Des honoraires honorables et honorés

L’érudite repassa une dernière fois au crayon de bois les nouveaux contours du gouvernail d’étambot.

Par hasard, le passé de la réfugiée avait ressurgi dans sa vie. Par la force de la volonté, il avait repris beaucoup de place. Dans son appartement, d’abord, où les parchemins, les encres, les fusains, le compas et les règles de bois s’éparpillaient de toutes parts. Dessiner les plans de navires à cela d’envahissant.

Comme la luminosité n’était pas optimale, et pour laisser de la place à l’enfant dans son minuscule empire, il lui arrivait de travailler à la Bibliothèque, où il lui était arrivé de recevoir la visite du second de son commanditaire. Ensemble, ils avaient revu plusieurs dispositions, étudié la flotte pour définir recenser les pièces disponibles et les arrangements les plus judicieux. Plusieurs fois, elle s’était déplacée au Port pour évaluer quelques angles, prendre des mesures et évaluer la résistance des matériaux. Un travail titanesque pour un seul travailleur. Autrefois, son père, puis son frère étaient entourée d’une armée d’ingénieurs et autres spécialistes des mécanismes navaux. Mais l’érudite avait l’habitude de cette position inconfortable : parce qu’elle était une femme, elle devait souvent être deux fois meilleure que les hommes pour oser se hausser à d’égales prétentions. Ne lui restaient que ses souvenirs et sa capacité à se pencher sur des sciences aussi multiples et variées que les lois des dieux, les lois de la vie et les lois de la mer.

Au bout de très longues heures de travail, ils y étaient presque. Sur le papier, les navires n’avaient plus les mêmes profils qu’autrefois. Avant de lancer les travaux, il fallait les présenter au capitaine.

L’érudite souffla précautionneusement sur le parchemin pour chasser les morceaux de charbon avant qu’ils ne tâchent d’autre part du papier et ruinent ses longs efforts. Elle contempla cet ouvrage de longue haleine avec un regain de satisfaction, pris son compas pour vérifier quelques angles, et vérifier rapidement les proportions. Définitivement, et pour la première fois depuis de longues semaines, elle avait la sensation d’être arrivée au bout de ses capacités, au fond de ses options et à la fin d’une longue et éprouvante besogne.

Le petit, qui dessinait des formes enfantines sur les chutes de papier qu’elle lui donnait, entendit sa mère pousser un long soupire. Il se leva pour aller voir et jugea les trois plans qui trônaient sur le pupitre. Il monta sur les genoux de sa mère qui embrassa sa tempe avec douceurs. Ses yeux de gamin étaient rivés sur les différentes versions du bâtiment. Il y avait le plan actuel où l’érudite avait pris le soin de noter les dégâts laissé par le temps dans la structure et la charpente, dessiné de la main de son grand-père ou de son oncle, des visages que l’enfant commençait à oublier ; et il y avait les deux versions que sa mère avait soigneusement construite. Dans ce travail, il y avait une rigueur phénoménale et une minutie de copiste. Cette façon de faire d’adultes dotés d’une patience modelée dans le feu des années. Les yeux clairs sous les paupières tâchées et épaisses voguèrent de la proue à la poupe et il finit par demander :

— C’est fini, hein ?
— Oui, je crois. Tu en penses quoi ?
— Que c’est aussi beau que celui de grand-père.

La remarque glissa au fond de la gorge de l’érudite une émotion qu’elle ravala en déglutissant pour l’enfouir dans ses tripes.

— Tu vas revoir le capitaine quand, maman ?
— Demain, petit ange.
— ‘Faut pas t’en faire : il sera content, tu sais ?
— Je l’espère.

Et elle le voulait tellement que la nuit suivante, le sommeil ne vint pas la cueillir. Elle se retourna tellement dans sa couche qu’elle finit par se lever, et refaire tous les calculs incombant à la viabilité de ses conceptions.

Quelque part elle se doutait que rien n’échapperait au regard intransigeant de son commanditaire.

Le lendemain, de grandes poches bleues comme la nuit dont elle n’avait pas profité ballotaient sous ses pupilles claires. Pour présenter au mieux, elle passa sa toilette la moins abîmée et roula avec une précaution infinie son travail pour ranger les parchemins dans un étui de cuir qu’elle avait emprunté à un clerc. A la première heure, elle attendait sur le ponton. Même endroit et quasiment la même heure que leur première rencontre.

Le second la reconnut et la fit monter sur le pont. Un accueil doux, presque bienveillant alors que le navire somnolait encore dans la brume. En venant le matin, l’érudite savait qu’elle accaparerait toute l’attention de son capitaine. Et peut-être de l’équipage. Parce qu’elle ne savait pas encore si elle devait présenter le fruit de ses efforts à l’ensemble de l’équipage ou bien uniquement à la tête pensante. Dans un cas comme dans un autre, la jeune femme se sentait fébrile. Elle était plus de caractère à déplacer des montagnes dans l’ombre que faire digne exposé de ses talents en pleine lumière.

Elle attendit, serrant sa cape sur ses épaules, guettant la silhouette de bon vivant du capitaine. Elle ne feint pas son soulagement en serrant une poignée de main avec lui.

— Ravie de vous revoir, monsieur. Puis-je vous montrer mes avancées sur ce que vous m’avez demander ?

En vérité, elle ne parlait pas tant d'avancement que de finalités.

Toute son inquiétude vis-à-vis de sa réaction, elle l’enfouit dans un morceau d’entrailles qu’elle ne voulait pas voir ressurgir. De tout son cœur, elle espérait qu’il trouverait dans ses maquettes quelques chose d’au moins satisfaisant que le bâtiment sur lequel ils se tenait pour l’heure.