[Terminé] Quand la pisse tourne au vinaigre [PV Berard & Hector]

Marbrume, 20 mars 1166

Hector avait laissé ses plus beaux atours dans la chambre de l'auberge. Cette auberge - Au Poisson Malin - il en connaissait le propriétaire et il savait qu'il n'avait rien à craindre, ici, dans ce lieu qu'il avait pas mal fréquenté du temps où il habitait l'esplanade. Il y aimait évidemment la convivialité du patron, la simplicité du décorum, le mélange de populations et, surtout, les huîtres !

- Ssssssssssslurp, ssssssssssslurp !

Il s'essuya la bouche d'un revers de mouchoir, noblesse oblige, puis interpella son ami patron.

- Aaah Michel, j'crois qu'c'est c'qui m'manque le plus à Sombrebois, vos huîtres !

Oups, il avait oublié qu'il était là incognito ! Il jeta un œil pour voir si personne n'avait tiqué à la mention du bourg forestier. Ça ne semblait pas être le cas. Des marins buvaient et mangeaient, des hommes jouaient aux dés et des jeunes comptaient fleurette à une demoiselle de petite vertu. Même le blond, pas loin d'Hector, au bar, ne semblait se soucier de cette phrase, sortie si naturellement.

Le baron commanda six nouvelles huîtres, un autre verre de vin blanc et une troisième miche de pain pour éponger tout ça et se remplir un tant soit peu l'estomac. Ce n'est que le ventre bien rempli ou - excusez-moi - les bourses bien vides que le baron dormait paisiblement. Et c'est ce qu'il espérait pour cette nuit : un sommeil long, doux et fortifiant... Vous vous doutez pourquoi !

On se gobergeait à foison cette nuit là. Voila quelques soirées de suite que Bérard et ses zigues, qu'on avait habilement surnommé "la bande à Bérard", faisaient bombances au Poisson malin et dans les autres troquets du port, au beau milieu des débardeurs et autres marins en tout genre. C'est que la pitance et la boissons s'y trouvaient moins chères qu'à la Hanse, où du reste le chevalier entretenait désormais quelques rivalités.

Lui et ses compaings avaient donc décidé de se mettre au vert quelques jours, le temps que ça se tasse, puis, par la force des choses, ils s'étaient accoutumés à ces gargotes céans et ne les avaient plus quittées. C'est une chose curieuse que les habitudes : un homme pouvait fréquenter toute une vie durant la même taverne, la même auberge, boire son vin dans un seul même débit, ignoreux des nombreux autres se trouvant pourtant à cent pas de là, avant de tout d'un coup passer le pas d'une nouvelle porte. C'était un autre monde alors qu'on découvrait, à l'instar du port où Bérard et reîtres s'étaient aventurés.

Cet univers avait, du reste, lui aussi ses habitués, notamment ceux du Poisson malin, que depuis quelques nuits la bande au bâtard avait appris à connaître. L'homme, à certains égards, n'est pas bien différent de la bête ; en matière de territoire, la plupart avaient eux aussi leurs habitudes. On retrouvait ainsi dans le coin à gauche, non loin de l'âtre, deux bateliers dont on chuchotait qu'ils avaient quelques accointances avec la piraterie ; ici les débardeurs, inlassables dans leurs bras de fer - la chose avait valu à Aymon, deux nuits auparavant, un bras en écharpe. Vers l'entrée revenaient inlassablement les ramasseurs de goémon, à l'image de leur gagne pain qui toujours s'échoue sur les plages, et au comptoir... tiens, quel était cet homme au comptoir ?

On ignorait en effet tout de ce drôle, avec son immense tarin et son appétit vorace, sinon qu'il n'était du moins pas d'ici. Son nez seul suffisait à ce qu'on le remarque : la chose ne manqua pas, d'ailleurs, de se produire. Déjà passablement saoule, l'équipée joua donc aux cartes lequel d'entre eux irait se gausser du nouveau venu et vous vous en doutez, ce n'est nul autre que le bâtard d'Ergueil qui écopa de la mission.

Un brin guilleret, il se porta au devant de l'homme pour lui demander, tout de go : « Ce museau, parbleu! Méfiez vous, il tremperait presque, non, gardez vous de le couper, en vrai! » Quelques éclats de rire, non loin, firent écho à la pique maladroite du chevalier qui regrettait déjà, avisant la carrure de sa cible, de s'être prêté à ce jeu mesquin.

Le baron éclata de rire à la remarque sur son nez. Cela faisait longtemps, aussi, qu'on ne s'en était moqué. Lorsqu'il eut retrouvé son calme, Hector répondit d'un ton amical :
- Un nez comme ça ne se coupe pas, monsieur, ça se chérit !
Si vous saviez tous les avantages qu'il procure... Il m'offre tout d'abord un flair de Beagle, atout non négligeable pour trouver des champignons, ensuite il me permet, en des circonstances plus... intimes, de caresser les dames en certains points très sensibles... Enfin, il semble provoquer de la compassion, voire la sympathie chez mes interlocuteurs, et cela n'est pas pour me déplaire, surtout les soirs où je ne suis pas occupé par le second avantage sus-cité !

Il tapa l'épaule du grand blond avec bienveillance.

- Michel, un verre de blanc pour mon ami Boucles d'Or !

Il avait entendu les rires un peu plus loin et il espérait bien que ceux-ci reviennent à l'énoncé du surnom qu'il venait d'attribuer à son interlocuteur.

Il approcha généreusement l'assiette de fruits de mer du bon homme.

- Vous aimez ?

Pour l'inviter à déguster ce trésor des mers, il en mangea une autre, savourant de nouveau la profusion de parfums iodés qu'elle offrait à ses papilles excitées.

« Oui-da », avait répondu du tac-au-tac le grand blond, alors que son interlocuteur lui tendait le plateau d'huîtres. C'était un curieux drôle que cet homme, lui qui à la boutade de l'inconnu avait répondu par un rire franc au lieu de s'offusquer. Non content de conserver sa bonne humeur, le gaillard avait surenchéri, vantant son amour et sa fierté envers son appendice, jusqu'à en détailler les qualités les plus inattendues... et d'inviter son détracteur à boire avec lui.

Pouvait-on demander mieux ? Peste non, se figura Bérard, bien trop heureux que sa petite frasque ne lui ait pas valu un bourre-pif. Alors du vin, voilà qui était édifiant - cela faisant longtemps que notre spadassin de service lui avait, faute de moyens, préféré la bière. « C'est pas tout d'aimer, hélas », lâcha-t-il alors qu'il se concentrait pour ouvrir un des bivalves que lui avait tendu son interlocuteur. Comme on l'a vu plus tôt, Bérard n'avait jamais été un loup de mer et ne fréquentait les tavernes du port que depuis peu ; autant dire que sa dextérité vis à vis des mollusques n'était pas à envier. Ses premières tentatives, il y a quelques semaines, avaient manqué de lui emporter un doigt!

Parvenant finalement, non sans peine, à ouvrir l'huître, notre spadassin de service goba celle-ci aussitôt. Quelque part, leur goût s'enrichissait de l'exploit ; c'était un goût de victoire, pensa Bérard. Il n'était du reste pas difficile quant à la pitance, dévorant à peu près tout ce qui pouvait l'être - car plus encore que le sentiment de victoire, la faim ne demeurait-elle pas le meilleur des condiments ? « Avec qui ai-je l'honneur de trinquer ? », demanda alors le chevalier tandis qu'il saisissait son verre nouvellement porté, désireux de célébrer comme il se doit son triomphe sur la terrible huître trancheuse de doigts.

Hector s'amusait de la gaucherie de son camarade face au récalcitrant fruit de mer, mais sans mot dire. Tout juste souriait-il, content voir sa persévérance face à l'adversité récompensée.

- Si vous êtes de la même trempe face à vos adversaires, je préfère vous compter parmi mes amis !

Il leva son verre, suivant le geste du blond.

- Hector d...

Non décidément, il n'était pas discret... pas capable de la moindre couverture ! Il regarda son camarade, essayant de voir dans son regard s'il s'était - déjà ! - fait démasquer. Après tout, un homme de forte corpulence, bien habillé, avec un grand nez, parlant de sexe avec autant de désinvolture que d'appétit ; si l'homme connaissait un tant soit peu les personnalités de Langres, il y avait de forte chance - et le prénom comme indice, j'oubliais ! - que le baron soit démasqué...

- Hector, donc... et vous-même ?

Il fit un bref mouvement de tête en direction de l'arme qui pendait à la ceinture de l'hardi gastronome et, avant de siphonner son verre, ajouta :

- Milicien ?

Les hésitations du baron soufflèrent sur Bérard comme une légère brise passe sur un rocher ; il ne les releva même pas. C'est qu'au début d'ivresse qui commençait d'ors et déjà son travail de sape, émoussant les sens et la vivacité du chevalier, il fallait ajouter à cela que ce dernier ignorait tout de son commensal, lui qui n'était pas du Morguestanc et n'avait gagné la sûreté de Marbrume que depuis quelques mois.

L'ignorance, du reste, semblait également être de mise chez son généreux voisin, puisque ce dernier prit Bérard pour un milicien. L'intéressé aurait été bien en mal de lui en vouloir ; c'est que les gars du Guet proliféraient dans Marbrume, écrasant en nombre toute autre coterie en armes, qu'elle soit rattachée à quelque noble des beaux quartiers, ou demeure une hanse de mercenaire et autre porte-glaives. L'armée que s'était constitué le duc, dont on disait qu'il faudrait bientôt nommer Majesté, dominait la cité, sinon par la qualité, au moins par le nombre. Elle ne comptait néanmoins pas en son sein le grand blond, pas pour le moment du reste.

« Nenni, ami Hector! lança un Bérard enjoué. J'ai l'insigne honneur de servir nul autre que moi-même! Bérard, humble et honnête spadassin de son état, qu'on me nomme. » Ça faisait un nom sacrément long, ouais. « Et voici mes ladres, reprit le grand blond en désignant sa coterie. Aymon! Les frangins! Grippon, Nizier! Venez en trinquer à la santé de l'ami Hector! » D'un pas trainant caractéristique de l'inertie de groupe, les hommes quittèrent leurs sièges. « Mais vous même, continua Bérard avant que chacun n'arrive, allez pas me dire que cette hache là ne fend que le petit bois, hé. J'ai pas raison ? »

Si l'allant de son interlocuteur avait frappé Bérard, ce dernier n'en avait pas moins été interpelé par la petite francisque que l'homme gardait au côté, sans compter sa carrure imposante. À n'en pas douter, Hector ne devait pas être bien différent de lui-même, s'était figuré le grand blond ; une sorte de porte-glaive, juste un peu plus rustaud et ayant mieux réussi. Qui sait, peut-être avait-il en face de lui un chevalier également!

- Enchanté spadassin Bérard ! S'exclama Hector avant d'adresser un noble salut de la main aux compagnons du grand blond.

Et pendant que ces gens approchaient, avec la démarche lente des hommes avinés, le baron reprit la parole :
- Et bien oui, je suis également un homme d'armes. Je suis également à mon propre service. Et je chasse beaucoup, figurez-vous. Les animaux des forêts pullulent depuis que les hommes ont quittés les contrés boisées de l'extérieur. Ce qui me donne beaucoup de travail, vous l'imaginez bien ! Mais je ne suis pas ici pour parler travail ! Comme les amis de Bérard étaient arrivés, il se permit, après avoir fait signe au patron d'ouvrir une nouvelle bouteille de vin blanc, d'élargir le "débat". Alors, dîtes-moi, messieurs, il parait que le Duc va donner une grande fête, tantôt, et une grande joute auquel chacun pourra participer... Est-ce que vous y serez ? Ou bien irez-vous seulement faire la fête et jouter... la donzelle ?!

Perspective qui, ma foi, le fit rire d'un petit rire coquin ! Puis, avant que le patron ne serve chacun des hommes, Hector finit son verre à la hâte. Cette soirée s'annonçait particulièrement amusante...

À l'évocation du tournoi à venir, plus d'un se tortilla sur lui-même, si bien que c'est d'un rire gêné et lourd d'un certain passif que les hommes répondirent à la boutade du nouveau venu. En effet, pas plus tard que la veille, le groupe s'était querellé quant à savoir s'il fallait aller guerroyer pour le bon plaisir du duc. Naturellement, la promesse de faire du vainqueur un grand seigneur était alléchante, mais elle s'avérait aussi être trompeuse, or Bérard ne désirait guère que ses ladres se bercent d'illusion quant à des prétendus rêves de domaines, en dehors de Marbrume. C'est que lui et d'autres s'y étaient trouvés, dans la campagnes ; le souvenir de Vauremas demeurait cuisant.

Cependant la compagnie du bâtard d'Ergueil s'était depuis élargie et comptait quelque nouveaux routiers, désireux, eux, de faire fortune. Et tant Grippon que Nizier, présents céans, tenaient au rang des motivés pour qu'au moins l'un du groupe aille les représenter. Pensez vous! La bande des bâtards, châtelains! Car assurément, si l'un ici triomphait, il lui incomberait de faire profiter les petits copains ; or malgré ses véhémences à l'idée de réitérer la même opérette que chez Rougelac, Bérard demeurait, de l'avis de tous, le mieux placer pour faire gagner la coterie.

On le voit donc, ce sujet n'était pas sans faire tiquer les hommes. « Mettez pas de mauvaises idées dans la caboche de ces crapules, ami Hector, répondit le grand blond d'un ton paterne, j'en connais qui se jetteraient lame au clair pour une mie ou une bourse d'écus...
- C'est qu'on a pas tous la chance de ferrailler pour ces messieurs de l'esplanade, le Bastre, lâcha Nizier
- Et qu'est-ce que j'en ai retiré de chez Rougelac ? lui rabroua le premier. Beaucoup de courbettes, trois bleus pis du temps perdu surtout! Alors me chauffe pas les oreilles plus long! » Comme pour mettre un terme à la discorde, Bérard se tourna vers son nouveau compère. « Ami Hector, reprit il à l'adresse du gaillard, faites leur donc entendre un peu raison! Vous ne venez pas jouer les bretteurs pour recevoir de vagues promesses du duc, j'espère ? »

Puisqu'il buvait du vin et non de la bière, il y avait fort à parier d'Hector qu'il fut un routier doué d'un peu d'intelligence - c'était, du moins, ce qu'espérait Bérard.

Tiens, le blond avait travaillé pour de Rougelac... c'était... intéressant. Enfin, même s'il s'agissait du futur gouverneur de son bourg, Hector n'avait pas forcément envie d'en savoir beaucoup plus sur la nature du travail qui avait été fait. Encore que, peut-être plus tard dans la soirée ! Pour l'heure, il avait une sacrée envie de se vider la vessie. Poliment, il attendit la fin de la tirade du franc-tireur et répondit, mentant légèrement :
- J'hésitais justement car même si le jeu semble en valoir la chandelle. Il faudrait énormément d'or pour faire revivre n'importe lequel des domaines qui sera offert !

Il se leva de son tabouret.

- Mais ferrer contre les meilleurs bretteur du Morguestanc, ça j'avoue que ça me tente ! Et la gloire messieurs, la gloire ! Mmh, j'avoue que c'est mon pêcher mignon ! Bon mais c'n'est pas tout, je dois aller vider l'eau les poissons... Pis ça me permettra de clarifier tout ça !

Et le baron se dirigea vers la sortie, car dans cette auberge, il n'y avait point de latrines mais quatre murs, sur lesquels les hommes pouvaient aller se soulager avec la bénédiction du patron. Romantique, Sombrebois prit la peine d'aller face à celui qui offrait la meilleur vue sur l'océan. Il défit alors les lacets de son haut-de-chausses, et pissa sans vergogne le litre de blanc qu'il s'était enfilé en contemplant les reflets nacrés de l'astre sélène sur la mer légèrement agitée.

Un coup de gourdin sur l'épaule gauche le sortit de ses rêveries.

- Bordel ! Cria-t-il en chancelant.

Il y avait là quatre hommes. Ils avaient sans doute voulu l’assommer avant de le saigner comme un porc - c'était plus facile que de l'affronter à la loyale ! Hector espérait juste qu'il ne s'agissait pas du grand blond et de sa bande, car il les aimait bien et n'aimait pas être trompé ! Il se remit sur ses appuis en reculant légèrement pour se laisser le temps d'empoigner la hachette qui pendait à sa ceinture puis, grâce à madame la Lune, il regarda les hommes... tous les quatre lui étaient inconnus et c'était mieux ainsi !

Les quatre, en tout cas, se jetèrent sur Hector, poignards en avant, pressés de rattraper l'estourbissement raté. La hachette, malheureusement pour Hector était une piètre arme défensive. Pas de garde, pas d'allonge... et esquiver quatre furieux, n'était pas évident. Alors il tenta une action fort audacieux : il se jeta en avant dans un formidable roulé-boulé, en faisant tomber un ou deux de ses assaillants ! Se relevant en un éclair, il profita de la confusion parmi ses adversaires pour attaquer à son tour, la légèreté de la hache de jet était là un grand atout. Un premier brigand en prit un coup dans la cuisse, et un autre dans le ventre. Malgré ça, ils ne reculèrent pas. Hector eut un moment de doute : à quatre contre un, ça allait quand même être sacrément chaud chaud !

Les dernières déclarations de ce grand gaillard d'Hector, puis son départ pour aller honorer Anür, laissèrent la bande des bâtards en proie à une intense discussion. Inspirés par l'exemple de l'agreste nasique, d'aucuns militaient pour que Bérard rejoigne également la joute. On usa de tout argument : l'un avançait qu'à la comparaison, Hector souffrait beaucoup, or ne participait il pas, lui ? Et puis, n'était-ce pas là un routier, quelque peu enrichi certes, mais un homme d'armes comme eux, à la fin ? Et puis la gloire, malepeste, n'avait-il pas mis si bien le doigt sur cette motivation ultime ? Le grand blond eut beau rétorquer que la gloire, un jour, les ferait tous tuer, si ce n'était pas justement la hache du même Hector que les hommes semblaient tant sous-estimer, mais rien n'y fit, les reîtres n'en démordirent pas. On pressait le chevalier pour qu'il rejoigne lui aussi le tournoi du roi - après tout, s'il triomphait, ne pourrait-il pas revendre son droit à quelque fort perdu dans le Morguestanc ? Ce n'était pas les idiots pressés d'aller se jeter dans l'estomac d'un Fangeux qui manquaient, disait-on, aussi le titre potentiel en attirerait plus d'un.

Ne se défendant bientôt plus que par principe, le bâtard d'Ergueil perdait peu à peu pied face à l'insistance de ses pairs et battit dès lors en retraite. « Je m'en va pisser moi aussi », leur lâcha-t-il pour mieux se débiner. Néanmoins, ce n'était, l'ignorait-il, que pour mieux troquer un combat contre un autre que le chevalier prit la porte du Poisson malin. En effet, passant le seuil de l'établissement, Bérard découvrit à la lueur de la lune quatre croquants s'en prenant à nul autre que son compère d'un soir, l'alcide Hector.

Il ne fallut guère longtemps au spadassin pour prendre le parti de celui qu'il ne connaissait que depuis peu, lorsqu'il dégaina sa brette et chargea sus à l'ennemi. « À moi les bastres! », gueula notre homme avant de charger, sans même attendre que ses ouailles ne le rejoignent. Son entrée en scène, du reste, ne manqua pas à Bérard d'attirer l'attention sur lui - chose que sobre il eût assurément évité, mais que voulez vous! Fort heureusement, la confusion d'ors et déjà présente au sein de la mêlée où s'escarmouchait Hector fit son œuvre, et c'est dans un surplus de bordel que Bérard rejoignit le combat.

Le vin lui était monté à la tête et c'est maladroitement, mais sûrement, qu'il fit don au premier bras venu d'une coquette estafilade, avant de se cogner, l'élan l'emportant sur sa mesure coutumière, à son adversaire. C'était, comme toute, un beau bordel.

Hector vit une autre silhouette se joindre à ses quatre adversaires... Là ça commençait à ressembler à une impossible mission ! Sauf que l'homme en question... attaqua ses assaillants !

Berard! comprit le baron à la vue de la chevelure blonde, luisante à la lumière de la pleine lune.

Le moral à la hausse, d'autant que le mercenaire avait touché deux adversaires, le baron lâcha un présomptueux :
- Alors les nazes, on va enfin réussir à toucher sa cible ?!

Cette pique verbale excita les bandits : l'un attaqua Hector, heureux d'esquiver d'un saut latéral sa lame aiguisée... mais l'autre enfonça son poignard dans la cuisse du baron. Le cri étouffé de Sombrebois résonna dans la nuit. Dieux qu'il regrettait de n'avoir pas sa hache de guerre avec lui. Il aurait pu se défendre dignement. Heureusement, un réflexe lui fit reculer sa jambe avant que la lame ne s'enfonce trop profondément dans son muscle. Néanmoins, la douleur était significative... et elle le mit dans une rage terrible ! Sans prêter attention au sang qui s'écoulait de son membre inférieur, il contre attaqua d'un geste rapide et puissant, qui blessa son adversaire à la jambe - un donné pour un rendu !

Le combat prenait l'allure d'un double deux-contre-un : deux vilains contre Hector, deux autres contre Bérard. Avant la nouvelle attaque de ses deux bougres, Hector lança un "Attention mon ami, ils sont plus coriaces qu'ils en ont l'air !" et, effectivement, le second adversaire frappa Hector sur son autre jambe ! Était-ce une nouvelle technique de combat que de viser les membres inférieurs ? En tout cas, c'était très handicapant pour la personne touchée - Hector ici, en l’occurrence - qui ne pouvait espérer fuir le champ de bataille !

Alors, à la guerre comme à la guerre, le baron activa ses bras de plus belle : il frappa de nouveau son premier adversaire, à l'épaule. Un peu plus à gauche et c'était dans sa face de fourbe... dommage ! Mais cette encourageante touche en annonçait une deuxième au corps qui le blessa un peu plus sans pour autant le mettre hors d'état de nuire... Allez Sombrebois, il allait falloir y mettre un peu plus de conviction !

Au bref suspens que suscita l'arrivée de Bérard, l'effervescence du combat succéda bien vite à nouveau. C'est qu'Hector, irrésistible, venait d'exciter un peu plus la canaille à frapper, elle que l'irruption d'un nouvel adversaire devait d'ors et déjà avoir enhardie. Sûrement désireux de finir promptement cette mêlée menaçant de s’agrandir plus encore à mesure que les minutes s'écoulaient, tant il vrai que des gargotes du port, d'autres protagonistes pouvaient apparaître à tout moment, les quatre croquants repartirent à l'assaut.

Fort heureusement pour le grand blond, ses deux adversaires, quoique supérieurs par le nombre, ne jouissaient que de courtes lardoires, si bien que malgré son esseulement, il lui était aisé de les tenir à distance de sa longue brette aiguë. L'adrénaline autant que l'air frais avaient allégé ses jambes et c'est d'un pas rapide que notre spadassin de service, à coup de feintes et de déplacements, maintint ses ennemis dans l'expectative. Lorsque l'un des deux tentait de le contourner, il lui coupait le chemin d'un large pas chassé, dardant sa lame en guise de menace. Néanmoins, si le combat se prolongeait chez lui assez calmement, Hector, lui, ne semblait faire dans la dentelle. Aux tours de passe-passe silencieux de Bérard, les cris de l'autre trio offraient un contraste saisissant. Il était impossible au bâtard d'Ergueil de savoir qui des trois était blessé, mais l'un d'entre venait assurément de recevoir un beau coup.

Ces cris, cependant, devaient trouver écho dans de nombreux autres, car peu de temps après, c'était toute la bande à Bérard qui faisait irruption du Poisson malin, appâtée par l'esclandre. Ce nouveau coup de théâtre sema le doute chez les adversaires de Bérard, qui se regardèrent tout-deux le temps d'une hésitation, offrant par là même l'instant propice à leur ennemi pour frapper. Se fendant, le grand blond vint loger un estoc retors dans la bedaine d'un des ladres, tandis que l'autre prenait ses jambes à son coup.

Tout ceci signait la fin de l'affrontement, chacun s'égaillant dans la nuit aux cris de sauve-qui-peut alors que la coterie du Bâtard d'Ergueil submergeait les quais. On ne se soucia guère de chasser les brigands, néanmoins, l'échauffourée retombant on réalisa qu'un des quatre hommes, blessé, gisait par terre. « Là, Hector! s'ébaudit le grand blond. Belle bataille, mordioux! Tout va bien j'espère! »

Voyant les hommes fuir, Hector ne put s'empêcher de souffler, sourire et saluer Bérard.

- Merci, mon ami, mais j'aurais pu en niquer cinq de plus !!! Pourquoi z'êtes venus ?!!!

Chevaleresque, il tendit la main à l'homme à terre pour qu'il se relève, puis lui botta le cul pour qu'il déguerpisse.

- Vraiment, c'était l'entrainement parfait pour la joute du DUUUUUUUUC !

Il criait presque, heureux d'être en vie...

Il s'approcha du grand blond, boitant bas, et mit son bras autour de ses épaules. Il avait besoin de cet appui, et avait envie de le remercier, aussi.

- Mais merci quand même, fit-il moins fanfaron, vous pensez que je devrais voir une miresse ?

L'alcool faisait finalement effet, et, conjugué à la blessure, la fatigue du combat et la fatigue tout court, le baron fit un léger malaise, une petite perte de connaissance. Son corps se fit lourd sur les épaules de Bérard, il serait tombé sans l'appui du porte-glaive. Mais ses yeux se rouvrirent au premier bruit, à la première secousse.

- Dieux, j'suis crevé...

Il n'aspirait qu'au repos. La lune, au dessus de sa tête basculée à l'arrière l'invitait à l'enjoindre dans un sommeil doux et paisible. Il souriait, il se disait que tout allait bien. Rien n'avait plus d'importance. Une sorte de réminiscence de ses années de nourrisson, lorsque dame Laurène le portait contre son sein, pour le nourrir, le calmer, le coucher.


Il ouvrit les yeux le lendemain matin, dans un petit lit pas vraiment confortable mais relativement propre, des bandages rougis par le sang autour de ses cuisses. Bérard semblait l'avoir laissé entre les mains de quelqu'un de compétent... Le baron lui en serait éternellement reconnaissant. Il ne savait pas qu'il n'aurait jamais l'occasion de le remercier...

L'éruption de violence se dissipa aussi vite qu'elle était apparue, laissant planer comme un moment de grâce du la coterie. Ce fut un sentiment étrange qui s'empara du groupe, bien aidé, ça va sans dire, par les vapeurs d'alcool qui exaltaient de ces beaux diables. Trop courte pour coûter aux hommes, l'algarade leur avait seulement fouetté les sangs et quoiqu'ils qu'il demeurassent encore fort ivres, tant l'adrénaline du combat que la fraicheur de la nuit venaient de leur conférer un semblant de clarté. Pour la plupart, ce flottement revêtit presque un aspect onirique.

Pour Hector, cependant, c'était autre chose. Salement lacéré, voila que le grand gaillard vacilla, venant s'appuyer lourdement sur l'épaule de Bérard qui n'encaissa qu'à grand peine pareil fardeau. C'est qu'il faisait bien son quintal, le drôle! « Attention, il tangue! », s'ébaudit-on dans la coterie en voyant ce colosse vaciller « Il verse, tiens le! », reprirent les reîtres de plus belle, Aymon l'archer se précipitant à son tour pour tenir l'homme.

Chacun avait été impressionné, là encore, alcool aidant, par la geste de ce grand gaillard qui avait tenu tête à quatre, dix, non, cent gredins! Ses blessures en magnifiaient la lutte ; eût-il émergé victorieux sans une égratignure, qu'on aurait mésestimé l'exploit. Adonc, c'est avec un respect presque religieux envers ce paladin que les hommes l'escortèrent à l'intérieur, seuls le gros Nizier et le courageux Grippon demeurant dehors pour garder celui qui était devenu leur prisonnier et serait probablement demain un cadavre, au vu du mauvais coup qu'il avait reçu, signé Bérard.

Cependant, on porta un Hector pâmé sur une des couches du Poisson malin. « C'était un preux, mordioux! » lâcha l'archer, « Un vrai diable, un héros! », lui emboita le grand Talhardt. « Sur ma vie, il ne sera pas mort en vain, professa un Bérard ému autant par la bibine que la situation, ON LE VENGERA! » Un concert de « AYE! » fit écho à ces mots. « Hector... entama Aymon, s'improvisant prêtre, Hector était un fier luron, un vrai briscard, plein de vie! » Il hésita un peu sur comment conclure son discours. « Et maintenant il est mort. » L'époustouflante homélie s'acheva.

L'émoi était à son comble ; d'aucun y allèrent même de leur petite larmichette. « Mais il est pas mort, ce con! », lâcha alors un Bérard acerbe en surprenant quelque toussotement de la part de leur moribond. Aussitôt, l'humeur vira du tout au tout. On venait d'ériger l'homme en véritable saint ; voila que tous s'estimaient floués. Dire qu'ils avaient pleuré ce ladre qui moquait dès à présent leur dévotion. Ah, ça non! Et voila maintenant que le connard se mettait à ronfler comme un sonneur! « Venez, on s'en va mes corniauds. », croassa le grand blond, désabusé. Autant dire qu'il ne l'y prendrait plus! Lorsque lui et les siens firent irruptions de la bâtisse, il ne prêta ainsi guère attention à ce que lui glissa le gros Nizier. Comme quoi, de la bouche du blessé, on avait appris que le coupe-gorge n'avait été ordonné par nul autre que le vicomte de Terresang. « Et qu'est-ce que ça peut bien me foutre ? », conclut le chef de la bande.

Plus tard, il pèserait la valeur d'une pareille information - mais pour ce soir là, Bérard se contenta d'aller, lui et les siens, boire ailleurs.

HRP: