Dans l'ombre d'un fantôme [Pv Garrett]

Lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant, Aeryn adorait regarder les feuilles du grand aulne, trônant au milieu de la cours de leur petite maison, tomber au moment de l'automne. Elle aimait cette couleur orangée si semblable à la teinte peu commune de sa chevelure constamment emmêlée. Une couleur vive et chaleureuse, mais qui était aussi annonciatrice d'une mort imminente donnée par les températures hivernales, avant que le printemps n'apporte le renouveau. Difficile pour elle de ne pas comparer la situation actuelle à cette saison qu'elle aimait tant autrefois, mais qui l'effrayait à présent…

L'été s'était achevé trop brusquement, traînant avec lui son lot de morts et de réfugiés dont elle faisait à présent parti. Voilà des semaines que la mercenaire, encore en pleine convalescence, avait été contrainte de quitter la sécurité que représentait le Temple pour se retrouver tout bonnement à la rue… Sa bourse vide ne lui garantissait rien de bien glorieux et ses frères peinaient tant à trouver des contrats qu'ils craignaient de ne pas survivre à l'hiver qui s'annonçait rude… Et nul doute que sans l’âme charitable, en la personne de cette vieille dame un peu bossue, qui lui tendit un jour la main, la rouquine aurait eut un tout autre destin, probablement bien plus sombre que celui que les Trois lui avaient réservé.

Trop habituée à une existence de solitaire, l'ancienne mercenaire avait bien du mal à s'acclimater à cette nouvelle vie. Geneviève lui prêtait logis et couverts en échanges de services rendus à l'auberge pendant que ses frères s'affairaient à trouver une nouvelle compagnie. Mais le plus difficile pour elle, même si elle appréciait d'être enfin débarrassée de cette enclave d'acier reposant à présent sur la commode de sa chambre, restait d'apparaître en public à visage découvert. Affronter le regard des autres fut vécu comme une véritable épreuve pour la rouquine. Ceux-ci, se posaient régulièrement sur elle, attirés par la couleur de ses cheveux ou par ses tenues trop singulières pour les mœurs de cette époque… Geneviève avait essayé, sans grand succès, de lui faire porter une robe… Néanmoins, sa petite protégée ne voyait là qu'un amas de tissus fuyant lui donnant ainsi l'impression d'être nue… Cela représentait probablement trop de changements pour elle, et même si Aeryn acceptait volontairement de faire des efforts pour embrasser cette nouvelle existence loin du joug de son père, certains d'entre eux s'avéraient autrement plus compliqués que prévus…

Ce jour-là, sans le savoir, la tenancière lui demanda d'en accomplir un autre bien plus difficile que les précédentes.

- Juste du pain et des œufs, c'est trois fois rien ma p'tite et le marché se trouve juste au bout de la rue. Tu ne peux pas te perdre.

Ça… C'était décidément bien mal la connaître… Jusqu'ici, Aeryn ne marchaient que loin derrière son père et ses frères. Son heaume réduisait tant son champ de vision que la jeune femme se contentait de suivre le rythme en gardant les yeux rivés sur le dos de l'un de ses aînés. Impossible pour elle de développer un quelconque sens de l'orientation dans ce genre de condition, bien que celui-ci l'aurait pourtant préservée d'un nombre plutôt conséquent de mésaventure… Néanmoins, et malgré sa crainte évidente, la rouquine ne put dire non à sa bienfaitrice et se saisit du panier que la vieille dame lui tendait.

- Ça va aller ma fille. Ne t'inquiète donc pas, Marbrume n'est pas aussi grande que tu ne sembles le croire...

Faux… Marbrume était bien plus grande que tout ce que la mercenaire avait connu jusqu'ici. Lorsque sa compagnie transitait par la cité, Aeryn les attendait toujours dans leur masure isolée… Elle connaissait les villages, les marais, les plaines et les forêts, pas la grande ville… Aussi, n'était-elle que très peu rassurée à l'idée de s'aventurer hors de l'auberge pour marcher dans ces ruelles étroites et constamment bondées. Alors, comme pour se donner du courage, la belle enfila une cape épaisse, probablement trop pour la saison, avant de dissimuler sa chevelure sous sa capuche de laine. Ainsi, elle espérait ne plus attirer les regards qui la mettaient encore si mal à l'aise et qui, peu à peu, la rendaient agressive.

Trouver le marché ne fut guère difficile, celui-ci se situait sur une petite place jouxtant nombre de petites ruelles qui se ressemblaient toutes. Sa stratégie sembla fonctionner puisque personne ne la dévisageait. Après tout, il faisait assez froids pour que les habitants ne décident de se couvrir en fonction, sa tenue n'avait donc strictement rien de particulière et personne ne fit attention à ses pantalons. Ainsi, recouverte, la jeune femme se sentait en sécurité, ce qui lui permit de faire ses achats sans qu'il n'y ait le moindre souci… Ce fut le cas, effectivement, jusqu'à ce qu'elle ne décide de regagner l'Ours blanc...

Par où était-elle passée pour arriver jusqu'ici ? Laquelle de ses ruelles si semblables avait-elle empruntée ? Impossible pour elle de le savoir… Elle était perdue tout en étant proche de son refuge, ce qui ne pouvait être que frustrant... La mercenaire commença donc à paniquer… Normalement, lorsqu'une femme panique, celle-ci s'agite brusquement. Elle peut éventuellement pleurer, crier, appeler à l'aide… Mais ça… Ce n'était nullement le genre de la mercenaire. Au contraire, son premier réflexe fut de s'immobiliser totalement. Son regard vif passait rapidement de droite à gauche, balayant l'espace comme elle l'aurait fait sur un champ de bataille. Les sons lui parvinrent de manière amplifiés, plus aiguës, plus agressifs et aussitôt la populace lui parut hostile. Sa main encore tremblante et faiblarde se posa sur la dague dans son dos… Un geste défensif, certes, mais surtout rassurant. Le mouvement avait beau la faire souffrir, la rouquine n'en montrait pourtant rien… Son cœur cognait violemment contre sa poitrine, déversant à travers ses muscles l'acide de la bataille qui poussait généralement tout guerrier à se surpasser simplement pour garantir sa survie.

Là, seulement, Aeryn se mit en marche sans réellement savoir où elle allait. Ses pieds semblaient avancer par eux-mêmes, poussés par le désir de s'éloigner de tout ce monde le plus rapidement possible. Elle progressait vite, mais ne bousculait pourtant personne si bien que l'on pourrait la croire habituée à la masse grouillante que représentait la populace… Mais rien n'était plus faux. La mercenaire ne réfléchissait plus et agissait par instinct, se faufilant là où les badauds paraissaient être moins nombreux… Elle marcha longtemps… Jusqu'à arriver dans une ruelle anormalement déserte…

Mais… Quand tout semble différent de ce que vous avez toujours connu, est-ce réellement raisonnable de ne se fier qu'à son instinct ? Non… Et Aeryn allait l'apprendre à ses dépens… Elle savait pourtant que les choses n’étaient rarement ce qu'elles semblaient être… Que cette rue étriquée ne pouvait être décemment préservée du désordre citadin regorgeant partout d'âmes égarées et affamées sans aucune raison…Et si elle l’avait oublié, ne serait-ce qu’un instant, d’autres ne se priveraient pas de le lui rappeler.

- Et bien ma bonne-dame, on s’est perdue ? railla une voix nasillarde dans son dos.
- Pas d'doute, t'es pas d'ici toi… Faudrait être bête pour s'aventurer dans l'œil, ma jolie.
- A moins qu'elle soit stupide… Au moins, ça arrangerait nos affaires. Montre nous ce que tu caches là-dessous.

Tout naturellement, la mercenaire se plaça de manière à leur faire face sans jamais leur exposer son dos encore trop vulnérable. Certaines de ses plaies n’avaient pas encore suffisamment cicatrisées pour lui permettre de se battre comme à son habitude. Et, seulement armée de sa dague, la rouquine se savait donc en mauvaise posture, même face à de vulgaires brigands des rues.

- Je n'ai rien qui serait susceptible de vous intéresser. Passez donc votre chemin et laissez-moi regagner le mien.
- T’es une femelle, ma douce, ça nous suffit, tu peux l’croire.
- Laisse-nous nous amuser avec toi et on te laissera partir ensuite, renchérit le plus petit des trois, mais aussi le plus dégoutant qui se léchait par avance les babines.
- Je n'ai pas particulièrement l’intention de me laisser faire. Si vous approchez, ce sera à vos risques et périls.

Aucun d’eux ne la prit au sérieux, pour preuve, leurs rires gras ne tardèrent pas à résonner contre les murs des bâtisses bordants la rue… Ils semblaient stupides, trop confiants... Ce qui en soi, pouvait être une chance pour la mercenaire qui déjà, ramenait sa dague vers l’avant sans pour autant la leur dévoiler… Ils l’apercevraient bien vite malgré tout, du moins pour le nasillard qui se jeta sur elle pour embrasser sa lame de sa gorge. L’acier s’y planta profondément, sans pour autant buter sur un os… Aeryn retira brusquement la lame en même temps que la vie de son agresseur.

- Ernest !, s’écria le lourdeau du groupe avant de grogner. Espèce de garce...

A son tour de sortir une arme, un poignard qui avait certainement dû connaître des jours meilleurs. Inutile de compter sur l’effet de surprise, cette fois, l’homme savait parfaitement à quoi s’attendre… Le dernier luron décida d’ailleurs d’imiter son comparse… Mais même en se sachant en très mauvaise posture, le visage de la rouquine n’affichait rien d’autre que son impassibilité habituelle… Tant pis, elle se battrait coûte que coûte. Elle n’avait certainement pas survécu à tout ceci pour périr des mains de ces rebuts de l’espèce humaine… De la chair à fangeux… Alors, elle leur jeta son panier à la figure avant d’engager un combat qui s’annonçait périlleux… A moins que quelqu’un ne la sorte de là.

Le dernier sac déposé contre le mur de soutien, Garrett se redressa, comptant brièvement sa prise. L’homme qui l’accompagnait était plutôt mince, assez grand d’ailleurs, ce qui ne le rendait pas vraiment imposant. Le contrebandier resta silencieux quelques secondes, avant de mieux rassembler les sacs, afin de potentiellement pouvoir en entasser plus dans un avenir proche.

« Cinq sacs de farine, pas de quoi rouler sur l’or. »

« Au moins nous avons quelque chose, les temps sont durs, l’hiver se fait de plus en plus proche, le prix doublera. »

« Possible. »

Le contrebandier ne rajouta rien, il savait, il avait confiance en l’avenir. Lorsque le froid se présentera, la nourriture se fera rare, et toute chose rare voit sa valeur augmenter. D’un signe de la tête, Garrett invita son compagnon à quitter le bâtiment, mieux valait ne pas trop traîner ici sous peine d’attirer l’attention de la plèbe des bas quartiers. Ici-bas, la curiosité devenait très vite maladive, au point de fourrer son nez là où il ne fallait pas. Garrett avait déjà surpris à de nombreuses reprises des petits fouinard de tout âge, rôdant un peu trop près et avec un peu trop d’avidité. Le contrebandier avait finalement développé une certaine méfiance naturelle envers toute personne se montrant un peu trop curieuse, se montrer violent était parfois une nécessité afin de pouvoir bénéficier d’une tranquillité durable.

La tranquillité était quelque chose de rare dans les bas quartiers, ici l’on pouvait trouver toute sorte de criminel, du petit voleur à l’assassin complètement fou n’ayant même plus peur de finir au bout d’une corde. La violence était sans nul doute le moyen le plus efficace pour être craint, et plus on n’était craint, plus on devenait quelqu’un de respecter, devant alors une personne qu’il ne valait mieux pas déranger dans ses affaires sous peine de mal finir. Garrett s’était avec le temps fait une certaine réputation, celle d’un type tranquille qui faisait ses affaires dans son coin, sans embêter personne, et qui ne voulait surtout pas que l’on vienne l’indisposer dans son secteur d’activité. Il avait bien entendu fallu casser quelques rotules pour y parvenir, mais la finalité de tout cela était tout compte fait bien agréable.

Les deux hommes se saluèrent, partant chacun de leur côté. Garrett s’éloignant alors en empruntant les petites ruelles qu’il avait l’habitude de prendre traverser les bas quartier sans être ennuyé. Il en profita même pour passer par une seconde cache du coin, afin de récupérer une bouteille d’une excellente vinasse, le genre de boisson qu’il était très rare de trouver dans ce genre d’endroit. Ce n’est qu’au détour d’une ruelle qu’il tomba sur un spectacle tout à fait étonnant. Voilà qu’il se retrouvait alors dans le dos de trois hommes, qui au vue des grognement que produisait l’un d’eux, devaient en vouloir à une jeune femme.

Il ne fallut pas longtemps pour que le premier d’entre eux s’écroula en se tenant la gorge, comme si ses doigts pouvaient l’empêcher de se vider de son sang, il laboura le sol avec ses talons jusqu’à finalement ne plus remuer. Garrett s’approcha un peu plus, arrivant presque au niveau des deux hommes restant.

« Je crois qu’Ernest ne te répondra pas. »

Le lourdeau se retourna alors, surpris d’entendre cette voix qu’il connaissait.

« Toi ? Qu’est-ce que tu fous ic… »

Le butor n’eut pas le temps de finir sa phrase que la bouteille vint se fracasser sur le coin supérieur de sa trogne. C’est le visage ruisselant de vin qui s’écroula de tout son long sur le sol dans une sorte de grognement sourd. Il ne restait alors plus qu’un seul brigand debout, l’un s’étant lamentablement vidé de son sang, et l’autre agonisant sur le côté. Garrett lâcha ce qu’il restait de sa bouteille sur le sol.

« Ecoute-moi pouilleux, dégage donc de là, sinon la prochaine personne qui te verra sera le fossoyeur. »

Le dernier brigand, voyant qu’il ne pourrait pas rivaliser contre deux adversaires, se contenta de prendre ses jambes à son cou, laissant son camarade hors de combat derrière lui. Garrett s’approcha finalement du cadavre, s’accroupissant à côté.

« La gorge c’est efficace, mais, je ne sais pas si tu sais qui tu viens de tuer, mais ce Ernest, surnommé “Surineur” n’était pas n’importe qui. Et... faut s'occuper du corps...»

Il se redressa finalement, détaillant la rouquine.

Aeryn ne se faisait guère d'illusion quant au déroulement du combat qui s'annonçait. Si deux adversaires de leur misérable trempe aisément maîtrisés dans son état normal, ce ne serait nullement le cas cette fois-ci. Rodrick n'y était pas allé de main morte pour battre sa fille. Il avait laissé parler sa rage et sa haine sans aucune retenue… Il ne cherchait pas à l'éduquer cette fois, ni même à la punir pour son affront, mais bien à la tuer… Aussi, son corps mettrait encore un certain temps pour se remettre, même s'il garderait quelques séquelles plus ou moins perceptibles par la suite. Pour l'heure, la mercenaire n'était pas en état de tenir tête à ses deux assaillants et sans l'intervention de cet inconnu, nul doute que ces rats de bas-fonds auraient réussis à achever la tâche du géant paternel.

Le premier agresseur, le seul dont le nom avait été prononcé, gisait par terre. La tête plongée dans l'épaisse flaque de sang qui s'était déversée de sa plaie, celui-ci ne prononcerait plus aucune menaces. Une lueur étrangement inquiétante luisait dans les yeux d'azur de son assassin… Froide, impassible… Aeryn connaissait parfaitement les règles de la survie qui s'avéraient des plus simples et se résumaient généralement à :le plus faible meurt. Pourtant, la jeune femme n'en tirerait aucune fierté. Tuer ne serait jamais pour elle un acte anodin… Chaque mort apportait son lot de conséquences amplifiant le poids de son âme déjà bien trop lourde pour son jeune âge. Mais elle n'avait pas eut le choix… La mercenaire voulait vivre, réellement vivre et elle n'était certainement pas prête à renoncer à la chance que le malheur du monde lui avait bien involontairement offerte.

La rouquine ne releva les yeux que lorsqu'elle entendit le son que produit la bouteille en se brisant sur le crâne de l'importun. L'homme chancela un peu, plaçant une main tremblante sur le haut de sa tête d'où ruisselait un liquide rougeâtre qui n'avait rien de bien sanglant. Après quelques pas incertains vers l'arrière, le deuxième agresseur s'écroula à son tour… Il ne saignait peut-être pas, mais le coup fut suffisamment dosé pour exploser l'os sous son impact… Quant au troisième, il se retrouvait dans une position des plus inconfortable. Son regard hésitant passait de la rousse à l'inconnu avant de simplement détaler sans demander son reste.

- Voilà une bien sage décision, grogna sous la douleur la mercenaire qui, encore bien méfiante, ne rangea pas son arme. Le surineur, en voilà un sobriquet des plus élogieux, au moins il aura eut une mort aussi méritée qu'ironique.

"Un assassin des rues ? La belle affaire" songea une Aeryn qui en avait vu d'autres et qui ne s'en inquiétait pas outre mesure. Mais réalisant que cette pensée était peut-être bien naïve de sa part alors qu'elle se trouvait encore en pleine convalescence, la mercenaire se ravisa.

- Je suppose que ce cher Ernest le surineur avait des amis non ? Alors mieux vaut ne pas traîner… Comment veux-tu te débarrasser des corps en pleine rue… Ce n'est pas comme si on pouvait allumer un bûcher sur place… Et puis, assassins ou pas, je doute que la milice apprécie le meurtre. Ils sont assez bêtes pour nous faire subir le même sort...

Et puis… Comme pour leur couper l'herbe sous le pied sans leur laisser la possibilité de réfléchir, des échos de voix, chargés de rage et de volonté, se firent rapidement entendre à travers les ruelles.

- Mieux vaut décamper...

Oui, mais par où ? La mercenaire ne connaissait nullement la ville et, avec un sens de l'orientation tel que le sien, elle serait bien capable de se jeter malgré elle directement dans la gueule du loup. Néanmoins, rien ne garantissait que l'inconnu l'aiderait également à fuire…

Garrett resta un moment silencieux, se demandant bien ce qu’il pourrait faire avec le cadavre du surineur, tout comme avec le lourdaud inconscient toujours couché dans la boue. L’ironie de la situation aurait sans doute été drôle pour une partie de la population, mais il fallait bien avouer que le contrebandier n’avait pas très envie de rire dans cette situation. S’il avait été le propriétaire de la dague, sans doute l’aurait-il glissé dans la main du type inconscient, laissant alors planer le doute d’une possible rixe entre deux camarades d’infortune maraudant dans les rues, l’un aurait trouvé quelque chose sans vouloir le partager avec l’autre, et ils en seraient vite venu aux mains, et dans un accès de colère, l’un aurait taillader l’autre.

Sauf que ladite lame ne lui appartenait aucunement, et donc qu’il n’avait pas vraiment son mot à dire concernant la manière de dissimuler les choses.

« Tu supposes juste, amis comme ennemis, il en avait. Et si certains seront heureux d’apprendre sa mort, d’autres voudront s’occuper de ton cas, et je passe les détails… Quant à sa mort, disons que la justice tranchera en faveur du mort. »

Il allait sans dire que les amis du bougre étaient de la même trempe, le genre d’homme avec très peu de principe de moraux, encore moins lorsqu’il s’agissait de s’occuper du cas d’une donzelle. Garrett bien que connaissant quelques membres de la bande de Surineur, n’était pas encore capable d’identifier les véritables menaces. La rue avait son lot de grande gueule, des braillards juste là pour attiser le feu, mais tout bonnement incapable d’y jeter une nouvelle bûche de peur se brûler le bout des doigts.

Le contrebandier avait agi à la hâte, sans penser aux conséquences de son action, conséquences qui finiraient par le rattraper, lui comme sa camarade d’infortune. Pour le moment, il fallait rester concentrer sur le présent, car le futur pouvait encore attendre un peu. Garrett se retourna, autant dire que ceux qui se dirigeant vers eux ne faisaient pas dans la discrétion, miliciens ou hommes de main, il fallait décamper au plus vite. Il faudrait certainement s’adresser aux bonnes personnes afin d’oublier toute cette fâcheuse histoire, après tout, ou ne pouvait pas lui en vouloir d’avoir bien agi ? Après tout, lui avait agi, il était inutile de compter sur ses soûlards de la milice pour avoir de l’aide en cas de situation de rixe.

« Suis-moi. »

Difficile de dire s’il s’agissait d’un ordre ou d’une suggestion, cependant le contrebandier connaissait suffisamment l’endroit, ce qui ne semblait pas être le cas de la jeune femme qui si elle avait eu connaissance des lieux, ne serait jamais aventuré ici-bas. Ne perdant pas de temps, l’homme fila à toute hâte dans une ruelle adjacente, surveillant que la rouquine le suivait, ce n’était pas le moment de se perdre. Les ruelles se faisaient parfois plus étroites, obligeant alors à ralentir pour se faufiler. Après de longues secondes de fuite, l’homme s’arrêter devant une vieille porte en bois noir, celle-ci semblait en bien mauvais état, si bien qu’elle aurait certainement pu tomber en morceau au premier choc. L’homme la poussa doucement, libérant alors l’accès à une deuxième porte dérobée en bien meilleur état. Se faufilant, il invita la jeune femme à le suivre, de toute manière, si elle ne voulait pas se faire prendre, elle n’avait nul autre choix. L’endroit était sombre, l’air humide. Avançant à tâtons, Garrett manqua de se prendre les pieds dans un vieux tapis, il pesta à voix basse, de peur que d’éventuels poursuivant puisse l’entendre. Il parvint à allumer une bougie pour s’autoriser un peu de lumière, et éviter ainsi à quiconque de se rompre le cou, la luminosité extérieure devait quant à elle faire contraste et masquer les lueurs orangées provenant du bâtiment abandonné. L’endroit bien qu’il fût abandonné, n’était pas une ruine pour autant, l’on avait remis en état les murs et la charpente, des fauteuils étaient présent, tout comme une petite table. Tout autour d’eux, il était possible d’apercevoir des tonneaux, des caisses, des sacs, des bouteilles…

« Tu peux souffler, ici nous sommes en sécurité. »

L’homme se laissa alors tomber dans un des fauteuils présents, c’était de toute évidence bien plus confortable que de rester debout à se regarder dans le blanc des yeux.

« Ouvrir la gorge de Surineur, je dois avouer qu’il faut en avoir une paire, et une belle, ou alors être complètement idiot. »

Le suivre… Puisque Aeryn Monclar ne faisait confiance à personne, l'idée même de placer sa survie entre les mains d'un inconnu ne l'enchantait en aucune manière. Mais, cette fois, avait-elle réellement le choix ? Malgré l'urgence de la situation, la mercenaire comprit bien rapidement que oui. Nous avons toujours le choix après tout. Même s’il s’agit parfois de devoir de trancher entre deux options : vivre ou bien mourir… Ici, la fatalité lui laissait deux possibilités : soit elle suivait cet individu étrange et s’offrait une chance non-négligeable de se tirer de ce mauvais pas...Quitte à courir un autre risque plus tard, la forçant à se défendre d’une manière ou d’une autre. Soit elle refusait pour se plaçait volontairement dans une position des plus inconfortable. Aussi, malgré une réticence des plus évidente, la rouquine s'exécuta, non pas sans rechigner, évidemment. Elle le suivrait, certes, mais ne lui accorderait pas pour autant ne serait-ce qu’une once de confiance. Comment ne pas se méfier de cet homme énigmatique qui semblait en savoir beaucoup trop sur les brigands du coin ? Même les miliciens aguerris ne pourraient en savoir autant, et son instinct lui disait que la belle n’était certainement pas au bout de ses surprise.

Ses blessures, bien que cicatrisées, la faisaient suffisamment souffrir pour limiter ses mouvements, ce qui la mettait profondément mal à l’aise pour ne pas parler d’une contrariété qui assombrissait toujours plus son humeur déjà massacrante. De plus, l’inconnu ne lui épargnait rien en la faisant passer par divers passages étroits qui la forçaient parfois à serrer les dents sous la douleur à force de se contorsionner dans tous les sens. Et tout cela pour arriver dans un endroit encore plus étrange que son guide.

D’abord, de part l’obscurité, la rousse ne distinguait rien. Impossible pour elle de savoir avec exactitude où elle se trouvait. Une cave ? Une ruine aménagée et surtout oubliée ? Un entrepôt ? Elle n’en avait pas la moindre idée. L’inconnu aurait très bien pu la guider hors de la cité qu’Aeryn, avec son sens de l’orientation déplorable, n’aurait certainement rien vu venir. Ce qui, forcément, ne fit que la contrarier d’avantage. D’instinct, sa dextre se porta sur sa dague à la lame récemment souillée pour mieux se cramponner à la fusée. Son agitation intérieure ne fit que croître, lentement, insidieusement, jusqu’à ce que l’homme n’allume une bougie apportant ainsi suffisamment de clarté pour distinguer quelques détails de la pièce.

La bâtisse devait effectivement être oubliée par tous, mais il serait injuste de la qualifier du titre de “bâtiment abandonné”. Pour preuve, les murs avaient été recouverts de tourbe, de manière probablement récente puisque celle-ci n’avait pas encore eu le temps de blanchir ou de se décrocher comme ce serait le cas dans une ruine. L’homme venait de s’asseoir sur un fauteuil recouvert de tissu, le genre que seuls les nobles pouvaient s’offrir, même si celui-ci datait un peu. L’étoffe était élimée, le bois de ses pieds était recouvert d’une couche de moisissure qui avait eut le temps de sécher… Mais ce n’était nullement ces petits détails qui attirèrent l’attention de la mercenaire aux aguets, mais plutôt la grande quantité de contenant en tous genre qui reposait çà et là… Que pouvaient-ils bien garder aux seins de leurs entrailles de bois et de tissus ? Pourquoi ? Pour qui ? Et puis, qui était finalement cet homme ? Pourquoi l’avoir emmené ici ? Si l’endroit était aussi suspect qu’il n’en avait l’air, ce n’est probablement pas là qu’il aurait choisi de conduire une femme qu’il ne connaissait pas, non ? À moins qu’il n’ait d’autres idées derrière la tête ?

Des questions, Aeryn en avait plein la tête, pourtant, elle choisit de les garder pour elle, encore un petit moment. De toutes façons, l’inconnu semblait surtout curieux de comprendre quel genre de femme pouvait planter aussi facilement sa lame dans la gorge d’un assassin au surnom plutôt parlant.

- Ou simplement vouloir rester en vie. Pour le coup, c’était lui ou moi, affirma-t-elle en haussant brièvement les épaules. Là où il se trouve maintenant, il ne poignardera plus personne.

Elle n’allait certainement pas s’émouvoir sur le sort d’un individu pareil. Jadis, on la payait même pour éliminer ce genre de raclure, même si ce temps-là était visiblement révolu. Le monde connaissait à présent nombre d’assassins plus dangereux et plus virulent encore que ce type. Au moins lui, il était humain et, apparemment, assez sot pour ne pas voir sa mort arriver aussi facilement.

Sans le regarder, la mercenaire se mit à parcourir la pièce. Ses yeux se posaient partout, curieux de comprendre ce qu’ils voyaient exactement.

-On est où là, au juste ? Y’a quoi là-dedans ? demanda la mercenaire en posant sa main sur l’une des caisses avant de donner quelques coups afin de se rendre compte de leur contenance et, à l’évidence, celle-ci était pleine. Tu n’as pas l’air d’un marchand… Du moins, pas ceux qui sont du genre honnête. Alors t’es quoi ? Voleur, contrebandier… Tu me diras, tout ça, c’est du pareil au même.

Son arme toujours dans sa main, la rouquine se tourna finalement vers son interlocuteur curieuse d’entendre sa réponse, de voir s’il allait se montrer honnête ou jouer de mensonge pour essayer de l’embobiner… À moins qu’il ne choisisse de l’attaquer, auquel cas, la belle se tiendrait prête à riposter si besoin.

- Je ne suis pas de la milice, il ne s’agit que de curiosité, rien de plus. Tiens d’ailleurs, c’est quoi ton nom ?

Garrett resta silencieux durant un petit moment, détaillant du regard son interlocutrice. Cette petite cache n’était sans doute pas un des meilleurs endroits pour faire connaissance, mais il n’avait dans l’heure pas mieux à proposer. En tendant un peu l’oreille, il était possible d’entendre encore une certaine forme d’agitation à l'extérieur des murs, des bruits de pas, parfois de course, les tintements d’un équipement ou encore de simples paroles étouffées. Il faudrait quelques heures avant que la tension retombe, et que la milice ne s’intéresse plus au cadavre d’un pauvre type issu de la plus basse extraction possible. Le contrebandier était confiant, personne ne viendrait jusqu’ici pour poser des questions, et si cela devait arriver, il trouverait bien un moyen de tout arranger.

- Pour le coup, ce fut lui. Cela n’est pas un reproche, cela me fait presque plaisir de le savoir occis, une ordure de moins ici-bas.

Répondit simplement le contrebandier, il ne fallait pas qu’elle se méprenne sur sa réaction, Garrett était avant tout un individualiste agissant comme bon lui semble. Au moment clé, donner un petit coup de pouce à la jeune femme était une réaction logique. Bien qu’il ne soit pas un honnête homme, laisser des criminels s’en prendre à des innocents, ça il ne pouvait pas le permettre, pas lorsqu’il pouvait agir contre cela.

Elle observait la pièce, jusque là rien d’étonnant. Il y avait ici toute sorte de choses plus ou moins attirantes pour l’oeil. Qu’il s’agisse de vieux fauteuil, tableau, coffre ou autre objet finement sculpté.

- De toute manière, dis-moi qui est honnête ici ? Voleur, tueur, violeur, milicien, sang bleu… la plupart non pas plus de valeur et d’honnête que le type à qui tu as taillé un sourire dans la gorge.

Pourquoi essayer de rester honnête, si la plupart ne l’étaient pas ? À quoi bon se laisser écraser par tout cela alors qu’il y avait tellement mieux à faire et à vivre en… outrepassant certaines lois ou règles ? Le contrebandier savait qu’il n’était certainement pas le pire type de la cité, il y avait bien plus fou que lui, bien plus sanguinaire…

- Disons que… j’emprunte à ceux qui n’en ont pas besoin, pour ensuite y fournir au plus offrant.

L’homme se tourna légèrement, tirant le tiroir d’une commode finement ouvragée. Il en sortit une vieille bouteille de vin, le bouchon de cire était frappé d’une armoiries qui lui étaient tout bonnement inconnues. Il épousseta doucement la bouteille tout en continuant de parler.

- Il paraît qu’il y avait un type comme moi, enfin, pas tout à fait comme moi… un certain Robin… Robin quelque chose qui se cachait dans les bois. Il se disait défenseur du petit peuple, le genre de gars à voler aux riches pour donner aux pauvres ou quelque chose comme ça. J’imagine qu’il a dû mal finir, moi au moins, je suis encore là, et toi aussi, ça nous fait un point commun.

Puis il tendit la bouteille à la rouquine.

- Je m’appelle Garrett. Tiens, ouvre et goutte-moi ça, ça te fera desserrer les dents.

Ils étaient sûrement là pour un moment, alors autant en profiter pour détendre un peu l'atmosphère et profiter du fait d'être en « sécurité ».

L'honnêteté que son père lui avait enseignée tenait presque exclusivement de la droiture, de l'intégrité, de la franchise, de l'honneur, en somme. Une chose qui fut jadis primordiale, mais qui semblait être une mode dépassée depuis que les morts se relevaient. "Chacun pour soi", à l'évidence… Les temps étaient différents d'une époque pas si lointaine que la mercenaire qualifierait de " belle"… Bien plus que celle dans laquelle ils étaient contraints de vivre… L'armée n'existait plus et à la place, le duc désespéré de se retrouver sans aucune garde armée avait recruté tous les crèves la faim du duché… Il ne s'agissait plus que de survie à présent, l'honneur n'y avait plus sa place. Voilà pourquoi elle répondit :

- Tout dépend du sens que tu donnes au mot, je suppose. Et par les temps qui courent, on fait ce qui nous arrange, n'est-ce pas ?

Tout en l'observant, la rouquine fit passer son doigt sur l'une des caisses… Point de poussière, son arrivée devait être récente. Mais rien n'indiquait la nature de son contenu. Rien pour satisfaire sa curiosité.

- C'est tellement plus simple de se voiler la face, ça rend les choses bien plus acceptables.

Quelques sacs en toiles étaient entassés dans un coin de la pièce… Du blé ? Avec la famine, les céréales devaient valoir bien plus cher que l'or. Elle-même serait presque prête à tuer pour un morceau de viande tant les repas se faisaient maigres et fades. Oh, elle se fichait bien du goût ou de la qualité de la nourriture. Manger n'était qu'un moyen de survivre, de reprendre des forces, néanmoins, par-dessus tout, c'est le "choix" qui lui manquait.

Elle l'écouta expliquer sa vision des choses. "Emprunter" pour ne pas dire voler, voir même "piller" avant de revendre à celui qui paierait le plus cher…

- Les morts n'ont plus besoin de rien, eux.

Elle lui lança un regard en coin, sombre, glacial, alors même que son visage n'exprimait rien. Rien du tout. Combien de personnes osaient s'aventurer à l'extérieur simplement pour piller les maisons vidées de leurs occupants. Elles ne manquaient pas… Mais combien d'entre eux réussissaient à regagner la cité en vie une fois leur besace remplie ?

Peu, trop peu. Aux yeux de la mercenaire, ces gens-là s'encombraient de l'inutile. Bientôt, l'or n'aurait plus aucune valeur. Un poulet vaudrait une rivière de diamants. L'art, quelle que soit sa forme ne comblerait plus nobles et bourgeois surtaxés. Pour survivre, mieux vaut se restreindre à l'essentiel, une pensée qui lui arracha d'ailleurs un petit sourire lorsqu'elle se surprit à imaginer comtes et barons en robes de soie élimées. Comme ils se sentiront perdus lorsque leurs privilèges s'arrêteront à leur titre...

Lorsque son interlocuteur mentionna une vieille légende dépassée, la rouquine ne put s'empêcher de rire… Un peu. Pour elle, il ne s'agissait que d'une jolie histoire racontée aux enfants pauvres afin de… quoi ? Les rassurer ? Les encourager à faire de même, car le vol restait tellement plus simple que le labeur ? Drôle de choix de la part de son sauveur que de parler de cette histoire pour justifier ses choix.

- Je vois très bien de qui tu parles. Il volait or et nourriture avant de l'offrir au petit peuple…On parle donc de charité. Néanmoins, si j'en crois tes propres mots, toi, tu fais tout l'inverse, je me trompe ?

Lorsque le "bandit" lui tendit la bouteille, la jeune femme se contenta de hausser un sourcil étonné avant de tourner la tête.. En temps normal, Aeryn se serait probablement permis d'en boire une gorgée ou deux, mais certainement pas dans une telle situation. Cet homme, elle ne le connaissait pas. Ils étaient seuls dans cette pièce sombre, elle manquait de force et d'agilité à cause des blessures qui tardaient encore à guérir et, régnait encore à l'extérieur une agitation qui méritait qu'elle reste parfaitement sobre… Au cas où. Au moins, elle connaissait son nom… À supposé qu'il ne soit pas faux.

-Je ne bois pas, mais merci bien, Garrett. Tu peux m'appeler Ryn.

Trop peu de gens utilisaient son prénom entier pour qu'elle en prennent l'habitude. Seule sa vieille logeuse à l'accent prononcé s'entêtait à l'appeler Eryn quand bien même la mercenaire s'efforçait de lui faire adopter la bonne prononciation. Mais quelle importance, après tout ? Il ne s'agissait-là que d'un prénom dont tout le monde se fichait éperdument, elle y comprit.

- Pendant combien de temps allons-nous rester ici ? demanda-t-elle tandis que son regard se posa ce qui semblait être le plafond. J'ai à faire… Et je ne tiens pas à ce que mes frères se lancent à ma recherche.

Surtout Ivaad pour qui la discrétion n'était qu'une notion abstraite. Depuis l'avènement de la fange, ses aînés se montraient étrangement protecteurs envers elle et la jeune femme savait qu'ils ne refuseraient devant rien pour la retrouver, quitte à s'attirer les foudres de la milice.

- Alors, est-ce une activité récente, l'interrogea-t-elle en ouvrant les bras pour désigner l'ensemble de l'espace. Ou faisais-tu autre chose avant ? Tu ne te tiens pas comme un homme ayant grandi dans ces quartiers. Tu n'as pas l'air d'un paysan… Il suffit de regarder tes mains pour comprendre que tu n'as jamais tenu un outil. Alors… Qu'es-tu, au juste ?

« Non, on fait ce qu’il faut pour survivre, qu’il s’agisse de voler, ou de trancher la gorge à un type. »

Le regard de l’homme était froid, distant. La rouquine semblait avoir sa façon de voir les choses, une vision que Garrett pouvait comprendre et qu’il acceptait, même si la sienne était totalement différente et qu’il la considérait plus juste. Il est vrai que le contrebandier n’avait que peu de chose à faire de la moral des autres, les choses que l’on considère honnête ou non. De toute manière, qui pouvait se permettre de juger autrui, encore plus dans ce bas-monde ?

Garrett n’avait rien d’un enfant de coeur, encore moins d’une âme charitable, mais il n’était sûrement pas le pire bougre que la ville ai connue, loin de la même. Ici, dans les ruelles les plus sombres, certains s’amusaient à toutes sortes de choses immondes, profitant de cette période troublée afin de commettre toute sortes d’atrocités sans craindre d’être rattrapé par la justice fantoche des bas quartiers. Le contrebandier, même s’il n’était pas vraiment du côté de la justice avec ses activités, n’appréciait pas pour autant que celle-ci ne s’occupe pas mieux de l’endroit, mais que pouvait-il y faire ? Rien.

« Voiler la face ? La ville toute entière se voile la face, et nous, on nage dans la merde en se débrouillant comme on peut pour ne pas crever de faim. Il n’y a pas de justice ici, pas de beaux chevaliers à l’haleine fraîche et à l’armure brillante qui viennent sauver les gueuses qu’on trousse de force au fond des ruelles. Ce que je fais n’a rien de correct, mais qui fait quelque chose de correct ici hein ? Toi aussi, tu n’as pas l’air d’une serveuse, ni d’une coureuse, tu tailles trop bien, et trop facilement des sourires avec ta dague. J’imagine que tu vends ta lame pour vivre, j’imagine donc que tu as toujours défendu la femme et l’orphelin ? Cela m’étonnerait, car comme tout l’monde, comme moi, comme le foutu voisin, tu as dû te salir les mains au moins une fois. »

L’homme restait calme, mais s’il était persuadé que rien n’était moralement correct dans cette ville, encore moins lorsque l’on se rendait dans ce genre de quartier miteux. La bonne morale, il s’en fichait, encore plus lorsqu’on la lui faisait à demi-mot.

« Très bien Ryn. » dit-il en reprenant la bouteille. « Je vais donc la ranger, boire seul, c’est comme chier accompagné. »

Il rangea la bouteille à sa place, inutile de l’ouvrir si c’était pour la torcher seul et commencer à raconter n’importe quoi, de toute manière, il finirait bien par trouver une occasion de la boire avec quelqu’un. Son regard se posa sur les murs en mauvais état, des murs qu’il avait déjà tenté de renforcer et de réparer par le passé, des murs bien trop vieux dans un quartier bien trop pourrie. Un jour au l’autre, il finirait par prendre le toit de la vieille bâtisse sur le coin de la tête, il fallait trouver une autre planque, un endroit dissimulé, en bon état, et à l’abri de l’humidité et des odeurs de latrines.

La question de la rouquine lui fit hausser un sourcil, il s’enfonça un peu plus dans son fauteuil, la regardant attentivement.

« J’imagine que la milice va faire deux ou trois rondes, chercher des témoins. D’ici 10 minutes, comme ils n’auront rien obtenu, Surineur finira en cendre, et tout l’monde oubliera cette petite histoire, jusqu’à ce qu’un autre taré le remplace. Moi non plus je ne tiens pas à voir des types débarquer et tout défoncer pour retrouver quelqu’un. »

Il marqua une brève pause avant de reprendre.

« Ce que je suis ? Un homme, un homme simple qui vit simplement, il n’y a rien à raconter. Je ne suis pas le héros d’un conte d’enfant, je n’ai rien du chevalier, rien du noble, rien de l’artisan. Je suis simplement Garrett, un contrebandier parmi tant d’autres. Et toi, qui es-tu Ryn ? Si c’est ton vrai nom. »

Un lieu sombre et dissimulé à la vue des curieux. Un homme tout aussi mystérieux, à la mine aussi austère que la planque qu’il avait pris la peine d’arranger à sa manière. Des paroles tantôt dures, tantôt abstraites, le genre qui sont prononcées par tout homme ayant beaucoup de choses à cacher… Mais pour cela, Aeryn ne s’en offusqua pas le moins du monde, au contraire. Garrett pouvait bien dire tout ce qui lui passait par la tête, ce n’est pas parce qu’elle se montrait curieuse qu’elle porterait un jugement à son égard. Il avait forcément des raisons d’agir ainsi, comme elle en avait de se montrer aussi distante et méfiante envers un inconnu. Il l’avait certes tiré d’un sacré guêpier, mais Aeryn n’était pas assez naïve pour le voir comme un héros. Il était présent, lui aussi, à la mort du Surineur. Son comparse en était témoin… Et si les deux se trouvaient en désaccord, rien n’empêchait l’autre de désigner le contrebandier comme coupable, simplement pour se débarrasser de lui.

En ce monde, tout le monde trouve son compte, d’une manière ou d’une autre.

En somme, loin d’être un homme héroïque à l’image bien tronquée des chevaliers tout droits issus de temps révolus, Garrett avait eu tout intérêt de fuir en emmenant la rouquine avec lui. Après tout, personne ne pouvait lui garantir que la mercenaire ne se servirait pas de lui comme bouc émissaire. Ce ne serait pas une première… Alors non, Aeryn ne le qualifierait certainement pas de héros, d’aucune manière que ce soit, même si elle lui devait probablement la vie… Mais ce n’était pas non plus un homme aussi simple que ce qu’il cherchait à lui faire croire… Ca, la rouquine n’en démordrait pas, même si elle ne chercherait pas plus loin, sa curiosité avait tout de même des limites…

Ainsi, avant de pouvoir espérer regagner l’auberge, il lui faudrait encore attendre un bon moment… Ne lui restait donc plus qu’à s’asseoir en tailleur, à même le sol, tout en espérant que ses frères ne se lancent pas à sa recherche.

-Au fond, quelle importance ? Si tu es un homme simple, je dois être une femme toute aussi simple que toi, le fait que je sache trancher des gorges n’est qu’un heureux hasard provoqué par l’instinct de survie, ou que sais-je, soupira-t-elle en souriant brièvement avant d’ajouter : Ryn n’est pas mon prénom, juste un diminutif, personne ne m’appelle Aeryn de toutes façons.

On avait tronqué son nom en même temps que son identité, sa personnalité… Simplement pour lui donner des allures plus masculines. Il est si peu honorable pour un homme d’apprendre le maniement des armes à sa fille… D’en faire une mercenaire… Un soldat… Rien de plus, rien de moins.

Evidemment qu’avec une vie pareille, ses mains ne pouvaient être que sales. Elles portaient sur elle le poids des vies abrégées… Son père appelait cela ses responsabilités. La mercenaire vivait avec ce poids pesant sur son âme souillée, de jour comme de nuit, elle côtoyait leurs fantômes égarés ou en colère… Tel était le poids de ses responsabilités, elle ferait avec, tant que les Trois lui souffleraient vie… Et quelque chose lui disait que cet homme, face à elle, en faisait de même.

-J’ai changé d’avis, je ne serais pas contre un petit quelque chose à boire, quelque chose me dit que nous sommes coinsés ici pour un moment encore…

Il était évident que Garrett ne parlerait pas de sa vie, de son passé à une jeune femme qu’il venait tout juste de croiser. L’homme n’en parlait déjà pas à des personnes que l’on pouvait considérer comme proche, alors une inconnue… autant dire qu’il y avait très peu de chance pour qu’il raconte sa vie.

« Comme quoi le hasard fait bien les choses parfois. Toi tu tranches des gorges, et moi je te sauve les miches, on s’en sort bien je trouve. »

Voilà donc une femme simple et un homme simple que le destin semblait avoir décidé de réunir par un concours de circonstance. Garrett ne commenta pas le prénom de la jeune femme, ni le fait qu’elle préférait visiblement qu’on la nomme par son diminutif plutôt que par son nom complet. Il ne connaissait pas les raison de ce tronquage, et en vérité, ce n’était pas ses affaires. Lorsque la rouquine changea d’avis concernant la boisson, l’homme hocha la tête et se retourna légèrement pour se saisir de la bouteille tant attendu. La féminité était connu pour ses changements d’avis récurrents, alors il ne posa aucune question sur ce changement soudain et se contenta de lui tendre la bouteille.

« Une heure tout au plus, la milice se lassera vite de tourner en rond dans le quartier, tu peux me croire et entre nous, c’est sûrement pas les miliciens qui vont cracher sur le fait qu’une âme charitable est réglée son compte à Surineur, cela fait moins de travail. »

Surineur était le genre d’homme à faire parler de lui, un surnom connu au sein de la milice. Mais la milice était déjà bien occupée dans son rôle de protéger la ville, s’occuper de quelques petits néfastes n’était pas un objectif prioritaire. Il lui tendit la bouteille, attendant qu’elle s’en saisisse pour s’enfoncer de nouveau dans son fauteuil.

« Nous voilà avec une heure à tuer, si j’avais un lit j’en aurais profité pour faire une sieste. »

En vérité il aurait été incapable de dormir, encore plus avec une inconnue ici. Certes, lorsqu’il regardait la rouquine, il ne voyait pas là une voleuse ni même une personne capable de trancher des gorges durant un moment d’assoupissement. Mais il valait mieux être prudent, Marbrume abritait toutes sortes de personnes louches, et pas seulement dans les bas-quartiers. Une certaine agitation se faisait entendre à l'extérieur de la cache, trouvant cela plutôt étrange, Garrett se redressa, puis se posta près de l’entrée, observant à travers les fines ouvertures des vieux volets.

Il observa sans difficultés un petit groupe de milicien emmener un homme qu’il reconnut sans difficultés. Le dernier membre du trio des bas-fonds était bien là, visiblement malmené par les hommes d’armes.

« On dirait que la milice à mis la main sur le fuyard, il a mauvaise mine le bougre. »

Garrett soupira en se retournant, jetant un regard à la rouquine.

« Tu ne sera peut-être pas obligé de rester là trop longtemps. »

Où en était le soleil dans sa course lorsque la rouquine avait quitté l’auberge ce matin-là ? Forte de son appréhension, la mercenaire ne s’en était nullement préoccupée, pourtant, elle aurait peut-être dû car elle n’avait, dés lors, aucune conscience du temps qui s’était écoulé depuis. Ses frères étaient-ils rentrés ? Probablement… La cherchaient-ils ? Certainement… Marbrume était-elle prête à supporter une petite troupe de mercenaire en colère ? Surement pas. Et s’il y avait bien une chose qu’Aeryn détestait par-dessus tout, c’était bien d’attirer ce genre d’attention sur elle, car si Kaël et Elwin savaient garder la tête froide, ce n’était nullement le cas d’Ivaad qui avait la fâcheuse tendance de finir au pilori… Aucun doute, il n’était point le temps pour eux d’affronter ce genre de crise…

Un énième soupir las s’échappa des lèvres de la mercenaire tandis qu’elle portait le goulot de la bouteille à sa bouche. Perdue dans la grande cité, elle ne savait ni que faire, ni comment rentrer seule à l’auberge sans prendre le risque de se perdre de nouveau. Le dilemme était donc de taille pour celle qui détestait demander l’aide d’un tiers, en particulier un inconnu qui lui semblait bien trop mystérieux pour être réellement honnête.

Il lui fallait garder la tête froide. Il l’avait aidé, certes, en lui sauvant généreusement les miches, comme il aimait le lui rappeler. Néanmoins, rien ne pouvait lui garantir que l’inconnu ne la livrerait pas à la milice si jamais les choses venaient à se gâter. Aussi, tout en buvant, la rouquine dévisageait son sauveur, à l’humeur apparemment moins contrariée que la sienne puisqu’il arrivait encore à plaisanter, avec une méfiance tout à fait perceptible. La gorgée de vin avalée, Aeryn lui rendit sa bouteille avant de porter son attention vers l’entrée de la cachette. Le brouhaha extérieur lui parut alors bien plus important… Les gens bien plus proches et plus pressé aussi… Cela ne lui disait rien qui vaille.

« Il semble que ça s’agite, dehors, » lui lança-t-elle tout en se raidissant sur place, prête à se défendre si jamais les choses tournaient en sa défaveur.

Visiblement tout aussi soucieux qu’elle, Garrett se leva pour observer par le petit interstice perçant le volet. Il ne sembla pas hésiter une seule seconde pour trouver le bon angle de vue, ce qui indiqua à la rousse qu’il devait être coutumier de la manœuvre. Se cachait-il souvent ainsi ? Sans nul doute.

Néanmoins, le contrebandier n’exprima alors que quelques paroles plus ou moins rassurantes, affirmant que la milice avait mis la main sur le comparse du Surineur. En cela, si la chance se mettait enfin de son côté, et arrestation signifiait que les gens d’armes n’avaient plus de sombre meurtrier à chercher dans le coin. Ils pourraient donc sortir d’ici et reprendre le cours de leur vie, chacun de leur côté.

Une excellente nouvelle, certes, mais seulement en apparence…

« J’espère pour toi que tu n’as pas d’ardoise ouverte avec ce type-là, sinon il risque tout de même d’en profiter pour te faire payer la note. Il t’a vu, tout comme moi. Et vu la tête qu’il faisait avant de décamper, je ne pense pas qu’il soit du genre à vouloir mourir pour toi et encore moins pour moi… Il va parler. Et c’est courir le risque de voir la milice faire réellement son boulot, pour une fois, et d’écouter cet homme-là avant d’ouvrir une enquête. »

Avec un peu de chance, le compère n’avait point vu sa tignasse bien trop flamboyante pour rester discrète dans le coin. Ce simple signalement suffirait à la faire arrêter, sans compter ses vêtements masculins qui en disaient suffisamment long sur ses habitudes sans les préciser néanmoins. Avec une allure pareille, la mercenaire ne tarderait pas à passer pour une voleuse, un assassin, ou autre activité peu louable qui fleurait bon le crottin de cheval.

« Serais-tu prêts à m’aider encore une fois ? Parce que, avec mon allure, je doute de pouvoir passer inaperçu dans le coin… T’aurais de quoi camoufler tout ça de manière plus efficace qu’une cape? » lui demanda-t-elle en se désignant toute entière en serrant les dents.