Marbrume


Le Deal du moment : -45%
WHIRLPOOL OWFC3C26X – Lave-vaisselle pose libre ...
Voir le deal
339 €

Partagez

 

 Les Ronciers sous la Lune

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas 
Cédric GravèneMilicien
Cédric Gravène



Les Ronciers sous la Lune Empty
MessageSujet: Les Ronciers sous la Lune   Les Ronciers sous la Lune EmptyMer 6 Mar 2019 - 13:52
Approchez-vous donc un peu, écoutez...

Tendez l'oreille pour entendre l'histoire que je vais vous raconter.

Elle se déroule lors d'un soir d'hiver, durant une nuit assez peu ordinaire... Pour vous immerger dans mes paroles, imaginez-vous mettre le nez dehors, et sentez d'abord sur votre peau un froid vif et sec, mordant comme la glace. Respirez ensuite une atmosphère d'une pureté rare, nettoyée par le gel, très inhabituelle pour une cité portuaire, ordinairement saturée de brumes et d'embruns. Maintenant, levez les yeux vers le ciel, et regardez un espace noir immense d'une limpidité parfaite. On n'aperçoit pas un seul nuage d'un bord l'autre de l'horizon. Et tout là haut, en plein milieu, la lune, avec son disque au complet, aussi ronde et pleine qu'un beau derrière, qu'une mamelle divine. Et voyez aussi les centaines d'étoiles suspendues comme de tous petits lampions, apportant de même leur modeste concours à la clarté incroyable de l'air.

C'était dans cette atmosphère quasiment cristalline, que tout Marbrume languissait ce soir en silence.

Les trois quarts d'entre ses habitants dormaient d'ailleurs déjà d'un sommeil inquiet, en gémissant tout bas, comme le font les chiens qui cauchemardent. Le dernier quart quant à lui, comme toutes les nuits, profitait de l'obscurité relative pour vaquer à ses occupations douteuses, officielles ou officieuses... Dans les tavernes ouvertes, les buveurs buvaient ; dans les caisses crochetées, les voleurs volaient ; dans les lits déployés, les amants roulaient ; dans les ténèbres maudites, les assassins tuaient ; et dans les rues glacées, les miliciens... Ah, les miliciens... Les miliciens de service déambulaient le long des caniveaux, en traînant les savates, sans rien regarder que l'endroit où ils posaient leurs pieds, pour éviter les flaques, trop absorbés par le froid, trop occupés à se taper dans les mains pour se réchauffer un peu, pour véritablement surveiller quoique ce soit.

Cédric
était de ceux-là. Accompagné de ses trois compères habituels - à savoir Roland Tardurier, alias Grand Dadais, et puis Cyril Barceau, dit Sourissôt, et enfin Père-Siffleur, inconnu de son vrai nom - cela faisait déjà pratiquement cinq heures de suite qu'ils erraient en bande à travers les avenues des beaux quartiers, là où on les avait assignés pour une fois, guettant les emmerdes et les emmerdeurs d'ordinaire associés, à la recherche de la moindre échauffourée afin de briser la monotonie de la patrouille. Mais jusqu'ici, dans ces endroits trop calmes, aucune opportunité sérieuse ne s'était présenté. Au grand dam de nos quatre salopards.

Ils pouvaient bien de temps en temps en plaisanter, mais au fond d'eux, il fallait les voir ronger leur frein. On aurait dit de sales bêtes sataniques, affamées et frustrées de se sentir comme tenues à la gorge, enchaînées à un mur, privées de nourriture... L'ennui et la frustration les rendaient nerveux, irritables, agressifs. Depuis vingt bonnes minutes d'ailleurs, ils se prenaient le bec pour des broutilles, comme de vieux amants dégoûtés. À les entendre s'invectiver à tout bout de champ, on aurait vraiment pu croire à une scène de ménage, entre mégères odieuses et maris colériques. Même Grand Dadais, pourtant assez taciturne de nature, y allait de ses commentaires acerbes, de ses réflexions blessantes. Seul Père-Siffleur, comme à son habitude, demeurait un peu en retrait, se contentant de ricaner à l'occasion, comme un arbitre distribuant les points par son rire.

Et donc, voilà, toute la conversation sonnait plus ou moins comme ça :

- Tu racontes que d'la merde, tête d'anchois !

- Ah ouais ? Tu m'expliques comment ?
- A quoi ça servirait ? Tu piges que dalle t'manière !
- C'est ta mère qui pige rien...
- Et ta mère à toi, tu sais c'que j'en fais ? J'y fourre ma...
- Oh vos gueules ! Ça suffit déjà...
- Déjà que quoi ? Mais c'est lui qui raconte des balivernes, comme si...
- J'crois qu'on s'en fout en fait.
- C'est clair qu'on s'en fout.
- Tu t'en foutras moins quand j't'aurais foutu un couteau dans l'cul, sale con. J'te viderai par le bas, et après...
- Sourrisôt t'arrête maintenant, vous allez pas vous écharper toute la nuit...
- Il a qu'à l'dire que c'était des bêtises, son histoire. Alors j'arrêterais.
- Tu veux que j'te dise quoi ? T'façon t'es au courant de rien. J'sais même pas pourquoi j'te parle.
- Ah ben, ferme-la alors, ça sera tout aussi bien.
- Cédric, tu vas où ?
- Vous m'faites chier avec vos jérémiades.
- Tu t'en vas ?
- Non, j'vais pisser, bougre d'âne.
- T'éloigne pas trop quand même.
- Si tu t'inquiètes t'as qu'à v'nir me la t'nir...

Et sur ces douces paroles, Cédric s'éloigna bel et bien. Il bifurqua vers une ruelle voisine, trop heureux de laisser un peu les éclats de voix de ses compagnons qui continuaient néanmoins de retentir derrière lui. Au début, l'histoire du pipi n'avait été qu'un prétexte stupide. Il ressentait surtout le besoin de se vider la tête, pas tellement le bas du ventre. Après toutes ces heures inutiles à se coltiner les trois branquignols imbéciles qui formaient sa bande, et alors que le givre s'emparait des fenêtres, le voilà qui se prenait à regretter sa couche. Il aurait bien lâché quelques piécettes pour être aussitôt téléporté dans ses draps, à l'abri du froid mordant, bien au chaud dans sa caserne, loin du devoir routinier et désespérant d'une nuit de garde.

Et ceci d'autant plus que le quartier ne lui était pas familier. Il avait beau vivre à Marbrume depuis toujours, la cité était bien assez grande pour conserver encore pas mal de mystères, même pour un enfant du cru. Il n'avait pas l'habitude de rôder près des parages les plus huppés de la ville. Qu'y aurait-il fait ? On avait sans doute mobilisé la garnison du coin pour une autre tâche, pour qu'on les envoie eux y traîner leurs guêtres rapiécées. Ici l'orientation ne leur était pas aisée. Enfin, il s'en foutait, de se perdre ou non. Sur l'instant, il désirait seulement respirer un peu, se purger les oreilles et le crâne un grand coup, avant d'aller rapidement retrouver ses complices. Mais c'est alors que, sans crier gare, sa vessie se mit à le tirailler pour de vrai.

En homme simple, face à cet appel impromptu de la nature, Cédric ne rechigna pas longtemps. Du coin de l’œil, il avisa un petit buisson décharné, au bord d'un jardin tout rempli d'ombres. Alors, sans vergogne, il se traîna d'un pas lourd vers la maigre végétation, et une fois arrivé à sa hauteur, il tira de sous le cuir de son armure son engin de chair molle. Quelques secondes de concentration lui furent nécessaires encore pour parvenir à ses fins. Enfin un long filet doré fuita devant lui, scintillant très légèrement dans la lumière blafarde des différents astres nocturnes. Pénis à la main, délicatement pincé entre ses doigts gantés, il frissonnait à la fois de froid et de plaisir, tout en laissant ses pensées dériver seules... Il réfléchissait à l'avenir.

Il se disait que sans doute, le temps était désormais proche, qui le verrait enfin gravir les échelons de la puissance. Dans sa petite tête de piaf impossible, de lézard inculte, il reprenait sans cesse le même rêve, là où il l'avait laissé la veille, sans aucune évolution, comme une vache immobile occupée à contempler l'horizon en mâchonnant toujours le même foin imaginaire. Le voilà donc qui se rêvait encore en train de porter un grand chapeau impressionnant, qui signalerait au monde l'importance de son rang, la grandeur de son autorité ; mais aussi, il rêvait de posséder un bureau à lui, où il pourrait séquestrer quelques nouvelles recrues de la garde un peu mignonnes, de ces donzelles trop naïves pour croire qu'elles étaient les bienvenues dans cet univers viril. Il en avait justement une en tête, membre de sa coutillerie, pas la plus mal foutue du lot, à peine la vingtaine, et des yeux qui, à son avis, ne faisaient que crier braguette à la ronde...

De plus, avec la solde d'un sergent, qu'est-ce qu'il pourrait se payer comme alcools et comme putains, après une courte journée reposante, à remplir des papiers, du moins apposant seulement sa signature, puisqu'il ne savait pas lire... Et puis, peut-être aussi qu'il faudrait qu'il se dégote une épouse un jour ? Le genre de bonniche à marier, puisqu'il aurait un foyer à lui, à ce moment-là, dès qu'il serait quelqu'un, donc autant qu'il n'ait pas à payer ou s'épuiser pour l'entretenir... À quoi d'autre pourrait bien lui servir le mariage, autrement qu'à s'attacher une forme d'esclave à peu près consentante et compétente ? Ce n'était certes pas pour le plaisir de supporter la vision à jamais quotidienne de la même tronche de femme ; de voir se remuer devant lui, sans entrain, jour après jour, jusqu'à ce que la mort les sépare, la même paire de fesses trop familière pour lui sembler encore attractive, et qui ne tarderait pas en plus à dégouliner flasque et informe, au bout du deuxième marmot...

Tout ça, tout ça, toutes ces platitudes infâmes et désolantes tournoyaient en boucle dans son esprit mal famé, tout le temps qu'il mettait à expulser l'ordure liquide de son corps raidit par le gel. Il allait justement achever son affaire, plus préoccupé seulement que par le sort de quelques dernières gouttes, lorsqu'il entendit un bruit suspect, comme un léger remue-ménage, quelque part derrière les buissons. Il se dit d'abord, en rengainant son petit appareil, qu'il devait s'agir sans doute d'un gros chien en vadrouille, un des rares qu'on aurait pas encore abattu puis dévoré, un chien assez malin pour se méfier des hommes... Mais les chiens, aussi malins soient-ils, ne chuchotent pas, en général. Et ce chien-là, lui semblait-il, venait précisément de chuchoter quelque chose à quelqu'un, avec un certain empressement. Deux chiens ? Deux chiens parlants ? Des chiens savants ? Ça pouvait valoir le coup d’œil.

Cette curieuse messe basse suffit à stimuler l'intérêt de Cédric qui s'empressa de reprendre l'attitude menaçante typique du milicien assermenté, à la fois patibulaire et maussade, poitrine en avant et cou tendu. Le poing droit posé sur le pommeau de sa courte épée, il s'enfonça à travers les fourrés bouffés de ronces, sans s'inquiéter des épines qui lui griffaient les jambières. Il déboucha tout de suite sur une allée étroite en terre battue, qui serpentait sous les branchages défeuillés. Arrivé là, d'un œil plus ou moins alerte, il se mit à scruter les alentours, sondant l'obscurité à la recherche de tout ce qui pourrait ressembler à une sorte d'intrus. Comme il était rompu à l'exercice, il ne tarda pas trop à repérer une étrange silhouette qui semblait bien vouloir se dissimuler parmi les ombres. Sa base excessivement large lui évoqua instantanément le port d'une robe. Alors c'est une chienne errante ? se dit-il. Mais où se trouve la seconde personne ? Quel genre d'animal idiot chuchoterait de la sorte pour lui-même ? Dans un jardin la nuit ? Une femme, qui plus est ?

Il se devait d'en avoir le cœur net. Alors, gonflant sa gorge pour en tirer sa plus grosse voix, il questionna bien fort, sur un ton dur :

- Qui est là ?!

Mais comme personne ne répondait, il se mit en tête de faire monter la pression, en marchant prudemment vers la silhouette, la main désormais serrée, les doigts crispés sur la poignée de son glaive, paré à défourailler. Il ajouta, toujours aussi sévère :

- Au nom du Duc, montrez-vous !

Au fond de lui, dès ce moment, commençait à croître une excitation bien connue. Il pouvait sentir, contre le cuir qui comprimait un peu sa jugulaire, son pouls s'accélérer. Et sur sa langue, un petit goût de fer. C'était le goût des ennuis, enfin ! Du moins l'espérait-il...


Dernière édition par Cédric Gravène le Dim 7 Avr 2019 - 23:45, édité 6 fois
Revenir en haut Aller en bas
https://lesnudites.wordpress.com/
Louise OchaisonErudite
Louise Ochaison



Les Ronciers sous la Lune Empty
MessageSujet: Re: Les Ronciers sous la Lune   Les Ronciers sous la Lune EmptySam 9 Mar 2019 - 13:32
Maman ?
Oui ?
Tu ne vas pas avoir froid comme ça, maman ?

La remarque emprunte d’inquiétude piqua le regard de sa mère d’une pointe de fierté très fortement diluée dans une masse informe de culpabilité.

La veille, à la Grande Bibliothèque, le manteau de la jeune femme lui avait été dérobé pendant son étude. Trouver une autre pelisse alors que le froid revenait, avec son armée invisible de lances pleines de gelures, serait laborieux. Espérer ne point se ruiner dans la manœuvre tenait de l’impossible. Alors, elle avait enfilé toutes les frusques qu’elle avait trouvées pour sortir à la nuit tombée. Ils allaient jouer dans la nuit.

La compassion du petit arracha donc une grimace à l’érudite : ce n’était point à un enfant de s'inquiéter pour ses parents. Avec douceur, elle lui sourit, lui assura qu’il ne faisait point si froid, et que, de toute manière, elle s’était fagotée dans plein de couches de vêtements, les lui faisant compter même ; et elle finit de de couvrir le marmot de ses habits noirs comme les ténèbres du soir. Des vêtement pour protéger du reste de lumière qui errait dans le soir comme les traces de gel souligne les contours de l'hiver. Doucement, sans un bruit, ils avaient ensuite descendu le dangereux escalier en colimaçon de la petite demeure pour se faufiler dans les rues presque désertes. Comme chaque nuit, ils filaient comme des ombres. Couvre-feu ou non.

Le petit débordait de toute cette énergie frétillante de la jeunesse radieuse. Comme un jeune chiot, il se retenait de courir, sachant pertinemment que sa mère n’avait pas le même nerf. Le garçon se doutait que quelque chose se tramait : elle qui n’avait déjà que la peau sur les os s’était creusée davantage ces derniers jours. Le travail, elle lui disait. Et lui, il savait que lors des repas avec lui, elle faisait semblant de ne pas avoir faim pour qu’il puisse manger plus. Quelque chose la taraudait et elle ne lui dirait pas quoi.

L’air sur son visage, le petit martèlement de ses semelles sur le pavés, la sensation d’espace dans cette ville de morts en devenir faisaient oublier à l’enfant les tracas de cette vie damnée pour toutes les meilleures raisons.

A l’insalubrité du Goulot, le calme nocturne des quartiers vidés de leurs commerçants avait quelque chose de charmant. Aux grandes rues, jonchées de tavernes, de catins et d’ivrognes, l’érudite préférait les restes de jardin qui trônaient à la lisière des Hauts Quartiers. Là-bas, ils avaient leurs petites habitudes, il faut dire ; même si, au fil du temps, l’endroit était devenu de plus en plus triste et terne. Rien n'était plus vraiment vert dans ses espaces où on avait autrefois essayé de ramené des bouts de ripisylves. Les hauts arbres surannés avaient été ravagés les un après les autres, coupés à la base, pour ne laisser que quelques énormes souches. Sur leurs cernes, on pouvait lire leur âges comme les diseuses de bonne aventure interprètent les plis de la main.

Le grand jeu du moment, pour l’enfant, était de se jeter de bûche en bûche dans tomber. Un conseil du voisin qui le prenait avec lui pour quelques promenades sur les toits. Avant de tomber du haut, autant se vautrer sur quelques souches, il disait. Bien sûr, aucune des idées ne plaisait à la mère, qui le regardait gesticuler avec tracas, même si elle se prenait à l’encourager dans un murmure. Elle tentait de s'amuser avec lui pour l’aider dans son imaginaire. Lui faire oublier les murs de sa minuscule prison, aussi. A défaut de profiter de la compagnie d’autres gamins, le petit trouvait des bouts de bonheurs dans toutes les histoires contées par sa mère autours du petit univers qu’il se construisait. Dans sa bouche, le sol devenait des océans de laves incandescentes, les restes de troncs, des îles mystérieuses et même les bleus et les bosses s’enlevaient d’un simple baiser du bout des lèvres.

Ensemble, ils avaient leur petit monde. Une histoire mêlant les contes qui tournaient dans la nuit. L’enfant venait presque à en oublier le noir des ses habits qui couvrait toutes les parcelles de peau de son petit corps abîmé.

Depuis que le couvre-feu avait été levé, il était devenu plus facile de se mouvoir sans craindre de croiser âme qui vive. Cependant, parce que le secret était trop lourd et l’enjeu trop grand, ni l’enfant ni sa douce mère n’aimaient croiser les badauds revenant de leur beuverie à l'auberge. Une histoire d’habitude. Une intuition évidente bourrée d’une angoisse qu’aucun des deux n’avait envie de dire. Alors, pour ne pas attirer l’attention, ils échangeaient par geste et grimaces. Ce qui rendaient ces sorties aussi amusantes, c’était justement tout ce qu’ils ne disaient pas avec des mots. Parler, ils le faisaient tout le temps ailleurs, pour s’instruire, pour se réconforter, pour évoquer le passé, les espoirs et les ailleurs, alors ils sortaient pour ne rien dire et bouger. Le plus dur, c’était de ne pas rire.

Après quelques bond de cabris, l’enfant ripa et se retrouva dans les restes d’un parterre de plantes ; dans un coin où il n’y avait presque plus rien de vert. Le cœur de l’érudite manqua un battement. Tremblante de froid et de crainte, elle accourut pour vérifier que la chute n’avait rien tordu dans la conception fragile du fruit de ses entrailles. Point de prétention ni de bouffissure de vexation pour le garçon : plus de peur que de mal. Un immense sourire fendit son visage innocent d’une expression merveilleusement espiègle. Ils pouffèrent.

Qui eût cru qu’un rictus leur coûterait une telle frayeur ?

Au moment où le petit se relevait, s’époussetant pour le plaisir d’avoir les mains sales, une silhouette s’extirpa d’un amoncellement de ronce qui bordait le jardin. L’érudite qui lui tournait le dos, pencher pour fredonner quelques mots de réconfort, ne le vit pas venir tout de suite.

Qui est là ?! lança-t-on dans leur direction.

La réfugiée se figea net. Elle n’était pas prête. Il fallait courir. Et elle avait perdu les quelques grammes d’énergie dans la précipitation qui l’avait agitée l’instant d’avant.

Tétanisée, figée comme une statut de givre, elle ne voulut pas répondre. Comme si ne rien dire et ne plus bouger les feraient disparaître de la surface de ce monde. Mais, droite comme une flèche de cathédrale, on ne pouvait pas louper la jeune femme plantée là. Dans ses jupons, la masse de tissus qui couvrait l’enfant se confondait.

Au nom du Duc, montrez-vous !

Qu’il parte ! Qu’il se volatilise cet oiseau de malheur !

Plus il s’avançait plus, l’étrangère distinguait le fourreau et l’épée. Plus elle se rendait compte de la stature, aussi. Et elle finit par voir l’emblème : celui de la ville qui couvait le veston du milicien.

Dans un autre temps, au début de cette fin lente et douloureuse, peut-être que l’érudite aurait couru. Elle aurait tenté de fuir ou de réclamer la pitié. Pas ce soir. Trop froid. Trop de fatigue. Plus le temps pour elle de mouvoir sa stature maigrelette. Une boule au fond de la gorge, elle se pencha au-dessus du petit, terrorisé. Dans sa menotte, elle glissa la clef de chez eux et murmura :

Cours, mon ange. Dis au voisin où je suis. Ne t’en fais pas. Je te rejoins vite.

De la part du petit, il y eut une flopée de protestation. Il refusait. Dans toute sa hardiesse de jeune garçon, il se croyait capable de protéger sa mère. Il en était sûr : à force de le vouloir, il allait finir par le pouvoir. Mais elle le repoussa, élevant une dernière fois la voix pour le faire détaller.

Va-t’en vite !

L’enfant partit à toute jambe pour chercher de l’aide. Sa mère le suivit des yeux jusqu’au bout.

Il n’avait pas passé les grilles du jardin que trois autre types se présentèrent, fauchant en vol le petit étourneau engoncé dans des habits de corbeau.

Là, l’érudite ne fut qu’un cri. Un déchirement immense. Elle voulut se servir des cure dents qui lui servaient de jambes pour se ruer vers le petit. Mais son corps répondait mal. Et une grande main se ferma autours de son bras comme les serres d’un rapace autours de sa proie.

Lâchez moi ! Lâchez-le ! Laissez-nous ! elle se mit à supplier.

C’était trop tard. Un étau pesant les enfermait à mesure que les miliciens les entouraient, les acculaient, les poussant dans d’étranges retranchement. Difficile de garder son calme dans pareille situation…

Incapable de détourner les yeux de son enfant, l’érudite accorda à peine un regard aux hommes. Ils sauraient très vite ce qu’ils leur voulaient ; et la jeune femme aurait préféré ne jamais connaître leur grain de voix.

Ni elle ni l’enfant n’avait le profil de criminel. La milice avait mieux à faire.

Je vous en pries, laissez-nous rentrer chez nous… murmura-t-elle tout bas à l’homme dans l’espoir de s’en remettre à ce qu’il lui restait de son bagage d’humanité, probablement écorché et à vif depuis que la nuit avait le parfum masqué du Fléau.

Une demi seconde, elle dévisagea l’homme. Et elle comprit.

Elle vit combien il était naïf de penser tomber sur des hommes encore doté d’un soupçon de bonté. Sa candeur allait se confronter à la crapulerie de ces gens en armes. Elle déglutit, en attendant de savoir ce qu’ils feraient de leurs pauvres âmes. Plus que jamais, la gelure piquait dans tous ses muscles, au fond de sa chair peu couverte.
Revenir en haut Aller en bas
Cédric GravèneMilicien
Cédric Gravène



Les Ronciers sous la Lune Empty
MessageSujet: Re: Les Ronciers sous la Lune   Les Ronciers sous la Lune EmptyDim 10 Mar 2019 - 3:14
Voilà que pour la première fois en une demie heure, la dispute entre Sourissôt et Grand Dadais commençait à battre de l'aile. L'un et l'autre ayant plus ou moins épuisé tout leur répertoire d'insultes, pourtant copieusement garni, ils ne se tiraient déjà plus dessus que par des regards en biais, et quelques courtes interjections, voir par une suite de simples onomatopées, accompagnées de soupirs et de sifflets vulgaires. À propos de sifflets, Père-Siffleur, face au calme retrouvé, à travers les ruelles apaisées, toujours emplies de cette incroyable clarté d'hiver, s'en donnait à cœur joie. À ce moment, il imitait quelque oiseau dont il ignorait le nom, mais dont le chant lui revenait soudain, comme un petit morceau d'enfance. Et ses sifflements harmonieux, presque gais, finirent par chasser les dernières tensions qui flottaient dans l'air, entre les compères de promenade, comme on exorcise les mauvais esprits.

À présent que la colère ne canalisait plus les pensées de Sourissôt, celui-ci, comme à son habitude, se mit tout de suite à concevoir des craintes. Il était ainsi fait, ce tout petit homme, à la fois hargneux et angoissé, aboyeur pour rien, aussi retors que sadique, mais tellement chétif, et stupide, toujours à devoir compenser quelque chose, incapable de trouver jamais le moindre repos, comme une petite étoile ridicule, faiblarde, mais décidée à brûler deux fois plus vite que toutes les autres, pour briller deux fois plus fort - en vain, évidemment. Pour tous, le résultat n'était qu'embarras et désagrément, fatigue et crises de nerfs, et chacun ne voyait de lui qu'un petit roquet minable, insupportable, excité comme une pile électrique. Enfin, Sourissôt n'en pouvait plus de ce silence entrecoupé de gazouillis humains. Il fallait qu'il le brise, quitte à se plaindre de n'importe quoi.

- Y prend son temps pour pisser, quand même...

La remarque réveilla aussitôt Grand Dadais qui, toujours un peu fâché au fond, se sentait entièrement disposé à contredire son camarade au moindre prétexte. Même s'il était incapable de se montrer très fin en la matière. Sa répartie tombait souvent à plat.

- Qu'est-ce qui t'dit qu'il est pas en train d'chier ?
- J'vois pas pourquoi il l'aurait pas précisé, on n'est pas des pucelles, bordel de nouille.
- Des fois ces trucs, ça vous surprend. On part pour la p'tite, on s'dit qu'ce sera du gâteau, et puis on s'retrouve comme ça planté un quart d'heure la crotte au cul...
- Tu parles. À mon avis, c'est plutôt l'devant qui lui démangeait d'trop, si tu vois c'que j'veux dire...
- Heu...
- Il est en train d's'astiquer la lance, bougre de fion !
- Ah ! Putain, moi j'pourrais pas, avec ce froid. J'fous pas l'gland dehors par ce temps...
- Fermez vos gueules.
- Quoi ?
- Z'entendez pas ?
- Nan. Quoi ?
- J'ai cru entend' gueuler.

L'ouïe supérieure de Père-Siffleur venait de frapper encore. Systématiquement, c'était lui, le plus observateur de la bande, le plus malin aussi, qui dégotait tous les bons plans, et aussi les coups foireux. Il semblait pouvoir renifler l'odeur de la détresse à des lieux à la ronde, pour viser de loin toutes les petites proies faciles, comme un rapace tournoyant dans le ciel, mais sans même décoller. Un sixième sens pour le grabuge, malgré, ou peut-être grâce, à sa discrétion maladive. Il jacassait tellement peu, que certains l'auraient pu croire muet. Fort heureusement, il n'en était rien, car même que sa voix était d'or. Il fallait toujours le tanner pour ça, mais dans les soirées organisées entre copains de dortoirs, en l'asticotant suffisamment, on parvenait à le faire céder. Il s'avançait alors sous les hourras au milieu du cercle des regards, et en noyant ses propres yeux dans le brasier autour duquel les hommes se réunissaient pour se tenir chaud dans la nuit, il se mettait à chanter. Et à chanter comment, ça il fallait l'entendre pour le croire, avec une voix profonde et puissante, chaude et brillante comme le jour. Il aurait pu tirer des larmes à des diables de pierre, et refaire pleurer des sources épuisées même depuis des millénaires.

S'il n'était pas aussi laid, aussi taiseux, en dehors de ces quelques performances, et d'un fond de cœur abominable, plus aride qu'une banquise, sans nul doute, il aurait pu connaître un destin inouï avec un don pareil. Il aurait pu faire se pâmer des comtesses, ramollir des cœurs de reines, foutre quelques duchesses à ses pieds, voir dans sa piaule, au lieu de chanter à l'occasion seulement pour quelques vieux loups crottés groupés autour du feu, au pelage miséreux, et à l'âme délavée, usée par les intempéries d'une existence compliquée, pitoyable, dévastée... Mais peut-être qu'il était comme eux, après tout, peut-être que chanter pour ses frères d'armes et d'âme le satisfaisait plus que l'idée de charmer de la donzelle argentée. Difficile à déterminer, le fond de ses aspirations, vu qu'il n'en pipait mot.

En tout cas, une fois encore, c'est lui qui ce soir rameutât les louveteaux. Il y eu un autre appel, similaire au précédent, à quelques rues de là, qui lui fit définitivement reconnaître la voix de Cédric.

- Le chef a des ennuis.
- Tu dis ?
- Bougez-vous, suivez-moi !

En l'absence de Cédric, que tous les trois se plaisaient plus ou moins à considérer comme le responsable de cette petite bande, c'était Père-Siffleur qui le relayait naturellement, en terme d'autorité. Il parlait d'ailleurs tellement peu que la moindre de ses injonctions résonnait tout de suite comme parole divine, irréfutable commandement. Aussi, lorsque le sous-chef détala droit devant, les deux autres acolytes surmontèrent rapidement leur incompréhension, pour se mettre à le suivre, sans plus se poser de questions. Ils firent tous les trois tellement de boucan, à courir en martelant le sol à moitié figé par le gel, à remuer tout le fatras de leur équipement, à obéir aux directions empressées de Père-Siffleur qui indiquait en gueulant "Par-là ! Par-là !", qu'un peu partout sur leur passage, des fenêtres s'ouvraient. On entendit même rouspéter une fois ou deux dans les étages. Enfin ils parvinrent aux abords d'un petit jardin misérable, à la végétation rachitique et clairsemée, juste à temps pour apercevoir, dans l'éclatante lumière de la lune, Cédric qui se ruait sur une ombre en forme de femme. Ensuite seulement ils virent une petite chose menue qui semblait décamper dans leur direction. Ils étaient parvenus sur les lieux par l'autre bout du jardin, si bien que, sans le vouloir, ils avaient acculé la proie qu'ils ignoraient chasser.

- Chope-le !

Ce fut Grand Dadais qui, toujours sur les ordres de Père-Siffleur, qui avait déjà tout analysé de la scène, intercepta l'enfant qui fuyait. Le marmot eut beau se débattre, taper du pied, couiner de sa petite voix criarde, agitant dans tous les sens ses pattes minuscules et ses poings inutiles, le géant n'en fit qu'une bouchée, en l'attrapant d'abord par le col. Il le souleva sitôt de terre, pratiquement sans effort, comme une maigre bûche de bois, qui aurait tenu dans sa main, avant de l'enserrer pour l'immobiliser entre ses bras énormes, longs comme des cannes à pêche, épais comme de petits troncs d'arbres. Mais quand Grand Dadais aperçu le visage du bambin, qu'il avait découvert par hasard dans la manœuvre, soudain frappé par un rayon de lune, il eut un sursaut d'horreur. Il s'écarta brusquement, détournant les yeux en grimaçant, avec un cri dégoûté, relâchant le petit corps qui chuta au sol, et s'en éloigna tout de suite de quelques pas, comme d'une chose trop immonde pour être approchée.

- Qu'est-ce que tu fous, bordel ?! Le laisse pas tomber !

Et puis, comme Grand Dadais restait transis d'effroi, Sourissôt se précipita sur le gosse qui tentait de se relever. Il l'agrippa par les épaules, et le retourna pour lui faire face. Il vit à son tour le visage de l'enfant, tout entier mangé de tâches brunes, qui formaient des boursouflures sombres, lui évoquant un croûton de pain brûlé, ou la surface d'un gratin trop cuit. Il eut un frisson, de peur aussi, d'abord, retint sa respiration, mais renforça sa prise au contraire, enfonçant ses doigts crochus dans la chair, à travers les vêtements de l'horrible enfant. Et puis, contre toute attente, il éclata soudain d'un rire sonore, un grand rire très amusé. Passé la surprise, il n'avait plus du tout peur. Sourissôt, d'où son nom, était trop bête pour s'imaginer un instant que l'affliction du garçon puisse être contagieuse. Et comme il aimait les petites choses laides, fragiles, et craintives, comme lui, aussi parce qu'il aimait les torturer, il se prit aussi vite d'une affection malsaine pour le pauvre petit qu'il serrait toujours trop fort entre ses mains.

- Ah ah ah ! Hé ! Siffleur ! Vise-moi ça ! J'ai trouvé un truc au monde plus moche que toi !
- Qu'est-ce que c'est ?
- Regarde !

Mais la question de Père-Siffleur ne s'adressait pas à son camarade. Il voyait bien la petite bouille en forme de tartine décrépite et vérolée, et lui s'inquiétait réellement. Avant de réaliser soudain.

- Le touche pas !
- Quoi ?
- Éloigne-toi, imbécile ! Tu vois pas que le petit est infecté ?!
- Hein ?!

Alors Père-Siffleur tira son épée courte, pour menacer la créature rabougrie, en criant.

- Arrière, démon ! Arrière !

Et avec de grands moulinets, en agitant sa lame devant lui, et en piétinant le sol pour l'effrayer, il força l'enfant à reculer, reculer toujours plus, en direction de sa mère.

~~~~

De son côté, Cédric n'avait pas perdu de temps non plus. En constatant qu'il s'agissait bel et bien d'une jeune femme, apparemment pas laide en plus, à quelques mètres devant lui, vulnérable, isolée au milieu des ténèbres de ce jardin sordide, son cœur avait fait un grand bond dans sa poitrine. Un bond de joie. Il se sentait tout de suite monter des appétits de chair fraîche, de tendre chair rose et juteuse. Elle avait crié quelque chose à un petit être qui avait fait mine de détaler, mais il s'en fichait pas mal, de son marmot, ou quoi que ce fut. La femelle seule l'intéressait. Alors il s'était précipité sur elle, pour ne pas lui laisser la moindre chance de s'enfuir. Il se sentait comme un sacré tigre en cage, affamé depuis deux mois, soudain libéré, et tombé d'un coup nez à nez avec une carcasse entière, déjà tuée, offerte gratuitement à ses velléités de festin. Dans sa tête et dans son pantalon, pour elle et lui, la messe était dite. Enfin, cette fois, il comptait bien s'amuser un peu avec sa proie, se disait-il, comme un chat cruel trimbalant longtemps un rat blessé, avant d'aller lui visiter les tripes pour de bon. Comme il voyait en même temps, avec bonheur, ses trois complices qui rappliquaient de l'autre côté, il se dit qu'avec une telle position de supériorité, au beau milieu de la nuit, personne ne viendrait les emmerder, ni les interrompre. Et si jamais l'aventure venait à déraper, il y aurait toujours la place pour planquer un cadavre ou deux entre ces fourrés épineux.

Il se disait tout ça, le Cédric, en un instant, sans vraiment utiliser de mots. Dans son cerveau d'animal, le forfait et la rapine étaient affaires d'instinct, pas de philosophie. Il flairait le crime et ses déclinaisons comme un chien flaire son diner, sans raisonner plus loin que sa faim. De plus, il se sentait protégé à la fois par la nuit et par son uniforme, comme un roi en son château. Ses trois compères qui s'agitaient bruyamment à l'autre bout du jardin, sans qu'il sache trop ce qui les retenait là-bas, vu d'ici, et sans qu'il s'en soucie d'ailleurs, formaient sa petite armée à lui, ses vassaux et vavassaux personnels. Dans l'obscurité, où qu'ils se trouvaient, tous les quatre, partout où ils étaient ensemble, ils étaient chez eux, dans leur petit royaume imaginaire. Et elle, la jeune dame éperdue qu'il empoignait sans douceur, elle était le beau gibier qui gambadait un peu plus tôt dans la forêt domaniale, tentation de chair insouciante. Un gibier désormais suppliant, car piégé ; un gibier foutu.

- Hé ! Allons... Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs ? C'est nous les gentils, petite fille... Sécurité garantie... !

Et Cédric en riant un peu, resserra son emprise sur la jeune femme, tirant sur le bras qu'il tenait déjà, pour la ramener un peu plus vers lui, et capturer le second bras, au niveau du poignet, avec sa seconde main. Elle ne le combattit même pas. La tourterelle bizarrement enrobée de linges dépareillés lui parut manquer singulièrement d'énergie, comme presque résolue d'avance à son sort. Tant mieux, pensa-t-il, tant mieux. Pour peu qu'elle ne fasse pas trop d'histoires, ni de raffut, qu'elle se laisse un peu faire en somme, elle aurait plus de chance d'en réchapper sauve, à défaut de rester saine. Il faut savoir parfois faire le sacrifice de sa dignité, pour rester encore un peu en vie... Il en savait quelque chose. Et comme il tirait encore, un peu plus fort, en cherchant déjà à se coller à elle, pour la première fois, elle leva les yeux sur lui, et leurs regards se croisèrent, durant une fraction de seconde. Dans la clarté lunaire, il vit un joli visage, aux traits harmonieux, à la peau pâle, lisse comme du lait, et l'eau lui monta un peu plus à la bouche.

- Oh, c'est qu'elle est pas tout à fait vilaine, la jeune dame... ! Ça t'embête, dis, si on procède à un p'tit contrôle de routine ? C'est pour le bien de tous... Fais voir un peu, montre-moi ce que tu caches sous tout c'bordel...

A cet instant, Cédric allait plonger les mains dans le fouillis de vêtements dont la pauvrette était attifée. Il voulait tâter de la marchandise, soupeser un peu ses attributs, prendre la température en surface, et découvrir les possibles trésors qu'elle dissimulait sans doute sous toutes ces couches de tissus amoncelées. Il se mordait les lèvres et crispait les doigts, à l'idée de lui arracher bientôt le haut et de mordre dans un sein, petit ou gros. Il n'en eut pas l'occasion. Car au même instant, il entendit Père-Siffleur qui gueulait, tout près de lui, le coupant net dans son élan graveleux.

- Arrière... ! Ecarte-toi, Céd !
- Merde, qu'est-ce qu'y s'passe ?
- Pousse-toi vite !
- Pourquoi tu gueules comme ça ?
- Regarde le gosse !
- Quel gosse ? Ah...

Repoussé par les grands gestes de Père-Siffleur, le petit accourait maintenant vers sa mère. Largement débraillé, son visage totalement nu, à la peau gratinée, était parfaitement visible de là où Cédric se trouvait. Et il voyait le mioche à la face de cadavre se précipiter sur lui, pour rejoindre celle qu'il tenait toujours entre ses mains. Effrayé, effaré même, par cette vision étrange et dérangeante, il en oublia tout de suite ses intentions sexuelles, et abandonna son étreinte, libérant la jeune femme, pour reculer de plusieurs pas, non sans porter la main à son arme. Il regardait stupéfait l'enfant rejoindre les bras de sa maman et se blottir contre son torse. Après quelques secondes, il parvint enfin à articuler sa seule pensée, qui l'occupait depuis autant de temps.

- Qu'est-ce que c'est qu'ce truc ?

- C'est un démon ! Un fangeux !
- Un démon...
- Faut l'buter ! Faut les buter tous les deux !

Un démon, Cédric, qui avait vu la Fange et ses hordes monstrueuses de ses propres yeux bouleversés, sur le champ de bataille, ne le croyait pas. Il y avait bien quelques ressemblances troublantes, odieuses, mais le petit parlait, apparemment, et les fangeux, pour autant qu'il se souvienne, ne parlaient pas. Il ne l'avait jamais entendu dire non plus, aucune rumeur n'en faisait état. Si le gosse était laid, avec sa face en croûtes, le rapport avec la Fange ne lui semblait pas tout à fait évident, à lui en tout cas. Ses collègues semblaient mieux décidés.

- Faut l'buter ! Faut l'étriper ! Faut lui arracher les yeux !

Maintenant, les quatre miliciens rassemblés formaient devant la jeune femme et l'enfant un demi cercle étroit, pour les acculer contre le talus et les broussailles, trop drues et trop pleines de ronces pour qu'ils puissent espérer s'échapper par-là. Cédric dégaina. La courte lame, tandis qu'il la pointait sur la drôle de famille, d'un geste grave, reflétait à sa surface l'image distordue du disque lunaire, toujours à son zénith. Avec un "Oh !" exaspéré, il fit ensuite taire Sourissôt qui s'excitait beaucoup trop pour la santé de tout le monde. Après quoi, il reporta son attention vers la femme.

- C'est votre enfant ? Vous êtes la mère de cette chose ? Qu'est-ce qu'il a au visage ?
- C'est un démon.
- Ta gueule. Je connais les démons. Cette chose, c'est pas pareil...

Il disait cela avec un aplomb exagéré, surtout pour se donner l'air devant les copains, invoquant le prestige du vétéran. Mais au fond de lui, il n'était sûr de rien.

- Alors dites ! Qui êtes-vous ?! Et qu'est-ce que c'est ?!

Et pour bien marquer le coup, il fit un pas en avant, menaçant, pliant son bras armé pour faire mine de se préparer à frapper.
Revenir en haut Aller en bas
https://lesnudites.wordpress.com/
Louise OchaisonErudite
Louise Ochaison



Les Ronciers sous la Lune Empty
MessageSujet: Re: Les Ronciers sous la Lune   Les Ronciers sous la Lune EmptyLun 11 Mar 2019 - 13:46
L’emprise de l’homme était tenace. Pas de douceur. Une ironie malsaine dans le brin de voix retors. Et quand elle entrevit ce qu’il y avait au fond de lui, dans ses abîmes odieuses, elle eut un haut le cœur. C’était une lueur bestiale, pire que celle des chiens qui s’entre-tuent pour un bout de graisse. Une lumière dont elle se méfiait, chez les autres ; chez ceux qui pensent avec ce qu’ils ont entre les jambes alors qu’elle ne savait que se servir de sa tête. Un éclat qu’elle ne pensait pas voir un jour tellement elle n’avait jamais été autant une ombre, un squelette sans chair et plus rien qui se la fasse se raidit pur le million d’années à venir. C’était une faim de mâle. Une faim immonde.

L’érudite ne comprenait pas. Ou plutôt, elle ne consentait pas à comprendre. Elle aurait voulu se précipiter dans les dangereuses contrées de la folie et se convaincre qu’elle n’était pas véritablement là. Mais le petit qui hurlait, son bras saisi et broyé, l’haleine du milicien qui s’écrasait sur son visage dans un brouillard nauséabond… Tout cela avortait l’illusion. Alors elle ne put accorder de l’importance à ses propres mensonges.

Pour autant, elle ne se débattit pas. Parce que cela aurait envenimé les choses. Parce qu’elle aurait pu se faire mal. Parce que, quand une femme doit choisir entre le vite et la vie, elle penche souvent pour le vite dans un soucis d’auto-préservation atroce. Il la regardait comme de la viande et c’est ce qu’elle était dans ces bras : un gibier faignant la mort pour espérer berner le carnivore.

Mais le leurre vint de la fuite de l’enfant qui accourut, tout en pleur, pour se réfugier dans les jupons de sa mère complètement blême. Les miliciens lui avaient découvert le visage exposant la maladie sur sa face juvénile. Aussitôt, l’homme qui tenait le bout de femme lâcha son étreinte et la mère tomba à genoux pour enlacer le petite, le laissant pleurer et morver contre son cou. Tendrement, elle écrasa un baiser sur la joue du petit comme s’il avait s’agit là du dernier. Ses mains vinrent tout de suite boucher ses trop jeunes écoutilles pour qu’il n’ait pas à entendre la conversation qui allait suivre. Doucement, elle caressait les cheveux roux de sa nuque autant pour le rassurer que pour s’apaiser elle-même.

Ils le traitèrent de démon. Ils voulurent le mettre à mort, l’étriper, lui arracher les yeux. La comptine habituelle.

Vulnérable, à genoux devant eux, l’érudite ne tentait même pas de fuir. Elle n’avait pas la moindre traite idée de comment elle devait se sortir de ce pétrin-là.

Le milicien qui la tenait l’instant d’avant sortit une arme. Toute suite, elle appuya doucement la tête dans l’enfant contre sa clavicule, crispant ses doigts dans ses cheveux, pour qu’il n’ait pas l’idée de tourner la tête et de les regarder eux, dans leur costume de mort.

C'est votre enfant ? Vous êtes la mère de cette chose ? Qu'est-ce qu'il a au visage ? interrogea-t-il l’œil blanc et la lame basse.
C'est un démon, incrimina l’autre bougre.
Ta gueule. Je connais les démons. Cette chose, c'est pas pareil...

Un bon point pour elle : voilà un gredin qui connaissait le vrai visage de la Fange. Il faudrait s’en servir pour le convaincre de la différence avec le mal qui rongeait l’enfant.

Alors dites ! Qui êtes-vous ?! Et qu'est-ce que c'est ?!

Il haussait le ton et alla même jusqu’à armer le bras. Par reflex, la jeune femme leva son bras maigre pour protéger la caboche de l’enfançon. Même si l’os n’aurait rien arrêté, l’intention y était.

Pitié ! Pitié ! souffla-t-elle parce que les mots restaient bloqué avec le cris qu’elle ne pouvait pas pousser.

Il ne fallait pas qu’il s’inquiète. S’ils devaient mourir ce soir, elle préférait qu’il parte comme un agneau sous le couteau du berger : sans nerfs, sans peur er sans douleur.

Quand le reflet de la lame brilla plus bas, elle prit le temps de croiser le regard de tous les sombres larrons qui l’encerclaient cruellement. Elle reprit les questions dans l’ordre, méthodiquement, se voulant minutieuse et exhaustive malgré la peur bleue qui lui brulaient les tripes et le froid de la nuit qui lui gelait la peau :

Je suis une lettrée. Je travaille au Temple, sous la protection des dieux, du sire de Terresang et de la comtesse de Valis.

Le décors était posée. S’ils s’en prenaient à elle, ils sauraient à qui rendre des comptes.

Il est juste malade, murmura la jeune femme. Il avait besoin de sortir un peu pour que sa fièvre baisse.

Pieux mensonge que ces deux-là : les dieux ne protégeaient personne et, ce mal-ci, l’enfant en souffrait depuis tout petit.

Laissez nous rentrer, je vous en supplie, se répéta-t-elle au risque d'imprimer la litanie dans leur cervelle creuse.

Parce qu’elle savait qu’il ne la laisserait pas s’en aller sans contrepartie, elle finit par fixer les restes de la rigueur mal placée de celui qui, l’instant d’avant, l’avait si douloureusement touchée. Juste assez pour qu’il comprenne la suite de son idée mais pas assez pour installer une gêne qui l’aurait offensée. Puis, elle boucha mieux encore les oreilles du petit crâne qu’elle tenait. Parce que les mots qui allaient suivre auraient abîmé cette innocence déjà fort écorchée.

Si vous le permettez, je vous offre la nuit dans le lupanar de votre convenance. Un endroit pour passer une bien meilleure soirée. Et vous m’oubliez.

Où allait-elle trouver l’argent nécessaire pour le loisir de ces messieurs ? L’érudite n’en avait pas la moindre idée. Mais au vite, elle préférait la dîme. Et à la dîme, elle préférait la vie.

Ses yeux ne pleuraient pas parce qu’elle savait l’effort vain devant ses cœurs teigneux et froid comme cet hiver. Immobile, elle fixait le sol pour disparaitre, comme un rongeur arrête de gesticuler entre les griffes d’un félin pour espérer ne pas prendre un coup de croc.
Revenir en haut Aller en bas
Cédric GravèneMilicien
Cédric Gravène



Les Ronciers sous la Lune Empty
MessageSujet: Re: Les Ronciers sous la Lune   Les Ronciers sous la Lune EmptyMar 12 Mar 2019 - 15:29
Soyons un peu sincères, les hommes n'ont de pitié que pour eux-mêmes. Jamais ils ne s'inquiètent réellement d'aucun autre sort que le leur, et lorsqu'ils prétendent le contraire, ce n'est que dans une certaine idée de leur intérêt. La compassion tant vantée dans les livres n'est que la translation fortuite d'un sentiment tout à fait égoïste, un déplacement assez incongru d'une pauvre image de soi, éphémère, par un effet de miroir. Car il leur faut d'abord assez d'imagination, aux hommes, pour se projeter dans le corps et les chaussures d'une personne étrangère. Mais ça n'est que parce qu'ils sont capables de s'imaginer partager son destin, ainsi ils ne sont touchés qu'en se voyant eux-mêmes à sa place, ils s'attristent pour ça, leur miséricorde leur est toute acquise, mais à eux seuls. Il faudrait que le prédateur suppose qu'il soit aussi une proie, la sienne en plus, pour être capable de retenir ses crocs, avant de lui briser le cou. Il faudrait qu'un homme puisse penser être une femme, objet de convoitises innombrables, et créature vulnérable au possible, exposée à tous les malheurs, à tous les dangers, pour ne pas vouloir uniquement la posséder ou la détruire...

Mais il ne le peut pas, jamais tout à fait. Surtout lorsqu'il n'est pas éduqué, l'homme insensible - dont le cœur n'est qu'une machine à pomper le sang, et pas l'organe délicat que les poètes décrivent, siège de toutes les plus tendres émotions - pour lui la femme n'est qu'un corps, un organe créé par et pour son plaisir, ou pour lui permettre d'accéder à la plus ordinaire et la plus pathétique des sortes d'immortalité, à travers l'enfantement. Pour un homme simple, une femme simple n'est qu'un outil nécessaire à sa vie, à sa survivance, à sa prolongation, à sa joie parfois. Pareillement pour elle. C'est une façon d'interdépendance. Le sexe n'est qu'un moyen, le lieu d'une réalisation animale. Et l'amour une invention nécessaire à l'attachement qui force à la reproduction. Le corps domine, quoiqu'on en pense, quoiqu'on en dise, le corps règne sur l'esprit. L'esprit qui ne s'occupe que du corps. La pensée n'est que l'esclave ordonnateur de nos besoins biologiques. La rationalité relative, au service de l'instinct le plus archaïque, le plus reptilien. Génétique.

C'est pourquoi il était tout à fait vain, de la part de la jeune mère, d'implorer de la sorte la pitié des quatre gredins qui l'encerclaient. Aucun d'entre eux ne possédait suffisamment d'esprit pour réussir à penser superposer leurs destins au sien. Aucun d'entre eux ne pouvait partager sa peur et sa détresse. Ils étaient intimement prédateurs, après tout, et se nourrissaient justement de l'effroi qu'ils se savaient inspirer. Ils vivaient de violence pure et de larmes fraîches. Tout semblant de compassion ne pouvait que les encombrer, d'ailleurs, dans la tenue de leurs affaires interlopes, aussi n'en éprouvaient-ils jamais aucune. Ou alors, ils ne l'auraient pas reconnu, et certainement pas assumé, de toute manière. Non, elle n'aurait rien en invoquant leurs bons cœurs. Ils étaient mauvais jusqu'à la moelle.

L'énumération de quelques noms de qualité, prétendument protecteurs de sa personne, en revanche, provoqua chez chacun d'eux - hormis chez Sourissôt qui ne comprenait rien que sa rage de sang - l'un après l'autre, un léger frisson d'inquiétude, en générant le doute à l'intérieur leurs crânes primitifs, incapables de s'en accommoder longtemps. Le rôle initial de la pensée consciente est aussi celui-ci, de résoudre le plus rapidement possible tous les troubles survenants, afin de retourner aussi vite à son état gentil de bête quiétude, qu'importe le moyen, qu'importe par quelle idée saugrenue. Il s'agit de sortir de l'angoisse à tout prix. À ce sujet, il ne leur fallut pas longtemps pour s'en tirer, et chacun d'eux, avec ses mots à lui, se réfugia derrière une pensée qui se formulait plus ou moins comme suit : "c'est bien facile de balancer des noms au hasard... et moi, si je veux, je suis la jument préférée du Duc ! Pas touche à ma crinière !" D'ailleurs, hormis peut-être Père-Siffleur qui laissait beaucoup trop traîner ses oreilles, ni les uns ni les autres n'avaient un jour entendu parler de ces larrons-là. Les sang bleus et leurs grandes œuvres les dépassaient de trop loin pour qu'ils y prêtassent ne fut-ce qu'une once d'attention. Alors elle pouvait bien dire la vérité - mais alors il leur suffirait de s'assurer qu'elle ne puisse pas témoigner du traitement qu'elle recevrait - mais il était certainement plus probable qu'elle mente. Elle paraissait certes convaincue par sa présentation, mais tous les bons menteurs le sont. Et un mensonge assuré n'en reste pas moins un mensonge...

Pressée par la menace, elle débitait maintenant toutes les âneries qui lui filaient par la tête, et c'était assez comique à voir. À la regarder se débattre dans ses arguments grossiers, Cédric en ressentait un plaisir subtil, de ce plaisir délicat et cruel que l'on ressent à user d'un pouvoir illimité, pour réduire une âme fragile au fil de sa seule volonté. Un plaisir de roi. Et plus elle s'empêtrait dans les contre-vérités les plus évidentes, plus il la voyait ressembler à une petite mouche toute fine, toute menue, aux prises dans une gigantesque toile gluante et mauvaise, ne parvenant qu'à s'engluer toujours d'avantage, à force d'agitation désespérée. Et à eux quatre, ils avaient les huit pattes velues et les huit yeux terribles de l'araignée, et bien plus encore de dards, de crochets, et de mandibules... Si elle ne trouvait pas rapidement le moyen de fuir, ils allaient d'abord bondir sur elle pour lui injecter le venin laiteux, et lorsqu'elle serait tout à fait docile et brisée, alors ils la dépèceraient lentement, morceau par morceau, pour finir par la dévorer... Seule la proximité de son infâme rejeton les retenait de ne pas tout de suite la déchiqueter. La pourriture les effrayait.

En plus, ils n'étaient pas tout à fait stupides, quoiqu'elle semblait le penser. Cédric savait bien qu'aucune fièvre assez bénigne n'aurait pu se lier à un visage dans cet état, si ravagé, et permettre encore à l'enfant de courir, de hurler, de se débattre. Il revoyait l’œil du petit fonçant sur lui, chassé par la lame de Père-Siffleur. C'était des sornettes. L'enfant était trop vif pour être très souffrant, et lorsque l'on crève d'une maladie qui vous ramollit à ce point la face, on ne se promène pas dehors après minuit, par ce froid glacial, qu'importe la raison. Ce n'était pas médical. Elle ne pouvait pas rêver s'en tirer comme ça. Alors bien sûr, elle tenta une manœuvre supplémentaire. Après la pitié, après la bêtise, la voilà qui tentait de s'en remettre à leur cupidité, d'une manière absolument dérisoire et même contre-productive. Si elle possédait réellement tout cet argent sur elle, ils n'auraient qu'à le prendre une fois qu'ils en auraient terminé avec son corps, avec son âme aussi, lorsqu'elle dormirait pour l'éternité face contre terre, et gorge ouverte, ventre fendu, entrailles meurtries... Si elle l'avait ailleurs, cet or, ils n'étaient pas suffisamment crétins pour la suivre jusqu'au premier traquenard indiqué. Et puis, ils n'avaient qu'à poser les yeux sur elle pour se douter pertinemment qu'elle n'était rien et n'avait aucun des moyens dont elle prétendait pouvoir user soit pour, soit contre eux. Lorsqu'on a l'air si misérable, toutes les paroles, surtout les menaces, sont vaines. Elles sonnent comme des vœux imbéciles, à la rigueur, mais pas mieux. Elle aurait beau tenter de se rattraper à toutes les branches qu'elle pouvait, aucune d'entre elles ne la soutiendrait suffisamment pour empêcher sa chute, désormais...

- Tu es drôle, petite fille... Comment peux-tu t'imaginer nous acheter, alors que tu n'es manifestement pas foutue de t'acheter des vêtements corrects !

Un rire gras secoua la petite bande, à l'unisson. Et Cédric, encouragé par la présence virile de ses camarades, se sentit soudain comme embarqué par une inspiration cruelle. Il se délecta lentement de chacune de ces suivantes paroles, comme un prêtre fou, lancé dans un prêche sinistre, alimenté par un feu noir.

- Et puis, peux-tu me dire, quel genre de mère tire de son lit un enfant fiévreux en pleine nuit, en plein hiver, pour l'amener dans un petit parc sombre... ? Que voulais-tu ? L'abandonner ? L'occire ? Dis-le ! Avoue... Tu voulais lui poinçonner le cerveau à travers l'oreille, avec une longue aiguille, délicatement, d'un tout petit coup sec, au terme d'une berceuse funeste... Et tu serais enfin débarrassée d'une bouche si horrible, si pesante, qui te suce le sang depuis toutes ces années... D'un parasite aussi laid, encombrant, pendu à tes jupons depuis sa naissance, un obstacle permanent planté entre tes jambes, qui n'aurait jamais dû en sortir... Je ne te juge pas, mégère. Ce n'est pas mal, de le vouloir. Tu es assez jeune, des enfants tu pourrais en pondre dix autres encore, et des normaux, sans problème... Alors chacun de nous fait ce qu'il faut pour survivre. Et cet enfant affreux, après tout, quelle sera sa vie, avec une bouille pareille ? Tu le cachera et tu le nourrira au sein jusqu'à ta mort ? Quelle idiotie... Au fond de toi, tu sais, tu sais très bien... Le petit monstre ne mérite pas de vivre, il ne mérite pas la souffrance insupportable que sera sa vie, dès que tu ne pourras plus le protéger... Cela viendra très vite, dès ce soir en réalité... Ou demain. Tôt ou tard il sera tué, assassiné, avec plus ou moins de violence. Il sera traqué, battu. Il souffrira beaucoup. Tu le sais. C'est inévitable. Et moi je sais, tu étais venu pour cela, n'est-ce pas ? Pour lui offrir la mort la plus douce, la plus rapide, contre ton cœur noir... Encore une fois d'ailleurs... mais tu n'as jamais eu le cran nécessaire... tu ne l'auras jamais. Laisse-nous nous en charger. Un égorgement sans douleur, promesse. Nous l’assommerons d'abord, il n'y aura pas de cris, et tu n'auras pas à voir le sang, si tu veux, il ne coulera pas sur tes mains, pas les tiennes, en tout cas... Tu ne verras rien, n'en saura rien. Tu sais, cela ne nous fait rien, à nous, rien d'autre que plaisir. La mort est notre métier. Et quand on aime son métier, on le fait bien... Tu n'auras qu'à nous rembourser de ton corps, pour ce service rendu... Et tu vivras. Tu seras plus libre. Libérée à la fois de ton fardeau et du poids de ton honneur. Une offre pareille, décidément... Tu rêvais d'une autre vie, non ? C'est le moment. Qu'en dis-tu ?

Il était parvenu à inventer ce petit discours en totale improvisation, progressivement, seulement pour la torturer. Il espérait bien sûr quelque part qu'elle approuve son plan dégueulasse - il aurait jubilé comme un porc en son auge, à voir une mère craintive abandonner son petit, le placer d'elle-même dans la gueule du loup, pour acheter sa propre vie - mais il ne s'y attendait pas. Maintenant, il se taisait, pour laisser pénétrer, infuser ses paroles en profondeur, bien au fond de la caboche abasourdis de la jeune femme. Et la lune immense, qui scintillait toujours puissamment au-dessus des toits de la cité, soulignait de sa lumière froide et crue, sur les visages des quatre brigands, les longs rictus carnassiers déformant leurs traits, où se lisaient la joie mauvaise et la faim de viande humaine, en faisant ressortir aussi leurs regards durs et tranchants, assassins comme le fer de leurs quatre épées, toutes tirées et prêtent à tuer, dès à présent... Comme elle se taisait toujours, pour la pousser à parler, Cédric ajouta, sur un ton qui se voulait badin :

- Décide-toi vite... c'est une offre limitée. Après, je ne réponds de rien...

Alors, l'air narquois, il se mit à balancer doucement sa lame, de droite et de gauche, à bout de bras, imitant le mouvement de la pendule, lui décomptant de plus chaque seconde passée en faisant claquer nerveusement sa langue...
Revenir en haut Aller en bas
https://lesnudites.wordpress.com/
Louise OchaisonErudite
Louise Ochaison



Les Ronciers sous la Lune Empty
MessageSujet: Re: Les Ronciers sous la Lune   Les Ronciers sous la Lune EmptyMer 13 Mar 2019 - 11:12
Le chef de cette horde de monstres se mit à parler comme un clerc, comme un prophète ; de ceux qui pensent détenir la vérité entière complète et l’extrapole vers l’infamie. Il augurait ce qu’elle était, ce qu’elle aurait pu être avec trop peu de pigments de justesse pour que la peinture n’ait une autre teinte que le gris du mensonge odieux. Chaque palabre pesait, tintait, crissait. Le bruit des mots vibrait dans la structure osseuse de la jeune mère comme après un carillon de cloches.

Pas une once d’une vérité dans cette bouche mauvaise, remplie d’idées putrides, mais le milicien s’insurgea de l’explication de sa victime, de son faux propos sur la fièvre. Il avait raison : quelle était la mère qui guidait le fruit de ses entrailles dans le ventre de la nuit pour chasser la maladie ? Aucune, certes. C’était juste trop douloureux de lui dire que, s’ils allaient mourir ce soir, ce n’était que dans un but récréatif. Uniquement parce qu’elle avait eu la prétention de pouvoir glisser un bout de bonheur dans le cœur du fils.

Tout comme les hommes en costumes ecclésiastiques, le bougre ne tarda pas à jouer avec des idées qui l’avait traversée il y a longtemps et dont elle avait eu du mal à se pardonner, en gesticulant avec son arme au bout du bras. Pour lui, si elle se trouvait là, ce n’était que pour se débarrasser du poids de ce rejeton trop fragile pour ne pas freiner sa survie laborieuse. A l’entendre, la société devrait presque lui donner une médaille : il avait arrêté un infanticide lâche. Mais ces bougres-là ne portaient les armes que pour tuer et non pour protéger. Ils invoquèrent leur métier de bourreau pour lui proposer d’égorger proprement l’agneau. Qu’elle ne tâche pas ses mains, qu’elle n’ait pas à voir le sang. Elle serra plus encore l’enfant contre elle parce que rien que l’idée lui était absolument insupportable.

Il y a bien des années, lorsque son ventre avait commencé à s’arrondir, elle avait songé à s’en débarrasser, elle l’aurait avouer. L’érudite était une femme intelligente : elle aurait trouvé aisément une plante abortive. Cet enfant venait hors mariage, dans une maison où les babilleries des bourgeois ne visaient qu’à s’élever dans une hiérarchie fermée et creuse ; une volonté qui serait freiné par le jugement désapprobateur de la plupart de l’élite. Cependant, l’érudite avait repoussé l’idée : après la mort du père, le rôle du nourrisson à venir était infiniment plus grand. Il aurait le rôle de perpétrer le souvenir de cet homme qui n’avait pas assez vécu pour parler de ses idées. Assurer cette sorte d’éternité pathétique et vaine. De toute façon, avec sa peau tâchée et sa réactivité à la lumière du jour, le petit n’avait jamais fait briller le blason portait.

Mais, même engoncé dans cette fragilité touchante, l’érudite avait toujours vu en lui quelque chose d’infiniment plus grand. Malgré cette peau gâtée, brûlée, brune par endroit, elle retrouvait dans les traits de cette esquisse d’elle, quelque souvenirs de celui qu’elle avait vu brûler sur un bûcher. Doucement, le dessin était venu effacer le visage tordu de douleur qu’il restait à la jeune femme, pour y imprimer, au fil des années, quelques souvenirs plus tendres.

Ce petit représentait quelque chose d’infiniment plus grand. Une promesse qu’elle avait faite. Un engagement signé avec une plume trempée dans le sang, dans les cris, dans les pleurs et dans les douleurs de la parturition. A cause des dégâts imprimés dans sa chair et de cette maigreur terrible qui avait fait disparaitre jusqu’à ses périodes de saignement, elle le savait, elle en était intimement persuadée : cet enfant, celui dont elle tenait la face de démon contre son cou, serait le seul. Le dernier.

Alors, non, jamais elle n’avait songé à s’en débarrasser de la sorte. Ni par sa main, ni par celle d’un tiers. S’il s’attendait à ce qu’elle se rue sur l’opportunité de se garder en vie en signant un tel pacte, il se fichait le doigt dans l’œil jusqu’à la trogne.

Elle se sentit plus misérable que jamais. Ni assez ingénieuse, ni assez forte pour protéger l’enfant de ses affreuses gens.

Il la pressa pour répondre et s’était comme écraser une agrume pour en tirer le jus. Les larmes commencèrent à rouler sur ses pommettes enfoncées. La grimace qui chiffonna son visage fut abominable. Il n’y avait pas de choix dans ce que cette bande proposait là. Son front tomba contre l’épaule de l’enfant, pour se cacher, pour qu’ils ne voient pas, pour les priver un peu de cette jubilation exécrable, préservant ce semblant de dignité qu’elle n’avait plus.

Dans ses bras, la force la lâchait. Ses phalanges ne bloquèrent plus les écoutilles du petit.

Il savait que l’heure était grave, et, la bouille encrassée d’un mélange de morve et de larmes. Sa mère ne trouvait pas comment articuler quelque chose pour les miliciens. Il lui souffla à l’oreille, pendant qu’elle le serrait, l’étouffait presque, alors que c’était tout sauf le moment :

On va mourir maman, hein ?
Ne dis pas de bêtises… elle murmura, pour que cela reste entre eux deux.
Et si on mourrait maman ?
Ça n’arrivera pas.

Ils s’impatienteraient peut-être mais il y avait trop de choses qu’ils voulaient se dire, soudainement pressé par le temps.

Maman ?
Oui ?
Tu pourras me dire à quoi il ressemble mon père, pour quand je serais mort.
Tu ne vas pas mourir.
Oui, mais si je meurs, je ne connais pas son visage.

Le petit avait une mine soucieuse. Il parlait avec des mots graves, des mots de grands, même s’il n’était encore qu’un marmot.

Tu sais, maman, je n’ai pas vraiment peur de mourir. Beaucoup de gens sont morts, je le sais. Au fond, ce n’est pas la fin. Je sais que tu ne crois pas en les Trois mais que tu veux qu’on fasse semblant. Mais à force de faire semblant, bah, moi, j’ai commencé à y croire. Je veux penser que quand je serais mort, je retrouverai mon oncle, mon père et mon grand-père.

Il ne voulait pas croire que la vie, ça n’avait été que ça : survivre, se cacher et endurer un cauchemars de damnés. La tirade de l’enfant figea la mère presque autant que celle des monstres qui les tenait dans cette captivité dégradante. Des choses dures à entendre dans la bouche de celui qui faisait le plus de mal en les disant.

Alors je n’ai pas vraiment peur de mourir. Ce dont j’ai peur, c’est de me retrouver tout seul. Que tu ne sois plus là et qu’il n’y ait plus personne pour veiller à ce que je fasse les choses biens.

Il semblait vraiment préoccupé à l’idée de ne plus être sous la garde de personne dans ce nuage blanc qui recueille les âmes des disparus.

Quand je verrais papa, comment je saurais que ce sera lui ?

Elle voyait qu’une réponse aurait apaisé l’enfant alors elle se plia à l’exercice douloureusement. Honteuse de le faire devant ce publique qui, au mieux, s’en serait moqué, au pire, l’aurait funestement écourté. Sa voix vrillait à la fin de ses phrases. Elles s’éteignaient en plein milieu, étouffées par le sanglot qui montait. Mais elle murmura tout bas, presque comme une divinité souffle qui confie la clef de l’au-delà à une âme de passage :

Ton père est un grand homme blond, aux yeux clair. Un peu de barbe. Des grandes mains. Il a un beau sourire est un esprit immense. Il saura voir en toi avant que tu ais compris que tu es son fils, mon ange. Et il porte une bague avec une fleur de lys à la main droite.

Elle ne voulait pas qu’ils entendent ce passage. Parce que c’était ça, le fardeau que les rustres ne voyaient guère : ce n’était pas que le simple rejeton d’une lignée disparu. Une éternité se perpétrait dans le sang et dans la chair de cette innocence abîmée.

Elle déglutit parce que le souvenir lui apportait un sourire, au milieu de tous ses ténèbres. Une rémanence d’une époque belle, sereine, qui paraissait pérenne avant que le Fléau ne les fauche.

S’il prononce moins de vingt fois, le mot « astre » dans la journée, c’est qu’il est dans un mauvais jour. Sinon, il parle tout le temps d’étoiles, tu verras, elle ajouta, incrédule devant cette conversation qui tombait mal.
D’accord, répondit l’enfant en hochant la tête.

La description lui suffisait. Elle comblait son angoisse de ne jamais retrouver l’homme qu’il avait fantasmer de rencontrer. De son côté, l’érudite, se prit à espérer le revoir, elle aussi. Qu’ils forment cette famille complète qu’ils n’avaient jamais pu former.

Petit ange ?
Maman ?
Si tu revois ton père avant moi, tu peux lui dire que je l’aime fort et qu’il m’a manqué plus que tout ?
Je lui dirais ça, maman.
Je vous rejoindrai vite.
Je sais, maman.

Il y avait tellement de chagrin entre eux deux qu’ils finirent par laisser couler les larmes qui débordaient de leurs yeux. Ils se protégeaient l’un l’autre, dans leur bras rachitiques.

Là, la jeune femme osa un nouveau regard aux belliqueux, les dévisageant non pas pour trouver s’ils auraient du cœur mais pour vérifier qu’ils avaient les tripes. Qu’ils essaient encore de lui proposer un étripage en règle, qu’ils essayent seulement… S’ils voulaient tuer, le meurtre devrait être double. Qu’il leur soit insipide, aussi. Qu’il en tire le moins de jouissance possible et presque pas de plaisir. Aussi cruels soient-ils, ils avaient probablement eu une mère, des sœurs, peut-être des filles…

Elle n’avait rien à leur dire qu’elle n’avait déjà dit. Elle ne leur ferait pas le plaisir de leur donner d’autres agitations d’angoisse résignée.

Ce que son histoire lui avait appris, c’était la faculté d’adaptation de ceux qui sont passé par le pire. Depuis son errance, elle avait changé de désespoir comme de chemise. S’ils devaient mourir, ce serait un point final à une errance, une forme de répit, un sursis accordé sans avoir pensé aux conséquences. Pour les sévices infligés auxquels ils devraient survivre, il y aurait l’oubli. Un puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle.


Revenir en haut Aller en bas
Cédric GravèneMilicien
Cédric Gravène



Les Ronciers sous la Lune Empty
MessageSujet: Re: Les Ronciers sous la Lune   Les Ronciers sous la Lune EmptyMar 19 Mar 2019 - 17:57
(Mise à jour !)


Et pourtant, elle tourne.

Ni le sang, ni les larmes, ni la peur, ni le plaisir, ni même la mort, rien ne l'arrête jamais. Pas même tout l'or du monde, qui ne pourrait freiner sa danse frénétique. Rien n'empêche la spirale du temps de s'emporter toujours plus, de tournoyer incessamment sur elle-même, pour finir par nous avaler. Tout nous ramène sans cesse au terrible cercle des heures, à l'angoisse de regarder l'aiguille défiler dans l'indifférence, égrener une à une les secondes qu'il nous reste encore un peu de vivre, stupides et solitaires, à combler de désirs ou de patience, dans l'attente ou le rêve, ou simplement à faire semblant de l'être, à faire semblant de nous débattre et de nous croire invincibles encore. Ce qui s'appelle vivre. C'est cette entreprise imbécile, qu'elle soit moribonde ou radicale, ordinaire ou rebelle, opposée à toutes les forces les plus implacables de la nature. Surtout la mort, qui n'empêche rien, qui n'arrête rien... rien que nous, en fin de compte, nous et toutes nos envies dérisoires, tout au bout du triste décompte...

Enfin quand tout s'arrête pour nous, quand on a jeté sur la scène de notre âme le rideau de nos paupières froides, en même temps que la terre nous recouvre, encore plus froide, tous les autres se foutent pas mal de nous, déjà, ils oublient. Ils se dispersent rapidement autour de notre cercueil enterré, qu'ils fuient comme la peste. Ils s'empressent évidemment d'oublier que leur tour viendra, à eux aussi, et peut-être plus tôt qu'ils ne se l'imaginent même pas vraiment. Et ils ont raison. Qu'ils oublient, qu'ils nous oublient, c'est la meilleure chose pour tout le monde. Car qui peut vivre décemment avec la conscience permanente de la faux tendue, toute prête à frapper, à chaque instant, derrière sa nuque ? En sentant déjà le froid de la lame, et le souffle funeste sur sa peau ?

Comment prendre du plaisir, comment puiser de la joie, avec la vision d'une terre aussi aride et stérile que celle de notre champ de vie, tout le temps devant soi ? C'est plus un champ de bataille qu'un champ de blé. On y joue trop souvent à la guerre, on y sème trop de cadavres et de vieux bouts de souvenirs amers pour permettre au sol du cerveau de se reposer en absorbant nos déchets, pour s'en nourrir et produire enfin quelque chose de plus que des rivières de sang, par-dessus lesquelles virevoltent en croassant dans le ciel noir des légions de corbeaux...

Pas plus de mystère après tout dans la mort que dans la vie. C'est l'oubli qui règne, l'indifférence et le néant qui prédominent. Et vivre n'est en définitive qu'une tentative, vaine tentative, de résistance face à cela, face à la marche impériale du désordre, du chaos, de l'inexistence... que chaque seconde entraîne, encourage, comme si le tic tac de l'horloge était un tambour de mort, une ode à la fin de tout, même à la fin des temps.

Car le temps détruit jusqu'au temps.

Alors que dire de nous, pauvres et fragiles et bêtes créatures ?

- Ça discute trop, chef, j'aime pas ça. On les tue ?
- Allons, voyons... Ayons au moins la décence de laisser à une mère le soin de mentir à son fils...

Les mères sont faites pour ça, après tout. Pour enjoliver l'existence, pour l'enrober d'un voile menteur. Elles ont pour rôle de falsifier le destin de leur progéniture, en lui apprenant que tout est fait pour elle, qu'elle ne coure aucun risque, et que la vie n'est qu'un verger dont les fruits pendent aux arbres, lourds et sucrés, qu'elle n'aurait qu'à tendre la main pour les empoigner, et c'est gratuit, mordre dedans, et sentir sa gorge se remplir d'un jus épais au goût puissant... Mais ça n'est pas ça... Malheureusement, ça ne l'est pas... La vie n'est pas un verger. L'avenir n'est pas un champ doré, une étendue brillante et calme, ondoyant sous une brise délicate, pas un joli songe, gentil et complaisant... La vie est un mauvais rêve, une déception constante, une lente succession d'erreurs et de tromperies, de mensonges et de trahisons, un puits sans fond d'amertume... Une brutalité permanente. Un tremblement violent qui nous secoue jusqu'à nos fondements, et qui ne laisse rien de nos illusions intact. C'est un coup de poing en pleine face, un crachat dans l’œil grand ouvert, une épée plantée dans le bas ventre, un couteau cranté qui découpe en riant la peau entre nos os et nos muscles, un écorchement interminable...

Au bout du compte, une pensée survint. Une idée constructive dans un esprit malade de cruauté, contre toute attente. Cédric se dit qu'il avait peut-être plus à gagner en épargnant la vie du gosse. Si ses compères avaient pu le confondre avec la fange, d'autres encore le pourraient aussi. Il pourrait ainsi en tirer quelques lauriers, en se faisant passer pour le dénonciateur d'une abomination, le découvreur d'un nouveau foyer d'infection, et par sa garde vigilante, devenu le sauveur de tout Marbrume. Il recevrait les honneurs officiels, les médailles et l'avancement qui valaient plus que tout pour lui, la réalisation parfaite de toute son existence, la condensation essentielle de toutes ses aspirations. Il y avait peut-être dans ce petit une occasion de gloire inespérée. Il fallait pour ça l'apporter en l'état aux autorités compétentes. Du moins sans l'esquinter outre mesure, qu'il puisse être diagnostiqué sans mal par les tarés du temple ou d'ailleurs. Il suffisait de l'arracher à sa mère...

- Tout est bon ? Les adieux sont consommés ? Sourissôt ?
- Ouais ?
- Chope le gosse.
- Quoi ? Pourquoi moi ?
- Parce que c'est toi l'plus con.
- Hors de questions ! Siffleur a dit qu'il était contagieux !
- Si c'était le cas, la mère aurait déjà la même tronche, non ?
- Heu... C'est pas...
- Je le fais.
- Apporte-le moi. On va l'emmener au temple. Quelques saints hommes seront sûrement ravis de pouvoir brûler ou disséquer cette horreur, ou la disséquer d'abord, et la brûler ensuite... Tu as entendu, petite idiote ? Trop tard pour la mort facile et sans douleur. Il fallait choisir... À ta manière, tu as fait ton choix. Là où il part, l'enfant aurait sans doute préféré que tu l'étrangle de tes propres mains... Cette fois tu es responsable. Ne nous regarde pas comme ça. Tu devrais plutôt t'arracher les yeux... Sauf si tu tiens absolument à voir le fruit de ta chair écorché en place publique samedi prochain. Tu nous y trouveras, assurément ! On pourra même fêter ça tous ensemble à nouveau dans un coin, si tu en veux encore... Grand Dadais, prends-le !

Le corps immense de Grand Dadais se pencha alors sur la femme et l'enfant, obstruant les cieux, pour les envelopper dans une ombre noire comme le cœur du meurtre, et de ses grandes mains poilues, empoigner le petit déjà par son vêtement. Il y eut beaucoup de cris et de larmes, de coups donnés et reçus, et tant qu'elle se débattit pour défendre son sang, la mère en reçu un peu moins qu'elle en donna, mais de bien plus violents et définitifs... Le petit aussi hurla à s'en faire crever les poumons, à s'en déstructurer la gorge, à s'en fendre la langue, griffant et mordant le géant où il trouvait de la peau, entre les jointures de son armure de cuir. Mais il ne pouvait pas se soustraire à l'étreinte inflexible qui le tirait loin de sa mère, toujours plus loin, en direction de l'autre rive, vers le royaume des spectres rendus farouches par une mort injuste. Nulle doute que son âme endolorie reviendrait bientôt hanter ce jardin funèbre, et que plus jamais une fleur jolie n'oserait y pousser. Ce serait autrement moquer la mémoire d'une telle infamie, que de la dissimuler sous les pétales éclatants d'un printemps rieur, du temps qui passe quand même, en dépit de tous nos déboires, et qui surtout, s'en fout, s'en fout tellement... N'est-ce pas, pourtant, qu'il s'en fout... ?

- Fais-le taire, bon sang ! Il va nous réveiller tous les nobliaux du cru !

D'une manchette bien placée, Grand Dadais éteignit momentanément la lumière dans l'esprit du petit être terrifié. Repoussant une dernière fois la jeune femme qui voulait le retenir par les jambes, en la chassant d'un coup de pied dans la poitrine, il s'éloigna ensuite, en portant toujours l'enfant assommé, avant de le tendre à Cédric, qui le reçut maladroitement, après avoir rengainé son arme. Le corps était menu, presque malingre, pauvrement nourri sans doute, mais il pesait tout de même lourd entre ses bras. Il n'avait pas le souvenir d'avoir déjà tenu un enfant contre lui. Aussi il se passa quelque chose d'innattendu. La lune déposa doucement ses rayons sur le visage boursouflé du petit qui semblait pris dans un profond sommeil. Sous cet éclairage improvisé, ses cheveux si fins ressemblaient à des milliers de fils doux comme la soie, et couleur d'or pâle. Il semblait étrangement serein et reposé, et toute sa peau, malgré les brûlures, semblait luire d'elle-même, comme si elle dégageait une aura d'innocence ou de pureté.

Alors quelque chose comme un doute traversa le crâne de Cédric, pour y suspendre toutes ses pensées, toutes ses motivations. Il ne pouvait détacher les yeux de cette petite bouille d'ange déchu, promis par lui-même au supplice et au bûcher. Pour la toute première fois de son existence adulte, il ressentit ce petit pincement qui ressemble à un début de sentiment d'injustice. Ce qu'il faisait était gratuit, ignoble, sans doute. À ce moment précis, même s'il avait juré sur sa vie de tuer l'enfant de ses propres mains, il ne l'aurait pas pu. Il aurait laissé le bourreau l'emporter à sa place... Heureusement pour lui, il n'avait rien formulé de la sorte. Il remettrait l'affaire entre les mains des prêtres, et ils jugeraient à sa place des actions nécessaires à mener. Il ne doutait pas une seule seconde que l'enfant serait considéré comme une menace à nullifier au plus vite, cependant. Il se contentait de déplacer la responsabilité du sang versé, comme chacun le fait.

- Je l'emporte.
- Maintenant ?
- Les serviteurs des Trois ne dorment jamais. Et je suis sûr que mon petit bout de monstre les intriguera beaucoup.
- Qu'est-ce qu'on fait d'elle ?
- Des confettis ou ce que vous voulez... Tâchez seulement d'vous amuser.
- Si tu t'dépêche, tu trouveras peut-être des restes.
- Ça m'étonnerait beaucoup. Le temple est loin. Ne m'attendez pas. Quand vous en aurez terminé, jetez-la derrière un buisson. Et si d'aventure elle vous survivait, alors grand bien lui fasse...
- On t'racontera tout dans les détails !
- J'y compte bien !

Sans un regard en arrière, Cédric quitta le triste jardin gorgé de ténèbres, en serrant contre lui la frêle créature qu'il emportait vers son funeste destin de sacrifié. Pour se donner du courage, il songeait aux jolies remarques que cette capture allait sûrement lui valoir, et se rajouter sur son dossier. Un grand bond en avant vers une carrière d'officier brillante, enfin, à n'en pas douter. Ainsi quelque peu rasséréné, auto-persuadé de son bon sens, il se mit à accélérer le pas, tandis que derrière lui, dans son dos, lui provenaient l'éclat brutal des rires méchants et des cris rapidement étouffés. Puisqu'ils savaient bien faire les choses, elle était sans doute déjà bâillonnée maintenant, prisonnière éperdue de leurs six bras musclés, exposée presque nue à la froideur invincible de la nuit, et à la roideur agressive du mâle... Cédric regrettait un peu de ne pas pouvoir participer cette fois aux réjouissances, mais sa tâche était plus importante, alors que les occasions de ce genre-là ne manquaient pas par ces temps troublés. Il fallait bien aussi que les garçons s'amusent un peu tous seuls. En leur laissant sa part de viande, de par cet abandon majestueux, il renforçait aussi la fidélité de ses ouailles. Et quand on prétend diriger une bande d'assassins, la fidélité vaut cent fois mieux que l'argent, entre autres. Alors, en fin de compte, se dit-il en souriant, en souriant de toutes ses dents même, ce n'était pas une si mauvaise nuit pour tout le monde...

Et puis, sur cette affreuse pensée, il disparut à l'angle de la rue qui filait vers le nord.
Revenir en haut Aller en bas
https://lesnudites.wordpress.com/
Louise OchaisonErudite
Louise Ochaison



Les Ronciers sous la Lune Empty
MessageSujet: Re: Les Ronciers sous la Lune   Les Ronciers sous la Lune EmptyMar 26 Mar 2019 - 1:55
Il fut là, dans les bras de la mère, le visage morveux écrasé contre la clavicule, contre sa jugulaire où pulsait le sang projeté par son cœur tout bonnement affolé. Contre leurs tempes, il n’y avait que le bourdonnement de cette circulation d’hémoglobine qu’ils partagèrent une dernière fois ; comme si l’enfant avait été caché au fond de son ventre dont il n’aurait jamais dû sortir. Ils n’entendaient qu’eux et cette unité soudée qui, ils le savaient, très prochainement, serait brisé.

Il fut là et l’instant d’après, le petit n’y fut plus.

Un cri. La mère se fendit en un cri. Quelque chose d’atroce. De ces bruits qui plongent des tympans pour se ficher lourdement dans les tripes comme des pierres jetés au fond d’un lac. Ses bras se tendirent, impuissants, pour se refermer sur ce petit corps chétif de la chair de sa chair. Comme une lionne, elle se débattit avec toute la rage, tout le courage dont elle était capable et qu'elle n'avait pas déjà dilapidé en terreur. Pour que l’enfant revienne à cette place naturelle qui était la sienne. Pour qu’elle le tienne contre son sein. Pour qu’aucune de ces enflures d’humanité crasseuse et véhémente ne posât jamais plus une main sur lui.

Mais que pouvait-elle faire contre cette meute d’ombres ? Des coudes s’écrasèrent contre ses côtes. Des poings se logèrent dans son ventre et elle n’eut plus de souffle pour hurler tout le désespoir qui la submergeait. Ses mains se refermèrent sur le vide alors qu’ils tiraient l’enfant toujours plus loin. Il le sortait de cet orbite dessiné soigneusement autours d’elle. Une attraction où toutes les limites avaient été écrites par ses soins et équilibrés par les forces physiques de la nature, aussi fortes et irréductible que l’amour d’une mère pour son garçon. Maintenant qu’il n’y avait plus de gravité, elle le savait, elle le sentait, il dériverait dans le néant.

D’ailleurs, l’enfant, d’un coup et d’un seul, se tut. Le cœur de la femme bondit comme pour traverser sa gorge. Une dernière fois, elle essaya de se jeter en avant alors qu’ils lui tordaient déjà les bras, dépliés et gardés tendus comme les ailes d'un volaille avant qu'on le déplume. Un coup de pied écrasé sur sa poitrine la fit rouler au sol.

La joue contre cette terre bistre, où plus jamais une fleur ne voudrait pousser à nouveau, elle assista, totalement impuissante à cet enlèvement. Elle saisit comment le salopard de milicien regarda son enfant et combien il était incapable de lui ouvrir le ventre aussi solidement qu’il l'avait prétendu. Alors, elle le sut : il ne ferait pas la besogne lui-même de la même façon qu'il n’avait daigné bougé lorsqu’il avait fallu lui arracher des ses bras. Ses dogues de main servaient à ça. Ils palliaient ce soupçon d’incompétence en saleté d’âme.

L’instant d’avant elle n’avait pas prêté l’oreille aux mots de ces chiens et maintenant, elle se mit à entendre tous leurs desseins. Avant d’entrer dans une catalepsie complète, elle entendit qu’ils l’emmenaient au Temple. Tout son monde s’écroulait. Le ciel tombait sur ses épaules pour broyer menu toute la force qui lui restait. Avec du blanc dans les yeux, la mère regarda le milicien s’enfuir dans la nuit, ballotant dans ses bras l’enfant comme s’il n’avait été qu’une poupée de chiffon.

Alors, l’érudite ne fut plus vraiment ; si tant est qu'elle n'avait jamais été. Ils lui avaient arraché un tel morceau de son existence que c’était comme si la moitié qu’il restait n’était plus viable pour fonctionner seule. Elle sentit des mains immenses se fermer sur ses bras, sur ses jambes. Elle sentit des mains fouiller sous ses vêtements, exposer sa peau porcelaine à la morsure de la nuit noire. Elle sentit les cernes d’une souche contre son dos et là où on plaquait ses membres pour l’immobiliser. Mais tout ça c’était comme si elle le regardait du dessus, sans être vraiment là. Ses yeux déversaient leur flot de larmes et il n’y en aurait jamais assez pour pleurer tout son chagrin. Éteinte, elle fixait les étoiles, spectatrices valétudinaires d’un spectacle aussi souffreteux que vicieux.

Elles étaient tournées vers elle comme des milliards d’œils de divinités témoins de son humiliation. Cela ne la touchait même plus : dans sa longue errance vers Marbrume, elle avait quand même déjà perdu ses proches, son honnêteté, sa dote et son sou. La dignité pesait peu au milieu de ce cortège de malheurs.

Pas d’autres cris ne sortirent de sa gorge meurtrie. Pas même un gémissement. C’est ce qu’ils attendaient et elle ne leur aurait pas fait ce plaisir. D’ailleurs, personne ne s’amusait vraiment : une fois épluchée, les hommes s’indignèrent de cette maigreur répugnante ; de ce sac d’os meurtris où il y avait des angles partout où on aurait préféré supplicier des rondeurs. Plusieurs fois, ils la cognèrent juste pour qu’elle couine comme le font les chats avec un mulot, pour changer la mort en un amusement.

Sans trop de surprise, ils firent leur affaire fort vite et fort mal, laissant ce qu’il restait de la jeune mère sur les vestiges d’un tronc. Ils l’avaient tellement heurtée que la nuit déteindrait sur son corps dans les jours à venir. Des constellations d'hématomes viendraient éclore ici et là. Et les auteurs de ce chef d’œuvre fuirent en oubliant de l’achever.

Ce jardin aux airs de fin du monde s’était changé en estrade pour une sorte d’exécution publique pour des milliers de regards invisibles. Les arbres millénaires qui enrobaient dans un écrin de bienveillance la promenades des bourgeois d’autrefois s’étaient changé en gibet. Et, comme après toute mise à mort, le calme revient. Un silence de cimetière.

Il fallut un temps infini à l’érudite pour bouger du cadavre de chêne qui aurait pu être sa tombe. A la fois, elle s’étonnait d’être encore en vie tout en se sachant à demi morte. Lentement, parce que chaque mouvement lui était pénible, elle renfila les vêtements qu’on lui avait brutalement arraché. Elle s’assit à même le sol, le dos collé aux débris d’un millénaire décapité. Et elle essaya de penser.

Elle se rendit compte qu’elle n’avait plus rien à penser. Ne lui restait qu’un vide immense. Au moins comme la nuit. Au moins comme le souvenir du petit crâne de l’enfant contre sa gorge qui avait été détrôné par des grandes mains prêtes à l’étouffer.

Le reste de la nuit, elle le passa là, recroqueviller, en attendant de sentir la vie revenir dans ce corps transi de froid, ankylosé de douleurs. Sous sa peau, les hématomes se diffusaient. Pour savoir s’ils lui avaient cassés des os, il faudrait bouger. Mais pourquoi aurait-elle fait ça, au juste ? Qu’aurait-elle fait de tout ces muscles, ces os et ces tendons qui ne lui avaient même plus appartenu pendant une bonne partie de la nuit ? A qui dire son mal ? Où aller maintenant qu'il n'y avait plus de refuge ?

Plus que jamais, elle était seule dans une ville pleine de damnés et d’indifférence. Sans but puisqu’elle ne se dévouait qu’à protéger le fruit de ses entrailles. Alors, elle prit chaque minute de cette nuit encore noire pour recoller bout à bout ce qu’elle était et pour se poser les bonnes questions.

Tout était-il perdu ? Non. Elle connaissait trop les travers des clercs pour ne pas imaginer qu’il n’y en ait pas un pour porter le procès de l’enfant en place publique. Trouverait-elle un soutien quelque part ? De toute façon elle n’avait plus rien à perdre. Sinon la vie ; mais ça, ce n’était plus grand obstacle.

Les instants s’écoulèrent et chacun devint une pierre de cet échafaudage brinquebalant que la jeune femme brisée se constituait pour se relever. Chose qui arriva lorsque les premiers rayons du jour fendirent l’aube pour lui faire saigner quelques nuages écarlates.

Comme une gargouille qui prend vie après un demi-siècle de contemplation silencieuse, elle finit par se redresser. Elle vacillait fort. Le choix de la facilité aurait été d’aller se blottir dans les bras de ce voisin tendre pour pleurer ce chagrin sans fin qui lui tordait les boyaux. Toutefois, elle n’avait plus rien à pleurer.

Elle ne connaissait qu’une femme assez forte dans cette cité qui saurait s’impliquer dans ce désastre. Une comtesse lui devait protection. Seul le sang bleu pouvait encore lutter contre le brasier des fervents fous et le fiel des fidèles.
Revenir en haut Aller en bas
Contenu sponsorisé



Les Ronciers sous la Lune Empty
MessageSujet: Re: Les Ronciers sous la Lune   Les Ronciers sous la Lune Empty
Revenir en haut Aller en bas
 
Les Ronciers sous la Lune
Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut 
Page 1 sur 1

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Marbrume - Forum RPG Médiéval Apocalyptique :: ⚜ Cité de Marbrume - L'Esplanade ⚜ :: Quartier noble-
Sauter vers: