L’errance d'une vie [PV Esméra de Sibran]

La soirée est douce, bien plus douce que ne l’a été la journée. Une journée particulièrement difficile en matière de soins et de consolations. Esméra a quitté le Temple le front soucieux et le cœur lourd. Elle a l’habitude de vivre des situations difficiles et d’apporter un soutien à des personnes en grandes difficultés sociales, certes, mais là. Il y a des choses qui lui soulèveront toujours l’estomac, même si elle ne le montre jamais de prime abord, par respect. Et comble de malchance, elle a du rentrer seule, cette fois. Etienne est en mission dans la ville, Sophie est quelque peu affaiblie par un refroidissement qui la maintient clouée dans son lit. Esméra ne peut donc compter que sur sa propre personne pour rejoindre sa résidence. Ho bien sûr, ce n’est pas le chemin le plus dangereux de la cité. Qui plus est, même si le danger est partout, elle presse le pas, désireuse de rentrer et de se poser devant son feu avec un bon verre de vin aux épices, pour se remonter le moral.

La vie n’est pas simple, pour une femme telle que la jeune veuve. Elle doit toujours se montrer sous son meilleur jour en permanence alors qu’il y a des jours où elle voudrait tellement pouvoir distribuer les gifles qui lui démangent les mains…Par exemple, rien qu’aujourd’hui, elle a du tenir la main d’une dame affamée, veuve elle aussi, et qui a eu l’opportunité, en plus d’obtenir un peu de pain, de vider son sac en pleurant, un gros sac plein de terreurs, de désespoirs et de lamentations. Difficile de rester insensible à toute cette misère. C’est également pour cette raison qu’elle porte toujours des tenues simples et propres pour se rendre au Temple et apporter son aide. Inutile d’accabler les personnes présentes par un apparat qui ne serait pas de bon ton. Présentement, elle porte une robe de lin beige clair rehaussée d’une fine ceinture de cuir repoussé, dissimulée par une longue cape de laine noire. Ses cheveux sont, comme souvent, retenus par un filet de perles d’acier qui ne laisse dépasser aucune mèche mais qui a le mérite de laisser son visage libre de toute obstruction. Un visage jeune et beau, doux, même quand il est, comme en ce moment, préoccupé par toutes les choses tristes dont il a été témoin.

Toute à ses pensées, elle rejoint l’esplanade et se dirige vers sa demeure quand elle entend un bruit plutôt inhabituel pour l’heure. Ce n’est pas un cri, non, ça ressemble plus à un grognement étrange, des soufflements furieux de bête aculée. Cela la sortit de sa rêverie assez longtemps pour qu’elle se décide à aller voir de plus près de quoi il s’agit. Un homme ? Et…un chat ? Enfin un chat…Il ressemble plutôt à un petit démon furieux de s’être laissé prendre, tandis que l’homme, lui, semble trouver la situation amusante, alors même que l’animal déchiquète les protections de ses avant-bras. La jeune veuve hausse un sourcil, puis l’autre, avant d’étouffer un léger rire en posant sa main sur sa bouche, amusée par le spectacle.

- Que voilà une noble prise de guerre, Messire. Prenez garde, je ne donne pas cher de votre peau.

Elle l’observe avec sympathie, cessant de rire, en le voyant caresser l’animal. D’autres lui auraient tout simplement tordu le cou, mais pas lui. Esméra sait qu’on peut reconnaître la nature d’une personne face à plus faible qu’elle. Il ne semble pas se dégager de cet inconnu une aura de danger qui pourrait la mettre mal à l’aise. C’est ce qui la rend si confiante, pour une fois.

- C’est la première fois que je vous vois par ici. Vous résidez en ces lieux ?

Rien n’interdit d’entamer une conversation avec un inconnu. Bon…Si Etienne avait été là, il y a de grandes chances pour que ceci ne se soit jamais produit. Elle imagine déjà, d’ailleurs, la figure de son garde quand elle lui racontera l’histoire du chevalier au chat. « Comment ?? Vous êtes rentrée seule et vous avez parlé à un inconnu ? » Du coup elle se demande même si elle ne va pas pimenter son récit, histoire de donner quelques sueurs froides à son garde. Il sera toujours temps, après, de le rassurer par un éclat de rire et un clin d’œil.

L’étonnement s’affiche sur le visage d’Esméra. Aurait-elle donc abusé de quelque chose qui aurait modifié sa voix ? Elle pose sa main sur sa gorge et sourit en même temps. Un jeune noble un peu perdu, un peu gauche aussi, qui semble se justifier de tout alors qu’elle ne lui a absolument pas demandé de le faire. Que voici une bien jolie proie pour les requins qui rôdent en ces murs. Il va lui falloir apprendre deux ou trois choses, selon toute vraisemblance et la première, la plus importante d’entre toutes…savoir différencier un homme d’une femme. Elle prit alors une voix tout à fait rauque, dans laquelle on peut pourtant deviner le rire qui y résonne, à plein grelots, pour lui répondre tout en s’avançant vers lui:

- Je rentre chez moi oui, après une difficile journée. Vous savez ce que c’est n’est-ce pas ? La Fange, la misère que cela apporte, les gens à secourir…

Elle jouait parfaitement la comédie et s’amusait aux dépens du Sieur de Sarrant, profitant de la pénombre qui s’installait peu à peu. Il est vrai que n’importe qui en ces murs peut porter une longue cape, mais tout de même. La voix reste la voix et celle d’Esméra est, quand elle ne joue pas la comédie comme présentement, tout à fait délicieuse et douce, une vraie voix féminine qui transcende les chansons. Cela étant, le jeu allait devoir prendre fin. L’obscurité s’avance et il est temps de rentrer. Ce serait bien avisé de sa part de réintégrer son domicile avant Etienne, sinon elle va encore devoir répondre à des tas de questions, voir peut-être même subir une remontrance silencieuse exprimée par des bras croisés et des sourcils froncés. La jeune veuve leva les yeux au ciel et finit par faire face à Baene, dévoilant un sourire un peu moqueur, pour lui rendre sa révérence, avec grâce et élégance :

- Je suis ravie de faire votre connaissance, Seigneur de Sarrant. Je m’appelle Esméra d’Hagerth, veuve du Baron de Sibran. Je vous prie de m’excuser, votre méprise m’a fait sourire, je me suis un peu amusée à vos dépens, ce n’était pas très digne, même si c’était très drôle.

Se redressant de toute sa taille, elle lui montra le chemin menant à sa demeure, tout sourire.

- Puis-je compter sur votre présence et votre épée pour me raccompagner, Messire ? Je pense que nous nous dirigeons dans la même direction.

Elle sourit toujours, se détournant à présent de lui pour reprendre sa route :

- A moins que vous ne soyez de ces seigneurs qui ne savent point entendre une plaisanterie et qui s’offusquent de peu ?