La chaleur abattue sur les champs, et la terre comme de la poussière qu’une bourrasque presque soudaine venait relever. Des bruissements s’élevaient un peu plus loin, des pas rapides et piétinant, des paumes perdues éraflant un épi, quelques tiges tombées sur le passage faisaient roucouler l’écho d’une nature encore sauvage. Quelques éclats de rire agrippaient le ciel, fugaces, tandis qu’une cascade de boucles dorées capturait l’éclat du jour. Mais soudain, une plongée, des mains terreuses qui empoignaient le sol, une robe, des godilles traînées et des yeux perdus entre les brins se jetaient au travers d’une silhouette imprudente.
Et surgissant des flots inconnus des champs, une petite fille blonde qui tenait tantôt de l’ange décidait de se transformer en monstre. Un autre petiot, autrement mieux vêtu basculait d’un cri. Louis était encore chétif du haut de ses six ans.
Un moment, la terre se souleva de nouveau. Une haie d’oiseaux traversa le ciel. Bérénice avait une petite bouche saliveuse tombante, des yeux trop grands et des joues trop rondes. Elle était chérubine, mal vêtue mais bien portante, les traits déjà quelque peu charnus. Mais d’un sourire contre lequel on ne pouvait rien et pour lequel on donnait tout, de cette simplicité enfantine et maladroite, Louis se souvenait. Il ferma les yeux et ce ne fut plus tout à fait ce qu’il voyait ; c’était un mélange de terre, d’ail et de lard. Bérénice toujours resterait la petite fille d’un paysan. Mais peu importait, les Trois avaient déjà œuvré et comme les attirant irrémédiablement l’un vers l’autre, un fil tissé entre eux les retenait. Car enfin leurs bouches affamées avaient tété le même sein. Ils étaient l’un et l’autre sœur et frère de lait.
Et ils s’observaient avec curiosité, comprenant tout juste le fossé béant qui séparait la crasse de leurs godilles. Encore assez jeunes pour quelques regards impétueux, quelque fierté maladroite, des yeux déplacés.
Soudain dans la chaude après – midi, déboulait la haute silhouette aux longs cheveux châtains tressés sous une coiffe paysanne. Une vieille robe couleur terre et des bras potelés précipités sous les aisselles du garçonnet pour le relever. Adélaïde n’était pas si grande, quoique bien en chair, et le regard courroucé du haut de ses petits seins qui pointaient sous sa chemise, autour de perles de sueur. Elle avait presque l’air d’une haute, d’une grande mais à treize ans son monde se contentait encore des fermes dans la prairie, du petit château de son banneret, et son odeur favorite était celle des bottes de foin qu’on empilait sous l’étable. Lorsqu’elle fit basculer la môme sur ses genoux, une inspiration soufflée, le souvenir de ses propres corrections, une grimace ou une hésitation retint sa main. Mais il fallait déjà apprendre comme le temps passait vite, comme les petites paysannes ne pouvaient pas lever trop haut la tête, alors elle se souvenait de sa mère qui disait
battre la bête sauvage.
Les petites filles doivent retenir la leçon.
La main guidée par la Trinité, trois grandes fessées s’abattirent sur la geignarde.
Elle déboulait dans les mares de boue, les pieds esquintés et rouges sous les sabots crotteux, filant au devant d’une charrette lancée au pas mais ne s’arrêtant pas, dévalant le long des clôtures et des petites bicoques sales. Le souffle court. Mais ça n’empestait pas, son nez était plein de ces senteurs rustiques qu’elle discernait à peine par habitude. L’enfant poussa une porte mal fermée, et s’engouffra sous un plafond bas, humide et sombre. Et les coquelicots cueillis dans une main rayonnaient tout juste dans la pénombre d’une pièce unique au décor pauvre. Déjà, le temps avait imprimé sa marque, celle du changement, des familles qui se séparent. Adélaïde était partie la semaine dernière pour vivre avec son mari Pierre. Son frère Jean habitait maintenant le village voisin, parce que c’était un homme. Cela faisait longtemps pourtant ; il revenait rarement, et dans les souvenirs embrumés d’une fillette, il prenait la forme d’un visage sans traits, d’une sorte de morosité encadrée par une barbe hirsute. Mais il y avait Paul, qui maintenant âgé de 17 ans aidait papa avec le bétail. Il n’avait plus le temps de rien. Il ne restait que Jacques. Mais il ne bougeait pas, prostré dans son lit. Il avait attrapé la Fièvre. Debout devant la paillasse, Bérénice contemplait le visage de son grand frère. C’était flagrant : ses yeux ouverts paraissaient vides, fixes en ne détaillant rien. Ses lèvres mauves entrouvertes laissaient apercevoir sur leurs contours quelques petites tâches brunes. Une odeur étrange mêlée à celle de l’humidité enveloppait son corps dans un linceul nauséabond. Ce n’était déjà plus l’adolescent plein de vie qui la soulevait sur ses épaules et qui lui donnait son morceau de pain lorsqu’elle avait encore faim. C’était la mort lente et douloureuse qui s’était insinuée puis lovée sous le voile d’un visage pâle, comme après des jours de travail acharné, dévoilant enfin son œuvre abjecte, puante.
En tête-à-tête avec la mort, ne se tenant pas droite, cambrée le ventre en avant, une main tirant timidement sur ses haillons, Bérénice dévisageait avec une curiosité malsaine le corps gisant de Jacques. La mort avait une évidence flagrante de par cette laideur qu’elle imposait. Jacques n’avait pas eu une mort paisible. Ses cheveux d’or plaqués contre son front portaient encore les vestiges de sa transpiration fiévreuse. Et ses yeux qui ne semblaient plus tout à fait lui appartenir cueillaient à présent le secret de contrées obscures. Comme cherchant où il avait pu aller, une gravité ou une incompréhension avait souligné les yeux de Bérénice, jusqu’à lui faire plisser le regard lorsqu’un bourdonnement était monté du fond de la gorge du garçon. D’une main hasardeuse, elle avait approché les fleurs de la bouche entrouverte ; la langue roula hors de son antre et retomba mollement contre la paillasse. Une mouche à merde jaillit alors de la cavité buccale du mort. Et, comprenant enfin l'ampleur du phénomène, imprimant la figure livide et les yeux à jamais perdus de Jacques, Bérénice poussa un hurlement de terreur.
Abandonnant les fleurs au visage de son frère, et achevant une rencontre d'épouvante en sortant en s'enfuyant de la maisonnée, ainsi lui fut donnée sa seconde leçon de vie : le chemin sinueux et tortueux d'une affreuse tragédie.
Depuis la cour, elle pouvait apercevoir son frère de lait monter à cheval. L’époque des compagnons de jeux où les deux bambins étaient encore surveillés par une mère s’était abolie ; Louis passait tout son temps à cheval ou à la chasse. Il n’était pas en vérité hardi, revêtait plutôt un teint assez pâle, et ses traits juvéniles et délicats lui donnaient un charme tout différent. Son regard pourtant demeurait franc. Louis n’était pas un jeune homme inquiétant, mais sa vivacité d’esprit et sa répartie le rendaient sans doute plus intimidant. Mais Bérénice ne rêvassait pas, et ses yeux toujours curieux se contentaient de cet élan d’intérêt que le noble lui inspirait. Celui qu’elle avait autrefois connu, et que ses mains avaient cherché. Elle se l’était approprié un temps comme les enfants peuvent être possessifs et exigeants, avant de comprendre avec une profonde contrariété que l’inverse avait toujours été la réalité. Son frère de lait l’avait toujours contrainte à l’illusion.
Alors seulement, toute entière absorbée dans sa contemplation, elle se piqua le doigt. Une goutte de sang perla bien vite mais rien qu’elle ne chassa hâtivement. Elle contempla la piqûre, un point vif sur la pulpe, avant d’écarter le linge rapiécé dans sa bassine. Elle filait la laine et le lin pour les draps et vêtements du seigneur. Et il y avait là une simplicité bête, une forme de résignation qui n’était vraiment troublée que par ces aléas insignifiants. Bérénice ne cherchait pas de signes là où il n’y avait pas lieu d’en avoir. Ces petites choses venaient seulement, parfois, se manifestant ici ou là par une piqûre, une coupure, une maladresse, et la jeune fille les contemplait avec une sorte d’ennui. Elle les acceptait comme elle avait accepté la mort de Jacques, simplement parce que c’était arrivé.
Ce rapport presque passif à l’environnement la rendait à cette discrétion et cette réserve qui pouvaient passer pour de la timidité juvénile. Se croyant à l’abri des regards, comme les jeunes filles sans importance pensent souvent l’être, elle ignorait son propre charme. Et ingénue, s’était simplement rendue à la vérité universelle devant laquelle toutes les femmes devaient apprendre à courber l’échine, un jour :
une, quelconque, parmi tant d’autres.
Elle n’était pas vilaine, malgré la peau rêche de ses mains comme après tant de tâches ménagères. Des petits doigts crasseux, et parfois sur son visage les prémisses d’une rougeur, comme après tant de temps à travailler sous un soleil ardent. Quelques tâches de terre enfin qu’elle croyait chasser d’un revers de main lorsqu’un sursaut de coquetterie la cueillait devant la jolie dame du seigneur. Et elle se rendait devant son seul reflet, penchée au-dessus d’une bassine remplie d’eau, à se frotter le visage pour y découvrir un minois finement dessiné, ravagé par des plaques d’eczéma. Mais dans cette jeunesse qui semblait s’allonger comme un jour d’été, sa chair tendre et rosée jetait des suppliques à qui avait un appétit pour les seins dodus et les hanches adipeuses. Elle était enfin tassée dans les robes de sa sœur, trop serrées pour les petits bourrelets lovés contre son corps. Adélaïde était petite et sèche à l’époque, mais Bérénice tenait du débordement.
La bouche entrouverte, elle se résolut enfin à recueillir la perle rouge entre ses lèvres charnues, et abandonnant son regard azuré dans ceux de son seigneur et frère de lait, suçant pensivement ou lascivement son doigt, Bérénice devenait l’actrice d’un semblant érotique qu’elle découvrait à peine derrière ses airs d’adolescente bête.
Sa mère la regardait parfois étrangement. La femme n’était plus aussi jeune qu’autrefois, et avait fini marquer par ses cinq accouchements. Les traits fatigués par un quotidien éreintant, elle portait encore sous ses paupières les affres du deuil. Il y avait cette tristesse muette, cette mélancolie et une distance enfin prudemment instaurée. Car il y avait chez sa dernière môme, dans ses prunelles pétillantes et bleues, dans des sursauts de joie gamine, un caractère farouche que l’ennui d’un quotidien répétitif et laborieux usait jusqu’au faux apaisement. Des petites manies qu’elle observait avec douleur.
L’ombre de Jacques planait au-dessus de Bérénice. Elle brûlait telle une plaie ouverte, d’un écoulement sanguinolent ; une plaie du cœur.
Bérénice devenait alors pour sa mère une sorte d’angoisse permanente. Et d’un œil toujours lointain sur sa progéniture, elle frissonnait en pensant au fils aimé et disparu. Et elle guettait les débordements de sa cadette, toujours discrets ; ce pouvait être ces tremblements nerveux des pieds qui traduisaient une impatience qui menaçait de s’écrouler, des petites lèvres mordillées qui retenaient un flot de mots qui ne demandait qu’à fuir, des regards égarés sur le jeune seigneur. Inconvenant. Bérénice tenait de l’éducation de sa sœur et de sa mère cette docilité, ce laisser-vivre contre lequel il n’y avait pas besoin de réfléchir. Faire et se taire. Cela pourtant n’était pas propre à sa nature. Son caractère était autre. Et cette docilité sage la titillait, et Bérénice gesticulait sans cesse, comme inconfortablement assise, comme ne sachant pas sur quelle position tenir, comme étrangère à sa propre place.
La mère pressait souvent son époux de marier la fille, le suppliait en lui répétant qu’elle en avait l’âge depuis longtemps, croyant ainsi se débarrasser d’un sentiment d’urgence. Mais elle se heurtait au même refus, au même silence. Puisqu’elle ressemblait à Jacques, le père l’aimait d’autant plus que les autres. Son regard bienveillant couvait ses agissements. Il la contemplait avec un émerveillement particulier, avec une sensibilité inexistante pour les autres, simplement comme on s’émeut devant un oisillon tombé du nid.
Bérénice n’avait aucune idée de l’avenir, car cela non, il n’y avait rien à en dire, rien à penser, rien à espérer. Elle ne haïssait pas l’existence. Nourrir des animaux de basse-cour jusqu’à la fin de sa vie, c’était presque rien qu’une routine éternelle, des habitudes à la vie dure. Des maux de dos, des plaques rouges sur son visage, des piqûres de moustique qu’elle grattait jusqu’au sang. C'était cela oui la belle indifférence, la bête existence. Alors de quelle forme cette urgence aurait-elle bien pu être faîte ? Les jours se rallongeaient en soirs, et l’obscurité tamisée par les flammes joueuses des torches offrait un répit confortable. Confortable par cet air froid qui tombait soudain, ce silence entrecoupé par ces petits bruits du jour que l’on ne remarque d’ordinaire jamais : la souffrance des cailloux qui parsèment les chemins imparfaits, que des pas nocturnes semblaient mâcher. Plus loin, c’était la sensation de ce cordage tressé, épais, qui frottait contre les paumes les premières écorces de peau. Des démangeaisons vives. Le halètement et le souffle suspendu. Le son sec, net d’un seau posé sur la pierre du puits. L’ondulation de l’eau enfin, à peine perceptible, devinée. Bérénice ne savait rien. Les choses lui apparaissaient de force, incroyablement limitées. La ligne qui dépassait l’horizon était un vide, un néant. Le coucher du soleil lui faisait chaque soir l’effet d’une chute, et l’aube la naissance du monde. Mais toutes les nuits, du fond de sa paillasse devenue si vide après le départ de cette grande fratrie, Bérénice croyait que l’univers tombait simplement dans sa belle mort. Les couleurs agonisaient, et de l'extérieur jaillissait une infinité noire qui se déversait dans ses yeux fixes, rythmée par le battement menaçant, lent, régulier et fort, de la pompe cardiaque.
Boom.[...]
L'eau du puits contre ses mains sales lui prodiguait une douleur qui faisait tendre tantôt sa bouche vers une grimace ou vers un rictus mauvais. Et alors que surgissait de la pénombre une turbulence intérieure, nébuleuse, une masse sans contours avançait dans le noir. C’était cette masse de l’innommable qui se jouait des imprudentes et qui avançait d’une assurance tranquille. C’était l’ombre de la fin du monde qui venait récupérer son dû. C’était
Lui,
l’Etranger dans la nuit. Ca n’avait été qu’un poids dans son dos, que cette brûlure déplacée de la paume jusqu’à son bassin, cette force au-dessus d’elle qui l’avait ployée, traumatisée. Dans l’obscurité n’avait raisonné que la chute du seau au fond du puits, que le choc du bois fracassé contre la pierre froide, et le trouble de l’eau qui avait jailli en une explosion brutale comme un volcan crachant sa lave. Et tous les cris d’horreur mêlés aux soupirs extatiques étaient morts, crevés au fond de sa gorge. Point de tendresse ni de caresses, seulement l’expression de la brutalité, à laquelle la jeune femme avait presque tout cédé. Bérénice avait enduré les secousses avec une rigidité brutale.
Lorsque la Bête avait reculé dans le silence de la nuit, il n'avait laissé sur place que des sanglots étouffés, une flaque de sang dérangeante entre des cuisses tremblantes.
L’eau froide et agressive rongeait ses phalanges immergées, mais les gelures superficielles autour de ses ongles ne suffisaient pas à l’arrêter. Elle pensait à la souillure tout le jour. C’était sur le linge, étalé. Noyée dans la rivière de la vie, le drame emportait tout. Et des heures du jour il ne restait rien, rien que cette insomnie versatile. Un trou béant dans la poitrine et tout pour partir en vrille.
La rupture était nette, cassante. Ses yeux regardaient partout, sans voir, ou guettant la venue d’une chose qui n’arrivait pas. Alors elle accélérait le frottement du tissu mouillé entre ses paumes. C’était froid, une morsure détestable. L’intensité demeurait. Lorsque parfois elle grimaçait, c’était pour mieux retenir les plaintes liées à l’effort. Enfin, elle se taisait. Son corps pourtant s’obstinait à dire. C’était les hurlements d’un squelette qui s’agitait sous l’épiderme vibrant, la rage des muscles contractés, le courroux du cœur émietté, et cette obstination bête, obsédée et obsédante. Il fallait laver le linge. Et ne s’ajoutait rien d’autre, que cette pensée grotesque et vulgaire, que cet harassement. Qu’importait l’épuisement. Bérénice allait au-delà. Si cette blancheur lui échappait, alors la vie ne valait rien.
L’horreur survenait parfois.
La souillure éclatait. Un filet rougissant qui fuyait, une anguille toute de sang vêtue qui venait avorter ses œufs. L’eau devenait rouge et le drap imbibé de sang était fichu. Alors un sentiment d’échec saisissait Bérénice, et la tension se relâchait soudain comme une vague doucement échouée sur le rivage. Ses mains enfin offraient un piètre refuge aux sanglots éclatés. Elle vomissait le chagrin de sa culpabilité.
Parfois seulement, rien de tout cela n’existait.
Louis l’attirait dans des recoins obscurs. Il couvrait sa bouche de baisers, de ces baisers impies, empoisonnés. Les bras de Louis pourtant trop fins pour l’entourer vraiment constituaient une étreinte resserrée. Elle étouffait. Mais la chaleur venait comme une boule du fond de sa gorge. Louis ne dégageait rien, rien qu’elle ne pouvait ressentir du moins. Rien non que cette froideur malséante. Passive, Bérénice penchait simplement sa tête en avant lorsque ses mains glissées entre ses omoplates venaient desserrer un lacet. Le regard vague, en attendant la fin. Parfois, un plaisir fragmenté lui arrachait un soupir, et lui faisait lentement écarquiller les yeux. Mais elle avait le corps douloureux qui ne savait pas recueillir la minute extatique, celle qui venait déchirer un peu plus les lambeaux de sa chaire. Louis l’écorchait vive. Le sentiment d’appartenance était intense. Ils n’avaient jamais vraiment conversé, leur lien se trouvait ailleurs, dans ces regards froids et courroucés, parfois teintée d’une douceur avortée.
De lui pourtant elle ne connaissait que la brutalité du corps.
Le regard vers l’horizon, la charrette avait disparu. Le son presque nostalgique du couinement de la roue s’était perdu dans un espace lointain. Ils avaient disparu, serrés les uns contre les autres ; et puis les rires des enfants avaient éclaté une dernière fois, mais Bérénice n’avait pas oublié l’instant de gravité qui s’était abattu sur le village. Au contraire, elle avait fixé intensément l’autre bout du champ, le chemin boueux qu’ils avaient emprunté avec une sensation bougonne et indicible de ne jamais les retrouver.
Jean était arrivé en fin de matinée, avec sa femme, ses enfants. Adélaïde et son mari aussi. La surprise et la joie de les retrouver avait laissé place à la gravité dans les yeux de l’homme barbu qu’elle avait à peine reconnu comme son frère aîné. Elle s’était jetée dans les bras d’Adélaïde. Le temps s’était évanoui. Quelques miches de pain et ils étaient repartis, emportant leur mère avec eux. Des rumeurs folles courraient. Certains avaient pris la direction de Marbrume, juste au cas où. Certains villages ne donnaient guère plus de signes de vie. Mais comme bien souvent dans cette vie simple et paysanne, où les champs occupent souvent toute l’attention, s’étendant au-delà des frontières de la civilisation. Son père avait fixé un instant encore l’horizon, puis il avait simplement tourné les talons, sa pioche en main et il avait pris le chemin de sa terre. Paul était resté aussi. Il avait murmuré à Bérénice, de son grand sourire, large, bienveillant que tout se passerait bien. Ses yeux l’avait presque promis. Elle le croyait toujours lorsqu’il la regardait ainsi.
Le village s’était vidé lentement. Bien sûr ils étaient restés pour la terre, cette terre qu’ils cultivaient depuis des générations, qu’ils avaient héritée de la sueur et du sang de leurs ancêtres. Cet héritage leur appartenait. Ils se méfiaient aussi des rumeurs, juste au cas où on aurait tenté de leur prendre leur terre. Et puis au pire, c’était mieux de mourir chez soi que sur la route, si tout cela était vrai, si la Trinité leur en voulait. Personne n’échappait à sa propre mort. Quelques femmes, enfants, vieillards, hommes s’en étaient allés. Les autres étaient restés. Et puis il y avait le seigneur et ses hommes.
Paul avait dit après tout que tout se passerait bien.
Elle n’était pas restée pour Louis, mais pour la maison. Les hommes n’auraient pas le temps de s’en occuper. Ce n’était pas tout seulement. Avant de partir, sa main avait cueilli celle d’Adélaïde et en un geste précieux, d’une infinie discrétion, elle avait questionné la sensibilité de sa sœur. Les doigts avaient détaillé le ventre qui n’avait pas tant changé. Mais peu importait, le geste en lui-même avait suffi. Adélaïde l’avait dévisagée avec des yeux ronds qui s’étaient ensuite embués de larmes. Elle avait promis de prier Serus tout le voyage, elle avait prié pour que le Dieu de la Fécondité lui accorde sa pitié. Qu’était-ce qu’un ventre s’arrondissant en dehors du mariage ? Sinon le signe d’une folie d’une bêtise d’un déshonneur d’une horreur d’une tragédie.
L’après-midi s’était écoulée dans une limpidité rassurante, puis la nuit puis le jour. Le labeur demeurait inchangé. Le travail était une variable sûre. Ici du moins. Et cette constance avait ramolli la tension, au point de se dire que le monde était peut-être bien devenu fou. Paul avait ri, et le père Monet avait eu ce petit soupir en pensant qu’il faudrait emprunter l’âne du vieux Remi pour faire le chemin jusqu’à Marbrume et ramener toute sa marmaille. Bérénice était descendue au champ, la pioche entre ses mains. C’était cette normalité, cette simplicité, qui viendrait à lui manquer. Ce serait la terre friable sous ses pieds, celle qui l’a rattaché à cette réalité, qui l’ancrait dans le présent et rien que dans le présent, sous le regard couvant de son père, sous les plaisanteries de son frère. Ce silence parfois entre eux lorsque l’effort manuel atteignait le sommet de sa gloire, lorsque ses lèvres déshydratées recueillaient la sueur roulante comme le fruit de ce dur labeur, de cette joie sincère et pauvre.
Le sang encore colorerait des rivières de terre.
[…]
Dans cette folie sans nom, son père l’avait poussée avec brutalité à l’intérieur de leur maisonnée. La porte refermée avait dissimulé les lueurs des torches qui s’agitaient au milieu des cris dehors. Le bois d’une chaise avait traîné contre la terre pour venir clore définitivement l’entrée. La fin des temps était bruyante, horrifiante.
Bérénice avait rampé dans un angle de la pièce.
La nuit, mélange d’un souffle dernier, d’une horreur à peine dissimulée, était tombée. Elle signait la chute des Ténèbres. Bérénice avait posé les genoux à terre, et pliée, le nez écrasé contre la paille qui recouvrait le sol de la maison des Monet, elle avait imploré la Trinité de lui venir en aide. Mais personne n’était venu, et dans ses murmures répétitifs, pressés, usés, elle avait continué malgré tout. Fermant si fort les yeux qu’elle en aurait collé ses paupières, au moindre cri, à cet élan barbare qui paraissait labourer les corps.
La prière pourtant avait laissé place au petit jour. Soudain, lorsqu’avec épuisement, elle cessait le déversement de ses chuchotements implorants, le silence l’avait serré. Mais ce n’était pas cette étreinte réconfortante qui aurait signé la trêve de ses émotions. Car le silence n’existait que pour être rompu. On entendait alors que le vacarme grondant, tonitruant, comme un éclair déchirant le ciel ; un bruit sourd avait ébranlé tous les murs de la maison. Bérénice avait retenu un sanglot. Et mordant ses lèvres pour une ultime pitié, quelque chose s’était jeté à l’intérieur, projeté contre la table qui s’était renversée. La lumière du jour doucement avait révélé l’ombre de la créature. Et profitant de cette lueur salvatrice, dans un ultime élan de désespoir, Bérénice se précipita vers l’extérieur. La créature se retournant manqua de lui asséner un coup. Un jet de lumière l’expédia en arrière. Bérénice s’effondra dans la boue. Ses yeux tournés vers l’intérieur de la maison reconnurent la créature. Car ce que son visage recouvert d’une boue luisante et rouge dévisageait avec effroi, ce qu’elle contemplait avec ce dégoût sans nom, c’était la figure repoussante, défigurée par des plaies encore béantes d’un monstre, d’un mort, d’un homme.
Un rire nerveux l’avait alors secoué, reculant sur ses fesses, effrayée. Un sentiment hideux de liberté l’avait alors submergé. Car enfin ce qu’Anür tissait, Anür pouvait le détruire. Et tandis qu’elle sentait le fluide de la vie parcourir avec ses vaisseaux sanguins, tandis qu’elle se tenait parmi les vivants, Louis se retrouvait seul dans la mort.
Elle se releva au milieu du hameau. Il restait tout. Tout sauf la vie. Le village n’avait plus qu’à pourrir. A ses pieds, le corps de Paul semblait endormi, malgré les écorchures. C’était presque comme si on l’avait déposé là. Il lui vint à l’idée que Paul ne le méritait pas, et qu’elle aurait dû mourir à sa place pour toutes les fautes qu’elle avait commises. Dès lors que la créature repue à l'intérieur de la maison parut vouloir quitter l'obscurité pour braver le jour, amer, elle enjamba le corps. Le sentiment de souffrance teinté encore de cette peur farouche lui sommait de fuir, et ses jambes la poussèrent, comme une force manifeste ; l'instinct de survie.
Près du puits, l’âne broutait l’herbe encore verte. Cette vision qui tenait à son sens de l’enchantement lui fit croire que Serus voulait qu’elle vive. Elle prit alors la fuite, et sans se retourner, prit la direction de l'est, errant mais avec l'espoir de retrouver le reste de sa famille partie deux jours plus tôt. Ce faisant elle trouva d'autres réfugiés en chemin. Les remparts finirent par se dresser devant elle au bout de quelques jours.
Mais elle ne retrouva jamais sa famille, perdue dans la foule des réfugiés.
Il s’appelait Alfred. Il était né fin Février de l’année 1165, sous un grenier à la toiture délabrée d’une vieille bicoque du Labourg. Il était né dans la misère à la lueur d’une chandelle, entre deux cuisses fatiguées. Et ses premiers cris s’étaient tus instantanément, dès lors que les mains fripées de la sage femme l’avaient laissé se reposer contre la peau rougeâtre et ruisselante de sa mère.
Il ne tenait pas de son père. Les trois poils blonds qu’il avait sur le caillou marquaient le rang de sa naissance. Il n’était pas noble. Cela même Bérénice le refusait. Il était paysan, il venait de la terre comme son grand-père et ses oncles. Il ressemblait à Jacques, à Paul, à Jean. Il était ce sublime miroir, cette porte entrouverte sur un monde qui n’existait plus. Il était le bébé de Bérénice, la manifestation d’une vie, d’un miracle. En venant au monde, Serus l’avait béni d’un baiser sur le front. C’était le bébé de Bérénice et non pas celui de Louis. Sa mère était Bérénice, et il avait pour père Serus. Cela, elle pouvait le sentir jusqu’aux tréfonds de son âme.
Il s’appelait Alfred.
Alfred Monet.
[...]
Et que connaissait-elle à l’un des plus vieux métiers du monde ? Celui d’être mère. Bérénice était errante dans la ville. Et du haut de ses dix-neuf ans, elle ignorait presque tout de la responsabilité qui lui incombait. Mais ce fardeau-là elle pouvait le sentir. La joie d’amour était contrebalancée par tout le reste. Et malgré l’évidente fierté à tenir ce prolongement d’elle-même entre ses bras, il lui semblait faire face à un échec, à une impuissance. L’idée de l’abandonner lui avait traversé l’esprit, mais faible, elle n’avait pu s’y résoudre. Et un sursaut d’orgueil avait jailli des profondeurs. Elle s’en occuperait et lui donnerait le même amour qu’elle avait reçu. Il vivrait en ayant la chance de l’avoir, elle, sa mère, qui avait bravé tous les dangers de l’accouchement pour le mettre au monde.
Bérénice se sentirait souvent honteuse pourtant, et coupable. Car en glissant le nourrisson contre son sein, sa bouche ronde ne tétait que l’écume de son lait. La famine avait amaigri son propre corps, et si les mois écoulés avaient quelque peu épuisé ses tendres réserves, ils avaient également asséché les rivages de sa poitrine.
Dans ces bas quartiers où s’entassaient la misère et la crasse, ces ruelles étroites et surpeuplées, ces visages affamés qui soufflaient sur son passage ces relents fétides, Bérénice était une ombre recroquevillée qui savait. Car elle devinait derrière les joues amaigries, toute la violence qui agitait les âmes appauvries. Ils erraient tels des cadavres ambulants, pourchassés par la faim qui leur tiraillait les entrailles. Bérénice exécrait cette foule famélique dont le désespoir et le malheur trouvaient écho dans les méandres de ses pensées. Et lorsque son regard sous le poids de ses cernes effleurait seulement la sinistre scène, et qu’on lui renvoyait le miroir de son propre teint, blafard, l’usure l’accaparait. L’effroi était une peine plus grande encore qui retenait une tension oculaire, car sous sa vision tout semblait s’embraser de noirceur, et d’un point de chute à un autre son regard n’embrassait bien que des vestiges. Vite alors, elle cherchait ses vilaines plaques d’eczéma qu’elle rongeait du bout des ongles à s’en faire saigner des cascades. Et dans une frénésie qui lui échappait, il lui semblait atteindre le semblant d’un havre dernier.
Alfred était une plus grande source d'angoisse que de réel bonheur. Elle aurait aimé qu'il ne vienne pas au monde, s'il s'agissait à présent qu'il vivait, de ressentir ces vibrations comme de brusques sursauts. Il lui venait toujours l'idée qu'il était mort. Et dès lors qu'elle soulevait le linge qui l'enserrait et le protégeait, elle se mettait à haleter et à trembler. Plus d'une fois, elle l'abandonna en s'imaginant qu'il était mort. Puis le doute s'instaurait, et elle ne se laissait que quelques pas d'avance avant de faire demi-tour, assiégée par les pleurs. Et lorsqu'elle le redécouvrait, jetant ses cris de bébés à la face de la ville sale, elle re-goûtait tantôt à la joie tantôt à la culpabilité de l'avoir délaissé.
Mais il mourrait. Il mourrait de ce lait pauvre, un jour ou l’autre. Tout n’était qu’une question d’instant. Et que ferait-elle alors ? Que de subir une fois de trop une perte. Elle avait noué un linge autour de sa taille et dans lequel elle trimbalait soigneusement et partout le nourrisson qui empoisonnait ses pensées. Et juste comme ça, elle était partie avec le convoi pour le Labret. Car la perspective effrayante de se retrouver dehors était une chose, celle de devoir brûler son bébé intra-muros en était une autre.
Elle s'était jurée de l'étouffer contre sa poitrine.
Bérénice s’était résolue à l’horreur. Car il était si faible enfin, si petit et si chétif, ne pouvant fuir, obligé de garder les yeux si fixement ouverts pour contempler toute la laideur du monde ; ridiculement accroché à une étincelle de vie. Car s'il ne pouvait vivre, il ne pouvait non plus mourir de la famine, moins encore sous les griffes des fangeux. L'alternative qu'elle se promettait de lui offrir était plus douce. Juste au cas où.
Alors elle était partie, avait pris place sur la charrette d'autres volontaires, s'éloignant des murailles sécuritaires.
L'horreur du long chemin avait fini par accoucher aux pieds des champs d'où les rescapés s'étaient éparpillés. Bientôt dans les cases où ils s'étaient enfermés pour pleurer, le souvenir des morts avait été bravé par la seule joie égoïste d'avoir préservé leurs deux seules petites et insignifiantes vies.
Elle partagea une maisonnée avec un fermier solitaire, en échange de tâches ménagères et d'une aide aux champs. Mais la vie jamais ne retrouva cette saveur d'antan.