[Terminé] Nouvelle ère, nouveau lien [PV Aeryn]

3 Mai 1966

La veille, le discours du nouveau Roi avait eu son effet sur les habitants présents ainsi que sur le reste de la Cité qui se trouvaient impactées par les évènements ainsi que les décisions qui en avaient découlé. Le Goulot était perdu, aux barricades enflammées se succédaient désormais des fortifications que des travailleurs acharnés s'empressaient de dresser aussi haut que cela était nécessaire, sous la protection de Miliciens et de volontaires déterminés à protéger les rues et les habitants. Marbrume toute entière était en proie à l'effervescence, entre chagrin et reconstruction, entre désillusion et mince espoir, celui de continuer à survivre, de repousser la peur et l'angoisse pour tenter de maintenir la Fange à l'écart malgré la menace grandissante. C'était un coup dur pour tout le monde et nul n'avait été épargné, d'une façon ou d'une autre, ce qui étrangement semblait souder les survivants et les pousser à mettre de côté leurs conflits personnels habituels pour se concentrer sur l'essentiel. Le jour même de l'attaque, quand Finn et Aeryn avaient enfin pu regagner le Quartier Général, ils avaient été soulagés de constater qu'ils n'avaient aucune perte à déplorer. Bien sûr la bâtisse avait souffert de l'attaque, comme bien d'autres bâtiments dans la rue, mais le Capitaine avait pu gagner l'endroit avant les premiers Fangeux et les Mercenaires s'étaient immédiatement organisés en conséquence. Ils avaient déjà commencé à tout barricader sur ordre de Strakhov et, quand leur chef était arrivé, ils avaient eu confirmation de l'horreur de la situation et avaient alors défendu leur seule et unique maison avec toute la hargne qu'on leur connaissait. La Compagnie avait hélas subi une perte humaine, l'un des frères Monclar n'était plus et cela avait plongé tout un chacun dans l'affliction, n'aidant nullement à gérer la situation. Le matériel avait également souffert des assauts répétés de créatures isolées, aussi dès le lendemain tout le monde s'était-il mis au travail pour commencer à retaper et fortifier davantage l'endroit, cherchant dans le travail l'oubli des horreurs de cette funeste journée. La plupart s'étaient également rendu sur la nouvelle Place des Chevaliers pour y écouter le discours de Sigfroi de Sylvur, rapportant aux quelques-uns restés au QG ce qui avait été dit. Et durant tout ce laps de temps, Finn n'avait quasiment pas décroché un seul mot. Songeur, il avait passé le 1er et le 2 Mai emmuré dans un silence teinté d'une humeur sombre qu'on lui avait rarement vu. Si certains tentèrent bien de le dérider, d'autres qui le connaissaient depuis ses débuts, comme Strakhov, savaient qu'il fallait le laisser en paix et que cela ne finirait par passer, notant au passage le fait qu'il ne semblait plus vouloir perdre du regard la fille Monclar à qui seule il offrit quelques sourires crispés et mots qui se voulaient rassurants. Ce ne fut qu'au matin du troisième jour, alors qu'ils s'affairaient tous à une réparation ou à une autre, que le jeune homme qui fit signe à la rousse de le suivre, pénétrant dans la salle d'armes dont il referma la porte avec soin.

- J'ai beaucoup réfléchi, Aeryn.

L'euphémisme de cette affirmation ne décrocha pourtant nul sourire chez Finn qui porta, sur celle qu'il avait qualifié de bras droit, un regard grave au milieu d'un visage à l'expression déterminée.

- Tu le sais, mon but dans cette vie est de pouvoir succéder au Capitaine quand le moment sera venu et j'y investis toutes mes forces, toute ma volonté pour être digne de ses attentes, digne de la Compagnie et de tout ce qu'elle incarne à mes yeux.

Il alla à l'un des présentoirs et passa sa main sur le plat d'une épée, l'effleurant sur la longueur, songeur et troublé malgré lui.

- Je m'étais juré de ne plus me laisser distraire par quoi que ce soit, de ne pas laisser mes émotions fausser mon jugement, mais... je ne peux plus faire comme si je ne ressentais rien, comme si je n'avait pas ce... ce besoin d'être aux côtés de quelqu'un. En fait si je m'écoutais, je crois que je pourrais tuer juste pour avoir le droit de rester près de cette personne, et si avant je trouvais cela effrayant, maintenant je... l'accepte.

Le Second inspira profondément et se détourna des armes pour observer la Mercenaire avec attention, la fixant gravement avec ce regard qu'il avait eu dans l'auberge deux jours plus tôt, quand ils étaient à l'étage après que le début de révolte ait été maîtrisé.

- Je tiens à toi Aeryn, peut-être pas forcément de la façon dont il le faudrait, il y a encore tellement de choses que je ne maîtrise pas chez moi, comme ma colère ou ma soif de combat, le fait que j'aime tuer aussi, dans certaines circonstances... Mais je tiens à toi plus qu'à une simple collègue, qu'à une simple amie. Il fallait que je te le dise après tout ce qui s'est passé, parce que quand j'ai cru que la Cité allait tomber, j'ai réalisé à quel point j'étais...

L'expression grave de Finn se fendit pour laisser place au jeune homme qui, d'ordinaire souriant et toujours prêt à plaisanter, semblait à présent quelque peu hésitant et... vulnérable. La faille était là, visible et à portée, même si l'homme avait apprit à la garder à l'abri de toute émotion nouvelle, le fait demeurait qu'il était tout sauf insensible ou indifférent à l'égard de la rousse avec qui il voulait passer de plus en plus de temps à mesure que celui-ci s'écoulait.

- ... à quel point je t'aimais.

Ce mot honni, banni de son vocabulaire quand il était question d'une femme, d'un attachement plus profond que celui de l'amitié ou de la loyauté, ce mot terrible qui avait jadis été synonyme de cœur brisé, piétiné et lacéré, qui avait été claquemuré pour que jamais plus une telle chose ne se reproduise et ce malgré les quelques aventures d'un soir faîtes ici ou là... Ce mot fatidique avait été lâché et à présent Finn semblait s'être comme figé, impassible en apparence, faussement détaché, se préparant à tout entendre, à recevoir sans doute un refus sur un ton ou sur un autre, à moins qu'elle ne s'enfuie ? Auquel cas comment faudrait-il le prendre ? Faudrait-il même la laisser partir ou la retenir ? Non, il voulait savoir, il devait savoir à présent qu'il venait d'exposer son cœur nu aux éventuels coups de son amie. Pour autant il était prêt -ou croyait l'être- à tout, même si l'on ne ressortait jamais indemne d'une telle chose. L'heure n'était sans doute pas la meilleure qui soit, après tout l'un des frères de Aeryn n'était plus et c'était là une chose éprouvante pour la jeune femme. Le moment n'était-il ainsi pas mal choisi ?

En rentrant au quartier général ce soir-là, Aeryn fut brièvement soulagée de voir que malgré les dégâts parfaitement visibles sur sa façade, la bâtisse tenait encore. En constatant cela, la mercenaire se dit que rien n'était perdu, que la vie pourrait aisément suivre son cours et que rien ne changerait pour eux, ou presque… Du moins, cette pensée ne dura guère plus de quelques secondes pour définitivement s'envoler lorsque son regard croisa celui de ses frères… Ils n'étaient que deux, Kaël, adossé au mur de la maison voisine, affichait une mine particulièrement grave tandis qu'Ivaad faisaient les cent pas à son côté, les traits tirés par la fatigue et la colère.

Fermement décidé à comprendre, Aeryn abandonna Finn à son inspection pour rejoindre ses deux aînés. Tout en marchant, ses perles d'azur se posèrent tout autour, cherchant désespérément la silhouette de l'archer de la famille parmi la masse de mercenaires occupés, sans pour autant la trouver… Kaël s'était redressé à son approche, franchissant de lui-même les quelques pas qui les séparaient encore pour lui apprendre sans détour la terrible nouvelle : Elwin était mort… Un coup de poignard reçu en plein cœur aurait été moins douloureux, la rouquine en fut convaincu… Elle encaissa difficilement la nouvelle sans pour autant s'autoriser à flancher, pas ici en tout cas. Néanmoins, malgré son air faussement impassible, la mercenaire se maudissait intérieurement pour s'être montrée si naïve en arrivant. Car, à l'évidence, plus rien ne serait jamais plus comme avant.

En n'ayant connu que sa famille, chaque perte supplémentaire n'avait pour conséquence que d'approfondir le sillon entamé par la disparition du géant. Ainsi, si la mort de son père et de ses deux frères aînés l'avait plus ou moins touchée, si le départ de Loghart l'avait contrarié au point d'en venir à le renier, le décès d'Elwin, quant à lui, infligeait une marque autrement plus profonde, douloureuse et effrayante que les précédentes… Une blessure qu'elle devrait encore apprendre à supporter en silence, sans jamais rien n'en laisser paraître simplement pour ne pas sombrer. La jeune femme se le devait à elle-même, comme elle le devait à ses deux frères restant et aux hommes de la compagnie. Quoiqu'il arrive, elle devrait se montrer forte et inflexible...

Les jours suivant, puisque tout entraînement salutaire avait été suspendu, elle les passa à s'occuper les mains, troquant ses lames habituelles contre un marteau. Un outil des plus banals qui ne devait servir qu'à construire, réparer et non à détruire comme elle rêvait de le faire. À plusieurs reprises, la mercenaire crue entendre Elwin rire dans son dos, lui parler même, sans qu'elle ne puisse réellement comprendre les mots… Et chaque fois, ce fut comme si une lame s'insinuait vivement dans ses entrailles au point même de l'empêcher de respirer… Dans ces moments-là, son instinct, grandement mis à mal par les récents événements, la poussait à chercher Finn du regard… Le second ne se trouvait jamais bien loin, et même s'il semblait bien plus distant et éteint que d'ordinaire, le jeune homme lui offrait chaque fois un sourire, bien que contrit et quelques mots apaisants… De bien simples attentions en apparence, mais qui lui permirent pourtant de se contenir encore un peu et pouvoir poursuivre sa tâche.

Elle s'était jointe à ses frères et d'autres lames pour écouter le discours du Roi, refusant de se contenter de ce qui serait rapporté plus tard, à l'ensemble des hommes… Et si les mots du souverain ne firent pas immédiatement écho en son esprit torturé, ce ne fut que pour mieux venir la hanter durant la nuit… Ainsi, il existait bel et bien des responsables de la mort de son frère, de tous ces pauvres gens et il ne s'agissait nullement de la fange. Les vrais coupables étaient tout aussi humains qu'elle. Des illuminés, des fous, qui voyaient en ce fléau une sorte de punition divine, une purge destinée à laver les péchés de l'humanité. Ils avaient permis à ces monstres sordides de franchir les murs, venant semer le chaos parmi une population affaiblie, désarmée… Vulnérable… Ceux-là, ces traîtres, comme elle rêvait de les voir brûler sur un bûcher… De sentir ses sinus s'emplir du parfum de leur chair grillée...

Alors, à défaut de pouvoir assouvir ses idées morbides, Aeryn passa la nuit à retourner sa chambre, brisant meubles et objets, déchirant, lacérant draps et tissus jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à anéantir. Geneviève, la propriétaire des lieux elle-même, n'osa nullement l'interrompre par crainte d'être blessée, tant la haine et la colère de la jeune femme semblaient palpables… Pourtant, le lendemain, la mercenaire regagna le quartier général comme si de rien n'était. Seuls ses frères ressentaient le changement en elle, ce profond chagrin mué en rage sourde, mais pourtant viscérale… Ainsi, au cours d'une brève discussion, les trois survivants Monclar décidèrent de se joindre à la milice pour traquer et punir les responsables de l'invasion… Ils en étaient à parfaire les détails de leur intégration provisoire lorsque le second demanda à la jeune femme de le rejoindre jusqu'à la salle d'armes, seule témoin de leurs entraînements secrets. Le lieu semblait évoquer qu'il s'apprêtait justement à lui proposer d'échanger quelques passes, simplement pour se défouler, comme il le faisait d'ordinaire. Mais l'expression du bras droit du capitaine sembla plutôt indiquer que ce dernier tenait à discuter.

Elle entra donc à sa suite, gardant volontairement le silence pour le laisser parler jusqu'au bout sans jamais l'interrompre… D'après ses mots, Finn avait énormément réfléchi sur un sujet que la rouquine ne sembla pas comprendre. Il lui explosa le but qu'il s'était fixé et qu'elle connaissait bien, avant d'évoquer une sorte de distraction à laquelle il s'était juré de ne pas céder. Il parlait d'émotions visiblement perturbantes risquant probablement de le détourner de ses ambitions. D'une personne pour laquelle il pourrait tuer simplement pour pouvoir être à ses côtés… Sur le moment, Aeryn pensait naïvement que Finn ne faisait qu'évoquer son ambition en expliquant qu'il ferait tout pour rester proche du Capitaine sans se laisser guider par ses émotions… Du moins, jusqu'à ce qu'il ne cite son nom… Le sien.

Pendant qu'il lui expliquait qu'il tenait à elle, la rouquine l'observait avec un air quelque peu ahuri essayant de comprendre ce que pouvait bien représenter ce "plus qu'à une amie". Qu'avait-il bien pu réaliser pour que son expression change à ce point, pour qu'il paraisse si fragile et vulnérable face à elle ?
- ...j'ai réalisé à quel point j'étais… à quel point je t'aimais.
- Hein ? s'exclama-t-elle brusquement persuadée de ne pas avoir réellement compris les paroles de son ami. Elle pensa d'abord qu'il plaisantait, bien que le sujet n'avait strictement rien de drôle et que l'expression qu'il affichait attestait tout le contraire… Je… Je ne comprends pas… Qu'est… Qu'est-ce que ça veut dire ?

Elle s'était figée, son cœur battant à présent fort qu'il semblait cogner directement dans son crâne, tandis que ses jambes se voyaient privées de leurs maigres forces. La mercenaire recula, subitement, se laissant presque tomber sur une caisse avant que le sol ne menace de se dérober sous ses pieds… Non… Il devait forcément se tromper, il ne pouvait pas ressentir ce genre de sentiment pour elle… À moins que ce soit elle qui interprétait ses paroles de travers, ce ne serait pas une première…

- C'est… Non… C'est juste impossible… bredouilla-t-elle nerveusement. Voilà… Tu… Tu te trompes.

Difficile de savoir si Aeryn parlait à Finn ou bien à elle-même tant elle en était perturbée. Évidemment, elle comprenait les paroles de son ami, seulement, il lui était bien difficile de les accepter tant cela lui semblait… illogique ? Pourquoi l'aimerait-il au juste ? Elle qui n'avait pour seule qualité que de savoir tenir une arme sans se couper. On ne lui avait pas enseigné à se comporter comme une femme, son père n'aurait même jamais envisagé de la marier comme le voudrait la coutume. Il ne la destinait nullement à ce genre d'avenir préférant la garder enfermée jusqu'à la prochaine bataille … Aeryn avait donc grandi loin de tout cela, loin de tous ces sentiments, ces émotions parfaitement humaines et qu'elle peinait encore à réaliser pour elle-même.

- Je ne suis même pas une vraie femme ! Enfin si… Mais...non. J'ai mal compris, hein, c'est ça ?

Honteuse, perdue, la rouquine cacha son visage derrière ses mains sans pour autant réaliser que sa propre réaction était anormale et pourtant tellement significative. Si son cœur battait de cette manière, n'était-ce pas parce qu'il y avait une raison évidente à cela. Sa façon d'agir envers lui n'était-elle pas différente ? Ne se sentait-elle pas vulnérable en sa présence ? Plus calme, plus sereine aussi ? Ne craignait-elle pas de le perdre de vue, ne serait-ce qu'un instant ? De le perdre tout court ?

- Qu'est-ce que ça veut dire ?

Cette fois, la question ne s'adressait qu'à elle-même… Le jeune homme pouvait très bien la croire folle à lier, tant son amie agissait de manière étrange. Personne ne lui avait jamais dit ce genre de chose, ce qui lui paraissait d'ailleurs tout à fait normal tant elle pouvait être détestable aux yeux de tous… Mais Finn ne l'avait jamais traité comme le faisaient tous les autres. Depuis le début, il se montrait amical, prévenant… Il cherchait à la comprendre, à la connaître sans jamais lui forcer la main. Il la respectait autant en tant que membre à part entière de la compagnie qu'en tant que… Femme ? Il l'avait touché lors de l'invasion, par son regard si profond, par la douce chaleur qu'il lui avait transmise et en la perturbant plus encore …

- Finn... Avec toi j'ai l'impression d'être un oeuf auquel tu brises la coquille à chaque regard, finit-elle par déclarer avant d'éclater de rire nerveusement. Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne chose. J'en sais rien du tout... Je ne comprends pas...

Il s'était attendu à bien des réactions, mais celle-ci était certainement celle qu'il n'avait qu'envisagé sans vraiment s'y attarder. Pourtant il connaissait suffisamment Aeryn pour savoir que celle-ci n'était pas familière de ce genre de situation, que tout ce qui avait trait au contact avec autrui, au rapprochement, avait été banni par un père cruel et implacable qui ne voulait voir en elle qu'un soldat et rien d'autre. Il aurait dû se douter qu'elle ne comprendrait pas, ou en tout cas qu'elle ne réaliserait pas qu'une telle chose pouvait lui arriver, qu'un homme puisse vouloir passer outre les défenses qu'elle avait érigées pour tenter de se rapprocher davantage, de lui ouvrir son cœur et de lui exposer ses sentiments à nus. Oui, Finn aurait dû s'en douter et pourtant il fut malgré tout surpris de la réaction de la jeune femme qui eut soudain besoin de s'asseoir sur la caisse la plus proche, l'écoutant sans l'interrompre alors qu'il pouvait presque deviner le cheminement de ses pensées. La mention du fait qu'elle ne soit pas même une vraie femme l'interpella : lui avait-elle cachée quelque sombre secret sur son anatomie ? Par les Trois, voilà bien une chose à laquelle il n'aurait sûrement pas pensé, mais apparemment elle voulu le rassurer, enchaînant le oui et le non avec un air perdu et presque... paniqué. La voir cacher son visage dans ses mains fut le signal pour lui d'approcher, lentement, jusqu'à s'arrêter à deux pas d'elle.

- Qu'est-ce que ça veut dire ?

- Que tu es plus femme que tu ne le pensais.

Peut-être n'attendait-elle pas de réponse, mais en tout cas elle reprit la parole, comparant ce qu'elle ressentait à une coquille d’œuf qu'il pouvait briser et faisant par là-même douter le Second de l'impact qu'il pouvait avoir sur la Mercenaire. La rendait-il faible ? La mettait-il ainsi en danger ? Ils avaient toujours su faire la part des choses jusqu'à présent, se rapprochant sans jamais laisser leurs émotions prendre le pas sur leurs missions ou leur devoir envers la Compagnie. Il avait fallu l'invasion de la Fange au sein même de la Cité pour faire vaciller toutes leurs certitudes, mais si lui avait failli basculer dans une rage dangereusement aveugle, elle avait su l'apaiser et chasser ces ténèbres de son esprit, au moins durant le laps de temps qu'ils passèrent l'un près de l'autre. Dans cette salle d'arme à la porte close, Finn mit un genou à terre devant Aeryn pour la fixer avec un léger sourire qui, s'il manquait de cet aplomb parfait qu'il semblait toujours avoir en temps normal, n'en demeurait pas moins confiant, bien que légèrement tremblant.

- C'est aussi ce que je ressens, là maintenant.

Osa-t-il affirmer en inspirant un grand coup, chassant le doute pour venir saisir l'une des mains de la jeune femme, la pressant doucement pour tenter de la rassurer un peu.

- Écoute Aeryn... L'amour est à la fois une force et une faiblesse, je le sais pour l'avoir déjà éprouvé et je ne pensais pas rencontrer quelqu'un d'autre qui me fasse sentir aussi vivant. C'est vrai que ça peut rendre faible, là maintenant tu pourrais me briser d'un mot ou d'un geste, alors qu'en entraînement seule ton épée le pourrait.

Son sourire revint avec un peu plus d'aplomb.

- Mais ce que je ressens pour toi me donne aussi une force incroyable. Quand je te regarde, je me dis que je pourrais faire n'importe quoi pour te protéger, pour me battre à tes côtés et que tu ne souffres plus jamais. Je pourrais vaincre une dizaine de fangeux au moins !

Cette fois il éclata d'un rire nerveux et baissa la tête, la secouant plusieurs fois avant de relever ses yeux verts sur la rousse.

- J'exagère sans doute, mais je pense que tu comprends ce que je veux dire. Je sais que je suis ton supérieur en grade, je sais que ce n'est pas facile et...

Son sourire s'évanouit alors qu'il reprenait sur un ton plus grave avec l'air sérieux qui allait avec les mots qu'il prononçait.

- Je ne veux rien t'imposer, d'accord ? Si c'est non, c'est non, je ne le prendrais pas pour moi, nous continuerons comme avant et rien ne changera. Si c'est oui, et bien... nous irons à ton rythme, je sais que tu n'es pas habituée à ce genre de choses, tes frères sont un peu trop bavard à ce sujet.

Il eut de nouveau un sourire au coin des lèvres, se souvenant de l'ivresse qui délia la langue de deux de ses frères, avant qu'il ne lâche doucement la main de Aeryn, demeurant devant elle avec un genou au sol pour rester à son niveau. Le choix lui appartenait désormais, c'était à elle de décider de l'évolution ou non de leur relation, du début de quelque chose de plus intime ou au contraire du simple cadre professionnel et de rien d'autre.

Jamais la mercenaire ne s'était interrogée sur la nature de ses sentiments, elle n'en avait jamais eut besoin. Seule la colère réussissait à l'animer un tant soit peu, quand tout le reste n'était que calme et ennui avant que l'on ne l'appelle à combattre. Nul besoin d'essayer d'interpréter tout ce qu'elle pouvait ressentir, puisque cela ne changeait jamais. La peur n'existait qu'au cœur de la bataille ou face à un Rodrick enragé. C'était simple, limpide… Aeryn y était tellement habituée que rien ne semblait pouvoir la troubler... Du moins, ce fut effectivement le cas, jusqu'à ce que sa vie chanhe et qu'elle ne le rencontre, lui…

Dire qu'elle le trouvait agaçant au début, avec sa manière de sourire sans cesse sans qu'il n'y ait de raison apparente. Avec cette assurance peu commune qui lui donnait trop souvent l'air de se montrer insouciant voir totalement inconscient. Évidemment, cette impression changea radicalement lorsqu'elle le vit en action, lors de leurs missions, lorsqu'il dirigeait les hommes. La rouquine avait donc apprit à le respecter autrement que pour son grade au sein de la compagnie, mais bien comme un frère d'armes auquel l'on pouvait accorder toute sa confiance au point même de placer aveuglément sa vie entre ses mains. Elle avait également appris à apprécier ses sourires, cherchant même à les provoquer parfois… Comme lors de cette fameuse journée de chaos où son ami semblait avoir totalement perdu pied, se laissant aller à la rage qui l'animait alors… Elle se souvint de ses paroles, de la demande qui lui avait paru si déraisonnable à ce moment-là et qu'elle comprenait mieux à présent. Il avait eut peur pour elle, peur que sa blessure ne soit bien plus grave, tout cela parce qu'elle avait refusé de se défendre… Peur de la perdre… Tout bonnement. Alors il lui avait demandé de tuer, aveuglément… Tuer pour rester en vie…

Le sourire qu'elle lui avait toujours connu semblait bien différent à présent. Le jeune homme s'était doucement approché, se plaçant devant elle, un genou à terre pour se mettre à sa hauteur. En faisant cela, il les mettait tous deux sur un pied d'égalité, exposant ainsi ses propres faiblesses à celle qui peinait à dissimuler les siennes.

- C'est aussi ce que je ressens, là maintenant.

S'il tenait à la troubler davantage, Finn s'y prenait à merveille, en venant même à se saisir de sa main avant de la serrer dans la sienne. Les yeux de la mercenaire se posèrent aussitôt sur cet amas de chairs liées y trouvant là quelques sensations étranges, mais qui n'avaient pourtant rien de désagréable, au contraire… Lorsque le Second reprit la parole, Aeryn releva la tête, plongeant alors son regard dans le sien, écoutant attentivement chacun des mots qu'il prononçait avec bienveillance… Patience…

Contrairement à elle, rien de tout cela n'était nouveau pour lui… Il avait déjà aimé auparavant… Et même s'il lui expliquait que ce genre de sentiment pouvait aisément le faire jongler entre force et faiblesse, celui-ci ne semblait pas trouver cela effrayant. Au contraire, il en parlait avec une certaine joie dans la voix. Il trouvait même le moyen d'en rire... Bien que tout sourire s'évanouit par la suite, lorsqu'il lui laissa le choix d'accepter ou non en tenant toujours à se montrer rassurant.

Mais accepter quoi ?

Il ne lui imposait rien, c'était un fait dont Aeryn n'aurait jamais douté, même si elle ne comprenait évidemment pas sur quoi devait se porter son choix… En était-ce réellement un, après tout ? La mercenaire n'avait certainement pas choisi de voir ses propres sentiments évoluer de cette manière tellement étrange… Elle n'avait pas choisi de se rapprocher de lui, cela s'était fait naturellement… Si naturellement même que la rouquine n'avait rien vu venir… Le respect s'était doucement mué en autre chose, évoluant sans cesse, progressivement, pour devenir ce qui lui semblait être de l'amitié, mais qui ressemblait pourtant à s'y méprendre à ce que Finn venait de lui exposer…

Mais ce n'est que lorsque le jeune homme relâcha sa main que la mercenaire comprit réellement la portée de ses mots. Sa paume lui parut alors si froide une fois privée de la chaleur de celle du Second… Pouvaient-ils retourner en arrière après ça ? Supporter de n'être plus que des compagnons d'armes tout en sachant qu'ils étaient bien plus que cela ?

Non...


- Finn, soupira-t-elle avant de se saisir de la main qui venait de l'abandonner. Ne m'attrape pas si c'est pour me lâcher par la suite, parce que là, tu vois...je te trouve bien injuste avec moi.

Ses lèvres s'étirèrent alors, en une sorte de sourire qui semblait encore incertain, bien que sincère. Elle aussi tenait à se montrer rassurante, même si la jeune femme ne savait absolument pas comment s'y prendre. Rassemblant tout son courage en une profonde inspiration, la mercenaire pressa un peu plus la main du Second comme si elle cherchait son aide, malgré tout.

- Je sais bien que tu ne m'imposes rien… Mais il est impossible que tu redeviennes seulement mon supérieur et puis… Je ne pense pas vouloir une telle chose…

Néanmoins, puisqu'elle ne savait absolument pas dans quoi, elle s'apprêtait à se lancer, l'incertitude demeurait toutefois.

- Il va pourtant falloir que tu t'imposes quand même, un peu… Parce que je ne sais même pas ce que tout cela implique. Je suis tout à fait capable de te dire si quelque chose me perturbe, mais je vais tout de même avoir besoin de toi...

Difficile d'avouer ce genre de chose, la mercenaire se sentait même gênée de prononcer pareilles paroles. Elle se sentait même ridicule, stupide… Assez du moins pour réussir à rire d'elle-même avant de se reprendre pour afficher une mine bien plus sérieuse et déterminée lorsqu'un autre détail lui apparu.

- Par contre… Peux-tu me dire ce que mes frères ont dit ?

Lâcher sa main n'avait pas été chose aisée malgré les apparences, mais lorsque Aeryn la reprit en lui reprochant de l'avoir fait, il sentit un irrépressible sourire monter à l'assaut de son visage, le réfrénant de moitié pour mieux hocher la tête avec force. Ça non, il ne risquait pas de la lâcher si elle ne voulait pas qu'il le fasse, cependant au fur et à mesure qu'elle lui répondit, il apparu évident qu'elle ignorait de quoi il retournait exactement. Finn savait qu'elle n'était pas familière de ces choses-là, mais il réalisa que c'était même plus simple et plus terrible encore : elle n'avait probablement jamais aimé avant lui, en tout cas pas de cette façon. L'élément positif, c'était qu'elle tenait à lui au point de ne pas vouloir qu'ils reprennent une relation purement professionnelle, d'ailleurs elle semblait même avoir besoin qu'il prenne davantage les choses en main, ce qui n'était pas rien. La responsabilité du Second venait de s'accroître avec l'ajout de l'émotionnel, alors il serra en retour la main de la rousse à qui il sourit gentiment, hochant la tête avant de cligner des paupières en la voyant redevenir sérieuse. Par les Trois, qu'y avait-il soudain ?

- Par contre… Peux-tu me dire ce que mes frères ont dit ?

Oups. Le Mercenaire eut soudain un air mal à l'aise et retint un rire nerveux, avant de hausser légèrement les épaules. Sa main vint rejoindre celle déjà enlacée à celle de la jeune femme et il la pressa un peu plus, autant pour la rassurer que pour se donner de la volonté.

- Et bien... Ils n'ont pas été très expansifs, mais j'ai cru comprendre que tu n'avais jamais eu de... relation, jusqu'à présent. Je crois qu'ils ont remarqué que je te portais de l'intérêt et je pense qu'ils ne me lâcheront pas de sitôt.

Finn sourit pour de bon à Aeryn, plus détendu et assuré désormais.

- Tu dis que tu vas avoir besoin de moi, et je serais là pour toi, toujours, quoi qu'il arrive. Une relation ne ressemble jamais à une autre relation, c'est toujours quelque chose de nouveau, de différent, mais ça se construit à deux et...

Ah, qu'il était difficile d'expliquer les choses à quelqu'un qui ne les connaissaient pas, pour un peu il aurait été plus à l'aise de parler de combat que de sentiments... encore que...

- C'est comme un entraînement !

Oui, voilà bien une comparaison qui, si elle était pour le moins singulière, aurait au moins le mérite d'être plus aisée à expliquer qu'avec des notions abstraites.

- Il faut apprendre à connaître l'autre, sa façon de fonctionner, ce qu'il ressent, ce qu'il aime et déteste. C'est un peu comme ce que j'ai fait jusqu'à présent, sauf qu'au lieu de se borner au travail, on s'intéresse aussi à l'autre quand il ne travaille pas. C'est difficile à expliquer mais... j'essaierais de te guider au mieux, si tu es d'accord. Et tu devras toujours me dire les choses pour que je puisse t'expliquer et si besoin m'adapter.

Oui, voilà, c'était déjà un bon début, même s'il faudrait très certainement du temps pour peaufiner les détails et, surtout, lui expliquer le principe du contact physique rapproché. Cette partie-là, Finn n'était pas pressé de la lui enseigner, parce qu'il s'imaginait déjà encaisser un crochet du droit ou un coup de pommeau d'épée dans l'estomac, mais une étape après l'autre suffirait, après tout ils avaient en théorie de longues années devant eux... Même si avec la Fange, rien n'était moins sûr, hélas, mais mieux valait ne pas y penser et Aeryn méritait qu'il ne se précipite pas.

Aeryn avait l'habitude d'entendre Ivaad se moquer ouvertement de son manque de féminité, appuyant volontairement sur tout ce que représentait une femme "normale" à ses yeux, et ce dont la rouquine était évidemment dépourvu. On ne lui avait pourtant pas laissé d'autre choix que celui imposé par leur paternel… Et si depuis sa disparition Elwin l'encourageait à vivre sa vie comme elle pouvait l'entendre, ce n'était nullement le cas des deux autres. Pour Ivaad, malgré ses railleries, la jeune femme se devait de rester celle qu'elle avait été jusque-là bien qu'en bénéficiant d'un peu plus de liberté… Une liberté contrôlée, en quelques sortes puisqu'il savait parfaitement que sa sœur avait énormément de difficultés à s'adapter aux éventuels changements. Pour Kaël, Aeryn était une jeune femme comme toutes les autres qui, privée de l'autorité et de la protection de son père, devait être placée sous la responsabilité de l'aîné. Autant dire qu'il ne tenait pas particulièrement à la voir fricoter avec n'importe qui, d'autant plus que, selon lui, son inexpérience ne pouvait que la rendre naïve et ainsi la placer en position de cible facile pour tout mâle peu scrupuleux, prêts à la priver de son honneur. Tous deux veillaient donc généralement à tenir les autres à l'écart de leur soeur.

Aussi, la mercenaire eut bien du mal à comprendre la nature de cet avertissement-là. Était-ce une énième moquerie du chien fou ou bien des recommandations déguisées venant de la part d'un frère aîné, un peu trop protecteur… Elwin prendrait probablement cela avec bien plus de philosophie. Elle aurait pu lui livrer sans craintes toutes ses interrogations tandis qu'il se serait livré à quelques conseils plus ou moins douteux. Mais l'archer n'était plus et ne restait dans la fratrie que ses deux aînés au caractère et aux avis diamétralement opposés. Aucun d'eux n'accepterait cette relation, qu'importe sa forme, et ce, même s'ils respectaient et appréciaient le Second… Ce qui, et elle venait de le réaliser, risquait de compliquer les choses, d'autant plus s'ils avaient déjà remarqué ce qui était totalement invisible aux yeux de la rouquine.

- Je vois…, lâcha-t-elle en un soupir chargé de lassitude. Mieux vaut donc les laisser en dehors de tout ceci...

Elle ne leur dirait donc rien. Pas le moindre mot au sujet de cette conversation et encore moins sur l'évolution, somme toute relative pour l'heure, de leur relation. Impossible pour elle de prévoir avec exactitude leur réaction s'ils venaient à l'apprendre… Comme tout cela lui parut compliqué, même si Finn, lui, ne semblait pas s'en inquiéter outre mesure. En un sens, sa position de gradé, au sein de la compagnie, était un plus, puisque celle-ci lui assurait une certaine protection dont n'importe quel autre homme aurait été privé… Mais celle-ci ne la tiendrait pas pour autant à l'abri des multiples "recommandations" de ses aînés, voir même des tentatives d'éloignement émanant de son coq de frère dont elle se méfiait. S'il ne tenterait rien de direct envers son supérieur, nul doute qu'il s'en prendrait à sa sœur si jamais il l'apprenait… Nul doute, cela dit, que Kaël ferait en sorte de calmer le jeu, mais c'était toutefois un risque qu'elle préférait ne pas prendre…

Décidément, les choses ne pourraient plus jamais être simples pour celle qui se jetait chaque jour un peu plus dans l'inconnu. Elwin l'aidait généralement à faire face en la poussant à sa manière. En un sens, il avait toujours été là, derrière elle, comme pour assurer ses arrières, pour la rattraper, en cas de chute ou pour la rassurer avec humour lorsqu'elle commençait à douter… Finn lui ressemblait de bien des manières tout en étant totalement différent. En tout cas, en cet instant, il agissait de la même manière que son défunt frère, usant volontairement d'une comparaison qui lui était bien plus familière pour décrire ce genre de relation.

Si la forme lui parut étrange, la mercenaire put aisément en saisir le fond. Il s'agissait donc d'y aller pas à pas, observer "l'adversaire" pour le comprendre, anticiper ses réactions pour y répondre sans en subir le contrecoup… Sur l'instant, elle se mit à plaindre Finn qui n'avait pas choisi la femme la plus simple à aimer. D'ailleurs, si Aeryn devait imaginer une compagne idéale pour le mercenaire, elle ne se verrait certainement pas à cette place. Pour elle, il ne pouvait s'agir que d'une femme plus simple, moins instable… L'une de celles qui portent des robes, un tablier. Celle qui attendrait sagement son retour à la maison, en sécurité, avec un mioche ou deux dans les bras. L'idée même de la femme que l'on lui avait toujours décrite et à laquelle elle ne se trouvait nullement comparable.

- Je crois comprendre, lui assura-t-elle en secouant doucement la tête tout en souriant légèrement.

Contrairement à ce que Finn pouvait penser, Aeryn n'était pas totalement naïve non plus. Elle avait largement eu l'occasion de voir ses frères interagir avec des demoiselles. Tous avaient leurs propres manières de faire. Ils avaient également des attentes différentes de leurs relations avec ces dernières, bien que Kaël semblait être le plus sérieux et respectueux de tous. Pour preuve, les seules relations qu'Ivaad pouvaient avoir avec des femmes n'étaient entretenues qu'à la sombre lumière d'un bordel. Et pour être allée l'y chercher régulièrement, la mercenaire savait parfaitement ce qui s'y tramait. Aucun d'eux n'avait jamais cherché à préserver ses oreilles des récits de leurs aventures nocturnes. Elle avait également eut la possibilité de les observer en plein émois, plus chastes pour les plus romantiques d'entre eux… Loghart en particulier qui était tombé amoureux d'une jolie blonde aux cheveux bouclés qui répondait au doux prénom de Camille… Sa mort dut probablement lui fournir une autre bonne raison d'intégrer la milice…

Les explications de Finn la touchaient profondément, il faisait là un effort incroyable pour être certain d'être compris par la jeune femme. Il ne voulait pas la brusquer et Aeryn en était parfaitement consciente tout en lui en étant reconnaissante. Néanmoins, en voyant une certaine gêne apparaître sur ses traits, la mercenaire se sentit obligée de le rassurer à son tour.

- Ne t'en fait pas, dit-elle avant d'éclater de rire. Je ne suis pas non plus une enfant. Je sais certaines choses, c'est juste que… Je n'ai jamais rien connu de tout ceci, du moins, pas personnellement. On ne m'a jamais montré particulièrement d'intérêt, ou alors je n'en ai jamais rien su. Mais comme tu l'as dit, mes frères sont de gros bavards, puis avec quelques pintes dans le nez, mon innocence ne valait plus guère la peine d'être préservée. Rassure-toi, je ne parlais pas vraiment du côté "physique" de la chose, tu n'auras pas à m'expliquer ce genre de chose. J'évoquais surtout tout le reste. Pour cela, je doute que mes frères aient pu me montrer le bon exemple... Bon sang pourquoi je parle de ça moi ? ajouta-t-elle avec une gêne plutôt évidente rendant sa voix bien plus aiguë que d'ordinaire.

Elle était certes totalement Inexpérimentée… Probablement un peu réticente aussi, pour le moment, de se retrouver de nouveau face à l'inconnue, mais Aeryn n'était toutefois pas aussi ignorante que ce qu'elle avait pu, bien maladroitement lui laisser croire.

- Dis… Puisque tu parlais d'entraînement, ça te dirait d'échanger quelques passes avec moi ? J'ai l'impression que cela fait une éternité que nous ne nous sommes pas entraîner ensemble, et quelque chose me dit que cela ne peut pas nous faire de mal…

Les récents événements et les conséquences que ceux-ci avaient engendrés, les avaient tous deux profondément marqués en apportant ainsi leur lot d'agitation qu'ils ne pouvaient se permettre de libérer. Les temps changeaient de nouveau, comme s'ils s'échinaient constamment à les pousser vers le pire, vers la fin de tout sans leur laisser d'autre possibilité que de subir... Cette vie, menée depuis l'avènement de la fange, les privait de tout contrôle hormis celui octroyé par leur position et qu'ils pouvaient encore tenir dans leurs mains… Leurs épées… Pour cela, ils se ressemblaient beaucoup tous les deux, il n'y avait donc rien d'étonnant à ce qu'ils prennent autant de plaisir à s'entraîner ensemble…

Mieux valait effectivement laisser les frères de Aeryn hors de tout cela, après tout il s'agissait de la vie privée de leur sœur et, bien qu'ils soient d'une nature extrêmement protectrice, Finn n'avait pas envie de voir qui que ce soit intervenir dans cette relation qu'ils allaient construire ensemble, cela ne regardait qu'eux et eux deux seulement. Il fit de son mieux pour expliquer les choses à la jeune femme devant qui il se tenait, cherchant les mots appropriés et la meilleure façon de les amener. Il était prêt à prendre tout le temps qu'il faudrait, à être à son écoute et c'était en soi déjà beaucoup plus que nombre d'hommes de sa génération et de leur époque, bien qu'il n'en ai pas pleinement conscience. Sa mère avait toujours dit qu'il était un "brave garçon" quand son père le trouvait parfois trop "sensible" pour certaines choses, mais au final ces attentions avaient toujours eu leur effet sur les femmes et c'était devenu au fil du temps la meilleure façon de procéder dans bien des cas, même s'il n'en demeurait pas moins du genre insistant quand il ne vivait pas sous le même toit que la femme en question. En l'occurrence, la Mercenaire ne manqua pas d'éclater de rire en voyant sa mine gênée et elle le rassura immédiatement sur un point pour le moins essentiel : elle avait beau n'avoir eu personne dans sa vie, elle n'était pas non plus une ingénue ignorante de "la chose". S'il fut brièvement étonné, le Second paru rapidement soulagé et laissa éclater un rire nerveux, acquiesçant plusieurs fois avant de se frotter la nuque de sa main gantée. Allons bon, voilà au moins une chose pour laquelle il n'aurait pas besoin de prendre une tonne de pincettes, voilà qui était rassurant.

- Pour que je comprenne que tu n'es pas une enfant ? C'est bien saisi en tout cas.

Il sourit irrépressiblement, se retenant de lui dire qu'il pensait qu'elle songeait déjà aux plaisirs charnels sans savoir vraiment pourquoi et peut-être même sans envie spécifique pour le moment, juste une forme de curiosité latente qui finirait par se manifester avec davantage d'intérêt le moment venu. D'ici là le Mercenaire prendrait son mal en patience, après tout il pouvait bien faire ça, on ne traitait pas une jeune femme "respectable" de la même façon qu'une de celles qu'on trouvait dans les bordels. Les Trois lui soient témoins qu'il tenait beaucoup trop à elle pour ça. Et lorsqu'elle lui demanda un entraînement, ce fut un sourire plus grand encore qui le saisit avant qu'il n'acquiesce, se sentant lui-même l'envie de croiser le fer, faute d'avoir pu vraiment le faire durant l'invasion des Fangeux. Non parce que sincèrement, décapiter des cadavres n'avait rien d'un combat et la bagarre qui avait éclaté ce jour-là à La Chope Sucrée n'avait pas été un véritable combat non plus.

- C'est d'accord, mais avant ça...

Finn se pencha vers Aeryn, passant lentement ses bras autour d'elle pour la presser doucement contre lui, inspirant puis soupirant profondément.

- J'ai besoin de te tenir ainsi comme l'autre jour, tu veux bien ?

Si elle voulait le repousser, il ne chercherait pas à la retenir et s'écarterait, dans le cas contraire il prolongerait l'étreinte en la pressant un peu plus sans pour autant l'oppresser, surtout avec son armure de cuir et de plaques de métal qui n'avait rien de confortable pour autrui. Il resta ainsi deux bonnes minutes au moins, puis finit par s'écarter, embrassant son front avant de se relever et de reculer de plusieurs pas, allant se placer dans la salle comme lors de leurs entraînements habituels. Il déposa son épée sur le côté et s'empara d'une de taille normale, se mettant déjà en position de combat, l'air à la fois serein et requinqué.

- Quelles limites et quelles contraintes aujourd'hui ?

Ils avaient prit l'habitude de cadrer leurs entraînements selon ce qu'ils voulaient améliorer, perfectionner, ou même développer. Mieux valait prévenir que guérir, comme disait le dicton et, dans leur cas, il valait mieux définir à l'avance ce qu'ils pouvaient ou ne pouvaient pas faire, histoire d'éviter toute blessure inutile. Après l'attaque qui avait eu lieu, ils n'avaient pas besoin de ça en sus.

La gêne qu'elle ressentait ne pouvait être que visible. Difficile de la cacher avec une peau comme la sienne qui se teintait rapidement pour ressembler à celle de ses cheveux. Sur l'instant, Aeryn regrettait même son heaume qui la protégeait jadis de la démonstration de ce genre de réaction. Malgré ses explications étranges, aucune idée déplacée ne lui était passée par la tête. Il s'agissait surtout de rassurer le jeune homme qui semblait presque perdu en essayant de décrire les tenants et aboutissant d'une relation sur le point d'évoluer. Pour elle, la mercenaire s'était donc contentée de rassurer le second en lui fournissant des informations comme elle l'aurait fait lors d'une mission… Du moins, jusqu'à ce qu'elle ne réalise le caractère plus intime de ces propos… Et jusqu'à ce que Finn ne réagisse à ses paroles. Que pouvait-il penser d'elle à présent ? Comme tout cela lui semblait bien compliqué… Était-il réellement utile de parler de ce qui pouvait sembler si naturel pour les autres ? Probablement pas… Plus maintenant qu'une sensation de malaise s'installait doucement.

Mieux valait donc ramener la conversation vers une situation qu'elle maîtrisait bien mieux et dont tous deux semblaient avoir cruellement besoin. La plaie sur ses côtes, souvenir bien encore bien visible de l'invasion, cicatrisait plutôt bien, suffisamment du moins pour lui permettre de s'entraîner sans trop forcer pour autant. Il lui fallait encore rester une minimum raisonnable pour garantir une guérison parfaite, mais l'inactivité la rendait malade voir totalement irascible par moment… C'était son cas, à lui aussi, même si le mercenaire savait se montrer bien plus courtois qu'elle. Aeryn l'avait bien assez observée pour comprendre qu'ils avaient cela en commun. Une épée se doit d'être utilisée et pas seulement pour accomplir les sombres besognes auxquelles il fut contraint durant l'invasion. Un entraînement ne valait certes pas un combat dans les règles de l'art, mais au moins, il aurait le mérite de leur rappeler qui ils étaient réellement…

C'est donc avec un immense sourire que Finn accueillit sa proposition, comme elle s'en était doutée. Tous deux avaient grandement besoin de se dépenser autrement qu'en frappant du marteau sur quelques clous rouillés… De se changer les idées aussi, en s'offrant le loisir d'oublier, même le temps d'un instant, que la vie, leur existence même, semblait de plus en plus incertaine… Elle s'était imaginée que son compagnon agirait de la même manière qu'à son habitude, se contentant de choisir une arme plus adaptée à leur environnement que la sienne avant de simplement se mettre en garde… À l'évidence, Aeryn se trompait.

Voilà donc le premier changement perceptible dans leur relation, elle le comprit lorsque les bras de Finn vinrent l'entourer avec tendresse… Bien qu'elle en fut surprise, la jeune femme ne tenta nullement de se soustraire de cette étreinte, au contraire, ses bras se placèrent autour de lui tandis que sa joue se posa sur son épaule. Le contact n'avait rien de désagréable, simplement surprenant tant elle le trouvait apaisant… Et ce, malgré les pièces de métal disposées çà et là sur une base d'armure de cuir souple. Son esprit, néanmoins, ne pouvait se contenter de se reposer sur ce bien-être, choisissant plutôt de se focaliser sur les mots que le jeune homme venait d'employer. Si elle comprenait l'envie, le besoin qu'il semblait manifester, l'intriguait particulièrement… Elle eut d'ailleurs envie de lui demander pourquoi, bien qu'elle s'en abstînt, jugeant cela quelque peu déplacé… Voir parfaitement inutile,puisqu'elle-même appréciait ce petit instant de paix qui ne dura que le temps de l'étreinte. Il choisit finalement de s'éloigner, déposant un nouveau baiser quelque peu frustrant sur son front. Une fois encore, la mercenaire s'était presque attendue à ce qu'il agisse différemment sans savoir exactement comment. Mais il était évident qu'il ne tenait pas à la brusquer et Aeryn respectait cela.

Aussi se contenta-t-elle de récupérer l'une des épées disposées contre le mur, en choisissant une semblable à la sienne, mais dont la lame avait déjà bien vécu. Elle roula du poignet, comme pour s'échauffer, faisant tourner l'arme dans sa main avant de se placer devant Finn.

- Tout doux pour aujourd'hui, quelques passes tranquilles... et évite mon flanc gauche. Je crois que c'est à peu près tout… En garde mercenaire, lança-t-elle en souriant.

Elle venait ainsi de lui annoncer son attaque, directe, placée avec minutie, bien qu'elle n'y mit que guère de force. Sa cicatrice lançait encore un peu, assez pour la faire grimacer… Non pas de douleur, mais bien de contrariété. Aeryn n'a jamais supporté de se sentir entravé d'une quelconque manière. Aussi, le coup ne fut nullement difficile à parer, en particulier pour Finn qui connaissait parfaitement sa manière de combattre. La rouquine laissa sa lame glisser le long de celle de son adversaire, la poussant à se tourner pour préserver son flanc lésé. Ne restait plus qu'à le laisser venir, veillant à prendre appuie sur la droite plutôt que sur la gauche, comme elle l'aurait fait habituellement. Mais le Second n'eut guère le temps d'attaquer à son tour, quelqu'un essaya d'ouvrir la porte de la salle d'armes avant de venir tambouriner bruyamment.

- Qu'est-ce que … ? interrogea-t-elle son compagnon du regard en affichant une mine plus que surprise.

Jusque-là, personne n'avait jamais essayé de les déranger. La plupart s'imaginaient évidemment tout et n'importe quoi… Après tout, l'intimité au sein de la compagnie n'existait pas…

- Pourquoi cette fichue porte est verrouillée ? entendit-elle pester de l'autre côté du panneau de bois…
- Ivaad ? s'exclama la mercenaire avant d'aller ouvrir la porte à son frère. Qu'est-ce que tu veux, par les Trois ?
- Je venais voir ce que fichait ma sœur qui a disparu depuis un peu trop longtemps. Qu'est-ce que vous faites ?
- Du tricot, ça ne se voit pas grogna-t-elle avec mécontentement avant de relever son épée. Tu me surveilles maintenant ?
- Non...On a encore des choses à régler pour demain. Faudrait qu'on se bouge avant le couvre-feu déclara-t-il fièrement en prenant sa posture de mâle Alpha, dois droit et bras croisés. Tu lui en as parlé ?
- Pas encore, laisse-nous, je vous rejoindrai plus tard.
- Ouais… Bah évites de traîner, nous avons à faire...
- Oui, oui, oui. Allez, vas-t-en, souffla-t-elle avant de lui refermer la porte au nez…

Voilà une chose qui lui était totalement sortie de la tête… Évidemment, Aeryn comptait bel et bien annoncer sa décision au Second, mais sa déclaration l'avait quelque peu détourné de ses intentions…

- Euh... débuta-t-elle maladroitement, cherchant visiblement ses mots. Mes frères et moi allons quitter la compagnie… Seulement pour quelques jours… Nous avons décidé de nous porter volontaires pour appuyer la milice dans sa tâche… J'espère que cela ne posera pas de problème.

Il fut décidé d'y aller tout doucement pour l'entraînement et c'est ainsi qu'ils engagèrent le "combat" sans trop forcer, évitant le flanc blessé de Aeryn alors que la parade se faisait presque naturellement. Finn connaissait désormais par cœur les techniques de la jeune femme, il avait appris rapidement et s'était montré assidu, si bien qu'en quelques mois seulement il les avaient pratiquement toutes assimilées, pouvant à son tour les utiliser en combat réel en cas de besoin. La première attaque donnée, cela aurait été normalement au tour du Second de s'avancer, mais quelqu'un les interrompit en tentant d'ouvrir la porte, puis en tapant dessus comme un sourd. D'abord figé, Finn avait soupiré fortement tout en laissant la rousse aller ouvrir à son frère, lequel évoqua à demi mots une chose dont il fallait parler, avant d'être chassé par sa cadette. L'observant d'un air intrigué, le Mercenaire observa la jeune femme revenir vers lui en l'écoutant avec attention. Son expression se fit songeuse et soucieuse, alors qu'il réfléchissait rapidement à la situation.

- Dans quelle tâche au juste ?

Demanda-t-il, méfiant non pas envers la fratrie mais plutôt envers la Milice dont il n'appréciait pas toutes les actions. Il écouta l'explication donnée et finit par acquiescer légèrement, reposant l'épée, ayant perdue toute envie de combattre pour le moment.

- Si tu peux me promettre que vous serez prudents et que vous n'entacherez pas le nom de la Compagnie... Alors soit.

Concéda-t-il en se retournant dans sa direction, parlant comme le Second qu'il devait être à cet instant, avec ce sérieux qui était chaque jour un peu plus présent chez lui, lui qui à l'origine n'était que plaisanteries et bonne humeur incarnées. Il finit cependant par sourire légèrement, se rapprochant de Aeryn.

- Vous en aurez pour longtemps ?

L'homme aurait pu lui dire qu'il ne voyait pas l'utilité à une chasse aux mordus, tout comme il ne comprenait pas qu'on veuille s'associer à la Milice pour faire une telle chose et, bien qu'il se douta du motif qui les poussaient ainsi à agir, il préféra lui demander simplement.

- Pourquoi, Aeryn ? Ce qui va se passer n'aura rien d'honorable ni de... d'humain. Tu es sûre de vouloir faire ça ?

Finn ne cherchait pas à l'en empêcher, d'ailleurs il lui avait même donné son accord juste avant, mais il voulait être certain que la Mercenaire n'allait pas s'engager dans quelque chose qu'elle pourrait regretter plus tard. Ne pas trouver le sommeil par la faute de ses propres actes était une chose que le Second ne connaissait que trop bien, s'il pouvait épargner ça à autrui, il ne comptait pas s'en priver.

La porte à présent refermée leur apportait un semblant d'intimité qui n'avait plus rien de "romantique" ou bien d'amicale. La conversation ne concernait à présent plus qu'un simple soldat et son supérieur auquel il devait une explication. Si Aeryn avait écouté la volonté de ses frères, du moins de l'un d'entre eux, la fratrie aurait simplement quitté les lames afin de poursuivre leur route de leur côté. Les temps changeaient, encore… Tout semblait se transformer autour d'elle, la ville, sa famille, ses relations, ses sentiments… Elle-même. Cela faisait beaucoup pour celle qui peinait encore à accepter que tout échappait à son contrôle, contrôle devenu bien illusoire. Quitter la compagnie était donc hors de question pour elle comme pour son aîné qui tenait à préserver l'appui du Capitaine. Après tout, les petites compagnies n'avaient plus leur place en ce monde. Se retirer de celle-ci, reviendrait à se retirer du mercenariat et, ils n'avaient rien d'autre. Le choix était donc pour eux plus stratégique que sentimental. Aeryn pensait de même, bien que la concernant, il s'agissait surtout de refuser de reconnaître son propre attachement.

Évidemment, concernant la suite des événements, la mercenaire ne comptait nullement cacher quoique ce soit à ses supérieurs. Elle avait réellement prévu de leur en parler, une fois leur plan plus clair, finalisé, même à la va-vite. Seulement, Finn ne lui avait guère laissé l'occasion jusqu'ici, lui faisant même oublier sa vengeance, l'espace d'un instant… Ivaad venait maladroitement de rectifier le tir. Il était donc parfaitement normal que Finn reprenne son rôle de second, de supérieur. Il aurait très bien pu leur interdire de s'éloigner du QG, pourtant, il n'en fit rien et se contenta d'interroger la rouquine avec sa bienveillance habituelle.

- Je ne sais pas, quelques jours, quelques semaines, peut-être... lui répondit-elle en haussant légèrement les épaules malgré sa gêne évidente.

Ils prendraient le temps qu'il leur faudrait. Le temps de régler l'affaire. Le temps d'apaiser leur âme endeuillée… Le temps de chasser les souvenirs, la douleur, les cauchemars... La haine. Celle qui venait lui tirailler les tripes, chaque jour un peu plus… Le temps de ne plus se sentir inutile, faible ou honteuse. La mercenaire veillait soigneusement à lui cacher tout cela, elle ne voulait pas l'inquiéter… Elle ne voulait pas non plus avoir à lui exposer toutes ces petites faiblesses si méprisables aux yeux de son père… Aux yeux des Hommes, comme on n'avait cessé de lui répéter en martelant ses côtes à coups de pieds et de poings. Ce genre de sentiments, Aeryn se devait de les garder pour elle, elle en était persuadée.

Mais lorsqu'il lui demanda "pourquoi" ils tenaient tant à appuyer la milice que tous méprisaient, Aeryn resta interdite. Pourquoi parlait-il d'honneur quand il s'agissait de vengeance ? Pourquoi évoquait-il l'humanité alors qu'ils n'étaient que des armes recouvertes de chair, de simples mercenaires vouant leur existence à l'exécution de leurs contrats… À la mort ? L'honneur n'était pour eux qu'un lointain souvenir, il ne s'agissait plus que de survie à présent…

-Pourquoi ? répéta-t-elle en penchant légèrement la tête sur le côté. Le sens de la question sembla lui avoir totalement échappé de même que les paroles que le second prononça par la suite… Quelle image as-tu de moi, Finn ?

Se tenant toujours près de la porte, la rouquine ne le lâchait pas des yeux. Sa question, bien que probablement étrange pour le jeune homme face à elle, était des plus sérieuses. Tout chez la mercenaire le laissait transparaître, de sa posture droite, de son regard froid à son expression figée. Aeryn attendait visiblement une réponse bien qu'elle ne lui en laissa pas le temps.

-Tu es un bon second, fidèle, loyal. Un excellent mercenaire… Un homme bien, probablement le meilleur que je connaisse… Mais moi, je ne suis pas une femme bien, je n'ai même pas l'impression d'être humaine. On ne m'a élevé que pour n'être rien d'autre qu'une main armée… C'est ce qu'on a fait de moi et jusqu'ici, personne n'a jamais rien eu à me reprocher. J'ai toujours fait ce que l'on me demandait. Je l'ai fait au mieux, Finn… Mais contrairement à toi, mon existence entière n'est fondée que sur du sang et des larmes, jamais les miennes. Si c'est ce qui t'inquiète, sache que jamais je ne nuirai à la réputation de la compagnie.

Elle avait beau être bornée, légèrement piquée dans son orgueil bien souvent déplacé, au fond, Aeryn savait que ce n'était pas ce qui le préoccupait réellement. Finn pensait à elle, il lui avait prouvé maintes fois, mais il lui était encore difficile de concevoir qu'il puisse s'inquiéter pour sa sécurité, sa vie, plutôt que pour la compagnie en elle-même. Il la voyait en tant qu'individu à part entière. En tant que personne et non pas seulement comme un membre des lames parmi les autres. Le jeune homme se devait d'agir en second, il s'agissait là de son rôle après tout, mais bien qu'elle le comprenne, Aeryn se sentait néanmoins attaquée. Il lui fallut quelques secondes et une profonde inspiration pour se reprendre, pour réaliser son erreur… Il l'aimait… Il tenait à elle… Il était donc parfaitement légitime qu'il cherche à la comprendre, ne ferait-elle pas de même avec lui ? Évidemment que oui.

-Je me fiche des mordus. Ce ne sont pas des ennemis, mais les principales victimes de ce chaos, si l'on oublie les morts. Les concernant, je veillerai à ce qu'ils soient traités comme tel, de pauvres malheureux qui ont eu la malchance de trouver la fange sur leur chemin-là, où ils auraient dû être en sécurité. Je ne laisserai pas les miliciens les maltraiter…

Là encore, Aeryn savait parfaitement qu'il ne s'agissait pas du sens réel de la question du jeune homme, mais la mercenaire se sentit obligée de le rassurer sur ce point. Elle ne se faisait guère d'illusion la rouquine, Finn avait forcément conscience que la jeune femme ne cherchait que la vengeance, une vengeance qu'Aeryn plaçait sur le compte de la justice, de l'équilibre en s'appuyant sur une loi antique depuis bien longtemps oubliée bien que toujours appliquée par les hors-la-loi.

-Tu le sais, n'est-ce pas ? Ces créatures ne sont pas arrivées là par magie… Rien de tout cela ne serait arrivé sans que ces monstres, bien humains, ne leur laisse la possibilité… Ceux-là...

Son expression se fit aussitôt plus dure, froide… Inhumaine. La douleur apportée par la haine venait de prendre son cœur en étau pour mieux le compresser, l'écraser... La mercenaire avança tout droit vers le second sans jamais détourner le regard de ses perles brillantes, couleurs émeraude. À chaque pas, Aeryn songeait aux hurlements qu'elle avait entendu ce jour-là. À la peur dans le regard des survivants… Elle pensait à tous ceux restés dehors tandis qu'eux-mêmes se trouvaient à bien à l'abri derrière les murs de l'auberge de la jeune Estelle… Elle pensa à son frère perdu, comme beaucoup d'autres âmes ce jour-là et tout cela pour une poignée d'illuminés qui se terraient quelque part, au sein même de la cité qu'ils avaient souhaité anéantir… La haine qu'elle ressentit alors vint illuminer son regard tout en durcissant ses traits.

- Ceux-là doivent payer et je veillerai à ce qu'ils s'acquittent de leur dette... au centuple.

Ses poings, ses mâchoires s'étaient resserrés sans qu'elle ne s'en rende compte, tant sa colère se voulait grandissante. La mercenaire ne se souciait aucunement du poids de leur mort, ils ne méritaient rien d'autre. Leur sang ne viendrait même pas entacher ses mains déjà souillées, alourdies par la mort qu'elle avait donné à tant de personnes avant eux. Leurs âmes ne viendraient pas la torturer la nuit, comme le faisaient toutes celles perdues alors qu'elle n'avait rien fait pour les aider… Évidemment, Aeryn connaissait ses limites, elle serait probablement morte avec tous ces gens s'il lui était venu l'idée d'essayer de les sauver… Mais au moins, le fantôme de son frère ne la hanterait pas comme il s'échinait à le faire à chaque instant.

- Je ne cherche pas l'honneur ici, tu dois bien t'en douter. Ou, si ce n'est pas le cas, je ne dois pas être celle que tu pensais connaître et… aimer ?

Sa voix s'était faite plus douce, plus hésitante. Son regard avait perdu de sa fureur pour se ternir d'une teinte empreinte de doutes et d'une chose qu'elle peinait encore à comprendre : la tristesse. Aeryn n'avait jamais été de celle qui se laissent aller au malheur, on ne l'avait pas élevé ainsi. Les pertes faisaient partie intégrante de l'existence de tout soldat, ils ne devaient pas s'arrêter à chacune d'entre-elle quand bien même il s'agisse d'un être cher. D'après Rodrick, ils n'avaient pas ce droit, ce privilège octroyé à tous les autres simplement parce qu'eux-mêmes provoquaient ce sentiment de perte chez les proches de leurs "victimes". Le géant n'aurait certainement pas encouragé cette idée de vengeance, Aeryn le savait. Au contraire, celui-ci se serait empressé de se saisir de son fouet pour "nettoyer leur âme de toute idée égocentrique". Il aurait mis l'événement sur le compte de "la volonté des Trois" et les aurait "encouragés" à poursuivre leur existence comme si de rien n'était. Mais cela leur était impossible… Aeryn ne voyait pas les choses ainsi. Si la fange tenait son existence de la volonté de leurs divins créateurs, son apparition derrière les épaisses murailles de la cité tenait d'un désir bien plus malsain et humain. Impossible pour elle de laisser les responsables se réjouir de la perte d'une dizaine de milliers de leurs frères innocents.

- Je ne peux pas les laisser s'en tirer à si bon compte. Je ne peux pas laisser ces incompétents de miliciens se charger seuls de cette traque à laquelle ils ne comprennent rien, comme je ne peux pas les laisser traiter les victimes en coupables simplement parce qu'ils ont peur et qu'il est bien plus simple de s'en prendre à des êtres innocents sans décence… Le tout en se cachant derrière les ordres du roi. Voilà pourquoi nous irons rejoindre ces idiots, Finn. Ces sectaires doivent payer et je veux être là pour m'en assurer. Je n'ai pas confiance en la milice, c'est "tout", ou presque. Mais je ne pense pas qu'il soit utile de t'expliquer pourquoi j'ai besoin de ça, je me trompe ?

Cet événement lui avait laissé un goût amer. Une impression d'acte inachevé, de devoir inaccomplit. Aeryn se sentait comme incomplète, comme si sa survie n'avait pas lieu d'être… Un sentiment d'illégitimité, de culpabilité… Pourquoi était-elle encore en vie alors que tant d'autres avaient trouvé la mort ? Il lui fallait trouver la raison ou au moins s'en donner une et une bonne. Quel était donc le plan, le projet des Trois la concernant ? Ils devaient bien en avoir un sinon pourquoi la garder en vie alors que son existence n'avait que peu de valeur. La mercenaire espérait que son compagnon la comprenne, même s'il lui était bien difficile de lui expliquer tout ce qui pesait sur son âme. Elle ne trouverait jamais les mots pour exprimer tous ces sentiments douloureux, comme elle ne voulait pas non plus lui avouer tout ce qui pourrait la faire paraître faible… Une lame faible, fragile, ne peut être fiable après tout. Comment s'appuyer sur un élément aussi bancal ? Elle-même ne le ferait pas.

Dans tout cela, la rouquine avait la désagréable impression de se perdre elle-même et elle détestait ça. Elle pouvait bien essayer de paraître forte et sûre d'elle, jamais la mercenaire n'avait eut l'air aussi vulnérable.

Quelle image avait-il d'elle ? Voilà bien une étrange question qui manqua de le prendre au dépourvu, n'eut été le sérieux de leur échange et le fait qu'ils se parlaient de plus en plus à cœur ouvert. Avant les évènements du Couronnement, peut-être aurait-il eu plus de difficulté à lui répondre, à laisser les mots exprimer ce qu'il éprouvait, mais à présent leur relation évoluait de plus en plus vite et ils venaient de passer un nouveau cap, alors il lui semblait plus naturel de lui confier le fond de sa pensée et non plus de tout sélectionner méticuleusement. L'honnêteté devait primer, il le savait, même si ça n'était jamais évident, il lui devait bien cela. Mais avant qu'il n'ai pu répondre, Aeryn lui exposa sa propre vision d'elle-même et Finn l'écouta sans l'interrompre, imaginant ce qu'avait dû être cette vie au travers des armes sans parvenir à réellement se la représenter.

-Si c'est ce qui t'inquiète, sache que jamais je ne nuirai à la réputation de la compagnie.

Le jeune homme franchit la courte distance qui les séparaient, ses mains se posant sur les épaules de la jeune femme qu'il fixa gravement avec un regard qui se fit plus tendre malgré tout.

- Ce qui m'inquiète, c'est que tu sois obligée de faire quelque chose que tu désapprouves.

Il porta une de ses mains à sa joue, la caressant doucement, lui offrant un sourire un peu triste, de celui que l'on a quand on sait que l'on va au-devant de quelque chose de déplaisant, sans pouvoir l'empêcher.

- Je veux juste que tu ne souffres pas, que tu n'ai plus à endurer ce qui fut ton passé.

Nul ne pouvait changer ce qui était arrivé, mais le Second se faisait un devoir de préserver autant que possible celle qu'il aimait de ce genre de choses. Même s'ils vivaient et mourraient probablement par les armes, même s'ils verraient et ferraient des choses que nombre réprouveront, mais au moins se protègeraient-ils l'un l'autre, quoi qu'il arrive, jusqu'à la fin. La rousse partit alors dans des explications sur les véritables victimes de ce carnage, ceux qu'elle désirait protéger bien qu'il soit évident qu'elle chercha également vengeance, mais le jeune homme ne chercha pas à la détourner de cette idée, car elle seule en serait capable le moment venu, quand elle réaliserait qu'elle s'était partiellement voilée la face. Ce qui n'était pas une imposture, en revanche, c'était bel et bien cette soif de justice et de vengeance qui fit brûler son regard d'une soif de mort presque tangible. Si Finn ne recula nullement, ne se sentant pas personnellement menacé par un tel regard, il songea que les coupables risquaient fort de regretter d'être venus au monde.

- Je ne cherche pas l'honneur ici, tu dois bien t'en douter. Ou, si ce n'est pas le cas, je ne dois pas être celle que tu pensais connaître et… aimer ?

- Connait-on jamais vraiment quelqu'un ?

Finn afficha un sourire qui se voulait rassurant, cherchant à dédramatiser la situation qui prenait des accents plus chagrins. Il effleura la joue de la jeune femme et se pencha pour embrasser son front, lui souriant avec plus de chaleur et d'affection.

- Je t'aime et rien de ce que tu feras aux responsables de ce massacre ne changera cela, même si je pense qu'on aura surtout besoin de les livrer au Roi pour obtenir plus d'informations sur la façon dont ils s'y sont prit, et s'il y en a d'autres encore à venir.

La vengeance aveugle pourrait leur faire perdre leur seule piste et en cela c'était là le plus grand danger qui soit, en plus de celui de voir la rousse foncer tête baissée dans un piège dont elle risquerait de ne pas pouvoir s'échapper indemne. Les explications finales de Aeryn achevèrent cependant de dissiper toute inquiétude superflue chez le Second qui sourit en coin et hocha la tête, passant ses bras autour de sa taille dans le but de la retenir un instant près de lui.

- Non, tu n'as pas besoin de me l'expliquer, je peux le comprendre, je suis déjà passé par là à la mort des miens.

Son sourire fut triste l'espace de quelques secondes, puis il soupira et reprit un air un peu plus polisson, se penchant vers elle en la fixant intensément.

- Puis-je te voler un dernier baiser avant de nous en retourner avec les autres ? Et je veux que tu me promettes... si tu sens quelque chose d'anormal ou de dangereux, si on veut vous envoyer dans un endroit qui ne t'inspire pas... n'y va pas, n'y allez pas, aucun de vous trois, et venez nous chercher. Je prendrais des volontaires, j'irais seul même s'il le faut, mais ne me laisse pas derrière. Peux-tu me promettre ça ?

Il tenait à elle plus que de raison, plus que ce qu'il le fallait, il en avait bien conscience et en cela elle était sa faiblesse, mais il ne supporterait pas de la perdre, pas s'il pouvait l'empêcher, pas s'il pouvait demeurer à ses côtés quoi qu'il arrive.

- Ce qui m'inquiète, c'est que tu sois obligée de faire quelque chose que tu désapprouves.

Finn porta une main tendre à sa joue, la caressant lentement. Surprise par ce geste empreint d'une extrême douceur qui la laissait quelque peu pantoise, Aeryn ne put que rester silencieuse… On ne l'avait habitué qu'à la violence. Pour elle, une main ne pouvait rencontrer une joue que pour la blesser, pas pour la caresser de cette manière si...apaisante… Finn avait cet effet-là sur elle. Il calmait son âme constamment tiraillée comme le ferait un cataplasme frais sur une plaie sanguinolente… Le contact lui fit fermer les yeux un instant tandis que sa tête se laissa reposer sur cette main chaleureuse.

- Je veux juste que tu ne souffres pas, que tu n'ai plus à endurer ce qui fut ton passé.

Elle rouvrit les yeux pour affronter un sourire qui lui parut alors si triste, trop pour appartenir à cet homme-là. La mercenaire réalisa à quel point elle détestait être la cause d'une telle expression sur son visage… Sa main alla rejoindre celle de Finn pour la saisir, comme si elle cherchait à lui offrir un certain appuie. Aeryn n'avait que très peu évoqué son passé, préférant l'oublier pour pouvoir continuer à avancer. Pour elle, il valait mieux savoir abandonner certaines choses pour ne pas prendre le risque d'alourdir son âme déjà trop pesant par moment… Mais elle connaissait ses frères et les savait parfois bavards… Trop bavards… Sans compter sur le fait que Finn avait vu ses cicatrices dans son dos et il n'était pas assez stupide pour croire qu'il s'agissait de plaies causées par des lames…

-Finn… Je vais bien... déclara-t-elle sans aucune assurance dans la voix.

En réalité, Aeryn ne savait quel mot utiliser pour qualifier ce qu'elle ressentait chaque jour depuis l'attaque… Voir bien avant cela. Elle avançait parfois à l'aveuglette, se contentant de poser un pied devant l'autre sans se poser de question. C'était facile…

- Tu ne pourras pas toujours me protéger, Finn.

Il le savait, mais la jeune femme se sentit toutefois obligée de le lui rappeler. Si elle était maîtresse de ses propre choix, seuls les Trois pouvaient décider des conséquences… Malgré tout, plus qu'une protection subjective, c'est de son soutien dont elle avait besoin… C'est ce qu'elle-même lui offrirait, en toutes circonstances.

- Et s'il te plaît, n'essaie même pas… Fais juste en sorte qu'il ne t'arrive rien et je ferai de même. Je ne veux pas que tu te tortures l'esprit avec une chose contre laquelle tu ne peux strictement rien, cela ne peut que t'affaiblir et donc, te mettre inutilement en danger...

Et cela, Aeryn doutait de pouvoir le supporter. Elle avait déjà bien trop perdu pour cela… Tous les sentiments qu'elle éprouvait pour cet homme étaient bien plus intenses et douloureux que tout ce qu'elle avait pu ressentir jusqu'alors… Sa perte ne pourrait être que plus douloureuses encore…

"Connait-on jamais vraiment quelqu'un ?" lui avait-il demandé. Cette question n'en était pas vraiment une et pourtant elle aurait voulu lui répondre que oui, même sans être parfaitement certaine de sa propre affirmation. La pensée de le connaître lui pouvait être rassurante, quand bien même fusse-t-elle erronée, car les humains sont bien trop compliqués et trop changeant pour être réellement connus et compris, même par leurs proches. Se connaissait-elle, elle-même, après tout ? Pouvait-elle prévoir ses propres réactions avec exactitude ? Non... Finn avait donc parfaitement raison, voilà pourquoi la jeune femme préféra baisser la tête tout en gardant le silence…

C'est un nouvel effleurement qui la poussa à redresser la tête pour affronter son regard tendre et son sourire rassurant.

- Je t'aime et rien de ce que tu feras aux responsables de ce massacre ne changera cela, même si je pense qu'on aura surtout besoin de les livrer au Roi pour obtenir plus d'informations sur la façon dont ils s'y sont prit, et s'il y en a d'autres encore à venir.

"Je t'aime"... Il employait ces mots-là avec une aisance surprenante, les noyant même dans une phrase où ils semblaient prendre naturellement leur place... Pourrait-elle seulement en faire de même ? Peut-être un jour... Pour l'heure, tout cela était bien trop nouveau pour qu'elle puisse se sentir aussi libre que lui pour utiliser ce genre de mots... Mais pourtant, même en d'autres termes, Aeryn aussi savait exprimer ses sentiments, encore fallait-il savoir lire entre les lignes. Néanmoins, pour l'instant, la mercenaire se contenta de rassurer son compagnon sur ses intentions.


- Ne t'en fais pas pour ça, je suis certes en colère, mais je n'en suis pas moins responsable. Je ferai au mieux, lui lança-t-elle en lui offrant un sourire qui se voulait aussi encourageant que rassurant. Je ne suis pas un monstre assoiffé de sang et je ne le serai jamais.

"Jamais". L'affirmation n'était en réalité qu'un souhait camouflé. Rien ne pouvait lui le garantir, pas même son honneur ou sa volonté, Aeryn était comme tous, tributaire de la vie et de la volonté des Trois.

- Non, tu n'as pas besoin de me l'expliquer, je peux le comprendre, je suis déjà passé par là à la mort des miens.

Évidemment qu'il comprenait. La mort régnait en maître sur leur monde souillé par le sang des innocents. Finn ne faisait malheureusement pas exception, elle le savait, comme elle savait que le nombre de victimes ne cesserait de croître et, qu'un jour ou l'autre, ils devraient faire face à d'autres pertes autrement plus douloureuses. La vie qu'ils s'étaient choisie ne les tiendrait nullement à l'écart de le mort, bien au contraire… Et son cœur se serra à la pensée de le voir mourir sous ses yeux. Mais Finn les chassa bien vite, d'un seul regard perturbant auquel elle n'avait nulle envie de se détacher.

- Puis-je te voler un dernier baiser avant de nous en retourner avec les autres ? Et je veux que tu me promettes... si tu sens quelque chose d'anormal ou de dangereux, si on veut vous envoyer dans un endroit qui ne t'inspire pas... n'y va pas, n'y allez pas, aucun de vous trois, et venez nous chercher. Je prendrais des volontaires, j'irais seul même s'il le faut, mais ne me laisse pas derrière. Peux-tu me promettre ça ?

Silencieuse, Aeryn l'observa un instant, comprenant qu'il se souciait bien plus de sa sécurité que toute autre chose. Elle réalisa que lui aussi pouvait parfois montrer ses faiblesses, c'était bien le cas en cet instant. Comprendre cela fut aussi douloureux pour elle que la brûlure offerte par la lanière d'un fouet. Elle s'en voulait alors de lui causer autant de soucis après tout ce que la cité venait de vivre et tout ce qu'ils auraient à endurer par la suite. La rouquine réalisa qu'elle se devait de le rassurer, sans savoir comment s'y prendre exactement...

La mention de "baiser" lui avait arraché un frisson qui n'était en rien désagréable. Son premier réflexe fut de lui tendre le front, puisque c'était ainsi qu'il l'embrassait toujours. Mais au lieu de quoi, la mercenaire posa délicatement ses mains sur les joues de son compagnon avant de lui répondre.

-Je te le promets, Finn. Je te l'ai dit, je veillerai à ce qu'il ne m'arrive rien de fâcheux durant le temps où nous serons séparés.

Le geste lui vint tout naturellement, sans qu'elle ne calcule ou ne cherche à contenir ses mouvements.

- Quant au baiser... murmura d'elle en souriant doucement tandis que son regard d'azur se planta dans les perles couleur émeraude de Finn. Loin de moi l'idée de t'encourager à le voler, je préfère te le donner.

Doucement, la mercenaire se hissa sur la pointe des pieds pour venir poser ses lèvres hésitantes sur celles du jeune homme. Ses yeux se fermèrent aussitôt pour lui laisser tout le loisir de savourer ces douces nouvelles sensations tandis que son cœur bondissait dans sa poitrine. Impossible pour elle de savoir combien de temps devait durer ce genre d'étreinte pour ne pas paraître inconvenante, aussi veilla-t-elle à ne pas trop s'attarder.

- Et, s'il te plaît, faisons en sorte que celui-ci ce ne soit que le premier et non pas le dernier, lui dit-elle en souriant légèrement. Allons rejoindre les autres...

La vie d'un mercenaire était ainsi faite qu'il ne savait jamais quand surgirait l'heure de sa mort et, en se liant ainsi avec une de ses semblables, il ne pouvait savoir non plus quand la mort les sépareraient, emportant l'un d'entre eux sans crier gare et plongeant le survivant dans un abîme de chagrin. Voilà pourtant le choix qu'ils avaient fait, crédule teinté de fatalisme, dans une volonté de survie et de refus d'abdiquer, de renoncer au bonheur face à la Fange, quitte à se préparer à un futur solitaire dans lequel ils chériraient le souvenir de leur moitié disparue. N'était-ce pas le lot de tous les survivants ? Cette sombre et terrible époque qui était la leur ne pouvait permettre de se faire la moindre illusion, pourtant nombreux étaient ceux qui continuaient de tomber amoureux, de se marier, d'avoir même des enfants. La Fange était une calamité, mais pas une fatalité, et elle ne devrait jamais le devenir. Alors on s'accrochait à la vie, on la célébrait, on l'embrassait et on faisait en sorte de la perpétuer. L'amour, devenu un luxe, n'en était que plus précieux et Finn comptait bien le cultiver et le préserver au mieux, chérissant chaque instant passé en compagnie de Aeryn, même durant leurs échanges si graves quant à ce qu'il convenait de faire pour rester en vie. Il ne pourrait pas la protéger, il le savait et, bien que cela soit difficile, la plus grande part de lui-même l'acceptait. Il sourit ainsi quand elle lui retourna ses propos, acquiesçant avec une bonne humeur qui remontait progressivement.

- Je ne me mettrais pas en danger, ne t'en fait pas. La survie d'abord, la mission ensuite, je laisse aux autres le devoir du sacrifice.

Non pas qu'il soit lâche, loin s'en faut et il l'avait prouvé à de nombreuses reprises durant moult situations périlleuses, mais il savait aussi battre en retraite quand il le fallait et il ne comptait pas jouer les héros suicidaires pour quelques bribes de réputation. Ça aussi il le laissait à d'autres. La rousse préféra également le rassurer quant à la façon dont elle gèrerait les choses de son côté, affirmant ne pas être un monstre assoiffé de sang, ce dont le grand blond était certain, connaissant son sens aiguisé de l'équité et de la justice, parfois même bien plus développé que nombre de leurs contemporains. Finn laissa parler malgré tout son inquiétude une dernière fois, dévoilant cette faille dans sa carapace, cette ouverture que l'amour avait créé, rayonnante et pourtant teintée d'angoisse, celle de perdre à nouveau un être cher, inestimable, irremplaçable. Pour autant la jeune femme savait parfaitement bien veiller sur sa propre vie, elle était une combattante redoutable et, même en tentant de se raisonner avec ce genre de pensées, le Second ne parvenait pas à faire taire cette petite voix qui lui susurrait qu'un jour sa belle mourrait et qu'il se retrouverait seul, à jamais. Il se pencha ainsi pour embrasser son front, chassant cette voix de son esprit alors même qu'il affichait un sourire en coin face à l'air mutin de la Mercenaire, mais ce furent les lèvres de Aeryn qui vinrent se hisser jusqu'aux siennes dans un baiser surprenant empli de douceur. Il répondit en se penchant davantage, glissant ses mains sur ses épaules pour l'étreindre un peu plus, la retenir alors qu'il approfondissait le baiser avec la même douceur. Elle lui offrait ses lèvres pour la première fois, cela méritait une attention toute particulière. Puis Finn la laissa s'écarter lentement, la fixant d'un regard ravivé par le bonheur et l'envie de vivre avant de hocher vivement la tête à ses paroles.

- Je te promet que tu en auras autant que tu le souhaiteras et quand tu le voudras.

Un sourire en coin teinté de cette fierté masculine typique d'homme heureux, il déposa un rapide baiser sur son front en gage de tendresse, son sourire s'étirant davantage encore avant qu'il ne se dirige avec elle vers la porte de la salle d'entraînement.

- Il va falloir qu'on s'aménage plus de temps ensemble je crois.

Il lui ouvrit la porte, la laissant passer la première avec un sourire de chat ayant bu une coupelle de lait, puis la suivit dans le couloir l'air de rien, jetant un dernier regard à la salle qui abritait toujours leur secret, avant de refermer derrière lui, comme on fermerait précautionneusement une boîte de Pandore. Les Trois seuls savaient quand celle-ci s'ouvrirait.

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