Courtoisie au sein du port [Yann Pêcheur]

Les bras croisés, rêveur, le Capitaine était allongé sur le dos, enfoui sous ses draps dorés, source de chaleur adorable et réconfort impératif contre le froid mordant. Le braséro était, malgré sa vive chaleur et son effort à chauffer la cabine, inutile face à cet envahisseur puissant extérieur. Le Capitaine souffla et vint attendre long, patientant aussi longtemps qu’il l'eût pu le soleil, fléau plus ou moins certains du froid. Le soleil se leva tôt et le navire ne bougeait presque pas, aucun chavirement, un plat effrayant. Le vent était plat, parti, mort ou même capturé par les monstres extérieurs, privant ainsi pour une journée entière, la mobilité essentielle qu’un navire a besoin afin de dérober aux bans de poissons gras, une partie de leur famille afin de les redistribuer aux marchés grouillants, sources de vivres populaires.

Le Capitaine souffla longuement avant de finalement se lever, affrontant ainsi le froid. Il s’habilla chaudement, venant enfiler ainsi, sa tenue de capitaine chaude, tout aussi élégante et bien taillée que la tenue de capitaine habituelle. Il alla à sa coiffeuse rafistolée, se refaisant une beauté certaine, lissant sa moustache et en délaissant ses cheveux propres de la veille, risquant ainsi d’attraper une abomination. Il se tapota les joues, essayant de se convaincre et alla à l’encontre de l’esprit humain, dehors, proie aux conditions hostiles de l’hiver. Il monta sur le château arrière du bâtiment, venant poser ses deux mains gantées sur le gouvernail, hocha simplement pour lui même avant d’aviser les contours de sa propriété administrative, se contentant d’opiner pour lui même, terrifiant aux passages les pauvres crustacés qui voyaient en cette sainte coque, un refuge éternel. Son vieux navire de pêche moyen était une arche protectrice à cette vie intrusive marine. Il semblait avoir ainsi vécu beaucoup de tempêtes et une utilisation presque continue.

Il avisa au quai voisin un navire de la Compagnie, venant apporter un sourire, fier et appréciateur de son organisation. Son regard instinctivement vint se tourner vers l’autre quai où il vint aviser un navire inconnu, méconnu de ses vieux yeux. Son regard fut dirigé naturellement vers un bruit celui-ci connu du vieux capitaine, c’était la planche qui venait d’être posée. Il s’avança lentement et avisa le pont où il vit, son Second, Hermet “Poigne du Capitaine”, posté sur le pont principal avec droiture, de face, souriant, ses mains disposées dans son dos. Il ajouta avec politesse :

- ”C’est une belle et fraîche journée, au vent plat et aux ambitions retenues, Capitaine. Je me suis permis de descendre ainsi la planche et de vous préparer une infusion qui ne tardera pas. J’ai également averti le Maître d’équipage, Henri, de ne point réveiller les marins et de les laisser se restaurer au chaud dans la cale inférieure afin qu’ils ne prennent pas mal.”

- ”Vous avez bien fait Hermet, apportez donc cela sur le pont principal.”

- ”Bien Capitaine.”

Le Second s’exécuta et alla préparer le pont, apportant ainsi une petite table, dont un des pieds avait été légèrement brisé, couronné d’une nappe blanche, tâchée sur un des flancs par une graisse marine, deux chaises confortables, étant visiblement propres à chacun, ainsi que deux serviettes brodées, deux cuillères argentées, utilisées et pour terminer les deux petites tasses, bourgeoisement décorées contenant les infusions chaudes, accompagnées d’un petit pain, assez mou, de la veille.

Le Capitaine vint s’installer confortablement, en face de son Second, venant ainsi débuter sa journée, cherchant un air pur, revigorant et une chaleur consolante. Il retira délicatement ses gants, et vint saisir sa chaude tasse d’une de ses mains, exposée, apporter l’eau modifiée, chaude à son organisme afin qu’elle puisse, de toute sa consistance, réchauffer l’épave glacée qu’était le capitaine. Il reposa délicatement la tasse, conforté, venant ajouter à son Second qui était en train de découper délicatement, avec son couteau au manche gravé et brisé, le petit pain :

- ”Un navire mouille à nos côtés, je ne connais ni la coque, ni les voiles. Nous ne nous présenterons pas à eux, je ne souhaite pas sortir de ce confort matinal Hermet. Non pas par impolitesse, mais par respect. Si ce bâtiment est un bâtiment correct, ils connaîtront l’âge du nôtre et eux, viendront à nous.”

- ”Naturellement Capitaine.”

Il reprit sa tasse, venant prendre une nouvelle gorgée, hochant pour lui même, le sourire aux lèvres :

- ”Vous êtes un fin gourmet Hermet, je vous félicite.”

- ”Vous m'honorez Capitaine. Ce n’est qu’un geste simple, une mesure prise et un accord prévu, rien n’est savant.”

- ”Si vous le dîtes Hermet.”

Une belle matinée était annoncée, mais peut-être qu’elle allait être tout autre, soumise aux imprévus cachés.

La Déception avait jeté l'ancre dans la Hanse de Marbrume au plus sombre de la nuit, discrète et sage, sans faire de vague.

Yann avait, comme à son habitude, pris soin de faire ranger la planche amovible sur laquelle il avait fait peindre le nom de son navire. En dessous était calligraphié "Le Bleu Cormoran" et pour appuyer ces dires, une petite bannière turquoise coiffait le haut de l'unique mât du navire.

Le capitaine avait passé la nuit à faire décharger sa cargaison sans aucun bruit. Profitant de ce que le froid glacial et la nuit sans lune avaient découragés même les plus courageux des insomniaques, se faufilant entre deux passages de la garde nocturne.
Son navire n'était plus chargé que de quelques denrées dûment payées aux paysans des villages côtiers. Cette marchandise, quoique chiche, lui permettait de couvrir le marché noir auquel il se livrait allègrement.

Et à présent que le fastidieux débarquement était enfin terminé, le soleil se levait et avec lui les premiers signes de vie dans le port de la cité.
Yann pesta intérieur contre ce maudit soleil qui, jours après jours, s'entêtait à entamer une nouvelle révolution céleste. Puis, il adressa un signe de tête satisfait à Ours. Le second n'attendais que ce signe pour ordonner aux hommes un peu de repos avant que le soleil ne soit réellement levé. Ensuite, ils auraient quartier libre.

Le second rejoignit la tente de toile cirée qui leur servait de cabine à Yann et lui. Il savait qu'il était inutile d'attendre son capitaine, celui-ci refusait de dormir lorsqu'il voyait le soleil, d'abord qu'il était à terre. En mer, chacun dormait quand il le pouvait, soumis aux caprices des éléments et du navire.

Yann, rassuré du sort de l'ensemble de sa compagnie attrapa la veste de quart en laine feutrée qu'il avait déposé plus tôt et la jeta sur ses épaules en prenant une grande bouffée d'air marin. Déjà les effluves de la ville à peine réveillée s'y mêlaient.
Alors, d'un bon pas, Yann s'engagea dans une ruelle et entreprit son habituelle tournée des "comptoirs commerciaux" auxquels il avait l'habitude de livrer sa marchandise. Pour chacun, il était convenu d'un signe que le capitaine laissait pour prévenir de sa présence et de son passage prochain.

Une fois cette première corvée terminée, il s'en revint vers le port et rejoignit la capitainerie pour y verser le pot-de-vin qui lui permettait d'entrer en toute discrétion dans la ville. Ce pot de vin s'élevait tout bonnement à une part entière de butin. Yann, en tant que capitaine, avait le droit d'en recevoir deux.

Lorsque le capitaine rejoignit La Déception, le soleil était franchement levé et les premiers clients arrivaient pour la criée. Yann rejoignit sa cabine et secoua Ours d'une bourrade dans l'épaule.

"-Réveil l'équipage, il est temps. Je te laisse t'assurer de la sécurité du navire."

Ours ouvrit un oeil ensommeillé et poussa un grognement digne de son nom avant de poser lourdement ses pieds sur le pont.

"-Yann, la nuit prochaine, je la passe dans un vrai lit! Sans humidité et sans vêtements. Sans vermine, si les trois le veulent bien et avec les bras d'une femme autour du cou!!

Le visage du capitaine s'étira d'un sourire amusé. Il posa sa veste de quart pour enfiler celle, plus seyante, du capitaine civile dont il tenait le rôle à Marbrume. En sortant, il gratifia son second d'une claque amicale sur l'épaule. Il n'était nullement offusqué des familiarités que se permettait se dernier. Une sincère amitié se tissait entre les deux hommes, l'un trouvant dans la voix de l'autre l'expression de la sienne, et le second trouvant dans le silence de son capitaine, de la place pour ses diatribes tantôt joyeuses, tantôt furieuses.

Lorsque Yann rejoignit le quai pour la deuxième fois de la matinée, il entendit le beuglement d'Ours qui réveillait les hommes et organisait les tours de gardes. C'était une chose à laquelle Yann tenait par-dessus tout. Il avait lui-même volé ce navire, ici, dans ce port. Il était hors de question d'être à son tour victime d'un ambitieux. Mais Ours veillait au grain, tout était pour le mieux.

Rassuré donc sur le sort de sa précieuse Déception, Yann se prépara à affronter le seconde partie de sa matinée qui consistait à jouer son rôle de capitaine marchand. Non riche, non même aisé. Mais suffisamment argenté pour les nourrir, son équipage et lui.
Il avait donc pris l'habitude d'aller faire une visite courtoise aux capitaines qui mouillaient à ses côtés. Et aujourd'hui, l'heureuse élue était La Belle Regina. Un navire plus que respectable qui avait cela de remarquable qu'il possédait un double pont, et donc une cale.

Depuis le quai, Yann héla l'homme qui gardait la passerelle.

"-Holà l'ami! Veux-tu prévenir ton capitaine que Pierre Le Saunier, capitaine du Bleu Cormoran souhaiterais monter à bord pour lui présenter ses respects?"

Le Capitaine Archibald était en train de couper délicatement son morceau de pain afin de le tremper dans son infusion quand, tout à coup, celui-ci lui glissa de la main et vint tomber sur la table apportée, froide. Il soupira et regarda son Second, récupérant bien évidemment le morceau en cavale :

- ”Je suis intimement convaincu que je vais être dérangé par une quelconque chose Hermet, soit par un oiseau, soit par un crustacé, soit par pire.”

- ”N’ayez crainte Capitaine, si quelqu’un monte, nous l’entendrions faire et alors, je m’en occuperai personnellement.”

- ”Si vous le dîtes Hermet.”

Il trempa alors son morceau de pain dans son infusion, une étrange manière de faire avant de venir regarder vers la planche, interpellé par une voix étrange, perturbatrice :

"-Holà l'ami! Veux-tu prévenir ton capitaine que Pierre Le Saunier, capitaine du Bleu Cormoran souhaiterais monter à bord pour lui présenter ses respects ?”

L’homme, gardien de la passerelle n’était autre qu’un simple homme. Alcoolisé ou étrangement alcoolisé, qui s’était posé là pour une raison inconnue du commun des mortels, lorsqu’il se fit interrompre, sûrement dans un moment de médiation intellectuelle poussée, il leva la voix, comme un veau pas content :

- ”Hips… J’sais pôs qui qu’c’est qu’lô l’t’pôrles là Hips... J’pôsse juste pôr m’rôpôser, pôs m’côpitai, tô’ pôs d’rônger m’prit à m’cerveau.. Hips !”

Il se détourna, marchant aléatoirement, si l’on peut nommer cela comme une marche conventionnelle, laissant ainsi la passerelle désormais vide.

Le Capitaine Archibald souffla du nez et fit un simple signe de tête à son Second qui se leva courtoisement avant de venir se présenter en haut de la passerelle, venant joindre ses mains derrière lui, avisant la personne à la belle tenue, c’était une personne de goût visiblement.

Hermet, “Poigne du Capitaine” semble incarner le parfait Second d’un capitaine. Bien habillé, droit, propre, habitué aux distinctions et situations, il savait comment agir et ici, devait être le parfait hôte et intermédiaire entre ce capitaine inconnu et son supérieur et ami.
Il laissa un moment de silence venant lisser sa moustache soignée prestement avant d’ajouter, repositionnant ses mains dans son dos :

- ”Je vous souhaite un agréable bonjour Capitaine Pierre le Saunier, du “Bleu Cormoran”. Je suis le Second Hermet, "Poigne du Capitaine". Je vous invite à me suivre pour présenter les respects au Capitaine. Je possède simplement un problème avec un de mes quarts, agité visiblement en cette journée plate, je reviens à vous dans quelques instants, je vous en remercie.”

Il pivota sur lui même avant de venir ranger le petit matériel, se hâtant, laissant le vieux capitaine rejoindre sa cabine et y attribuer un ordre particulier.

Après une quinzaine de minutes, le Second revint et tendit légèrement sa main courtoise, gardant l’autre dans le dos vers l’inconnu, l’invitant à monter sur le pont et à traverser la passerelle. Sourire aux lèvres, aimable, il laissa le passage, saluant la personne avec le respect qu’il lui doit et alla ouvrir la porte de la cabine principale, sacrément jolie, laissant sortir de celle-ci une chaleur assez douce, lancée par un braséro certain.

Le vieux capitaine était à son bureau, son infusion était à ses côtés ainsi qu’un petit morceau de pain, coupé, entamé. Il semblait lire une carte, la retravaillant légèrement avec un fusain brisé, s’étant mit dans un rôle dans lequel il n’était pas réellement. Il leva la tête comme intrigué vers la porte ouverte, avisant alors qui viendrait montrer le bout de son chapeau.

Le cabine était un lieu bien meublé, bourgeoisement décoré. Divers bibelots recherchés par des antiquaires étaient présents sur diverses étagères et commodes. Une commode supportait également le poids d’un coffret argenté ainsi que de multiples bouteilles, rouges et propres. Les fenêtres étaient quelque peu salies par la mer et le froid. Les rideaux entourant le sommier était d’une belle couleur, apportant un coin de paradis à l’homme qui dort en son sein. Le lit était réchauffé d’une grande couverture, décorée légèrement, et assommé par un oreiller tout à fait commun. Il y avait, à côté de la commode soumise aux alcools, un grand portrait, représentant deux hommes, étroitement liés à la première vue. L’un était plus vieux, l’autre était plus jeune, tout deux avaient une tenue de capitaine visiblement, et l’un semblait être l’homme au bureau. Il y avait sur un des coins une chaise, brisée, à côté de divers papiers, déchirés, abîmés ou emportés par des crustacés. Ce n’était pas une chambre de manoir, elle représentait simplement l’intérieur d’une demeure d’un bon bourgeois, cela condensé dans une seule pièce, économie d’une vie.



[Nota bene : L'abus d'alcool est dangereux pour la santé]

Lorsque Yann comprit qu'en fait d'un vaillant matelot gardant une passerelle il s'agissait ici d'une vaillante passerelle supportant un poivrot, il se sentit confus.

Ce fut un marin fort bien mis qui, depuis le pont, sortis de l'embarras le capitaine de La Déception en l'invitant à patienter quelques instants, ses devoirs de second l'appelant à une tâche qui ne pouvait apparemment pas attendre. Yann ne s'en formalisa pas et attendit patiemment, le chapeau à la main, le retour de l'homme qui s'était fait connaître comme Second du navire.

Enfin, Hermet "poigne du capitaine" invita Yann à prendre pied sur le pont du petit bâtiment avant de le conduire à la cabine du capitaine.

Les manières du Second étaient , ne pus s'empêcher de remarquer le capitaine, emprunt de manières bourgeoise que Yann n'avait guère l'habitude de côtoyer. Cela étant, ces manières ne pouvaient cacher le hâle de sa peau et ses mains calleuses et c'est à ce détail, ce rappel que tous les gens de mer, gradés ou non, vivaient tous à la merci d'Anür, que Yann se raccrocha pour garder contenance à l'entrée de la cabine du capitaine de La Belle Regina

Hermet ouvrit devant lui la porte de bon bois vernis, Yann en passa le seuil, son modeste chapeau de feutre à la main.

Ce qui frappait d'abord lorsqu'on entrait dans la pièce, c'était le personnage qui y siégeait, imposant et pourtant ramassé, dégageant un aura d'assurance et d'expérience certaine. Le tout alors qu'il était dans la posture presque trop parfaite d'un capitaine établissant sa prochaine route.
Mais une fois la première impression de noblesse passée, on prenait conscience de l'ensemble, certes riche, mais néanmoins hétéroclite de la pièce.
Cet amas d'objets et de meubles donnait un fond grotesque au portait tout en superbe du capitaine.

Yann pris le partis de ne pas s'y attacher et de s'avancer vers le capitaine, main tendue.

"-Monsieur, Pierre Le Saunier, capitaine du Bleu Cormoran qui mouille à vos côtés. Je venais vous présenter mes respects."

HRP: