Et fuir le brasier
Jamais, de toute son existence, l’érudite ne s’était sentie aussi sale. Aussi humiliée. A la fois dans son cœur de mère et dans son corps de femme.
Après l’agression, les coups, ces hommes qui avait emporté la chair de sa chair loin de ses yeux, elle avait erré, un temps dans la lumière du matin. Elle se sentait morte. Elle aurait peut-être préféré l’être au fond. Parce que vivre, là, à l’instant, lui semblait incommensurable. Parce qu’un poids écrasait sa poitrine et que les larmes piquaient encore ses jours. Dans sa bouche, le sel piquait sa langue et cette sensation lui rappelait odieusement qu’ils avaient oublié de l’achever après pareil outrage.
Ses jambes l’avaient mené jusqu’au lavoir où elle s’était plongé entièrement pour espérer se débarrasser de toute cette crasse qui débordait le long de ses jambes. Elle ne prit pas la peine de se découvrir : ils avaient déjà largement éventré son vêtement. Sa peau avait pris la couleur de cette nuit de cauchemars. Des hématomes gonflaient sur son corps osseux et l’eau glaciale venait un peu atténuer la douleur fichée dans sa chair jusqu’à déborder sur son âme. Une armée d’aiguilles qui se fichaient pour la faire tressauter mais qui n’arrivaient même pas à agiter un soubresaut de vivacité chez elle.
La douleur, elle s’en souviendrait pour le demi-siècle à venir. A chaque mouvement, elle devait faire preuve d’un courage immense. Et il fallait qu’elle continue de bouger parce qu’il y avait encore de l’espoir.
Ils avaient emporté l’enfant. Mais il ne s’était pas encore envolé parmi les anges. La dame aux fleurs pouvait encore sortir de son jeu une carte de cœur et l’aider à le retrouver avant un procès odieux. Parce qu’un enfant malade n’avait rien d’un diable, elle réussirait à obtenir gain de cause, elle en était sûre. Il fallait se concentrer sur ce qu’il y avait à sauver car le corps de l’érudite était déjà en morceaux.
Elle n’aurait jamais assez de larmes pour pleurer ce que cette nuit lui avait pris, arrachés à la manière de ses vêtements et se sa dignité.
Alors, non, elle ne pouvait décemment pas se présenter ainsi devant la dame de Valis et son armée de serviteurs de l’ombre. Avant, elle avait à aller chez elle pour enfiler toilette moins décousue et aller quémander une doléance.
Sauf que, chez elle, il y avait lui.
Et il n’allait pas comprendre. De toute façon, il n’y avait rien à comprendre. Personne ne le pouvait : il y a quelque chose d’atrocement obscure dans les motivations qui avaient guidées cette succession d’infortune. Certain auraient dit que le destin s’acharnait. Des dieux odieux qu’elle aurait haït par-dessus tout si par tout malheur elle y avait cru. Tout ce qu’elle pensait, c’est qu’elle avait baissé sa garde. Et elle l’avait amèrement payé d’un prix surpassant tout ce qu’elle avait à offrir.
Ils l’avaient laissé se remettre debout mais l’esprit de la jeune mère était encore à terre. Elle plombait ses jambes comme le velours était lesté par l’eau engorgé dans ses plis. Aussi vite qu’elle pouvait se mouvoir, elle fila dans la minuscule chambre de bonne qu’elle occupait maintenant avec son ancien voisin. Une catin qui s’était entichée d’elle mais qui n’était certainement préparé aux histoires qu’elle avait à lui conter.
Elle n’avait rien à dire, de toute façon. Il n’y avait rien à dire. Et elle n’avait plus rien à pleurer.
Monter les escaliers qui menaient jusqu’à la minuscule chambre de bonne fut un calvaire innommable. Lever la jambe, sentir l’endroit où les boucles de ceinture l’avaient ouverte. Sentir le sang ruisseler encore, chaud contre sa peau rendue glacée par l’eau et froide comme celle d’un cadavre.
C’était ce qu’elle était, de toute manière : un macchabée avec juste assez de volonté pour lutter contre l’inévitable.
Quand elle ouvrit la porte, elle pria pour qu’il soit déjà parti au "travail". Qu’il ne soit déjà plus là, déjà plongé dans le lit d’une autre pour lui faire tout ce qu’elle avait refusé et ce à quoi on l’avait forcée comme pouvaient en témoigner toutes les étoiles du ciel.
Pourtant, elle le trouva là, assis sur le lit. Une inquiétude au fond du regard qui s’embrasa quand il la vit.
—
Grayle… souffla-t-elle, complètement à bout.
Le prénom sortit comme la complainte d'un petit animal blessé et accablé.
C’est à cet instant qu’elle flancha complètement. Que son courage, sa vaillance, sa force et tout ce qui la maintenait encore debout la fuirent et la laissèrent seule, accablée par une faiblesse dévorante. Ses jambes ne la portaient plus.
Il ne comprendrait pas. Il ne comprendrait pas ce qu’elle avait à lui raconter.
Peut-être que son accoutrement parlait de lui-même ? Et l’absence de l’enfant parlait plus que tout ce qu’elle avait à dire.