« Tu m’avais dit qu’elle était là.
- Elle est là. Je l’ai vue.
- *Soupir* Écoute… Ça fait longtemps qu’on se questionne, moi et les gars. Je veux dire, ce don, ces visions que tu as… Tu serais pas devenu fou ? C’est déjà arrivé à certains d’entre nous, et avec ce que t’as fait, ce serait pas impossible.
- Vous doutez ?
- Je veux pas te paraître agressif, mais t’as pas été très actif ces derniers mois. T’es des nôtres, pour sûr, mais il fait jamais bon de faire douter ceux qui t’entourent. Et en ce moment, je commence à …
- Regarde.
- Bordel, t’avais raison ! Oublie ce que j’ai dit, j’ai confiance en toi mon gars. Rentrons ramener ça au village !
- C’est ça, et dis à tes gars que s’ils ont un problème, ils peuvent venir goûter mes préparations, qu’ils soient sûrs que je plaisante pas.
- Ahah, t’inquiète pas pour ça ! »
T’inquiète pas…Enfance difficile
Février 1140, Marbrume, Nord du quartier de Bourg-Levant« T’inquiète pas, t’inquiète pas mon chéri. Ça va aller, tout va bien ! »Aigrim, garçon maigrelet de cinq ans, venait d’avoir sa huitième poussée de fièvre en un mois. Sa peau dégageait des chaleurs anormales, caractéristiques d’un mal tendant à diminuer ses capacités physiques. La fatigue s’emparait de lui alors que sa mère le maintenait fermement contre elle.
« Allez chercher un soigneur ! hurlait-elle depuis sa maison. On va t’allonger sur le lit, je vais chercher de quoi faire baisser la fièvre. »Quand le guérisseur arriva, il ne fut pas étonné de retrouver le petit dans le même état que dans lequel il l’avait quitté plusieurs jours auparavant. Il posa sa sacoche remplie d’instruments sur le tabouret de bois posé aux abords du lit, et entreprit les mêmes manipulations que d’habitude. On pouvait lire dans ses yeux qu’il avait perdu tout espoir concernant le garçon, bien qu’il eût tenté son possible pour le sauver. Quand il eut terminé, il referma la porte et demanda à s’entretenir avec la mère.
« Madame, je viens régulièrement ici depuis trois ans. Je sais que vous ne voulez pas vous rendre à l’évidence, et je vous respecte profondément pour l’instinct protecteur dont vous faites preuve, mais l’état d’Aigrim empire malgré tous les soins que je lui confère. J’ai reçu avant-hier une réponse de mon ami guérisseur de Traquemont, plus versé dans les maladies que moi et à qui j’avais envoyé une lettre afin de demander conseil. Il affirme ne jamais avoir étudié de tel cas, et qu’une fièvre aussi fréquente ne pouvait que rendre compte d’une faiblesse de sa résistance physique à l’affection qui le touche. Nous ne sommes malheureusement pas en mesure de l’aider, à l’exception des quelques mixtures d’apaisement que nous pouvons lui procurer. Nous ne pouvons rien d’autre pour …
- Sortez de chez moi…
- Madame, je vous assure que …
- Sortez ! Immédiatement ! Je ne veux plus jamais vous revoir, vous et tous vos collègues qui ne savent qu’apaiser les gens avec de vulgaires potions de novice ! »Aigrim souffrait de ce mal depuis sa naissance. Neuf années durant, il dut être surveillé par sa mère et les différents soigneurs qui lui rendaient visite, tout effort physique engendrant spontanément un malaise suivi d’une forte fièvre. Faute d’un père absent, disparu avant que sa mère n’accouche, les seuls visages masculins qu’il voyait étaient ceux des voisins et des médecins, ce qui ne facilitait pas son insertion dans le quartier.
Sa dixième année atteinte, son état commença légèrement à s’améliorer, ne laissant survenir des épisodes de fièvre qu’une ou deux fois par mois. Sa mère, alchimiste de métier et heureuse d’assister à un tel miracle des dieux, bien que peu pieuse, commença à lui apprendre les rudiments de l’alchimie, art aux semblants plus mystiques que techniques, et lui offrit plusieurs manuscrits et autres écrits tirés de sa propre boutique. Elle l’emmena également visiter la ville et ses quartiers pour la première fois. Il fut émerveillé à chaque nouvelle maison qu’ils passaient, chaque nouveau visage qu’ils rencontraient, chaque nouvelle odeur qu’ils sentaient, même celle du purin provenant des étables du quartier de la milice.
Toutefois, son enthousiasme s’amenuisait chaque fois qu’ils croisaient un garde, voire un noble, qui glissait une remarque désobligeante à l’oreille de sa mère. Quand il posait des questions à ce propos, elle ne lui répondait pas et se contentait de le ramener à la maison à vive allure. En effet, manquant cruellement de moyens pour subvenir à leurs besoins suite aux nombreuses visites des guérisseurs ces neuf dernières années, guérisseurs ayant parfois réclamé un prix bien trop élevé pour les soins prodigués, elle avait finalement plongé dans le monde de la prostitution. Son travail d’alchimiste au sein de Bourg-Levant n’étant pas suffisant, elle n’avait pas trouvé d’autre moyen pour continuer à vivre convenablement.
Ainsi, Aigrim finit par sortir seul, souhaitant se débrouiller et découvrir par soi-même les choses que la vie avait à lui offrir au sein de cette magnifique cité. C’est d’ailleurs en 1146, alors qu’il se tenait sur un muret près du temple de la Trinité, à penser à tous les merveilleux endroits existant au-delà des murs de Marbrume, qu’il fit la connaissance d’Eliah, une jeune fille à peine plus jeune que lui et destinée à devenir prêtresse. De ses yeux d’un ambre éclatant, elle attira immédiatement son regard, comme s’il venait de découvrir un trésor fabuleux dont il ne pouvait détourner les yeux. Les deux enfants s’entendirent très vite à merveille, et commencèrent à se promener régulièrement dans la ville. Il ne fallut pas longtemps avant qu’ils ne commencent également à jouer bêtement autour des étals des marchands installés çà et là, et à fuir en riant chaque fois que l’un d’eux s’énervait un peu trop.
***Comme les bonnes choses ne durent que rarement, ce qu’Aigrim avait appris en parcourant la cité aux côtés de sa mère, les deux compères croisèrent un jour le chemin d’une bande d’autres enfants, un peu plus crasseux cependant. Tous étaient fils de forgerons, de tailleurs de pierre ou de maréchaux-ferrants. Un regard mal interprété, une fille un peu trop jolie pour un garçon un peu trop maigrelet, et le jeune rêveur venait de découvrir la dure loi du plus fort. Au fil du temps, et les mentalités ne changeant pas aussi rapidement qu’il ne le pensait, Aigrim continua à se faire provoquer par les vilains. Chaque nouvelle rencontre donnait lieu à une bagarre où tous s’acharnaient sur lui, et desquelles il ressortait avec d’importants hématomes. Malgré sa hargne et la volonté de protéger son ami, Eliah ne pouvait rien pour le sauver du nombre de coups qui le brisaient. Sa mère, bien que préservatrice, avait sombré dans le désespoir et finissait par ne plus se rendre compte des malheurs que son garçon subissait, car trop occupée à dormir et à tenter d’évanouir la douleur des violences que des clients trop soûls lui infligeaient.
Ainsi se passa l’enfance du petit apprenti alchimiste : malade d’abord, maltraité ensuite. Il avait néanmoins trouvé le courage et la force nécessaire pour se dresser devant tous ces obstacles en son amie, mais également en un chien, rejeté et errant dans les rues, qui n’avait exprimé aucun ressentiment envers lui, contrairement à ce qu’il avait l’habitude de montrer aux autres habitants. L’animal était calme en présence d’Aigrim, et, quoique vadrouillant à sa guise, passait de plus en plus de temps dans les rues aux alentours de la maison de l’enfant. Celui-ci finit d’ailleurs par l’appeler « l’ami ».
De l’art d’apprendre
Avec l’adolescence, Aigrim se rebella, conséquence d’un clair manque d’attention et d’amour de la part de sa mère. Il devenait désagréable et s’en est d’ailleurs pris à ses clients à plusieurs reprises. Bientôt, les rixes commençaient même dans la maison, et la charge émotionnelle devenait trop forte pour qu’il puisse contenir toute cette colère. Même Eliah ne parvenait plus à l’apaiser, et il finit par ne plus la revoir.
Un jour, il demanda à plusieurs maréchaux-ferrants de la cité de le prendre comme apprenti. L’un après l’autre, ils refusèrent, estimant qu’il n’était pas assez bâti pour le métier, excuse qui leur valurent quelques insultes. Il finit par tomber sur Jodar, un maréchal-ferrant tenant boutique à l’ouest du quartier de la milice, qui accepta finalement après qu’il eût prouvé ses capacités au cours d’une période d’essai. Alors âgé de dix-neuf ans, Aigrim crut voir en cette opportunité un moyen d’extérioriser ses sentiments, et de s’endurcir afin d’espérer tenir tête à ceux qui avaient su lui donner des cauchemars. L’ancienne bande d’enfants imbéciles et gras qui le molestaient avait effectivement laissé place à une troupe organisée de jeunes hommes, tous suffisamment roublards et vicieux pour inquiéter les autres jeunes de la ville. Grâce à l’alchimie qu’il continuait de pratiquer, non sans l’aide des différents fournisseurs d’ingrédients, et à la charge de travail que lui incombait son nouveau métier, il allait pouvoir renverser la donne en reprenant sa situation en main.
***Le jour de ses vingt-et-un ans, alors qu’il venait de rentrer à Bourg-Levant, l’un de ses voisins l’interpela et lui fit signe. Il lui tendit un vieux livre jauni et usé par le temps, en lui expliquant qu’il l’avait trouvé en rangeant son grenier. Le vieux commerçant paraissait sceptique à propos du manuscrit, mais avait tenu à l’offrir à Aigrim pour son anniversaire. Son excuse, qui était loin de sembler logique à l’alchimiste, était qu’un tel livre convenait davantage à une personne exerçant une profession un peu plus mystique que celle de simple vendeur de tissu. Il l’accepta quand même et rentra pour découvrir ce que ce mystérieux ouvrage renfermait.
En ôtant le torchon qui le recouvrait, Aigrim, bien que ne le comprenant pas, put en voir le titre. « De l’art de la divination », œuvre savamment écrite par un certain P. Horel. Il l’ouvrit et feuilleta les premières pages, appréciant la qualité des illustrations. Après avoir pesé son intéressement pour le sujet, il s’attarda sur une page où figurait une boule de cristal renfermant un brouillard flou. Il comprit qu’il était possible, après un certain temps passé à s’entraîner, de trouver une chose normalement cachée, ou encore de prévoir un événement à l’avance. Il feuilleta encore et remarqua une esquisse représentant des osselets. Il se rappela alors que sa mère en possédait, et partit directement fouiller les tiroirs de la maison. Une fois ceux-ci trouvés, il suivit les instructions et, au bout de plusieurs essais, abandonna l’idée d’un jour acquérir le savoir de P. Horel, se persuadant que le livre ne renfermait que mensonges et fariboles.
Il y revint cependant plusieurs jours plus tard, après s’être senti comme attiré par l’étrange mysticisme qui en émanait. Il commença à sérieusement étudier les dessins, chaque page le rendant plus enthousiaste que la précédente. Dès lors, ses journées commencèrent à s’allonger, et il lui devint difficile de se reposer correctement. La fabrication de poudres pour l’échoppe, l’apprentissage constant d’un art jamais totalement maîtrisé, le travail de Jodar le maréchal-ferrant et l’implication intensive dans la pratique de la divination semblaient l’exténuer, d’autant plus que cette dernière nécessitait un degré de concentration conséquent. Il continuait cependant, avide de connaissances et attiré par les arts mystiques, et ne pouvait se résoudre à les délaisser.
Au fil du temps, toujours aussi investi dans ses activités, Aigrim finit par s’habituer au rythme qu’il s’imposait. Devenu trentenaire, il avait acquis une importante expérience dans la création de poudres diverses ainsi que dans la divination, qu’il ne faisait que pratiquer sans but concret. La maréchalerie restait cependant un domaine dans lequel il n’excellait pas, bien qu’il eût fait des progrès depuis son accession au poste d’apprenti. La menace croissante des créatures arrivées dans le duché fit également doubler ses revenus, entre les bêtes à équiper et les poudres à produire pour l’armée.
La fin d’une vie
Un soir de mai de l’année 1165, période trouble pour l’ensemble des habitants ayant survécu à l’hiver et à l’invasion, Jodar avait retenu son apprenti afin qu’il honore une commande importante provenant de la milice pour le lendemain. Il finit par rentrer chez lui à une heure tardive, se doutant que les clients de la boutique n’avaient pas patienté devant la maison fermée pour acheter leurs produits alchimiques. Leurs fonds commençaient à s’amenuir, sa mère étant trop âgée pour continuer son activité et l’échoppe ne pouvant ouvrir que le soir, lorsqu’il rentrait du travail.
Alors qu’il arriva dans la ruelle, il constata que la porte secondaire de la maison était entrouverte. Il posa son sac de travail contre le mur et entra sans bruit. Après plusieurs secondes passées à écouter, il appela sa mère, sans réponse. Il avança et se figea devant le triste spectacle qui se tenait devant lui. Sa mère, assassinée, la gorge en sang et les yeux fixant le sol, était assise sur une chaise, les bras ballants aux côtés du chien errant, mort lui aussi. Sous le choc, la première réaction d’Aigrim fut d’appeler sa mère une nouvelle fois. Il se dirigea lentement vers elle quand il s’effondra au pied de la chaise, le regard plongé dans ses yeux, empli de larmes. Il resta sans bouger une heure durant, pleurant sa mère, pleurant son ami, qui devait certainement rôder près de la maison au moment de l’assassinat et qui était brusquement entré protéger la femme sans défense.
La crémation du corps de sa mère eut lieu dès le lendemain, et il demanda à ce que le chien soit immolé avec elle. Dès lors, ses recherches commencèrent. Une soif insatiable de vengeance s’immisça dans son esprit. Il fallait trouver l’assassin, et il possédait un outil qui allait pouvoir l’aider dans son entreprise. Il sortit les osselets de sa mère et se concentra du mieux qu’il put. Comme chaque vision qu’il avait précédemment eue, les images entrevues étaient floues, instables, comme volontairement imprécises. À l’entente du cri de sa mère, sa respiration s’accéléra et doubla en amplitude. Après plusieurs secondes, il put enfin les voir.
Cinq miliciens, d’armures vêtus, tournaient autour de sa mère. L’un lui tenait violemment les cheveux tandis qu’elle était assise sur la chaise, à leur merci. Trois autres maintenaient le chien qui était entré, et le dernier, qu’Aigrim soupçonnait être le meneur, marchait lentement devant sa mère. Il parvint à entendre le début d’une phrase, prononcée par une voix rauque, mais sourde et lointaine, celle du chef qui se penchait vers elle :
« Tu as les salutations du Seigneur Visc… »La vision s’arrêta brusquement. Il tomba en arrière et ne parvint pas à se redresser. Il venait d’assister au meurtre de sa mère.
Plusieurs jours durant, il ferma la boutique d’alchimie et tenta de concevoir la seule poudre que sa mère lui avait interdit de fabriquer lorsqu’elle lui apprenait. Une poudre grise, virant au noir, dont la caractéristique est de brûler les tissus organiques. Il l’avait découverte dans un ancien écrit que sa mère conservait précieusement, mais qui ne lui avait été d’aucune utilité, et dont elle ne s’était jamais vraiment servie. Il pensa que la douleur infligée devait être suffisante pour qu’elle puisse lui donner satisfaction. Malgré la tâche ardue que représentait sa confection et le temps nécessaire pour récolter les ingrédients auprès d’un contrebandier, Aigrim continua à se rendre à son travail pour ne pas éveiller les soupçons. Il ne laissa rien transparaître, quand bien même Jodar s’inquiétait pour lui. Chaque jour, une fois son labeur terminé, il entreprit d’écouter les discussions des gardes, les différents ragots circulant au sein de la milice. Aigrim pensait qu’une histoire de prostituée remise à sa place devait sans doute faire le tour des gardes soiffards du quartier.
La fin de la semaine approchait, et alors qu’il s’apprêtait à rentrer pour réitérer ses visions, un milicien évoqua l’affaire et indiqua à son compagnon de garde que les « héros des prostituées » devaient fêter, à l’auberge, la descente effectuée au Goulot le matin-même, qui avait permis de tuer deux fangeux sortis d’une pauvre maisonnée. Aigrim mit peu de temps à faire le lien entre sa mère et le surnom évoqué par les soldats. Une fois le nom de la taverne découvert, il emprunta le marteau de forge à boules de Jodar et se rendit précipitamment chez lui, ne prêtant plus aucune attention à ce qu’il pouvait bien se passer autour de lui. Il attrapa la poudre, enfila une veste et se dirigea vers le lieu de rendez-vous.
***Il arriva brusquement. La porte claqua, et beaucoup tournèrent la tête en sa direction avant de retourner à leurs discussions. Nombreux étaient ceux venus oublier le malheur et la tension ambiante qui s’étaient abattus sur la ville voilà plusieurs mois, ce qui ne manquait pas de lui donner des occasions de distraire les cibles. Après qu’il avait incité plusieurs ivrognes à déclencher une bagarre et que les gardes s’étaient déplacés pour la régler, il introduisit rapidement la poudre dans quatre des cinq chopes, en épargnant celle de l’homme à la voix rauque. La poudre, cachée par la mousse, n’avait laissé aucune trace extérieure, et les soldats, ayant déjà terminé deux ou trois tournées, ne pouvaient se rendre compte du méfait. Aigrim se retira et observa patiemment que la mixture fasse effet.
Quelques secondes après avoir bu leurs chopes d’une traite, les quatre victimes commencèrent à tousser et à se tortiller. Le cinquième riait, ne comprenant pas ce qu’il était en train d’arriver. Soudain, ils hurlèrent de douleur, tombèrent au sol et commencèrent à convulser. L’un avait les lèvres couvertes de salive, un autre les yeux révulsés. L’homme à la voix rauque se leva et dégaina son épée, comme si l’alcool n’avait soudain plus d’emprise sur lui et qu’il s’apprêtait à se défendre face à un monstre. La panique et la terreur se lut dans ses yeux, et alors que la foule se plaqua aux murs, Aigrim avança vers le dernier milicien, seul au centre de la salle, et, profitant de son état de choc, lui asséna un violent coup de marteau sur le crâne. L’assassin laissa choir son arme et s’effondra, l’empreinte de l’outil sur la tempe. Ne repensant qu’à sa mère égorgée, assise inerte sur la chaise, l’apprenti maréchal-ferrant se tint debout au-dessus de sa victime, et s’acharna sur sa tête avec une force dont il n’avait jamais fait preuve auparavant. Quand il eût fini, le marteau enfoncé dans la bouillie qui restait au sol, son regard se perdit dans le vide. Tout le monde sortit en hurlant, et trois hommes décidèrent de l’intercepter.
Il fut immédiatement emmené à la garde et, après examen de la scène de crime, fut enfermé pour homicide multiple. Son bannissement, sanction toujours aussi adaptée pour les criminels depuis que la menace croissante des fangeux était apparue, était prévu courant juin de l’année 1165, un mois après qu’il eût exécuté les soldats, certains ayant souhaité qu’il croupisse dans une prison bondée en repensant à ses actes avant de mourir.
Une fois sorti du cachot, la peau asséchée par la déshydratation et le bras droit brûlé par la marque des bannis, il dut marcher vers les portes de la ville entouré de plusieurs gardes, dont les visages, malgré leurs efforts, traduisaient une haine certaine envers l’assassin de leurs frères. La descente fut fastidieuse, fatigante. Parmi les quelques personnes qui s’arrêtaient pour observer la scène et regarder le visage du malheureux, plusieurs hommes se tenaient là, les yeux écarquillés, le regard stupéfait et la bouche ouverte. Aigrim parvint à en reconnaître certains : deux des fils de forgerons et l’un des fils de tailleurs de pierre, qui ne cessaient de s’en prendre à lui depuis leur plus jeune âge. Ils n’avaient apparemment pas entendu d’ébruitement de l’affaire, et furent tous surpris de le trouver là, entouré de gardes, prêt à être banni. Il les regarda du même air que celui avec lequel il avait regardé le dernier milicien qu’il avait tué, et eut un léger sourire en pensant à l’effroi qui les prendrait lorsqu’ils apprendraient l’histoire. La balance avait fini par s’inverser.
***Bientôt arrivé aux portes, son regard croisa celui d’une femme qui attendait près du mur de l’un des derniers bâtiments. Lorsqu’il aperçut des yeux ambrés cachés sous un capuchon gris, un flot de souvenirs s’empara de lui, souvenirs qui lui rappelèrent le puissant lien qu’Eliah et lui étaient parvenus à créer, mais aussi la stupidité dont il avait fait preuve en s’éloignant d’une amie si chère. Il comprit qu’elle était venue pour lui, pour le voir une dernière fois, mais qu’elle ne s’approcherait pas davantage. Ce fut le seul instant depuis de nombreux jours où ses yeux trahirent ses regrets cachés. Alors que la troupe la dépassa et s’arrêta, elle enleva son capuchon et l’observa de loin. Il se retourna, la vit pendant de courtes secondes, et fut poussé en dehors de la ville par la milice. Les portes se refermèrent et tout se mit à disparaître. En lui, seuls restaient la tristesse et le désespoir.
Après avoir longé le mur d’une certaine distance, il arriva sur la plage. Seul, perdu dans de trop nombreuses pensées qui l’envahirent, il s’avança lentement vers l’eau en scrutant l’horizon. Ses pauvres vêtements, tenue de prisonnier en piteux état, commencèrent à s’assombrir. L’eau arrivait maintenant à hauteur de sa taille et, alors qu’il ne détachait pas le regard du large, il continuait d’avancer, assuré que plus rien ne valait la peine qu’il vive. Au moment de plonger dans l’immense étendue, futur tombeau de ce petit être insignifiant, il revit le visage de sa mère, heureuse et bienveillante. Il souhaitait désormais la rejoindre dans le domaine d’Anür, quittant ce monde empli de misère. Quelques secondes passées, il ferma les yeux et s’engouffra dans l’océan.
Le renouveau
Il reprit connaissance plusieurs minutes plus tard, sans qu’il n’ait plus aucune sensation. Il cracha l’eau accumulée dans ses poumons et, en essayant tant bien que mal de discerner où il pouvait se trouver, tenta de se relever. Il y parvint difficilement et s’aperçut qu’il était de retour sur la plage, mais plus éloigné de la ville qu’il ne l’était auparavant. En se retournant vers l’eau, il eut la vague impression qu’il n’était pas destiné à mourir maintenant. Anür, si elle ne l’avait pas accepté dans son royaume, venait de le rejeter sur la terre ferme. Il ne s’attarda pas plus longtemps sur cette plage et avança en direction des marais, ne cherchant pas à connaître la réelle signification de ce qui venait de se passer, et cherchant un moyen de se réfugier parmi les autres bannis, dont il savait le village caché.
Le paysage se mit à changer peu à peu, le sable doré et la terre herbeuse laissant place à des arbres étrangement façonnés, à une boue flasque et à des petits lacs d’eau sombre et croupie. C’était la première fois qu’il pénétrait dans les marécages, et l’atmosphère lui semblait irrespirable. Au fur et à mesure qu’il avançait, il prenait garde à éviter les zones piégeuses et à passer par de larges passages en terres où rien ne pouvait le surprendre. À chaque nouvel arbre qu’il passait, il entendait des bruits de plus en plus inquiétants, qui finissaient par lui faire croire qu’il perdait la tête.
La fatigue commençait à se faire sentir, et alors qu’il s’approchait d’un arbre pour s’y adosser, une silhouette fit son apparition. Il se rendit rapidement compte que l’individu était couvert de boue, et qu’il gémissait plus qu’il ne parlait. Il commença à paniquer, se retrouvant sans arme aucune pour se défendre, et piétina en arrière jusqu’à trébucher sur une imposante racine. Il continua à reculer et sentit son dos se heurter contre le tronc d’un immense arbre. Alors que la créature s’approchait de plus en plus, prête à bondir sur sa proie, une autre apparut derrière elle. Il sentit sa fin proche et agrippa la terre de toutes ses forces, fixant le fangeux qui arrivait bientôt à trois mètres de lui.
Soudain, un sifflement se fit entendre, suivi d’un éclaboussement. Le deuxième monstre était tombé dans une flaque d’eau brune, mort, une flèche dans la tête. Aigrim, surpris que le fangeux lui faisant face n’ait pas remarqué la scène, tenta de se relever pour fuir. Exténué, il n’y parvint pas. La seule chose qu’il entendit alors fut la course d’un homme dont les pas se rapprochaient, puis le cri de la créature qui venait d’être occise. Avant de s’évanouir, il entendit une voix lui sommant de décliner son identité.
***
« Il a la marque, on se doit de l’accueillir.
- Mais il nous servirait à rien ! Il a même pas bougé le petit doigt pour se défendre !
- Combien d’entre nous ne savaient pas se battre avant de venir ici ? Il a pas été banni pour rien, je suis sûr qu’il sera utile.
- Hhh… Eh…
- Il est réveillé, on parlera plus tard. Comment tu te sens ? Les fangeux font un sacré effet la première fois, hein ?
- Je… C’est pas…
- Du calme, tu viens de te réveiller d’un gros malaise. Les gars ont dit qu’ils t’ont trouvé à des lieues du village, t’as eu de la chance qu’ils soient passés dans le coin. Comment tu t’appelles ?
- Ai.. Aigrim. Aigrim Kar…
- Non, ton prénom suffira. Tu venais du côté de la plage à ce qu’on m’a dit, pourquoi t’es pas parti en ligne droite depuis la ville ?
- Je… J’ai pas réfléchi. Je suis parti du rivage pour me rendre dans les marais, et je suis tombé sur les créatures après plusieurs heures.
- Bien, "Aigrim du Rivage", ainsi soit-il. Je me nomme Korkon, bienvenue dans le village des marécages de l’Obliance. Reste ici encore un peu, on te montrera où t’installer après. »La hutte dans laquelle il se reposait était éclairée par plusieurs torches donnant à la pièce une atmosphère chaleureuse. Le lit était fait de bois et de branchages, et reposait sur un sol sombre rappelant les teintes des arbres parsemant les marécages. Quand il se leva, il inspecta la pièce en ouvrant les quelques meubles abîmés qui s’y trouvaient. Il trouva de quoi se vêtir ainsi qu’un établi sur lequel reposaient plusieurs ingrédients, notamment des plantes. Il les reconnut immédiatement et sut quelles préparations avaient été réalisées récemment : diverses mixtures de soins basiques ainsi que des poudres d’apaisement de la douleur, sûrement préparées pour les quelques blessures qu’il avait reçues en parcourant les marais.
Une fois la porte franchie, il se rendit compte de l’ampleur de ce que Korkon appelait « le village des marécages ». Les bannis, dans leur volonté de construire une communauté unie et puissante, étaient parvenus à créer un véritable hameau en hauteur. Des cabanes jonchaient le sol, élevées de quelques mètres seulement au-dessus de l’eau, des huttes étaient installées entre les arbres, à différents niveaux, et des palissades reliaient l’ensemble pour former un véritable bourg forestier. Il resta là, à s’émerveiller de l’aura étrange qui émanait du lieu, tantôt rassurante de par les barrières et les pièges installés çà et là, tantôt inquiétante de par la faible lueur du jour qui parvenait à percer entre les branches des arbres, et de par les bruits constants des animaux.
Il fut interrompu par Korkon, qui vint le rejoindre afin de lui montrer son nouveau logement. N’ayant rien pu sauver de son matériel, Aigrim ne possédait désormais que ses fins habits et les osselets de sa mère. Il fallut du temps avant qu’il ne sache se réapprovisionner en plantes et en ingrédients, qui lui permirent d’ailleurs de s’illustrer en tant qu’alchimiste talentueux. Ses dons de divination s’étaient également montrés très utiles, bien qu’il ne pût en user fréquemment. Il finit par trouver sa place dans le village en s’imposant comme maître des arts mystiques, dépassant les compétences des herboristes déjà installés.
Il évite aujourd’hui de quitter le hameau, n’accompagnant que quelques fois guerriers et chasseurs, d’autant plus que la menace fangeuse se fait toujours ressentir. Il se doit néanmoins d’aller chercher ses ingrédients, bien que les demandes de poudres et autres produits se fassent de plus en plus rares. Certains commencent d’ailleurs à douter de ses capacités, jugeant qu’il ne souhaitait qu’investir le village en usant d’artifices et de faux-semblants lors de son arrivée.
Son esprit est cependant davantage tourné vers la vengeance que vers les rumeurs, le meurtre de sa mère n’ayant toujours pas été élucidé. Le commanditaire, un noble de Marbrume dont il sait que le nom commence par « Visc », se cache aux yeux de tous en revêtant une parure de gentilhomme. L’objectif d’Aigrim est désormais précis : réinvestir la cité avec les bannis, et renverser les nobles marbrumeux, fourbes monstres agissant dans l’ombre pour garder le pouvoir sur les gens du peuple, aveuglément dupés.
Épilogue
« Korkon, regarde ! Il a retrouvé l’amulette du vieux !
- Qu’est-ce que je t’avais dit ? Comment ça s’est passé Aigrim ?
- Bien. Mais ils commencent à douter de moi.
- Avec ce que tu viens de faire, ils ne douteront plus pendant un moment.
- C’était qu’une amulette, rien de compliqué à entrevoir.
- Quelque chose ne va pas ?
- Tu le sais bien.
- *Soupir* Un jour viendra, mon ami. Un jour viendra où on retrouvera celui qui a fait ça. Un jour viendra où on rossera le cul de ces foutus nobles perchés sur leurs remparts et leur belle esplanade, à l’abri des dangers du monde. Mais nous Aigrim, on n’est pas un danger comme les autres. Un jour viendra où on percera leurs défenses.
Un jour viendra où on aura notre vengeance. »