[Quête] Passage au Chaudron :

Grimper ne lui avait jamais paru si vital, arriver sur le toit en échappant à la gueule des Fangeux l’emplit d’un sentiment de soulagement jamais égalé. Son coeur battait encore follement contre ses côtes de la panique qui s’était emparée d’elle après sa chute et de la vision des créatures se rapprochant inexorablement dans sa direction et celle d’Eurybia. Karl décrocha la corde de ses bras pour se précipiter vers le rebord, passant ses bras autour de la voleuse enfin en sécurité. Il la serra contre lui, sans doute un peu brutalement mais heureux de retrouver l’odeur d’Alaïs. Ironiquement, elle se serait volontiers laissée étouffer de la sorte, pourtant plus vivante que jamais. Elle avait retrouvé l’odeur du cuir de son pardessus, et le contact de cette barbe un peu broussailleuse qu’elle aimait, et elle aussi l’avait serré en retour contre elle, de toute la force de ses bras tremblants, comme pour s’assurer qu’elle avait bien échappé au pire, qu’il était toujours là lui aussi.

Après cette remontée précipitée, elle ne pouvait s'empêcher de trembler comme une feuille, et enfouit son visage dans le pardessus du contrebandier. Il ne bougeait pas, murmurant au creux de son oreille sans la lâcher.

— Ne me refais jamais un coup comme ça.
— Je suis désolée... Désolée, Karl... Je voulais pas... Oublie ce que je t'ai dit…

Elle essayait de se reprendre mais avait bien du mal à dépasser les frissons de terreur qui la prenaient maintenant qu'elle réalisait pleinement ce à quoi elle avait échappé.

— Tu es venue pour moi. Je suis le seul fautif.

Il continuait de la tenir dans ses bras, essayant de lui procurer un semblant de son calme légendaire. Un calme bien relatif comparé à son soulagement.

— Je pouvais pas te laisser y aller seul... Et maintenant…

Elle ne préférait pas terminer sa phrase, serrant compulsivement le pardessus de cuir entre ses doigts, secouant la tête comme pour revenir en arrière, avant cette chute stupide

— Et maintenant, tu me laisses faire. Je sais que tu aimes me protéger, laisse moi inverser les rôles pour une fois.

Il redressa la tête pour offrir un maigre sourire à ce visage malheureux. Elle se calmait peu à peu, tâchant d'ignorer les bruits immondes que produisaient les créatures non loin, accrochant son regard au sien, s'imprégnant de ses mots et de son ton qu'il voulait calme.

— J'étais tellement stupide...
— Tu as suivi ton cœur, comme toujours. C’est pour ça que les gens se regroupent autour de toi, Alaïs. Une flamme chaleureuse dans une ville froide et grise. J’aurais dû le prévoir.

Son ton calme et murmurant laissait entendre quelques notes envieuses alors qu’il soutenait le regard de la voleuse de ses yeux bleus.

— Tu ne peux pas aller où je ne peux pas te suivre, on est une équipe, tu te souviens ?
Elle passa ses doigts le long de sa joue avant de presser brièvement ses lèvres contre les siennes, oubliant ou ignorant qu'ils n'étaient pas seuls. Il la laissa faire, de toute façon ça ne changerait rien à leur situation, néanmoins il ne laissa pas le baiser durer, le temps était loin d’être un ami dans le Chaudron.

— Je tâcherai de prendre ça en compte, Alaïs. Je te le promets, mais maintenant il faut s’occuper de ta cheville si tu veux pouvoir me faire tenir ce vœu.

Elle même était rappelée à la réalité par un élancement douloureux qui lui remontait insidieusement jusque dans le mollet et grimaça.

— Maudite chute… Maudite cheville...

Karl posa son front contre celui de l’acrobate, ses deux mains sur ses joues et pendant un bref instant, il pria Rikni d’accorder ses faveurs à la Vipère.

— J’ai besoin de toi.

Il souffla ces mots avant de se redresser pour laisser place à d’autres plus utiles que lui pour s’occuper de la blessée. Néanmoins, ces quatre mots eurent un effet immédiat et salvateur sur la voleuse, qui retrouva un peu de courage et de cette assurance qui lui manquait tant à cet instant.

Elle finit par s’installer un peu plus en hauteur, retirant rapidement sa botte pour évaluer les dégâts. C’était douloureux, mais pas cassé, et elle essayait d’y voir un présage positif bien que la situation ne soit pas brillante. Sa cheville foulée constituait un handicap de taille et elle se morigéna intérieurement. Elle devenait un poids mort pour la suite des opérations, bien incapable de partir en éclaireuse, et de mettre à profit sa rapidité naturelle. Elle avait voulu couvrir les arrières du contrebandier et désormais, c’était elle que ses camarades devraient couvrir et protéger, ce qui ne lui plaisait pas du tout, malgré ce que Karl avait dit. Comment allait-elle pouvoir se rendre utile dans ces conditions ? Elle espérait qu’elle ne serait pas l’instrument de leur perte. Cette pensée lui tira une angoisse qu’elle préféra garder pour elle, le groupe n’avait nullement besoin de ses atermoiements après avoir perdu en quelques minutes leur chef et leur éclaireur.

Euribya semblait savoir ce qu’elle faisait aussi la laissa-t-elle bander sa cheville fermement, quitte à lui tirer une légère grimace qu’elle dissimula de son mieux. Elle avait été confrontée à pire - tenta-t-elle de se convaincre. Sa cheville ainsi soutenue, elle serait capable de marcher et même de courir si la situation s’avérait désespérée. La douleur était une chose qu’on pouvait oublier si un enjeu plus grand se présentait. En faisant attention à ses appuis, elle économiserait ses forces et éviterait d’aggraver son état, en attendant. Elle dédia un faible sourire à Euribya, la remerciant de ses soins et de ses efforts à voix basse. La forgeronne lui semblait désormais un atout de poids, tant par sa force que par ses nombreuses ressources, et Al’ lui en était intimement redevable après leur échappée par le toit.

Une fois remise sur pied, elle renfila rapidement sa botte et se dirigea avec les autres vers l’endroit indiqué par Elisabeth. La milicienne avait repris les choses en main, et Al’ lui faisait entièrement confiance. Elle avait du bon sens et si leur chef avait été capable de le voir, il serait encore en vie pour en profiter. Quelque part, elle en voulait un peu au mort de ne pas avoir su faire preuve de plus de discernement. Leur situation en serait moins critique à cette heure. A moins qu’elle n’essaie de surmonter par la colère la fin tragique qu’il avait connue et d’oublier un peu ce frisson d’horreur et d’impuissance qu’elle ressentait lorsqu’elle songeait à ce qui se jouait quelques mètres plus bas. Elle suivit encore lorsqu’Elisabeth proposa son plan, qu’elle approuvait pleinement.

Encordés, même si leur destin se trouvait lié, ils auraient plus d’assurance sur les toits, et elle s’attacha avec les autres sans discuter, avant de suivre leur progression prudente sur les tuiles. Elle avait peut être une cheville esquintée mais savait comment assurer ses appuis, tester les tuiles, et elle passerait à genoux si le besoin se faisait sentir, guettant le moindre endroit fragilisé de la toiture. Elle progresserait lentement mais sûrement jusqu’à la destination la plus proche de l’auberge et proposerait ensuite de prendre un bon moment pour observer ses alentours, une fois à portée de vue. Il fallait reconnaître les abords les plus proches, repérer les issues de l’auberge, les divers passages y menant, écouter les bruits qui pouvaient s’en échapper, détecter les mouvements mêmes infimes de ceux qui l’occupaient peut être. Rabattant sa capuche sur sa tête tout en se blottissant contre les tuiles, elle espérait trouver des traces de vie, peut être de passage récents en contrebas. Peut être auraient-ils alors une idée de ce qui les attendait là bas.

Après un certain temps, si elle ne repérait rien de particulier, elle tirerait sa carte du quartier et tâcherait d’identifier les conduites d’égouts passant à proximité, afin de s’assurer qu’aucune activité souterraine ne puisse se cacher là. Elle appliquait de son mieux la maxime inversée : quand on n’a pas de jambes, on utilise sa tête.

La voleuse avait longuement observé la rue, la bâtisse miteuse et les alentours. Rien. Le silence. Elle se résigna et se tourna vers Elisabeth, tirant légèrement sur la cordée pour l’interpeller sans faire de bruit. Après quoi, elle se confia à elle en ces termes, d’une voix très basse :

— Je sais pas toi, mais moi j’aime pas ce silence. Que je sache, un fangeux ça fait pas de feu et ça barricade pas ses portes. S’il y a des bannis ou des sectateurs là dedans, si on passe par l’entrée principale, on va se faire canarder. Alors voilà, j’ai une idée… Dis moi ce que t’en penses. Vous me faites descendre par la corde, je chope une pierre pas loin et je la balance sur la porte avant de m’éloigner, comme ça je m’approche pas trop près, tu vois ? Et là, peut être que s’il y a de la vie là dedans, c’est eux qui viendront à nous et pas l’inverse. Pourquoi moi ? Parce que je suis la plus légère, et qu’il faut que tu restes sur le toit pour me couvrir si ça chauffe. En plus, je doute que qui que ce soit ici sache aussi bien lancer des cailloux qu’une jongleuse…

Elle ajouta après une pause :

— Bon et après ça, si y’a rien qui bouge, ben on sera obligés d’y aller nous-mêmes, y’a sûrement une porte de service derrière l’auberge, on pourra toujours écouter ce qui se passe par là. Si ça sort, on avise ce que c’est, mais au moins on aura l’abri des toits, c’est toujours mieux que d’être confrontés en face à face avec un groupe dont on connaît pas le nombre ni s’ils sont armés…

Elle attendait désormais l’approbation ou la pensée de leur nouvelle cheffe de troupe, prête à agir selon sa décision.

Son plan avait fonctionné. La voleuse s’autorisa un bref soupir et se ressaisit bien vite quand la porte s’ouvrit. Commençait-elle à croire que rien ne se produirait, qu’ils étaient tout simplement plongés au beau milieu d’une hallucination collective ? Non. Une vieille femme apparut, suivie d’un homme. Les deux semblaient hagards et hésitants. Al’ n’eut guère le temps de réfléchir. Il fallait agir. Si elle rebroussait chemin, elle éveillerait la suspicion, la porte pouvait se refermer aussi vite qu’elle s’était ouverte. Elle marcha donc dans la direction des deux réfugiés, désarmés. Enfin, elle boitilla, et fut soulagée de voir Elisabeth sortir de sa planque pour la suivre. Reprendre les choses en main. Trouver la sécurité, même précaire des murs en pierre, un toit sur la tête. Lorsqu’Elisabeth passa à sa portée, elle s’appuya à son bras et en profita pour murmurer à son adresse :

— Quatre traces voire plus. Un enfant, un blessé possible.

Elle jouait à peine son soulagement une fois à l’intérieur de la gargotte et offrit un sourire teinté de vulnérabilité pour mettre en confiance les deux, trois énergumènes présents qu’elle détailla sous toutes les coutures. Marques, symboles religieux, état général, tout y passa. Elle en profita même pour s’exclamer en observant les réactions :

— Les Trois soient loués, il reste des survivants ici !

L’adresse aux Trois n’était pas anodine, étant donné leurs suspicions de départ et Al’ se laissa tomber sur une chaise, non loin de ses camarades, étendant sa jambe devant elle en grimaçant.

— Moi c’est Alaïs, mais mes amis m’appellent Al’ ! Quand on a vu la fumée, on était vraiment pas rassurés, mais je l’ai dit aux autres moi : c’est pas des Fangeux qui savent faire du feu, pas vrai ? Ca fait longtemps que vous êtes coincés ici ? Vous êtes vraiment bénis par Anür pour avoir réussi à survivre dans cet enfer !

Al’ poursuivait les présentations, arborant une mine vulnérable mais ouverte, forçant à peine le trait, tout en reprenant son souffle. Quelque chose n’allait pas ici. Mais quoi ? Un, deux, trois. Son regard passait de l’un à l’autre, puis elle comprit. Il manquait du monde ici. Et les empreintes les plus petites ne semblaient convenir à aucun des personnages présents devant elle. L’étage peut être ? Al’ guetta les bruits de mouvements venus d’en haut. Toujours sur sa lancée, elle désigna sa jambe en grimaçant de nouveau :

— Je me suis tordu la cheville sur la route, on a croisé un putain de fangeux, c’était moins une ! Mais eh personne n’a été mordu, on s’est réfugiés par les toits avant que ça tourne mal. Vous croyez que je pourrais monter là haut pour refaire mon bandage correctement ? Ca fait un mal de chien !