Silencieuse médiocrité [PV Merrick]

Tender Remains ♫♪
L'hiver était là avec la certitude du froid qui vous mordait chaque bout de peau exposée. Il était là avec tout ce qu'il supposait de souvenirs ; personne n'avait oublié la Fange invitée dans leur ville, braillant sous leurs fenêtres, grognant sur leur pavé. Certains plus que d'autres encore. Elle y repense en remontant la rue de son échoppe avant d'obliquer à gauche ; elle ferait un détour, comme à chaque fois. Emmitouflée dans la maigre cape de laine grossière, elle a les bras croisés contre elle pour durcir ses défenses déjà risibles. Machinalement elle glisse le bout des doigts contre le relief invisible sous l'étoffe usée, dans une caresse sensible, comme pour vérifier sa présence : la cicatrice était toujours là, à son grand dam. Et alors qu'elle soupire à l'intérieur en serrant les mâchoires, elle poursuit avec un pas leste le détour auquel elle s'est contrainte, évitant comme la peste celle qu'elle nomme la rue de la Fange.

Elle se rend chez un ami de sa mère avec qui elle faisait affaire depuis des années déjà. Elle y récupère deux ballots de différentes herbes pour fournir un peu plus amplement sa boutique et honorer les quelques commandes qu'on lui avait passées. Ils ne discutent pas beaucoup, à peine la politesse en surface, la gêne en dessous et la compassion de ceux qui triment pour pas grand chose tout autour. Et elle reprend sa route sans trop tarder, pour être là si d'aventure un client devait arriver. Car les remèdes ne se vendraient pas tous seuls, et les cartes étaient peu bavardes sans son intermédiaire.

Et la journée passa comme ça, au rythme lent des visiteurs, car il y en avait malgré tout. Quand il n'y en avait pas, elle s'affairait derrière le haut comptoir de bois, pilonnant des herbes fraîches dans un petit mortier de pierre, nettoyant et accrochant des bouquets au dessus de l'âtre pour les faire sécher. Puis la porte s'ouvrait sur un inconnu qui voulait des réponses à ses questions intérieures, alors elle faisait ce qu'elle savait faire et laissait les cartes guider l'indolent. Ce dernier quidam confondait, comme beaucoup d'autres, guidance et voyance et avait vu trop vite l'injonction dans le conseil sibyllin et flou, mais elle supposait avec les années que ces gens-là avaient peut-être juste besoin qu'on choisisse pour eux. Alors elle ne le détrompa pas, elle se contenta de faire ce qu'elle savait faire, honnêtement, jusqu'au prochain badaud qui viendrait lui demander comment s'y prendre avec sa bonne femme. La porte se referma derrière lui, emportant dans son sillage un peu de la chaleur tiède de la bicoque étroite.

Une journée ordinaire et morne finalement, qui ne rimait plus forcément à grand chose quand elle prenait le temps d'y penser. Médiocre. Que souhaitait-elle de plus ? Elle soupire, parce qu'elle ne le sait pas vraiment. Avisant le jour gentiment décroissant au dehors, à travers la petite vitrine, elle s'enroula dans sa cape et sortit prendre l'air. Elle s'assit sur la plus basse des trois marches qui montaient à la boutique, accoudée en arrière sur la plus haute d'entre elles, regardant distraitement les gens passer. Elle salue ça et là quelques visages connus de commerçants voisins, de loin, d'un signe de tête qui n'y touche pas vraiment. Il flotte des relents de souvenirs endeuillés un peu partout dans le quartier à cette période de l'année, et elle se perd quelques minutes, là, et lasse, dans des réminiscences incomplètes qui tendent déjà à s'effacer un peu plus. L'enseigne de bois de l'humble commerce, dont la peinture écaillée représentait, un temps jadis, une feuille de sauge, se balance nonchalamment dans la brise naissante du soir à venir. A l'ombre de ses souvenirs mortifères elle fait mine de profiter du jour décroissant et de l'air frais, un sourire fade sur le visage qui pointe de temps en temps vers le ciel trop haut.

Dernière édition par Merrick Lorren le Ven 8 Mar 2019 - 3:45, édité 1 fois

Chose peu commune s'il en était; Merrick Lorren était déjà au commencement de l'ivresse. N'ayez crainte; la rareté de la chose n'était aucunement dans le fait que le milicien soit imbibé par quelques spiritueux. Après tout, cela était particulièrement courant pour lui, et guère inusité pour ceux le connaissant. Non, la réelle surprise était plutôt l'heure à laquelle les effets néfastes de l'alcool se faisaient ressentir sur son esprit et son corps. En effet, la journée n'était même pas encore arrivée à son terme, le soir n'avait pas encore terminé sa conquête sur son adversaire de toujours. Ainsi, le soleil s'accrochait encore à la vie, peinturant la voute céleste d'une couleur rougeâtre, tel le sang d'un condamner sur le billot. Et tel un martyr, l'astre solaire continuait sa lente et inéluctable descente.

Marchant vaille que vaille dans les ruelles de la Hanse, Lorren laissait ses yeux hagards vagabonder ici et là, sans jamais se départir de son éternel sourire en coin. Bien qu'aucun public ne soit là pour l'apprécier à sa juste valeur, le milicien se faisait un point d'honneur de le laisser dresser, de lui permettre de trôner sur son faciès. Après tout, ne sait-on jamais quand l'occasion d'épater la galerie ou de faire battre un cœur plus rapidement arriverait. Bref, le jeune homme se mouvait dans un quartier dont il n'avait guère l'habitude pour une seule et bonne raison; trouver une nouvelle auberge. Peut-être était-ce parce que le vieux tenancier Rupert n'était guère ragoutant. Cela pouvait aussi être à cause que la bière était probablement coupée à l'eau. Ou bien, la réelle volonté de changement pouvait aussi s'articuler autour de la volonté de trouver un nouveau public, de chercher de nouvelles ''donzelles''. Qu'importe les tenants et aboutissants qui se cachaient derrière cette décision qu'il avait prise. L'important était qu'il cherchait sans trouver, et ce, depuis un bon moment déjà.

De plus en plus impatient, son sourire fanait. De plus en plus frustrée, sa marche s'accélérait et sa démarche perdait en précision. Doutant toujours plus de finalement trouver le lieu idéal pour épancher sa soif, son regard virevoltait beaucoup plus vite sur toutes les devantures de bâtisse qu'il croisait. Jusqu'à ce qu'il la vit enfin, cette enseigne qui ne devait signifier qu'une seule et unique chose; taverne ou auberge.

Heureux d'avoir trouvé, Merrick reprit contenance, réajustant sa chevelure d'un passage de la main. Rehaussant son sourire à la hauteur idéal, le fier milicien crut son pèlerinage terminé. Il était temps de franchir les portes du paradis, de se perdre et de se complaire dans le venin qui lui brûlait l'esprit et lui ferait oublier son passé...

-''Bonjour, mademoiselle.'' Dit-il poliment, détaillant la femme qui se trouvait dans l'escalier devant la petite ''auberge''. La ''créature'' en question n'était pas horrible à regarder. Tout à fait présentable, le reste de la clientèle devait être à sa mesure ! Bon signe et heureux détail pour lui...

Bien qu'il ait salué celle-ci, Lorren ne s’était pas arrêté, gravissant les marches et allant jusqu'à ouvrir la porte. ''Bonsoir à tous !'' Éructa-t-il fermement en ouvrant en grand le battant qui, le croyait-il, allait s'ouvrir sur le paradis. Or, il déchanta très vite. Premièrement, ''l'auberge'', était vide. Deuxièmement, ''l'auberge'' n'en était point une. Les plantes ici et là ne pouvaient guère mentir; la petite bâtisse était plutôt une échoppe d'herboriste. Ce qui voulait dire que...

Se retournant il avisa la femme qu'il avait salué, laissant la porte se refermer d'elle-même. Rapidement, mais guère subtilement, il déposa à nouveau son regard sur l'enseigne. Écaillé et vieilli par le temps, c'était pourtant évident à cette distance. Le pictogramme n'était point une chope, mais bien une plante...''Enchanté, je me présente; Merrick Lorren, pour vous servir !'' Dit-il en essayant de reprendre contenance, offrant son sourire qu'il croyait et caractérisait comme ''irrésistible''. Après tout, le paraître était on ne peut plus important pour l'ivrogne. Impossible qu'il avoue s'être trompé d'endroit ! Pourtant, possiblement que l'inconnue l'avait deviné...

-''Je venais chez l'herboriste pour...'' Dit-il en réfléchissant rapidement. ''Pour... trouver... une plante pour mieux dormir !'' Termina-t-il fièrement, heureux d'avoir trouvé une raison à sa fausse présence, déposant ses mains sur ses hanches. ''Pourriez-vous me dire où je pourrais trouver le commerçant, jeune demoiselle ?'' Ainsi, prétendant aller quérir le marchand, Merrick Lorren pourrait s'éclipser sans avoir l'air trop niais. Malin le bougre...

...Ou plutôt crétin. Car il n'avait aucunement pensé que la femme en question était la propriétaire de la boutique.

Human Frailty ♫♪

Alors que l'étranger la dépasse en la saluant, elle redresse la tête sans quitter le confort relatif des humbles marches. Mademoiselle ? Elle n'avait pas vu tout de suite l'homme approcher, perdue dans la contemplation du ciel courroucé de rubicond. Elle haussa légèrement les épaules, la flegme érigée en moue au bout des lèvres. Avant qu'elle n'ait le temps de rendre la politesse de la salutation à son interlocuteur qui n'en était pas vraiment un à ce moment là, elle l'entendit saluer le "monde" de son échoppe. Comprenant rapidement qu'elle n'avait pas à faire à la plus fraîche fleur de Marbrume en ce soir naissant, elle fronça les sourcils de circonspection amusée, en reprenant ses aises patiemment, sans volonté de l'interpeller particulièrement. Il n'était assurément pas rendu où il l'espérait. Bah ; elle se pinça les lèvres dans un bref sourire de renoncement tranquille.

Elle fut prête à se contenter de l'amusement gentil que cela lui procura sur l'instant, sans lui en tenir rigueur le moins du monde. Après tout, cela la sortait un peu de sa routine ordinaire, et ce n'était pas si malvenu pour l'instant. Pourtant le bonhomme ne sembla pas vouloir en rester là, et poursuivit l'escalade de jolies balivernes avec une verve respectable, en esquissant un sourire curieux. Sans trop réfléchir, elle prit sa suite pour participer à cette fable qu'il voulait lui conter.

"Enchantée monsieur Lorren." conclut-t-elle à la présentation, papillonnant grossièrement des yeux. Des plantes pour dormir, hein ? Bien sûr mon bon monsieur ! Cela l'amusa. Pourquoi insistait-il ? Curieusement intriguée, elle voulut comprendre un peu mieux les pièces de ce drôle de puzzle. "Ah ?" déclama-t-elle avec intérêt à sa requête, lui agrandissant ses grands yeux azurs avec l'air le plus nigaud qu'elle connaissait. Quand il poussa la chanson un peu plus loin encore, elle se releva sans hâte, prête à -bientôt- mettre un terme au quiproquo. "Oh mais bien sûr, 'tendez, v'nez vous mettre au chaud, j'vais aller vous l'chercher c'paresseux." asséna-t-elle avec assurance. Elle l'invita d'un signe de main à prendre sa suite pour entrer dans l'échoppe profiter de la chaleur promise. Elle ne refréna pas un petit rire discret en secouant doucement la tête alors qu'elle grimpait les marches sur lesquelles elle paraissait un temps plus tôt. Elle poussa la porte familière, retrouvant la boutique comme elle l'avait laissée ; vide, un faible foyer crépitant dans l'âtre qui se trouvait sur la droite. A gauche, derrière les quelques étals de plantes, de pommades et de décoctions diverses se trouvait l'épais comptoir en bois, poli d'usure, vers lequel elle se dirigea en se délestant de sa cape au passage. Elle en fit le tour, un sourire charmeur et marchand au coin des lèvres prunes. Derrière elle on pouvait voir un escalier, et dans le coin opposé au comptoir une petite table et quelques tabourets, sur laquelle reposait la cape récemment ôtée. La pièce n'était pas large, à peine dix pieds, onze tout au plus, et il y régnait une odeur l'odeur mélangées d'une multitude d'herbes fraîchement cueillies.

Elle s'accouda avec élégance à la haute desserte, une main en béquille sous la joue, contre sa mâchoire, l'autre repliée vers elle pendant à moitié dans le vide. Elle ancra ses abîmes marines dans le glacier du regard de son interlocuteur, haussant exagérément les sourcils avec une connivence assumée, et de mise. "Bien le bonjour mon brave ! Enchantée, je me présente : Cybèle, herboriste et cartomancienne de son état, pour vous servir." Elle fit attention de choisir ses mots avec soin, s'amusant à répéter la même formule que le dénommé Merrick, un temps plus tôt. Elle prit le temps de le dévisager un peu plus amplement, un amusement aussi las que poli dans les yeux. Enfin, jetant un coup d’œil à gauche, puis à droite, comme pour s'assurer que personnage n'écoutait, elle se pencha un peu plus vers lui, l'air grave et arquant dangereusement un sourcil, sa main libre en bouclier pour protéger la confidence murmurée : "J'ai comme l'impression que vous ne cherchiez pas vraiment des herbes pour dormir, si ?" Ses serres azurées ne le lâchaient pas ; elle était curieuse de connaître la suite.

Merrick Lorren ne put s'empêcher de penser qu'elle était une drôle de demoiselle, alors qu'elle n'avait même pas pris la peine de lui répondre, préférant hausser ses épaules en guise d'argumentaire face à ses salutations civilisées. Au final, cela n'avait guère d'importance, tandis qu'il pensait qu'elle n'était qu'un interlude, qu'un bien léger détail à l'histoire et à la légende qu'il escomptait créer dans cette auberge. Ainsi, satisfait de laisser celle-ci derrière lui, il évita soigneusement du regard cette moue qui s'érigeait en compagnie de la silencieuse médiocrité qu'était la répartie de la jeune femme. Il était temps que cette incongruité disparaisse de son esprit, il était l'heure de s'offrir à l'allégresse et aux réjouissances de l'ivresse.

Mais comme il fut dit, l'auberge n'était qu'une boutique d'herboristerie. La foule en liesse qu'il s'attendait à trouver n'était guère là, faisant ainsi de l'étrange demoiselle l'unique compagne du -plus étrange encore- milicien. Peut-être aurait-il fallu s'arrêter là, abandonner toute tentative d'explication et s'en aller avec sa fierté malmenée ? Or, Lorren n'était pas fait ainsi. Il préféra dès lors se présenter et tenter d'expliquer l'inexplicable. Savante réussite ou profond échec ? Sans être capable de l'affirmer, Merrick fut au moins heureux de troquer ce léger malaise qui habitait son esprit contre les premières paroles de la jeune femme. Évidemment qu'elle était heureuse de le rencontrer. Pour autant, n'aurait-il pas le droit à un nom, lui aussi ? Ah, qu'importe ! Mieux valait qu'il continue son caquetage pour ne pas s'astreindre à devoir l'écouter. Le temps filait, et Merrick voulait le suivre incessamment sous peu dans sa fuite.

C'est ainsi qu'en se croyant malin alors qu'il n'était qu'idiot, que le jeune homme demanda où était l'herboriste à même de lui vendre la décoction de sommeil qu'il prétendait vouloir. Or, tout ne se passa guère comme prévu, tandis que son interlocutrice l'invita à venir se réchauffer pour attendre le propriétaire, lui offrant ces paroles dans un argot hachant la moitié des mots. Indécis, Lorren fut sur le point de décliner, alors qu'il savait son mensonge bancal et sur le point d'être compromis. Mais appâté par le rire qu'il entendit et le signe de la main qui fut fait en sa direction, il ne put se résoudre à ne pas la suivre. L'indécision troqua donc sa place à la curiosité; pourquoi ce doux rire s’était-il échappé de ces lèvres ?

Finissant par la suivre, il fut soulagé de bel et bien trouver une chaleur à même de réchauffer ses doigts gourds et transit. Frottant ses mains l'une à l'autre, il la regarda fixement se mouvoir et enlever sa cape. Après tout, n'étant point réellement intéressé par une mixture quelconque, Merrick n'avait aucun intérêt à jeter le moindre coup d'œil aux différents concoctions et éléments à même d'en faire. Et puis, son sujet de prédilection avait toujours été la gente féminine.

Mais il ne put s'empêcher d'être surpris, lorsqu'après avoir enlevé son manteau, son homologue se glissa derrière le comptoir, au revers de la place qu'aurait dû occuper le marchand. Car dans la vision étriquée de l'ivrogne, le métier d'herboriste devait être à la charge d'un vieillard taciturne plutôt que d'une jeune femme semblant quelque peu...mélancolique ? N'y eut-il plus le moindre doute, lorsqu'enfin l'inconnue se présenta, devenant Cybèle au lieu de n'être que la ''drôle de demoiselle'', se transformant du même coup en herboriste, en cartomancienne et en propriétaire de l'établissement.

Bien que la surprise fut de taille, Merrick Lorren ne se départit pas le moins du monde de son sourire. Ce dernier ne resta pas ancré sur ses traits, tel un masque, pour cacher son erreur, mais simplement, car la répartie de Cybèle avait eu le mérite de le lui laisser. Sa façon de s'exprimer, identique à la sienne quelques instants plus tôt et sa façon amusée de le regarder, n'avait aucune chance de recevoir un visage morne comme réponse. Lorsqu'elle se pencha vers lui, dévoilant qu'elle ne croyait guère le pourquoi de sa venue, il ne put s'empêcher de rire et de hausser les épaules, contrit. Ainsi, l'ivrogne était démasqué. Pour autant, il ne le regrettait pas particulièrement, goûtant plutôt avec délice à ce retournement de situation. La fuite vers l'auberge pouvait attendre. Une distraction dans laquelle se complaire venait de voir le jour.

Jouant au même jeu, le jeune homme reproduit à l'identique la gestuelle de l'herboriste. Elle voulait mimer ses dires ? Alors, il mimerait ses actions. S'appuyant sur le comptoir, laissant sa tête s'échouer dans sa paume, il se rapprocha de celle qui venait de lui livrer son nom. ''Je dois l'admettre que vous m'avez percé à jour...'' Commença-t-il, regardant à droite, puis à gauche avant de retrouver le contact de son bleu regard. Puis, murmurant tout bas, tel un homme partageant une confidence : ''...En fait je suis à la recherche de l'amour de ma vie.''

Satisfait de sa tirade, qui ne voulait probablement rien dire aux yeux de Cybèle, il s'éloigna, souriant à la mesure de ses paroles et perdant une main dans sa chevelure. À dire vrai, il ne mentait guère, tandis que l'alcool et les spiritueux pouvaient parfaitement endosser ce rôle ''d'amoureuse'' de son existence d'ivrogne. Tournant le dos à la propriétaire, Merrick laissa un doigt se perdre sur une étagère en marchant à pas lent. '' Seriez-vous doté d'une quelconque science pour avoir percé mon mensonge ?'' Puis, se retournant et s'étant arrêté, il dressa son doigt en l'air, comme si l'idée venait de jaillir dans son esprit. C'est en plongeant à nouveau ses yeux dans ceux de Cybèle qu'il avait reprit : ''...Ou bien, serait-ce un don ?'' Termina-t-il en penchant la tête sur la gauche.

Laissant le silence ou une réponse s'égrainer, le milicien poursuivit dans un sourire : '' Maintenant que je vous sais cartomancienne, je pense avoir besoin de vos services...'' Se rapprochant à nouveau, déposant ses deux mains sur le comptoir, mais restant droit il poursuivit : '' Pourriez-vous me dire où je me situe ?''

Est-ce que Merrick Lorren avait fait exprès de confondre cartographie et cartomancie ? Difficile à dire, avec cet éternel sourire qui ne disparaissait jamais... Pour autant, il était peut-être l'heure pour Cybèle de faire parler sa ''science'' ou son ''don'' ? Car après tout, est-ce que le jeune homme voulait savoir où il se trouvait dans le quartier, ou bien dans son existence ?

Road To Lisdoonvarna ♫♪

Elle ne broncha pas qu'il réplique à la copie par la copie, car c'était de bonne guerre. Elle l'écouta patiemment sans enlever le défi de son regard. ''...En fait je suis à la recherche de l'amour de ma vie.'' A l'apparent banal de la déclaration, elle lui jeta un regard par en-dessous, ses paupières agrandies par les sourcils relevés, et fit étal du cynisme qu'on lui connaissait habituellement : "Oh ? C'est ambitieux par les temps qui courent."

A cause de la dualité de leur conversation, elle ne parvenait pas tout à fait à savoir dans quelle mesure il était sérieux. La couche de médiocrité dont il se nimbait lui semblait trop épaisse pour ne se résumer qu'à ça. Et Cybèle connaissait les gens, à force de soigner les maux du corps et ceux de l'âme, elle en concevait la plupart du temps les rouages en surface avec lucidité. Et elle ne jugeait jamais les motifs qui les menaient jusqu'à elle. Ainsi elle était curieuse de savoir lesquels avait mis son interlocuteur sur sa route ; car elle faisait partie de ces gens convaincus - sinon couards et crédules - qui préféraient voir le destin éclairé en lieu et place du hasard.

Ainsi donc, elle s'interroge, et elle fait ce qu'elle fait toujours quand elle rencontre quelqu'un : elle observe. Elle le fait par habitude, inconsciente de dresser un portrait tissé de conjectures habiles, inconsciente que cet exercice là influence peut-être ce qu'elle lit dans les cartes. Toujours est-il qu'elle l'esquisse de questionnements, ce Merrick Lorren : Il n'est pas très âgé, quoique d'âge déjà mûr. Bien charpenté, un artisan ? Les mains n'avaient pas l'air si caleuses quand elle les avait aperçu sur le comptoir. Un combattant ? Il n'a pas l'air d'un nobliau quoiqu'il semble très sûr de lui. Les étoffes n'ont pas l'air de si bonnes qualités. Il semble fier aussi ; il va au bout des apparences comme en témoigne son manège pour noyer le poisson de sa méprise sur l'échoppe. Oui les apparences comptent, la barbe est taillée, la prose charmante, le sourire facile. Était-il saoul ? Ceci pouvait expliquer son bagou assumé. Il était en tout cas assez à l'aise pour déambuler en pleine après-midi dans la ville. Était-ce commun alors ? mais surtout, pourquoi ?

Elle capte ces petits bouts de puzzle qu'elle assemble sans même s'en rendre compte, et sans vouloir s'en servir. Consciemment, ce n'était que monsieur Lorren qui parcourait une étagère du bout du doigt, échangeant avec légèreté sur une méprise sans conséquence. ''Seriez-vous doté d'une quelconque science pour avoir percé mon mensonge ? ...Ou bien, serait-ce un don ?'' Elle eut une petite moue mystérieuse en haussant les épaules. Puis il poursuivit, de nouveau accoudé face à elle qui, pour sa part, n'avait pas bougé d'une oreille. "Maintenant que je vous sais cartomancienne, je pense avoir besoin de vos services... Pourriez-vous me dire où je me situe ?''

Elle prit un air solennel en inspirant profondément. "Oui, les cartes le pourraient, monsieur Lorren, elle sont là pour ça ; c'est même à ça qu'elles servent. Elles disent parfois où il faut aller, et comment." Elle faisait perdurer l'ambivalence toujours abritée d'un brin d'insolence cocasse, et ce, sans se départir de son sourire. Même si l'humour rythmait leur échange, Cybèle était on ne peut plus sérieuse sur les propos qu'elle tenait. Et bien vite, elle lui démontra qu'elle ne perdait pas le nord ; "Par contre, si vous voulez une guidance, il vous en coûtera cinq sous mon bon monsieur." Elle se saisit dans le même temps de son tarot qui trônait sur une petite étagère sous le comptoir et le posa entre eux, tassant les cartes peintes et abîmées aux coins par l'usage en une pile régulière. Puis elle reporta son regard étoilé sur lui : "Alors ?" A dire vrai, elle l'aurait fait contre un morceau de fromage ou une miche de pain mais il fallait se montrer professionnelle. Un sourire de défiance abscons lui fendait joliment le visage, tandis qu'elle guettait une réponse.

Ambitieux ? Merrick Lorren ne l'était pourtant que trop peu. Il était facile de comprendre la repartie de Cybèle, tandis qu'il avait menti, ou plutôt soufflé un non-dit sur ses réelles envies. Non, il n'y avait rien d'ambitieux à chercher la paresseuse ivresse de la bouteille. Pour autant, Merrick n'allait pas chercher à lever le voile sur le double sens des phrases qu'il venait de dire. Le prendrait-elle aux mots, le croyant vraiment à la recherche de la femme pour parfaire sa vie, ou se bornerait-elle à laisser couler, sachant qu'il disait tout et rien à la fois ? L'inspection en règle qu'il subit du regard fut peut-être le commencement de la réponse pour le milicien. L'herboriste n'était pas une femme à s'en faire conter aussi facilement. Bien que Cybèle cherchait à déchiffrer le vrai du faux, elle ne poussa pas l'investigation plus loin que l'analyse visuelle, n'allant pas questionner le milicien sur ses élucubrations.

Pour autant, le regard le jugeant allait plus loin que le simple questionnement de départ. Le détaillant comme si elle cherchait à percer les mystères de son être, Cybèle semblait trouver bien plus de réponses de la sorte qu'en poussant une interrogation verbale vers le principal concerné. Loin de s'en formaliser, Lorren laissa faire pendant un temps, avant de se raviser. N'avait-il pas, après tout, décidé d'acter et d'agir de la même façon que les actions de l'herboriste ?

C'est ainsi qu'à cette action silencieuse, Merrick Lorren répondit à l'identique, perdant ses yeux sur celle qui lui faisait face et qui n'avait pas bougé. Elle n'était plus jeune, sans pour autant être vieille. Drôle de dualité s'il en est, mais cet air cynique qui se dégageait de ses traits, sa façon de parler et de se mouvoir démontrait une certaine vieillesse de l'âme qui ne concordait guère avec sa physionomie qu'il jugeait aux alentours de 25 ans. Pour ça, le milicien avait l'œil, lui qui avait une acuité visuelle à toute épreuve lorsqu'il était question des femmes. Or, cet avantage dans la contemplation féminine pouvait aussi être un inconvénient. Aspiré simplement et seulement par l'attention qu'il donnait au physique, le milicien ne put jamais se pencher sur des détails infimes qui auraient pu révéler la psyché et le caractère de sa partenaire.

Assez grande et maigre, Cybèle était pourvue d'un visage plaisant, quoique blafard. Ses traits étaient fins et doux, son nez aquilin admirable, et ses lèvres venaient apporter une touche de couleur qui frappait avec force et vigueur, détonnant sur cette peau blanche. S'additionnant avec le rose de ses lèvres, ses deux yeux bleus foncés et sa crinière de jais venaient compléter le tableau, qui sans être celui du plus éminent des peintres, avait le mérite d'être réussi.

Qu'apporta cette inspection à Merrick Lorren, me demanderez-vous ? Rien de spécial. Or, en jouant au même jeu, il ne put que finir par se perdre dans le regard de la cartomancienne. Aussi rare que cela puisse paraître, cela lui fit faire un mouvement de recul. Sans trop savoir comment l'expliquer, l'ivrogne avait l'impression qu'elle était à même de voir au plus profond de lui-même... Étrange sensation, s'il en est. Ainsi se détourna-t-il, lui faisant perdre son avantage dans la morne contemplation silencieuse pour la ramener sur son terrain de prédilection, là où il savait avoir l'avantage ; le verbiage intempestif, la ''prose charmante''.

Jouant avec la question de la cartomancie, Lorren attendit une réponse, cherchant à voir comment Cybèle le percevait. Si elle relevait son erreur, il saurait qu'elle le jugeait indigne d'un quelconque savoir. Si l'herboriste continuait avec un double sens des mots, peut-être qu'elle ne le sous-estimait pas... Ah, c'est donc l'ambivalence qu'il reçut comme réponse. L'insolence amusée qui marquait les paroles de la jeune femme prouvait qu'elle ne le croyait pas aussi stupide et insipide qu'il tentait de lui faire croire. Le sourire de Merrick Lorren s'élargit, sans pour autant qu'il n'ajoute quelque chose. Qu'elle serait la prochaine manœuvre de la cartomancienne ?

Pour être surpris, il le fut; il était déjà question de payer ? Perdant un peu de son sourire, offrant une moue quelque peu morne, mais guère frustrée, il enchaîna : '' Dès lors qu'il est question d'argent, il n'y a plus de raison à profiter du double-sens des mots en guise de jeu, je présume ma bonne dame ?'' Dit-il dans un clin d'œil et avec bonhomie. Le milicien n'était pas réellement désappointé ni déçu par la tournure des choses, évidemment. Ce n'était qu'une façade pour ébranler la jeune femme. Avait-elle perçu cette mascarade ? Bien que rondement menés, ses yeux semblaient percer au travers des remparts de faux-semblants du milicien... Bref, Lorren ne faisait que jouer, comme d'habitude. ''À moins que vous ne comptiez sur vos cartes pour à nouveau laisser planer l'ambivalence...''

Merrick avait été appâté à l'intérieur de la boutique par le rire de l'herboriste. À l'identique, Lorren venait de l'être par le sourire impénétrable de la cartomancienne. Pour autant, il n'était pas homme à fléchir aussi facilement. ''Ce n'est pas le genre de ''cartes'' auquel je m'attendais...'' Mentit-il en offrant un haussement d'épaules et un visage peiné qui ne tromperait personne. Ça, même lui le savait et s'en amusait, résistant bien difficilement au retour du sourire. ''Je cherchais simplement une auberge dans les environs.'' Une vérité, sans fard ni faux-semblant. Cela devait bien valoir un sou, non ? ''...Mais vous m'intriguez, Cybèle. Et pour ça, je suis prêt à payer quatre sous pour que vous me guidiez.'' Termina-t-il en faisant le chiffre quatre avec ses doigts, un sourire matois sur les lèvres et la tête penchée sur le côté.

Le marchandage de l'offre à la hauteur d'une simple et unique pièce n'était guère si important sur le plan monétaire pour le milicien. Or, celle-ci symbolisait sa façon à lui de montrer qu'il ne perdait pas, mais plutôt concédait la victoire. Puéril ? Probablement... Qu'en dirait bien Cybèle ?

Goëtia ♫♪

''Dès lors qu'il est question d'argent, il n'y a plus de raison à profiter du double-sens des mots en guise de jeu, je présume ma bonne dame ?'' Elle ne perdit rien de son entrain volubile et mutin, allant jusqu'à surenchérir le fait initial : "Quel esprit aiguisé monsieur Lorren, vous présumez fort bien." Elle eut un rire silencieux. Elle l'écouta égrainer encore quelques demi-vérités au rythme de gentilles plaisanteries, avant que finalement l'authenticité ne semble émerger de ses mots : Une auberge ? Elle prit bonne note, quoique restant pour l'instant silencieuse sur le sujet. Cela pouvait confirmer son analyse initiale et intuitive. Au marchandage elle ne s'offusqua pas, quatre sous étant mieux que rien du tout.

"Va pour quatre sous." Elle opina du chef en guise de capitulation, et se redressa de son assise de fortune. "Venez, installez-vous." Elle se saisit de ses cartes, contourna le comptoir pour se diriger vers la petite table le jouxtant dans l'angle opposé. Elle désigna un des tabourets à son client et se saisit de la cape qu'elle avait fait s'échouer ici un temps plus tôt, la déposant sur la haute desserte de bois, pour faire place nette sur la petite table ronde de bois vieilli. Puis elle s'installa à son tour, face à lui, brassant méthodiquement le jeu. Elle avait perdu son air taquin et il ne subsistait sur ses traits tirés qu'une gravité sibylline tout à fait sérieuse. Les fenêtres de l'échoppe ne laissaient pas entrer beaucoup de lumière et à cette heure un peu tardive de la journée déjà, de rares lueurs orangées se mêlaient au ciel gris sur le déclin. L'âtre crépitait toujours doucement, projetant des ombres dansantes sur les murs trop rapprochés. L'ambiance était chaleureuse au demeurant ; et pour le quidam sensible, les formes sur les murs, la lumière tamisées, l'odeur tenace des herbes et les yeux comme des serres de la cartomancienne, ces choses-là ajoutaient au folklore étrange de l'endroit.

Elle s'éclaircit un peu la voix en déposant le jeu battu entre eux. "Bien. Alors. Plus la question est précise, plus la réponse le sera aussi." expliqua-t-elle avec pédagogie mais surtout, avec conviction. "Et il faut... raisonnablement y mettre un peu du vôtre. Restez concentré." ajouta-t-elle, présumant d'un certain scepticisme chez lui, peut-être à tord. Mais si elle savait que son art pouvait faire rire les profanes, surtout les hommes qui voyaient dans sa pratique des affaires de bonnes femmes, elle était très sérieuse. "Ainsi donc, vous voulez juste savoir où vous vous situez ? Où y-a-t-il autre chose, de plus... précis ? Dites moi ce que vous voulez savoir Merrick Lorren et je tirerai les cartes pour vous. Et nous verrons ensemble ce qu'elles ont à dire." Elle sondait son regard quand le sien était impénétrable, grappillant inconsciemment le moindre indice au passage, le moindre soubresaut provoqué par ses paroles.

Cybèle patientait tranquillement d'avoir une réponse, et parce qu'elle avait le goût du travail bien fait et à cœur le désir véritable d'aider son prochain, quel qu'il fut, sobre ou saoul, elle rassembla son énergie, se concentrant sur cet outil de travail, ce médium ; les cartes. Quand il énoncerait clairement sa question, quand il en serait sûr, elle couperait le jeu, l'étalerait sur la table et piocherait quatre cartes, laissant son instinct et sa sensibilité les choisir. Ce n'était pas le consultant qui les piochait, contrairement à ce qu'on aurait pu croire. Parce que si les cartes répondaient aux questions, elles s'exprimaient toujours par le prisme de celui qui les choisissait ; et Cybèle connaissait son spectre de référence, sa grille de lecture et d'associations, affinés avec l'expérience, mais pas celle, toujours différente, de ceux qui venaient quérir ses services.

Loin de s'en émouvoir, ou ne serait-ce que de se mouvoir, Cybèle venait de lui répondre que lorsqu'il était question de services et de paiements, les guets-apens dressés par les mots prenaient fin. Pour autant, bien que ses paroles veuillent signifier la fin des dualités et du double sens de leur propos, son air et sa façon d'agir ne changèrent en aucun point. Preuve que tout n'était pas près de changer dans leur étrange, mais plaisant échange. Comprenant cela, ou pensant l'avoir compris, Merrick Lorren se mit à marchander avant d'accepter. Cette action ne s'articulait autour d'aucune logique, si ce n'est celle de continuer à lutter pour la moindre parcelle de dialogue. Défait victorieusement, le milicien ne se fit pas prier pour allonger la monnaie. Déposant le butin durement acquis par la cartomancienne sur le comptoir, il plongea à nouveau ses yeux dans ceux de la propriétaire des lieux. Où en était-il rendu, tous les deux ?

La suivant sans rechigner, Lorren s'installa à la table où trônait précédemment fièrement la cape abandonnée de Cybèle. Prenant assise devant celle qui allait le guider, l'ivrogne déposa ses mains à l'arrière de son crâne en la regardant disposer son jeu devant lui, sans qu'elle ne le dévoile pour autant. Examinant ses agissements, Merrick remarqua la disparition de cet air espiègle qui n'avait jamais quitté les traits de la jeune femme auparavant. Preuve du sérieux de la chose, de sa conception de sa science ou de son don. Quant à lui, le milicien ne savait guère où se positionner face à la cartomancie. Ne rechignant pas forcément à y croire, il n'était pas non plus un dévot zélé de la pratique. Il fallait cependant le reconnaître, que le climat et le sérieux de son homologue avaient quelque chose à même de lui donner envie de croire en les cartes... Mais Merrick Lorren n'oubliait point pourquoi il était assis à cette table. Il ne l'était moins pour son destin que pour la liseuse elle-même, pour l'amusement qu'il avait à palabrer et déblatérer.

Renversant la tête vers l'arrière et fermant les yeux, Merrick Lorren se permit tout d'abord un manque de sérieux évident. Après tout, elle n'avait pas commencé, non ? : '' Que cherche donc à savoir, Merrick Lorren...?'' Ouvrant un œil et offrant un sourire en coin à Cybèle il la questionna : ''Qu'en pensez-vous ?''

Enfin, laissant le temps s'égrener, dans cet établissement qui ne semblait pas en manquer tellement tout était calme et serein, ou bien attendant la répartie de la jeune femme, Lorren finit par se redresser convenablement, déposant les mains sur la table et en échouant son regard sur les cartes. Le milicien pouvait peut-être être hésitant avec la cartomancie, mais il ne manquerait pas volontairement de respect en la pratique. Encore moins devant une fervente pratiquante de cet art. '' J'aimerai savoir...'' Qu'aimerait-il bien savoir, après tout ? Que pouvait-il surtout dire, ou plutôt oser demander ? Car ce n'était pas le manque de question qui manquait de pulluler dans son esprit. C'était plutôt la retenue qui lui posait un réel problème, tandis qu'il n'était en aucun cas prêt à tout divulguer. Peut-être pouvait-il en dire assez sans trop en dévoiler ? Cela valait le coup de tenter...

-''Arriverais-je un jour à surmonter ma plus grande peur, celle qui me hante toujours ?''

Était-ce suffisant ? Merrick n'en était pas sur. Toujours est-il que le milicien n'était pas prêt à en dire plus. Du moins, pas pour le moment. Au final, bien que doutant quelque peu de la discipline, il avait posé une question qui avait réellement le mérite de le titiller; réussirait-il un jour à ne plus être un couard et un froussard, à ne plus être effrayé par de la peur elle-même ? Et puis, la fin de son questionnement n'était pas dénuée de sens non plus. L'ivrogne avait mentionné que celle-ci le hantait toujours, peut-être une façon de savoir s’il arrêterait de s'en vouloir pour son passé, pour ses échecs qui lui avaient coûté si cher ?

Bien que la situation avait gagné en sérieux, et que le questionnement aille le mérite d'être complètement honnête et d'intérêt pour Merrick Lorren, le jeune homme ne pouvait se départir de son éternel sourire. Mauvaise habitude ? Il y avait de cela, mais pas seulement. Au final, cette expression faciale était aussi un moyen de conserver le contrôle sur ses émotions. Masque qui lui permettait d'agir en société, de ne pas montrer ce qu'il pensait réellement, ce qui le blessait profondément. Réussite ou échec ? Difficile à dire. Mais peut-être que les cartes le pourraient ?

Shades and shadows ♫♪

''Que cherche donc à savoir, Merrick Lorren...? Qu'en pensez-vous ?'' Elle lui adressa un sourire penseur en haussant un seul sourcil. "Mh... je pense que vous êtes un homme plus complexe qu'il n'y parait." asséna-t-elle, tranchante d'équivoque. Et son intuition ne semblait pas si erronée quand il formula finalement sa question.

''Arriverais-je un jour à surmonter ma plus grande peur, celle qui me hante toujours ?''

La peur alors ? Intéressant. La prolifique faconde de son vis-à-vis prenait ses racines quelque part. En pointait-il la direction ? Elle ne savait. Une seconde elle resta interdite et silencieuse, et une seconde durant elle se demanda de quoi il pouvait avoir peur. Mais qui n'avait pas peur, à Marbrume, aujourd'hui ? Ou n'importe où ailleurs, face à la Fange qui rôde dans l'obscurité et qui épie les vivants ? Par Anür, sûrement personne. Ou seulement les menteurs. S'il demandait, il espérait quelque part. Il ne devait pas parler de la menace impie de l'extérieur, non. C'était autre chose. Cybèle ne se rendit pas vraiment compte des conclusions qu'elle tirait un peu vite. La seconde était passée, et elle coupa le jeu qui attendait devant elle, faces cachées. "D'accord. Voyons ce qu'elles en pensent." dit-elle doucement, sans un jugement, sans arrogance. Elle ponctua sa phrase d'un geste du menton en désignant les cartes qu'elle étalait sur la table, de manière égale.

Quand ce fut fait, elle fit ce qu'elle savait faire, elle fit ce que sa mère et sa grand-mère avaient partagé avec elle, elle fit ce qu'on lui avait appris. Elle ancra la question et ce qu'elle sous-entendait dans son esprit ; car aux questions les concernant directement, les gens avaient tendance à demander une providence, quand la vraie réponse résidait plutôt à savoir "comment". Comment arriverait-il à surmonter cette peur qui le hantait toujours ? Cybèle ne pensait pas qu'il exista un seul futur, immuable, prédestiné. Elle refusait la fatalité. Il y avait seulement de nombreux chemins qui menaient à des lendemains tous différents. Les cartes indiquaient les chemins les plus à même de nous correspondre et de nous aider dans nos aspirations. Quoiqu'il en fut, elle se concentra sur la demande de l'homme face à elle, scrutant les cartes en prenant une inspiration. Un frisson lui parcourut l'échine, et elle commença son tirage.

Ses yeux ne regardent rien tandis que sa main dominante passe au dessus d'une, puis deux, puis trois cartes, pour suspendre sa course sur celle qui vint après. Elle la retourne, la positionnant face à Merrick : La Justice. Cybèle patiente un peu, écoutant son propre ressenti. "Mh." La première carte du tirage parle de celui qui questionne ; de son présent, de son passé immédiat, de ses aspirations et volontés face à la question posée. Elle se sent inconfortable dans ce qu'elle pressent. Une ondine froide lui parcourt l'échine. Elle gardera le silence pourtant, l'analyse du sens de la carte et de ce qu'elle sent dans sa chair et qu'elle a appris à écouter se faisant en sourdine pour l'instant. Elle recommence l'opération et pioche sa seconde carte, celle qui parle des obstacles, du problème. Et ce fut : la Roue. Elle la déposa en face de la Justice, fronçant une seconde les sourcils face à ce qu'elle semblait lui raconter. Puis elle va chercher la troisième carte, la carte qui porte avec elle le conseil. L'Etoile. "Ah." Voilà qui lui semble intéressant. Son visage se détend un peu, plus serein à la lecture de l'image. Elle la place entre les deux premiers tirages, à leur gauche. Puis les mains glissent une dernière fois sur les cartes qui restent, et retournent l'ultime : La Force. Elle a une petite moue étrange sur les traits, puis la dépose en miroir de l'Etoile, à droite des deux autres.

Ses yeux vont et viennent de carte en carte. Quelques secondes de silence encore tandis que les dernières idées se tissent dans sa tête. Le tirage lui semble équivoque par certains aspects, quoique positif. Finalement elle commence à lui livrer son bilan, pensée après pensée. Elle pose un index dressé sur La Justice : "Il y a... l'idée du jugement, plus que de l'équilibre ici, pour vous. Vous êtes arbitre. Une arbitre intransigeant. Sévère." Sans lever les yeux encore, elle fait glisser son doigt tendu vers la seconde carte. Elle parle doucement, les mots s'allongent subtilement de la réflexion qu'ils impliquent. "Et... Il vous manque quelque chose. Oui... vous êtes bloqué. Cette peur vous la subissez et elle vous emmène là où vous ne voudriez pas aller."

Elle relève ses grands yeux vers son interlocuteur, pour s'assurer de son attention. "La troisième carte est centrale" explique-t-elle le plus simplement du monde. Elle baisse de nouveau les yeux, songeuse. "Elle conseille et elle met en garde à la fois." le timbre de voix baisse tandis que ses yeux se plissent un peu, à chercher les mots justes pour traduire ce qu'elle lit. "Cette carte-là..." Elle tapote l'Etoile du bout du doigt. "Elle révèle. Elle libère. Il y aura de nouvelles perspectives pour vous. Une opportunité pour vous libérez de la peur. Ou de ce qu'il y a derrière. Ce n'est pas très clair." Elle s'éclaircit un peu la voix. "Je ne sais pas de quoi vous avez peur monsieur Lorren, mais vous avez attiré la carte de la Force à vous. Alors je dirai que vous avez au moins la volonté, à défaut d'être courageux. Saisissez les opportunités. Faites-vous confiance, il y a une grande paix intérieure qui vous attend au bout de ce chemin-là." Les yeux encore bas, elle approuve de la tête ses propres propos. Elle était convaincue de ce qu'elle livrait ; même si les paroles étaient sibyllines et forcément un peu générales. Et comme chacun de ses clients, monsieur Lorren entendrait ce que bon lui plairait. Mais elle avait fait son travail de son mieux, dans la plus grande des sincérités. Aussi était-elle satisfaite de ce constat. Elle poussa un petit soupir, car l'exercice était coûtant, puis se départit de son air grave pour retrouver un peu de sa morgue d'antan, dans un sourire confit. "Enfin... Voilà ce que les cartes m'ont dit, au sujet de votre peur. J'espère que ça vous aidera. Tout ne semble pas perdu en tout cas."

Spoiler:

C'est ainsi que les cartes dévoilèrent leur jeu, tandis que Cybèle leur donna à chacune un sens propre. Ainsi, Merrick Lorren ne put continuer à se voiler la face, devant faire face aux tumultueux soubresauts et ressac de ce qui lui était livré par celle qui lisait certes les cartes, mais aussi l'individu se cachant derrière. Penché vers l'avant, perdu sur les lèvres de celle qui déclamait ce qu'il y avait à comprendre, ou du moins à entendre, le milicien n'en manqua pas une miette, réfrénant son infatigable badinage qui n'avait plus lieu d'être. Enfin, serait bientôt le temps de renouer avec le jeu précédent, là, à l'heure des comptes, alors que le flot de mots s’était tari chez la cartomancienne et que celui chez Lorren risquait de reprendre.

-''Merci...'' Dit-il en se passant une main dans la barbe, perdant son regard au loin derrière la propriétaire de la petite échoppe.

Il était de mise de porter à l'analyse, de pousser la réflexion sur se qui lui avait été dit, mais pas seulement. Pour bien comprendre l'entrelace des mots, il fallait notamment adjoindre les réactions de la liseuse. Après tout, le sens de tout cela devait aussi tirer sa logique chez celle qui laissait parler sa science ! Il ne pouvait dire la réaction qui avait étreint la jeune femme lorsque la Justice avait été dévoilée. Or, le froncement de sourcil lorsque la roue était apparue ne passa pas inaperçu chez celui qui avait observé l'ensemble des mimiques de son homologue. De pair à cette crispation, la carte suivante avait ramené le calme, si ce n'est la sérénité, tandis qu'elle se dévoilait sous leurs yeux. Enfin, la force sembla n'apporter qu'interrogations au visage de Cybèle. De ces réactions, que pouvait-il en déduire ? Rien sans réfléchir sur les paroles de la jeune femme.

Ainsi, ce fut au tour des mots de passer sous l'analyse inquisitrice de Merrick. Ce qu'elle dit avait le mérite de pouvoir s'adjoindre à ce qu'il vivait et à ce qu'il ressentait. Au final, Lorren n'apprit pas grand-chose de nouveau. Ou du moins, il ne fut pas apte à en tirer des conclusions nouvelles, des solutions possibles. Pour autant, le milicien n'allait pas repartir les mains vides, loin de là. Car, même dans la banalité de ce qui est connu, il était possible de tirer des pistes de réflexion nouvelles.

Oui, il se savait un juge intransigeant avec lui-même. Or, de l'entendre de la bouche de quelqu'un d'autre avait le mérite de le ramener à son amer mémoire, de lui faire comprendre que le principal adversaire de ses problèmes et réminiscences du passé était lui-même et non plus ceux qu'y avait été. L'opportunité de libération fut sauvagement écartée de son esprit. Après tout, rien ne rachèterait son échec. Il pensait devoir trouver comment vivre avec plutôt que tomber sur une quelconque rédemption. Enfin, les mots qui découlèrent de la lecture de la carte symbolisant la force lui permirent au moins de réaliser qu'il n'était pas dénué d'une volonté de sortir de ce cercle vicieux qui le minait. L'abandon était après tout une finalité intransigeante, tandis que l'effort de surpasser ses peurs laissait fleurir un bien maigre espoir, une possibilité de passer au travers.

Additionnant ce qui avait été dit à ce qu'il avait vu, Merrick Lorren pensait avoir compris que tout n'était pas encore joué. Cette lecture lui permettait d'espérer d'en finir avec les démons de sa mémoire, mais aussi d'imaginer être voué à ceux-ci à tout jamais. Étreint aussi bien par le positif que par le négatif, le milicien pouvait vacillait entre triomphe et défaite, entre tourment et apaisement.

-''...Cela a le mérite d'être intéressant.'' Que dire de plus, que dire de moins ? Merrick n'escomptait pas livrer ses pensées sur la question. Or, le silence, sa réflexion, plus longue que ses réponses qui s'envolaient précédemment à un rythme endiablé, avait le mérite de laisser percevoir ce que l'ivrogne en avait déduit. Pour autant, le jeune homme se ressaisit, n'oubliant pas -ou plutôt plus- la présence de Cybèle. Il aurait tout le temps pour penser plus en détail ce qu'il avait appris plus tard.

-''Tirez-vous les cartes pour vous aussi, généralement ?'' Demanda-t-il, réellement intrigué, se demandant si elle s'abreuvait de cet art pour voir où le fleuve tumultueux du destin l'amènerait. Déposant sa tête dans sa paume, retrouvant son sourire habituel, tel un masque, le milicien continua en déposant son regard dans celui de Cybèle. '' Si oui, est-ce que les cartes vous avaient annoncé ma venue...?'' continua-t-il en pianotant sur la table. ''Est-ce que Merrick Lorren se cachait dans ce jeu ?'' termina-t-il en tirant une carte du paquet, dévoilant la face à Cybèle, avant de la retourner.

Ne sachant pas lire ni distinguer la lame à partir du pictogramme, le milicien laissa cette dernière tomber sur le jeu qui lui avait été tiré. Sans le savoir, la carte qui venait de voir le jour était celle du Mat. Qu'importait sa présence pour Merrick Lorren, alors que ce dernier n'avait pioché la carte que pour ponctuer sa prise de parole.

Son analyse livrée, le faciès de son vis-à-vis avait changé. Au feu le curieux sourire de façade trop maîtrisé, l'hégémonie étouffante de l'apparence. Au feu, aussi, le verbe volubile qui comblait chaque dépression de silence dans l'air. Elle se tait tandis qu'il s’abreuve en lui-même, respectueuse de la pensée qui devait, sûrement, se former. Elle a perdu son sourire contrit, et ne subsiste qu'un regard pieux et patient. Parce qu'elle croyait en ce qu'elle était capable d'offrir, elle éprouvait une empathie particulière pour celui qui recevait le conseil des cartes. Muette mais aussi, immobile, les mains croisées sur la petite table de bois, le temps qu'il s'anime à nouveau.

Quand il lâcha finalement qu'il avait trouvé la chose intéressante, elle n'éprouva ni soulagement, ni fierté. Elle ne craignait pas la déception probable d'un profane, parce qu'elle était en accord avec ce qu'elle pratiquait. Elle savait que les mots trouveraient leur chemin, à un moment ou à un autre. Empreinte de cette empathie curieuse, elle ne lui adressa même pas un sourire, seulement le profond des écrins bleuis qui trônaient en empereurs sous ses sourcils compatissants. Elle le fixait simplement comme pour bien voir ce qu'il montrait alors, cet homme singulier aux deux visages. Mais la vérité sous le masque d'antan disparut aussi vite qu'elle était apparue ; il souriait, de nouveau souverain de la vérité qu'il voulait dévoiler.

Elle écouta la question sagement, les yeux toujours fichées sur lui comme des dagues aiguisées. Comment en arrivait-on à fonctionner de la sorte ? Qu'y avait-il réellement à cacher ? Il y avait quelque chose de triste dans ce constat ; mais le monde aujourd'hui ne se prêtait plus vraiment à l'épanouissement et à la joie, après tout. Et ce monsieur Lorren en illustrait, comme tant d'autres, la réalité. Elle eut une très légère moue, à peine lisible à dire vrai, entre le sourire débonnaire et la tristesse prosaïque. Puis elle regarda la lame qu'il avait tiré en voulant fanfaronner, le mât, le fou, sans vouloir y prêter grande attention. Pourtant, elle y lisait le miroir de ce constat qu'elle venait de faire ; il était en errance dans cette extravagance dont il se parait comme d'une riche étoffe, à l'image du fou qui s'en va, revient, et tourne en rond dans un cycle éternel d'évolution et d'involution. C'est ce qu'elle pressentait. Elle leva distraitement un sourcil avant de s'animer de nouveau, balayant l'expression en baissant le visage sur les cartes qu'elle entreprit de ramasser et de rassembler, d'un geste connaisseur, et lent - quoique habile. Et elle fit comme lui, reprenant un temps le jeu de dupes, un sourire abscons sur le visage.

"Oui... elles m'avaient décrit un homme de votre état qui chercherait plus que son chemin dans les rues de la Hanse tandis que la journée toucherait à sa fin." Elle se départit un peu de son expression faussement mystique avant de poursuivre sur un ton de confidence plus léger. "Elles m'avaient aussi dit que vous seriez dur en affaire. Elles n'avaient pas menti visiblement." Elle sourit à sa folle fable, avant de soupirer et de reprendre plus sérieusement. "Non bien sûr... enfin... mais je le fais parfois, oui." Elle tasse les cartes entre ses longs doigts et opine du chef en même temps. "Mais... je ne m'intéresse pas au futur comme vous le décrivez. Et les cartes ne sont pas faites pour ça." explique-t-elle, en relevant les yeux vers lui. "Donc non, j'ignorais que vous alliez confondre ma pauvre échoppe avec une taverne, monsieur Lorren." Elle secoua la tête en levant une épaule, avec une arrogance morne. "Si c'est toujours votre dessein, vous en avez une plus loin, à droite en remontant ma rue. Vous ne devriez pas avoir trop de mal à trouver, c'est animé." Elle joignit un geste de tête au conseil. Elle réfléchit une seconde encore, montant la main au menton. "Vous savez... le présent et le futur, ce n'est rien d'autre qu'une série de choix au final. C'est pour ça qu'on ne peut rien prédire avec certitude. On est libre. Seulement soumis au jugement des Trois, mais on a le choix de notre destin quand même." Elle sourit avec plus légèreté en se relevant du petit tabouret, cartes en main. "Enfin, c'est ce que je préfère croire."

-''Je me doutais bien que les cartes ne pouvaient pas manquer de vous parler de moi. Ainsi, vous m'attendiez dans l'escalier ? D'où cet air de joie difficilement contenue lorsque vous étiez installé dans vos marches ?''

Si les aléas du destin s’étaient véritablement ouvert à Cybèle en ce jour, il était évident que la présence de Merrick Lorren avait été spécifiée, dite ou sous-entendue. Du moins, c'est ce qu'il s'amusait à penser, se hissant de lui-même sur un piédestal qu'il savait ne point occuper. Pour autant, son sourire venait naturellement se peindre sur son visage, semblant être le miroir de sa conviction en la chose, dans les mots qu'il avait proféré. Évidemment que l'ivrogne n'y croyait rien. Or, le but du jeu n'était guère d'y croire, mais plutôt de sous-entendre, de faire comprendre à l'herboriste que tel était le cas. Après tout, leur rencontre s'articulait autour de ce drôle de jeu, rempli de sous-entendus et des échanges voilés. À quoi bon commencer à changer une quelconque variante à tout cela ? Par ailleurs, dans le même ordre d'idée, le jeune homme se permettait de tancer amicalement celle qui semblait plutôt en proie à la mélancolie à son arrivée, plutôt qu'à cette soi-disant joie qu'il avait mentionnée.

Son sourire s'accentua au moment où son homologue mentionna que les cartes lui avaient présenté qu'il serait dur en affaire. De suite, il hocha la tête, recevant enfin une réponse honnête lorsque Cybèle mentionna qu'elle tirait parfois les cartes pour elle-même. Intéressant. Ainsi, la conversation quitta l'amusement pour quelque chose de plus sérieux, pour des réponses qui avaient le mérite d'éclairer réellement les interrogations de Merrick. La tournure des palabres gagna en profondeur, s'écoulant sur la notion de destin et de futur. Hochant la tête, perdant son regard derrière la cartomancienne, le milicien prit le temps de répondre convenablement et honnêtement à la jeune femme avant d'enchaîner avec bonhommie.

-''Je pense que je préfère cela ainsi...''Dit-il en faisant mention de la liberté d'action, plutôt que d'un destin tracé. ''Sinon, je pense que je serais mal barré !'' Logique. Si son avenir était tout tracé, suivant la courbe sinueuse d'un fleuve inarrêtable et inaltérable, Merrick Lorren finirait pas goûté âprement à ses faiblesses, à ses carences et défauts. Laissant le silence perdure durant quelques instants, le milicien enchaîna, enfin.

-''Vous avez pourtant une excellente ''taverne'', Cybèle. Je ne regrette point ma visite dans votre ''auberge'' !'' Commença-t-il avec amusement. Puis se penchant un peu en avant, murmurant comme s'il se livrait à une confidence : ''De vous à moi, il n'y a pas beaucoup de monde, mais certaine personne ici son particulièrement intéressante...'' Retournant se caler au fond de l'assise il termina ses dires là-dessus : '' En disant cela, j'oserais dire que je ne parle pas nécessairement de ma personne.''

Puis, tapant sur ses cuisses, Merrick se leva enfin de sa chaise. Laissant son regard vagabonder sur l'établissement encore une fois, comme s'il tentait de graver ce bref passage dans sa mémoire. ''Après avoir découvert une infinie de possibilité pour quatre sous, il semblerait qu'il soit l'heure d'oublier pour la même somme ! '' Se fendant d'une moue déçue de lui-même, l'ivrogne haussa des épaules, fataliste. Il était ce qu'il était, incapable de se changer pour si peu, malheureusement. ''Lorsque je partirais, vous n'allez pas vous retrouver dans votre escalier avec le même air que lors de mon arrivée, j'espère ? '' tenta-t-il malicieusement, cherchant à dévier la conversation, à ramener cela plus près de l'amusement que du sérieux de la chose.

Tout semblait avoir été dit. Ce bref échange entre les deux êtres si différent, mais aussi complémentaire dans leur étrange discussion ne semblait pas aller plus loin. Or, Merrick Lorren se trompait-il ? Est-ce que Cybèle avait encore une arme, un mot à dire ou une répartie savante ? Était-ce le début de la fin, ou le commencement de quelque chose d'autre ? Qu'importe, après tout. Le milicien trouverait autant satisfaction à rester qu'à partir. La bouteille pourrait très bien prendre le relais des cartes...

''Je me doutais bien que les cartes ne pouvaient pas manquer de vous parler de moi. Ainsi, vous m'attendiez dans l'escalier ? D'où cet air de joie difficilement contenue lorsque vous étiez installé dans vos marches ?'' Elle le regarda et elle eut un petit rictus gentiment piqué de fierté, sans consentir pourtant à se départir de ces faux-semblants qui les amusaient tout deux depuis le début. "Oh, oui, c'est exactement ça. Je n'aurais pas pris le risque de vous manquer, pensez-vous. Et c'est que, vous êtes plus observateur qu'il n'y parait, dites donc..." Elle sourit en hochant la tête, mollement, choisissant d'ignorer la pique camouflée de duplicité. Comment l'homme maladroit et mal dégrossi qui avait gravit les dites-marches un temps auparavant pouvait-il démontrer une telle habileté à user des mots ? L'idée éclot et elle songea qu'il devait y être habitué ; le ton général de leur conversation n'était pas joyeux quand bien même il était amusant. Il était maîtrisé de bout en bout. Un beau parleur alors ? Oui, mais pas seulement.

Enfin... si l'espace de quelques mots, ensuite, il donna l'impression de s'imprégner d'un peu de sérieux, l'effet fut de bien courte durée. Cybèle rendit les armes d'un petit rire avorté et d'un haussement épaule. Elle ne jugerait pas, elle se contenterait de ses sourcils relevés, de son regard morne, et de sa cynique insolence. Elle se fendit d'un sourire sur la gauche, abaissant une seconde les yeux et le visage, le temps de reprendre son personnage à double discours comme il le faisait lui-même.

"Oooh... !" laissa-t-elle planer faussement tandis qu'il faisait l'éloge de son auberge de fortune, lui offrant des yeux arrondis qui mimaient la flatterie reçue. "Vous me voyez ravie de constater que vous avez apprécié votre séjour entre ces humbles murs, monsieur Lorren. Vous pouvez revenir quand vous le souhaitez, si d'aventure le... sommeil devait vous fuir de nouveau." ajouta-t-elle à sa suite, le tançant aussi gentiment qu'il l'avait fait. Elle décrit d'un signe de main les alentours et lui adressa un geste révérencieux de la tête. Quand elle le vit s'avancer un peu, elle l'imita, amabile, se juchant sur sa main accoudée comme elle l'avait déjà fait au comptoir un temps plus tôt. Elle le regarda tandis qu'il sous-entendait son compliment, imperturbable et surtout, imperméable. Elle lui laissa le loisir de se perdre dans l'immensité bleue de son regard le temps d'un silence consenti, paressant une réponse sous couvert d'une parole bue. Elle retroussa enfin légèrement le coin de ses lèvres, sibylline. "...Vous m'en direz tant ; pas nécessairement, mais ça ne semble bizarrement pas exclu." conclue-t-elle avec une légèreté assumée, un sourcil arqué et la tête déviant de côté.

Elle patienta un peu tandis qu'il se levait, et quand un mot accrocha son attention, elle se désolidarisa de son bras en béquille et ramassa le paquet de carte pour l'imiter et se lever à son tour. "Oublier ? Mais foutre, que voulez-vous donc oublier par les temps qui courent ? Nom d'Anür, le soleil brille, on mange à notre faim, vous rencontrez des gens, somme toutes..." Elle eut une petite moue exagérément satisfaite. "...très intéressants, et on essuie pas un grand fléau impie, non... alors vraiment, ça m'échappe un peu, monsieur Lorren." Elle mimait la conviction qu'elle illustrait en parole, de ses yeux, de ses lèvres. "Vous êtes un homme bien trop mystérieux pour moi je crois." consentit-elle avec un sourire entendu, toujours bienveillant. Elle soupira finalement en se dirigeant vers le comptoir pour y ranger les cartes où elle les avait prises. Elle l'entendit revenir à la charge et tourna son visage vers lui, l'observant de biais. Elle plissa les yeux en expiant un rire de défi. "Et sinon.. quoi ? Ah... méfiez-vous de l'espoir quand même, il nous tient debout mais il rend la chute plus abrupte quand elle survient finalement." Cela signifiait-il qu'il verrait son espoir déçu ? Qui pouvait le dire ? Mais... Là, c'est ce qu'elle était à présent ? Une fille de pas grand chose qui aimait empaler des maximes sardoniques sur les consciences de ses vis-à-vis ? Pourtant elle souriait avec un air qui semblait serein. Mais, à dire la vérité, la résignation et la sérénité possédaient des frontières indéniablement... communes.

-'' Voyez-vous, je ne suis pas un être qui n'est fait que de défaut ! Après tout, mon faciès et mon sens de l'observation ne sont que quelques-unes des qualités me définissant.'' Évidemment, Cybèle n'avait en aucun cas présenté son physique comme une ''qualité''. Évidemment, Merrick Lorren n'en avait cure, osant positionner cette ''vérité'' dans l'échange, usant des mots pour faire voltiger ici et là la conversation, pour articuler le tout vers des sujets attrayant et intéressant. Du moins, pour lui.

Pour autant, il avait face à lui une adversaire redoutable, une duelliste qui le talonnait et qui se lançait dans des contre-attaques aussi rapides que savantes. Lorsque la conversation se perdait au détour du sérieux, la cartomancienne suivait et réagissait avec précision. Puis, lorsque l'échange retrouvait la normalité de l'incongru, des phrases alambiquées, des mots à double sens et des sous-entendus, Cybèle n'en était aucunement déstabilisée. La jeune femme était étonnante, brillante et intéressante. ''Vous savez, je ne dors pas beaucoup. Alors, vous risquez de me voir souvent ici, si vous m'invitez à venir quand j'en éprouve désire...'' Dit-il en haussant les épaules, offrant une moue navrée à son homologue.

Cette science de la répartie n'était pas uniquement une lutte de mot et de phrases. Même les agissements et les émotions étaient savamment dosés entre les deux. En quelque sorte, tout était de savoir, de découvrir ou de percevoir qui livrait le plus le fond de sa pensée, la vérité. Alors que Merrick s’était penché vers l'avant, dans le ton de la confidence, Cybèle n'avait pas hésité à faire de même, à rester imperméable au compliment qui avait voltigé vers elle. Ainsi, l'herboriste résistait même à cela ? Et c'était elle qui avait présenté Merrick Lorren comme un homme dur en affaire ?! Pour autant, le jeune homme ne vacilla pas du regard, affrontant et se baignant dans le bleu de ses yeux. Lorsqu'elle mentionna qu'il ne s'était pas nécessairement exclu du qualitatif d'intéressant, il lui offrit un grand sourire tout à fait nécessaire.

Enfin, il semblait l'heure du départ. Il s’était levé et préparé à quitter l'endroit. Riant aux mots de Cybèle, il ne put s'empêcher de ralentir l'heure de l'abandon. La dérision avait le mérite d'être savamment dosée et maitrisée. ''Moi, mystérieux ? Allons, ne lisez-vous pas en moi comme un livre ouvert ?'' Puis après quelques secondes de silence, déposant une main dans sa barbe, comme s'il était en proie à la réflexion, alors que la suite était déjà toute tracée dans son esprit depuis le début : ''D'ailleurs, le Mystère doit intéressé la cartomancienne que vous êtes, non ?''

Lorsqu'elle lui répondit à ce qu'il pensait être sa dernière bravade, il suspendit son geste pour ouvrir la porte, s'adossant tout juste à côté, regardant Cybèle qui se trouvait de l'autre côté de la pièce. Joueur jusqu'au bout, il croisa les bras, fronçant quelque peu des sourcils, bien que son sourire tienne bon. Cette dernière phrase avait le mérite d'être recherchée avec un talent indéniable. Qu'en tirerait-il ? '' Mais n'est-ce pas aussi l'espoir qui nous fait nous relever d'une de ces chutes abruptes ?'' Puis haussant les épaules il enchaîna. Advienne que pourra, peut-être que le jeune homme était dans l'erreur... ''Vous êtes beaucoup trop mystérieuse pour moi.'' Réactualiser des mots qui s'agençaient aussi bien à lui qu'à son homologue était bien simple. ''...Vous semblez êtres avisée en ce qui concerne la finalité de l'espoir et des apprêtés en découlant. Et puis, votre dérision notable pour l'idée d'un quelconque oubli dans ce monde idyllique me laisse à penser que...''

Se redressant, marchant tranquillement vers le comptoir, il s'appuya les coudes sur ce dernier. Vrillant ses yeux dans ceux de la propriétaire des lieux. ''...Que je serais peut-être en présence d'une âme sœur défaitiste, blessée... Le seriez-vous, Cybèle ? ''