, qui se redressa.

Pleine de joie et de bonne humeur, comme toujours. Un maigrichon rayon de soleil, qui dissipait sans le moindre effort le cumulonimbus noir qu'était le Capitaine. Il avanca lentement vers elle et l'aida à se relever. Elle était si petite, si fragile. Il pouvait la briser en morceaux. Lui qui aimait généralement ressentir cette sensation de puissance, d'oppressante supériorité, la détestait dès qu'il s'agissait d'Alix.

Elle lui demanda si il l'emmenerait chasser du fangeux.

... que répondre ?

Mentir ? Raconter la vérité ? Que fallait-il faire ? Il la regarda, un peu interdit, avant de poser sa lourde main sur son crâne et de caresser sa chevelure.

- Affronter les fangeux est horrible. Personne ne le devrais.

Il l'amena contre lui.

- Tu es toute petite et faible Alix.

Il avait envie de dire que non, jamais il ne l'emmenerait avec luI. C'était trop dangereux. Et la guerre n'était pas une affaire de femme. Et surtout..

Elle avait 9 ans. Il en avait... beaucoup plus. Quand elle serait en âge de se battre...

* Je ne serais probablement plus de ce monde...*

Est ce que l'humanité existera encore ?

Il continuait de regarder Alix, éclairée qu'elle était par les rayons du soleil filtrant à travers les volets. Il essaya de l'imaginer adolescente, adulte. Qu'allait-elle devenir ? A quoi ressemblerait son avenir ? Serait-il brillant et plein d'espoir ? Deviendrait-elle une guerrière ? Une douce matronne ? Une guérisseuse ? Une criminelle ? Une bonne personne ou une saloparde ?

Tant de possibilités dans un si petit être. Il en avait le vertige. Habitué au champs de bataille et à côtoyer des adultes dont le chemin était tracé, le Capitaine avait oublié cette foultitude de destins et de possibilités qui attendaient chaque enfant. Il fut envahi par une vague d'émotions et une fierté.

Était-ce que ressentaient ses parents en les regardant grandir, lui et ses sœurs ?

Il n'avait plus eu de nouvelles d'eux depuis bien longtemps. Ils étaient morts. Peut-être. Non, surement.

En faisant de la Compagnie sa famille, n'avait-il pas oublié la sienne ?

Avait-elle mérité d'être oubliée et remplacée ainsi ?

Ils lui manquaient.

Il passa un doigt sur son œil unique, répondant à une autre question qu'allait lancer Alix en voyant son état.

- Poussière dans l'oeil...

Mauvais fils qu'il avait été. Mauvais frère aussi. il aurait pu faire plus. Il continuait de regarder Alix. Il avait encore la possibilité de se rattraper. Peut-être laisser un héritage plus bénéfique qu'une immortelle compagnie de mercenaires.

- Je ne t’emmènerais pas chasser le fangeux Alix. Je veux te protéger d'eux.

Il s'agenouilla à sa hauteur, et pris d'une inspiration soudaine, l'enlaça, la serrant fort contre lui.

- Jusqu'à ce que tu puisse protéger les autres. Que tu sois grande et forte.

Il dégagea son front sale d'une chevelure de plus en plus touffue, et embrassa ce dernier.

- Mais pour ça, je veux que tu prenne soin de toi. Et que tu sois gentille avec Finn.

Le Vieux Borgne ne se faisait pas d'illusion. Si Alix survivait jusqu'à l'âge adulte... alors, ce serait aux côtés du Second qu'elle se battrait. Jamais elle ne se battrait aux côtés du Capitaine.

Mais ca, il ne le lui dirais jamais en face.

Le Capitaine l'aida à se relever.

Alix se sentait débordante d'énergie, ce qui n'était pas arrivé depuis longtemps. Elle avait envie de rire et de jouer, et de rester en compagnie de son protecteur. Il était si grand, un véritable géant - mais avec elle, ses énormes mains se faisaient délicates, et même s'il ne souriait pas souvent, elle le savait gentil, paternel avec elle. Et cela suffisait à l'enfant qui n'avait pas eu souvent l'occasion d'expérimenter la tendresse parentale. Elle était déjà comblée par ces moments précieux qu'elle vivait avec lui, comme si ça réparait quelque chose à l'intérieur d'elle, qu'elle ne savait pas exprimer et qui demeurait confus.

Cependant, elle plissa un peu le front. Elle n'aurait pas dû dire ça. Il était évident que son interlocuteur savait ce qu'était se battre contre les fangeux. Peut-être, sans doute, comme tout le monde, avait-il perdu quelqu'un à cause des fangeux.

Alors, tout simplement, elle posa la tête contre son énorme main. Elle y déposa un petit baiser respectueux et aimant.

Elle le voyait s'émotionner un peu, et une larme contenue dans sa prunelle briller à la lumière des chandelles. L'enfant allait ouvrir la bouche pour l'interroger, mais elle fut interrompu. Il répondit de lui-même, et la petite hocha la tête docilement en retour. Elle n'avait jamais vu cet homme si fort pleurer - ce ne devait pas être ça. La poussière, ça faisait toujours mal.

Il s'agenouilla à sa hauteur, et lui expliqua qu'il voulait la protéger. C'étaient des mots si doux qu'elle en eu les larmes aux yeux, elle, et ce n'était pas de la poussière ; mais c'était de la joie, parce qu'il était si bon, si doux de se sentir aimée !

- "Avec toi, je vais bien grandir, et je serai forte, Capitaine. Et je serais gentille et obéissante, avec Finn. Mais surtout avec toi. Tu me promets, on restera toute notre vie pas loin l'un de l'autre ? Je pourrais essayer de vous trouver des contrats. Et quand je serai grande, tu seras là à mon mariage et tout. Au début, j'avais peur de toi, tu sais. Je t'entendais avec Xandra. Mais je trouve que tu es plus doux que tu as l'air. Et ça... je trouve que c'est beau. C'est pour ça que tes hommes t'apprécient. Pasque t'es fort et juste. Et que tu prends soin de nous."

Elle marqua une petite pause. L'enfant n'avait pas envie que ce moment s'arrête, que tout s'arrête ; elle voulait passer encore quelques minutes avec lui.

- "Pourquoi vous lui faites du mal, à cet homme en bas ? Qu'est-ce qu'il a fait de mal ? Il t'as désobéi ?"

Ce faisant, elle s'emparait à nouveau de la lance. Il était difficile de la manier, mais finalement, elle finit par la planter dans le sol, comme on plantait un piquet. C'était si drôle, la lance faisait sa taille ! Ce devait être redoutable contre des ennemis....

- "Tu vas lui planter une pique et tout ça ? Tu sais aux exécutions, ça arrive, ce genre de choses. Mais c'est pas des lances comme ça, c'est des bout de piques chauffées au feu. Y'a pas moyen de lui faire comprendre sans lui faire de mal ?"

Des propos naïfs. Mais la fillette ne s'en rendait pas compte ; elle réfléchissait à tout ce que devait endurer les criminels. Le prix à payer était élevé ! Si elle était duchesse, son monde à elle serait plus doux. Mais, heureusement pour Marbrume, ce n'était pas elle qui décidait !

Les questions d'Alix étaient toujours pleines de ce mélange à la fois troublant et attendrissant. Celui d'une petite fille qui avait déjà vu trop de choses, mais sans perdre pour autant son innocence. Combien de temps allait-elle la garder dans ce monde ? Le plus longtemps possible, il l'espérait. Hélas, il n'était pas un bon modèle. La tendresse non feinte d'Alix, loin de celle des prostituées qui avaient pu réchauffer son lit, le touchait avec une redoutable efficacité.

- Je ne m'éloignerais jamais de toi. dit-il avec une sincérité entière et une voix toujours aussi rauque.

Il la regarda s'éloigner et jouer avec la lance.

- C'est... un ennemi. Il sait quelque chose que nous voulons. La torture à l'eau nous permet de le faire parler. Tu sais pourquoi ?

Il la laissa réfléchir avant de reprendre la parole.

- Ca ne laisse aucune trace de coup. Ni de blessure. Ni de séquelle. C'est parfaitement discret. S'il s'en sort en vie, il n'aura aucun moyen de prouver ce que nous faisons.

Il était devenu sérieux, un peu sinistre même.

Il se leva, et lui ébouriffa les cheveux, avant de se saisir d'une autre lance. Il la fit tournoyer un peu, sans aucune difficulté. Bien qu'il ait toujours préféré les épées, Le Capitaine savait utiliser toutes les armes possibles et imaginables.

- Parfois, seul la violence permet de se faire comprendre. Et non, je ne t'apprendrais pas comment faire.

Il fit quelques attaques de lance dans le vide, devant Alix, aussi bien pour se détendre que pour l'impressionner crânement.

- Je fabrique une lance à ta taille, et on s'entraîne ensemble. Qu'en dis-tu ?

Comme c'était bon et doux d'avoir confiance dans l'autre, d'être sûre que l'autre ne la laisserait pas sur le pavé parce qu'elle ferait une maladresse !

Alix le regarda faire tournoyer la lance qu'il avait pris en main, et se colla contre lui, brusquement, alors qu'il lui tapotait la tête de ses énormes paluches.

- "Je t'aime, Phil. J'ai très envie que tu m'entraines, quand t'auras du temps."


Quinze jours plus tard, Alix était prête. Elle trépignait presque d'excitation, en ce beau début d'après-midi, un peu engoncée dans sa robe qui commençait à être trop petite pour elle ; car aujourd'hui, le capitaine allait lui-même l'entrainer à se défendre. Il avait fait faire une petite lance qu'elle pouvait manier sans difficulté et elle la tenait à deux mains, précieusement, les yeux étincelants de bonheur.
Elle avait passé sa matinée à cuisiner, pour aider à la compagnie - et elle avait même laissé de côté quatre biscuits qu'elle avait enveloppé dans un mouchoir pour l'offrir à son immense protecteur.

D'ailleurs ce dernier arrivait, et l'enfant courut vers lui.

- "Capitaine, capitaine, je suis prête ! J'espère que tu n'as pas oublié, n'est-ce pas ? Je suis prête, je suis prête ! C'est quoi, le programme ?"

Elle essaya d'imiter la manière dont il avait fait tournoyer la lance quelques jours plus tôt, mais se la prit brusquement dans le visage. La petite fille poussa un petit cri de surprise et de douleur, fit tomber son arme et se frotta son nez meurtri en souriant.
Aussitôt, elle vint ramasser son arme et se mit au garde-à-vous comme elle avait vu des miliciens et des mercenaires qui s'apprêtaient à partir au combat.

- "Voilà, voilà... euh... Tu as bien dormi ? Tu as pu résoudre ton contrat de l'autre jour, avec le type dans les geôles ?"

Elle lui offrit un gentil sourire. Elle se sentait si enthousiaste, si désireuse de l'impressionner ! Un jour, peut-être qu'elle serait mercenaire. Ou alors elle tiendrait une taverne pour nourrir toute la compagnie, et pour s'assurer qu'ils soient toujours en bonne santé !

L'enfant venait tout juste de réaliser qu'elle avait une multitude d'avenirs devant elle - mais une chose était sûre, elle ne voulait jamais partir de la vie du capitaine et de ses mercenaires.

- Oui. Le problème est réglé.

Il n'en dit pas plus. Elle n'était pas bête, mais il préférait, tant que possible, ne pas lui envoyer en pleine face la froide réalité de la vie. Il ébouriffa ses cheveux d'un air affectueux, charmé par son enthousiasme, avant de réfléchir. Le Capitaine préférait les entraînements efficaces et éprouvés. Mais ce n'étaient guère les plus intéressants, ni amusants. Et Alix, de par son jeune âge, avait besoin de... distraction.

Il s'agenouilla derrière elle, et entrepris de lui attacher les cheveux.

- Les cheveux courts sont mieux.

Ils marchèrent ensuite un peu, s'éloignant dans un coin isolé de la cour principale, hors de vue des fenêtres des deux bâtiments. Le Capitaine tenait lui aussi une lance entre les mains, cousine de celle miniature de la petite fille.

- Tu sais pourquoi le combat est affaire d'hommes Alix ?

Elle ne répondit pas car elle savait que le Capitaine, généralement peu bavard et ne se "lâchant" qu'avec elle, aimait monologuer lorsqu'il jouait le rôle de l'instructeur.

- Car nous sommes plus forts et endurants. Si tu veux te battre, tu dois l'être aussi. Tu peux apprendre toutes les techniques du monde, tu dois renforcer ton corps. Ne pas t’essoufler.

Il se pencha en avant, les bras en avant vers le sol, tenant toujours sa lance. Ils arrivaient à peine au niveau de ses chevilles. L'âge n'avait pas été clément avec le Capitaine.

- Imite-moi.

Et elle le fit, sans discuter. Ils firent ainsi une longue séance d'étirements. Malgré son âge et son gabarit, Le Capitaine n'avait aucun mal à en accomplir la majorité. Surtout, il tenait toujours la lance, avec Terminus Est dans le dos. Il la forçait à recommencer lorsqu'elle n'arrivait pas à faire les deux en même temps.

Manier une arme était en faire une extension de son corps. Elle allait devoir vivre avec sa lance, si elle voulait, un jour, pouvoir se défendre avec. Une fois les étirements repris, il l'aida à se relever. Il avait chaud et était fatigué. Mais c'était de la bonne fatigue. La laissant reprendre son souffle, il traça deux lignes sur le sol, chacune éloignée de dix mètres, une aux pieds d'Alix.

- Imite-moi

Ses mains saisissant solidement la hampe de sa lance, main gauche sur l'avant, mais droite sur l'arrière, il pointait la lance devant lui, inclinée vers le haut. Il vérifia qu'elle faisait comme lui.

- Suis-moi.

Il trottina légèrement, faisant presque dur sur-place sur ses grandes jambes, pour aller jusqu'à l'autre ligne, toujours sa lance vers l'avant, comme s'il chargeait, avant d'immédiatement se retourner, et de faire l'allez-retour. Ils en firent une demi-douzaine, puis s’arrêtèrent.

- Tu va recommencer. Quand je dirais STOP, tu devra être à l'autre ligne. Si tu n'y es pas avant mon STOP, tu a perdu. Tiens toujours la lance.

Ce n'était donc, en apparence, qu'une simple course. Mais qui demanderait à la jeune fille, tenant une lance, certes, à sa taille, mais quand même lourde et déséquilibrante, de pivoter sur elle-même, et de recommencer.

- TOP !... STOP !.... STOP !...STOP !...STOP !...STOP !...STOP !...STOP !...

Le rythme entre les STOP fut de plus en plus court. Au point où, rapidement, la jeune fille ne pouvait plus trottiner. Elle devait courir à perdre haleine... et pivoter sur elle-même tous les dix mètres.

- Plus vite ! STOP !

Le Capitaine lui attacha les cheveux. Elle songea brièvement que, les cheveux courts, elle n'aurait plus rien d'une fille - l'idée la rebuta fortement, mais elle se laissa faire tout de même. L'enfant dédia un sourire timide au Capitaine, puis le suivit docilement dans un coin de la cour, les yeux brillants et enthousiastes.

Pour une fois, ce serait elle qui protègerait les petits, et même si les grands venaient l'embêter, elle ne serait plus jamais, jamais, la plus faible !
Complète illusion de son esprit enfantin ; mais Alix avait tellement envie de d'y croire qu'elle n'essaya même pas de se raisonner, de se freiner dans ses rêveries.

La guerre, les armes, c'était une affaire d'hommes, et pour faire pareil qu'eux, il fallait qu'elle ne s’essouffle pas, que son corps se muscle. La fillette buvait les paroles du Capitaine, immobile, les mains un peu serrées sur son torse maigre, et elle étira un nouveau sourire, en commençant les étirements. Mais, au bout de quelques secondes, elle commença à déchanter.

Se baisser et se redresser, les bras tendus devant elle, devint très rapidement une véritable torture. La lance la gênait dans ses mouvements, et sa respiration, très vite hors de contrôle, la piquait dans sa poitrine, comme une aiguille. Toute rouge, Alix se laissa redresser. Elle avait un peu honte d'avoir à peine commencé l'entrainement - elle se garda bien de regimber, ni de se plaindre.

Ses doigts serrèrent sa petite lance, et l'enfant s'élança à petits pas en direction de la ligne tracée face à elle. Elle eut bientôt compris le principe, lorsque le mercenaire l'arrêta. Il fallait faire la course maintenant, et elle hocha la tête, hors d'haleine.
Mais le rythme devint rapidement infernal. Elle avait envie de pleurer, et finalement ses forces lui manquèrent. La gamine s'étala de tout son long, les muscles tétanisés, tremblant très fort, sans qu'elle puisse rien y changer. Elle avait du mal à se redresser, et, finalement, de grosses larmes se mêla à la poussière et à la sueur qui maculait ses joues pâles.

Elle ne se débrouillerait jamais comme le Capitaine ! Elle aurait tellement voulu pourtant - mais elle ne pouvait même pas se relever.

- "Je.. je suis déso...lée... j'ai .. perdu..."

Alix se sentait misérable et faible, mais elle décida de se dérider. Ce n'était pas la faute du Capitaine. Uniquement la sienne. Alors la petite fille lui offrit un petit sourire, et essaya de rire.

- "Regarde, c'est mon corps qui s'entraine tout seul !"

La lance était devenue lourde à ses bras d'enfant, et elle la déposa près d'elle, avant de se lever maladroitement, en s'y reprenant à deux fois pour se maintenir debout.

- "Merci... Capitaine.. T'es le plus fort, toi ....!"

La tête lui tournait, mais pourtant, elle reprit la lance dans sa main, la maintint près d'elle. Elle avait vraiment très faim, maintenant, et très soif ; mais elle ne voulait pas déclarer forfait si vite. Ils n'avaient pas commencé depuis longtemps !

- "Chuis sûre.. Peux... peux faire encore."

- Non. Ca ira pour aujourd'hui.

La voix du Capitaine était claquante et ne souffrait aucune contestation. Il s'agenouilla près de la jeune fille exténuée et à l'air misérable.

- Le mieux est l'ennemi du bien. Tu a atteint tes limites aujourd'hui.

Ses cheveux mouillés collaient sur son front, et il dégagea ce dernier.

- Demain, tes limites seront plus loin. Assis-toi.

Avec précaution, il accompagna les gestes de l'enfant, et une fois assise, ses doigts aussi épais que le poignet d'Alix se mirent à masser ses jambes, ses bras, ses pieds (une fois qu'elle fut déchaussée) et ses mains. Malgré la brutalité apparente de l'homme, ses gestes étaient lents et précautionneux, sans une once de maladresse, laissant penser qu'il avait fait cela pendant bien longtemps. Elle se retrouva ainsi massée pendant une bonne quinzaine de minutes.

- Pour détendre tes muscles. Sinon, tu aura mal demain.

Il l'aida ensuite à se relever.

- Demain, tu te repose. Nous recommencerons après-demain.

Il vit qu'elle était découragée, un peu honteuse. Il essuya ses larmes.

- Tu es jeune. Tu a encore le temps. Et tu n'a pas échouée.

Il déploya son immense et interminable bras, pointant son doigt vers Finn, en haut d'une échelle, qui réparait le toit de la caserne.

- Regarde Finn. Il est grand et fort. Mais pour arriver en haut de l'échelle, il a du poser lentement son pied sur chaque barreau. Il épousseta le pantalon de la jeune fille. Tout comme toi.

- Tu a posé pied sur le premier barreau. Il lui redonna sa lance. Félicitations. Je suis fier de toi.