Marbrume


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 Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction)

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Anton GunofBoucher
Anton Gunof



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MessageSujet: Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction)   Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction) EmptyVen 4 Déc 2015 - 14:06
Les matines avaient résonné dans la cité assoupie il y avait une bonne heure quand Anton eut appris la nouvelle. Ca avait été dans les petites heures de la nuit, donc, les dernières, même, et les gars rongeaient leur frein. La treizième escouade entamait les derniers moments d’ennui de leur devoir, un quart nocturne au sommet d’une courtine, un minuscule chemin de ronde, et les deux tours qui la délimitaient. Enfin, deux tours. Des tourelles. L’une n’était, véritablement, qu’une guérite ajoutée en même temps que ce pan de la muraille avait été renforcée, percée de meurtrières tournées à l’extérieur et éventrée vers l’extérieur. Elle était juste assez minuscule pour accueillir une personne dignement. La sûreté voulait qu’ils y fussent deux à s’y meuler, entassés et sans lumière ni autre chaleur que celle humaine. C’est dire l’inconfort. On alternait fréquemment les sentinelles de la guérite dans la dizaine d’hommes, et ce de bon cœur, car on s’ennuyait beaucoup aussi dans la tour.

Elle contenait une huitaine de mecs qui bâillaient sur ses deux derniers étages, accrochés l’un l’autre par un colimaçon étroit et traître. Au dessus, surplombé par un hourd aux tuiles de cuivre ruiné, était le seul brasero qu’on avait permis, et seulement aux heures les plus fraiches et humides. Plus par dissuasion qu’autre chose : on signifiait à l’extérieur que la tour était bien occupée. Un ou deux hommes y grelottaient, le plus souvent tournés vers les braises harcelées par un vent mordant, mais jetant parfois de longs regards sur l’obscurité aux pieds du mur. Sauf quand le coutilier Glemser sortait de sa contemplation du dehors et aboyait à mi-voix contre l’attitude relâchée de ses subalternes ; alors on fixait le noir avec un peu plus d’énergie. Le vieux y passa sa nuit, au sommet de cette tour, dans le silence et morne.

En dessous, où étaient les restes de la bande d’hommes d’armes, on passait la mission dans la même austérité un peu chagrine, serrés les uns contre les autres dans une pièce ronde, à la pierre nue. Pour seule chaleur, une torche un peu timide. On avait, au début du quart, c'est-à-dire une éternité de cela, découvert qu’on n’avait pris que trois jeux de cartes. Un ramené par un vert, un métèque venu de loin, qui ne contenait pas les trois cartes de Culottes ni d’atout-au-duc, en somme inutilisable ; un autre, qui semblait potable, s’avéra d’une facture si médiocre qu’un joueur repéra les cartes aux motifs mal produits (c’était Anton), en abusa et provoqua une explosion d’indignation qui s’amenuisa en une dispute de sous. Il ne restait qu’un jeu, que l’on confiait, par une coutume stupide, aux deux gars de la guérite. Ils n’y voyaient poix, mais tapaient le carton pour s’occuper les mains engourdies par le froid, et ce pas tant encore. Mais ils gardaient les cartes, parce que ceux d’avant les avaient gardés eux-aussi. De dés, un seul valable, Otto « Mâtin » Braun ayant comme un con emmené ses dés pipés, ce qui contraria pas mal les possibilités de mises.

On dut tromper l’ennui autrement, parfois en somnolant derrière le petit cercle de gardes en tailleur, ou bien en prêtant une plus grande attention au rien qui existait derrière les meurtrières. Anton et d’autres vétérans avaient bien essayé de raconter leurs histoires usées aux deux conscrits prêtés en renfort de cette difficile mission de guet, mais l’un était à moitié sourd et, de fait ?, un peu stupide, tandis que l’autre, un jeune métèque d’une rare droiture et intelligence, s’avéra être un connard boursouflé de puritanisme religieux comme social. La violence sur plus faible que soi n’était pas un sujet digne, les avait-il arrêté, péremptoire, et la vengeance était un sale instinct. Quant aux histoires grivoises, cela le laissait de marbre, sinon un peu dégoûté. Le public n’était donc pas très réceptif au répertoire des grouillots, qui se divertirent donc en le moquant, mais même ça, ça devint chiant. Les sorties caca ponctuaient le rythme végétatif de la troupe comme une visite royale, et ceux qui n’étaient pas du binôme, n’étant pas témoins de la glorieuse défécation, souhaitaient à l’intéressé de ne pas rater les métèques et leurs masures accolés en dessous de la courtine. « Ca va encore pleuvoir. » « Fait pas bon être un lève-tôt dans le quartier ! » et autres saillies accompagnaient donc le héros de l’heure et son garde du corps. La vie de soldat, l’aventure, l’excitation.

Enfin débarquaient parfois, mais pour peu de temps, sinon c’était leur coutilier qu’allaient gueuler, et surtout que dans leur tour, à eux, il y avait du chaud et du jeu, deux connards des garnisons voisines. Un jeu de carte demandé et refusé, on passait aux nouvelles. Mais elles n’étaient pas mille, c’était très calme cette nuit-là. Mission accomplie, rien ne s’était passé, le devoir avait été bien accompli. Encore deux quarts comme ça et leurs noms seraient gravés dans le marbre de la Fontaine-aux-Preux, nul doute. « Ah au fait, Anton, les gars de la Porte-Crépu ont dit qu’avait un esquif au large qui mouillait depuis quelques heures, qu’on sait pas trop qui que d’où ça arrive. »
« … »
« Tu sais, rapport à ton père. Enfin c’que j’en dis moi… Allez servus, les guignols. »
« Servus, Ernst !» « Servus ducon. » « Ouais, tout ça. »
« … »

Les deux zozos reprirent leur ronde, Anton resta un instant mutique, puis monta le colimaçon, décidé à aller demander des trucs au coutilier Berndt Glemser. En bas, ceux qui ne savaient pas furent instruits avec réticence par le reste, partagés qu’ils étaient entre l’amour d’une belle racontôte et le dégoût de parler de la famille d’un des leurs à des nouveaux, à un métèque par-dessus le marché. On n’avait pas revu « l’Etrangère, » bâtiment marchand, depuis sa partance pour le grand sud, des mois de cela, un peu après le début de la fin. On n’avait a fortiori pas revu son équipage, dont le quartiermeister Ewart Gunof, géniteur de leur balafré de frère d’armes. Lequel balafré redescendait, toujours mutique. « Alors quoi, tu vas draguer les femmes des marins, aux berges ? » « Aux Laudes. Une fois le devoir accompli. »

Laudes avaient sonné depuis dix bonnes minutes, levant le couvre-feu, mais l’aube avait sur le son des cloches dix autres minutes. Un matin frais, sous un ciel d’un bleu glacé, s’installait, et Anton Gunof, tabard et plates sur lui, se taillait un chemin dans les venelles parsemées de badauds sortant le nez avec une légère méfiance, bifurquait sur la rue de la Tannerie, et parvint aux rades. Le soleil n’y parvenait pas encore, et une grande part des quais étaient ombrés et froids, traversés de temps à autres par des vents fugaces et mouillés. L’agitation propre à l’arrivée d’un bâtiment inconnu avait déjà commencé, et agglutinés au bord des berges où se situait l’une des cabanes représentant les magasins des douanes, des femmes, toujours plus nombreuses, s’entendaient dire par un sous-officier aboyant pour bien transmettre le message qu’on ne savait toujours pas de qui il s’agissait. Au loin, du côté de l’arsenal, une galère de guerre s’armait tranquillement. L’utilité d’un tel bateau, en temps normal et mer ouverte, ne s’était jamais fait ressentir, mais l’antiquité, dotée d’un scorpion colossal et d’un éperon à la mode des anciens, s’avérait être un efficace naufrageur pour les bateaux qui n’observaient pas la quarantaine signalée par les fanions qui enguirlandaient les murailles, les tours et les îles mitoyennes à la mer. Le bateau inconnu en avait bien tenu compte, aussi se hâtait-on avec nonchalance du côté de la marine de guerre. Des navettes, de toute façon, avaient du partir pour en savoir plus dès l’aube.

Anton Gunof observa un moment les femmes et les rameurs à leur affaire, puis s’en écarta. Arpentant les rebords de pierre, il errait sans savoir où, la fatigue et l’attente favorisant une introspection importune. Il en était là de sa petite promenade au long du bord de mer, à chercher quelque chose pour le distraire de ses pensées, quand il aperçut une silhouette qui ne lui était pas étrangère. Il plissa les yeux un instant, il n’était pas sûr. La dernière fois qu’il eut un bon spectacle de la trogne d’Alvin, il était encore tout enfançon, et lui déjà presque homme fait. Il connaissait les dernières nouvelles à propos de l’épopée des Lampaln, et crut même se souvenir l’avoir déjà aperçu confusément auparavant. Là seul, au bord de la rade, perdu dans la contemplation, il ne voulait peut-être pas être dérangé dans ses pensées.

« Trinité, Alvin ? C’est bien Alvin à qui je m’adresse ? » dit Anton dans son dos et d’une voix animée.


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MessageSujet: Re: Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction)   Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction) EmptySam 5 Déc 2015 - 16:19
Rarement depuis la mort du Vieil Homme sa nouvelle condition de baron lui avait pesé autant. Il devait certes affronter sa belle-famille hostile, apprendre a remplir expressément les devoirs d'un baron, s’enquérir du fonctionnement du monde maritime ou encore frayer avec des gens pour le moins répugnant de vénalité en ces temps sombres, mais jamais encore il n'avait été confronté au poids sordide de l'autorité conférée par sa position et ses conséquences.

Pour le coup, il s'agissait d'un accident durant les préparatifs de l'appareillage du chalut de Coutremain, un vieux marin particulièrement irascible, un intraitable qui n'avait pas vu son arrivée a la tête de la maisonnée d'un bon œil, se contentant d'un reniflement très parlant quand Alvin s'était pour la première fois présenté a la réunion matinale des capitaines de navires. Une tradition instaurée par son père, peu après le début des ennuis récents, tout au plus quelques semaines, que de rassembler chaque matin les chefs de navires, pour partager les nouvelles, définir les zones de pêche respectives et converser des sujets importants. Une altération de l'ancienne réunion hebdomadaire du temps ou la famille faisait encore dans le commerce par voie de mer. Toujours était il que l'incident du jour s'était présenté sous la forme d'un marin essoufflé, venu annoncer la noyade d'un de ses camarades, a cause d'un nœud défectueux, qui avait emporter par dessus le plat bord le pauvre marin lorsque le bout s'était détendu soudainement. Une tragédie passée inaperçu dans l'agitation matinale, jusqu'à retrouver le cadavre flottant du noyé, la rencontre rapide entre sa tête et le bastingage ayant rendu silencieuse sa mise a l'eau.

Mais la ou un vrai problème se posait, c'était que les marins étaient formels. Aux marques et a l'état du bout incriminé, il s'agissait forcement d'un accident (n'imaginons même pas le meurtre tout de même), du a un travail défectueux la veille, appelant donc a un châtiment envers le responsable de la perte d'un camarade. Et Coutremain n'avait fait que sauter sur l'occasion, embrigadant l'Alvin a sa suite pour observer le poids exact de ses responsabilités. Il n'était plus simple homme d'armes bâtard, mais maintenant Baron de Lampaln, responsable de la vie d'un nombre d'hommes et de familles conséquent, il était donc de son devoir le plus strict d'avoir connaissance de la réalité de la chose. Dans un sens, ce n'était pas que Coutremain soit un mauvais bougre, loin de la. Il trouvait simplement le jeune baron encore trop mou pour sa fonction, loin de la sévérité du Vieil Homme, un défaut qui pourrait tous leur coûter cher dans les temps présents. Il prenait donc sur lui de se montrer le plus chien possible pour former le jeune homme.

Il avait donc gardé a l’œil ce dernier durant la dernière heure, le temps de mettre au clair le responsable de l'incident. Une prérogative de capitaine, maître sur son bateau, tout a fait a même d'ignorer les lois les plus communes si il le souhaitait. Il n'avait pas fallu longtemps avant de mettre au clair sur qui faire tomber le blâme et encore moins pour le juger, l'organisation a régner au sein d'un navire a quai laissant peu de place au doute. Une simple erreur d'un marin d'âge mur, réfugié a Marbrumes depuis peu, qui s’inquiétait pour la naissance de son troisième fils. Néanmoins, le jugement avait du être exemplaire, de part le caractère tragique de l'accident, sous la forme de pas moins de quarante coups de fouet, attaché au mat central du bâtiment. Un exercice qui même entre les mains d'un second-maître expérimenté, ne souhaitant pas gaspiller un autre marin, était des plus techniques, le roulis causant parfois la langue de cuir de tomber en zébrant un bras ou de frapper une cuisse par inadvertance, causant de douloureuses et handicapantes blessures.
Autant dire que le châtiment avait été fort peu plaisant a regarder, presque forcé par les événements a se trouver a la droite du capitaine, tandis que ce dernier s'expliquait posément sur ses intentions. « Endurcir le baron », ni plus ni moins, et textuellement de surcroît. Autant dire que la suite avait été houleuse, le ton montant haut entre les deux protagonistes sous les regards incrédules des marins préparant l'appareillage pour l'aube, seule la marée ayant fini par empêcher les deux hommes d'en venir aux mains.

Aussi il avait dans un premier temps complètement ignoré la présence s'approchant de lui quelques minutes plus tard, les jambes pendantes dans le vide, assis sur la butée du quai a observer l'océan pensivement. Ce n'était que l'appel de son nom qui avait fini par lui faire tourner la tête de surprise, fort peu de gens le reconnaissant depuis son retour a Marbrume, et encore moins parmi eux en s'adressant a lui par son prénom, sa petite histoire récente ayant largement fait le tour du milieu portuaire.

En conséquence de quoi il avait largement haussé le sourcil en observant l'armuré lui faisant face, un homme d'age respectable, vêtu des insignes d'un milicien, autant dire très loin de sa connaissance. Et même en parcourant ses souvenirs durant quelques secondes de silence dense, impossible de remettre en mémoire l'individu, ses réminiscences d'enfance brouillés par le temps ne lui accordant pas le luxe de se remémorer l'individu lui faisant face, malgré ses efforts.

« Je vous connais de quelque part peut-être ? »

Le ton était en toute logique perplexe, le buste de trois quarts pour se focaliser sur le visage balafré du guerrier paraissant tout aussi dubitatif que lui de son identité, même si la chevalière preuve de sa fonction trônait maintenant clairement visible sur une main posée sur sa cuisse, a coté du manche d'un lourd fauchon emporté par habitude. Une façon comme une autre pour l'homme que de s'assurer de son identité par la bague au héron gravé, les années en tant que soldat dans l'ost royal ayant fait largement se développé la grande perche qu'il était plus jeune.


Dernière édition par Alvin de Lampaln le Mar 8 Déc 2015 - 7:30, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction)   Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction) EmptyLun 7 Déc 2015 - 19:48
La dite armure de fer toisa également son interlocuteur, mais avec un peu moins d'aplomb. Il faisait vadrouiller le regard entre les billes d'azur du nouveau messire et sa mise, le baissant ainsi pour qu'il n'y eut pas mésentente. L'hésitation était passée à présent, du moins du côté du garde. Non, en plus, il la connaissait, la faune locale. Les tronches burinées et les lambeaux d'habits, si typiques des marins du cru, et si familiers à Anton pour la majorité, permettaient assez aisément à une vue plus ou moins acérée ou habituée à sortir du décor les sujets qui détonaient. Là, malgré la dilution provoquée par une poignée de réfugiés ayant réussi à reprendre quelques emplois des Marbrumeux morts, à la manière de charognards, dans les populations des berges, Anton était comme un poisson dans l'eau. Aussi, une fois combinés les rumeurs, les souvenirs, l'allure du damoiseau, son teint qui paraissait presque hâve au milieu des gueules de bronze fripé des environs, tout cela concordait assez bien et avaient ajouté un peu de bois aux soupçons de Gunof.

Une fois cependant qu'il eut plus qu'un vague profil à se mettre sous la dent, la lumière fut, et la certitude d'Anton d'avoir devant lui Alvin, bâtard du Vieil Homme, s'imposa. Un visage d'adolescent, mis dans un cortège de circonstances, revinrent au garde, qui eut une pensée nostalgique pour sa propre jeunesse. La face qu'il avait en face de lui s'était métamorphosé, le trait avait perdu l'aspect poupon de l'enfant pour se durcir, tandis que son corps d'asperge semblait avoir forci sous l'influence de sa carrière dans les armes. Un vrai bon gaillard pensa-t-il en mirant une dernière fois le baron dans l'expectative.

"Un peu que oui, Trèvepeste !" rétorqua l'Anton, toujours avec une certaine flamme, heureux qu'il était de retrouver un visage familier alors qu'il en disparaissait tant ces derniers temps. Cette rareté ajoutait à l'entrain du garde. "Anton !... Anton Gunof !... Le fils d'Ewart ?..." La réaction qu'il attendait ne venait pas.

"On s'est rencontré la première fois à Bonpré, aux célébrations des Andouillers... En... Cinquante-deux ? T'étais enc-..." La chevalière du baron sembla scintiller de réprobration. Comment dire "t'étais encore chiard à t'en bouffer les morves ?" tout en respectant un certain décorum ? La réminiscence ne semblait de toute façon pas s'opérer du côté du jeune puissant, aussi Anton passa à autre chose, plus proche.

"Je vous ai séparé d'une sale bagarre avec Anton de Lutthe, qui vous accusait de mirer sa mie, du temps,... ?" Ne se trouvant pas la verve de réveiller quelque madeleine de Proust dans le for intérieur dans cet échange de plus en plus bizarre, Anton Gunof, en désespoir de cause tenta une dernière fois, mais sans son allant premier. "J'étais des porteur de la bière du Haut-Prêtre, en l'hiver de cinquante-neuf ?"
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MessageSujet: Re: Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction)   Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction) EmptyMar 8 Déc 2015 - 7:30
Il avait le regard vide en contemplant l’homme d’armes convaincu de le connaitre. Le nom ne lui disait vraiment à première vue rien de plus, peut-être l’écho d’un souvenir qui émergeait lentement, mais rien de très concluant. D’autant que l’homme en question ressemblait un peu trop de par ses balafres ou son armure a ses camarades de l’ost royal, ajoutant à sa confusion temporaire. Un soldat côtoyé sur un champ de bataille peut-être ? En tout cas, sa façon de ne pas le regarder directement témoignait de sa connaissance de son rang, ce qui rendait sacrement improbable cette dernière option, l’inclinant à penser à une connaissance plus ancienne.
Et si la première anecdote ne lui avait strictement rien dit, l’an 52 se trouvant bien lointain pour un jeune homme, citer Anton de Lutthe, cette ignoble fosse à purin, lui avait par contre rafraîchi la mémoire en un seul instant, le faisant parfaitement outrepasser l'enterrement du Haut-Prêtre.

Bien entendu qu’il se souvenait de cette altercation au sujet de sa dame, Mirabelle (franchement, quel parent osait encore appeler son enfant Mirabelle ?), même si franche bagarre était plus exact. Il lui était donc revenu en tête d’un coup une déferlante de réminiscences diverses, l’homme lui faisant face en train de séparer les deux jeunes, Alvin avec un œil au beurre noir, son Anton d'adversaire avec un poignet cassé, protégeant par là-même le bâtard de la correction que n’auraient pas manqués de lui infliger les servants de l’abruti fini, étant en son domaine pour une réception.

« Anton Gunof ! Oui, oui, je vous remets ! Votre père est toujours quartier-maître de l’Etrangère ? »

La mémoire est une chose étrange, capable de devenir de parfaitement opaque à claire comme du cristal. Et pour le coup, celle d’Alvin s’était éclairci comme un ciel d’été, le laissant presque bondir de la butée avec une vivacité qu’on aurait cru impossible à l’observer quelques instants plus tôt, pour serrer vigoureusement la main du garde, un large sourire sur ses traits, du genre a le rajeunir, faisant oublier les marques qu’une vie militaire avait laissé sur son visage.

« Anton… Et bien ça alors, si je pensais vous recroiser ainsi ! Vous faites donc toujours parti du guet hein ? Enfin, de la Milice comme elle est nommée maintenant. Quel bon vent vous amène sur les quais en cette heure indue ? »

C’est qu’il était devenu prolixe, l’engueulade avec le vieux Coutremain oublié, tout à sa joie de revoir un des rares visages de son enfance associés a d’agréables souvenirs. On aurait eu du mal à le croire vraiment baron, à claquer l’épaule du garde pour le pousser à venir avec lui à une des échoppes matinale peuplant les quais, afin d’aller s’asseoir sur un tabouret en commandant de quoi boire et manger, animé d’une énergie peu commune ces derniers temps.

« Installez-vous, pour la peine, vous allez bien prendre cinq minutes dans vos devoirs avec moi ! D’autant que n’étant que depuis peu de retour à Marbrume, vous allez pouvoir m’informer des dernières années. Je gage que vous trainez toujours dans les cercles qui comptent ici, n’est-ce pas ?
Comment se porte votre père d’ailleurs ? Je n’ai pas revu l’Etrangère depuis mon retour et les dieux savent pourtant que je passe du temps ici pour remplir mes récents devoirs. »


Son regard s’était allumé d’une flamme claire, sa détermination a profiter de sa rencontre revenue au galop et aussi apparente qu’un soleil d’hiver, tapotant le bois du comptoir branlant du métal de sa chevalière, dans un "tac-tac-tac" régulier, toute son attention concentré sur son interlocuteur, ignorant copieusement le regard des habitués du port présent, qui décidément avait du mal à reconnaître le fils du Vieil Homme dans ce dernier. Entre l’algarade épique du jour avec son capitaine et la scène avec ce pauvre jongleur des rues, il détonnait de la calme maîtrise de son paternel.

Anton Gunof… il fallait bien jouer de chance pour retomber dessus tiens.
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MessageSujet: Re: Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction)   Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction) EmptyJeu 10 Déc 2015 - 14:39
La métamorphose du jeune maître mélancolique en boule de nerf laissa un instant le garde Gunof pantois. Redressée de toute sa taille, il le trouva plus grand que dans ses souvenirs, mais le visage ragaillardi du petit baron, son sourire franc, ressuscitait le vrai visage de l’imposant alcide, celui, moins sculpté, encore en gestation, de l’enfant dont le milicien avait souvenance. Cette jovialité qui fit irruption sur le faciès jusqu’alors fermé, malgré toutes les tentatives, qui commençaient à être ridicules, d’Anton, de l’héritier avait été si spontanée qu’il ne put qu’à son tour sourire. Cet automatisme bien humain mit un baume sur son cœur, qui se réchauffait. Les deux hommes s’éclairaient mutuellement, empoignant la main l’un de l’autre avec une gaieté primesautière. Il ignorait tout du voyage qui avait mené Alvin jusqu’au vieux port de Marbrume comme les embûches qui l’avaient parsemées, mais lui, à mesure qu’il se gorgeait de ce bonheur simple de reconnaître et d’être reconnu par un être familier, se surprenait de l’intensité de sa réaction.

Les derniers mois avaient instillé, insidieusement, goutte après goutte, un engourdissement dans l’âme du garde Gunof. Les choses avaient changé, et l’ère de la nécessité, de la résignation, du « c’est ainsi » avaient rendu la vie plus facile et plus grise. Non pas qu’il n’éprouvait plus aucun sentiment, certains bien au contraire s’étaient accentués. Mais bien peu des élans animant Anton pouvaient se prétendre alliés de la vertu ; la défense de la famille, du clan, de la cité, buts glorieux s’il en est, avaient pris des chemins nouveaux, plus sinueux, toujours justifiés, rarement justes, envasés dans les compromis et les combines. On protégeait ses frères d’armes, et cela était normal. Qui oserait refuser de prendre la main qu’un compagnon tendait en ces temps troublés ? Et où s’arrêtait le devoir envers un frère ? Y avait-il seulement une limite ? On protégeait les siens par tous les moyens, et ceux qui étaient tombés, leur sang servait de ciment à la grande muraille des Marbrumeux assiégés. Assiégés par le dehors, assiégés par les métèques, assiégés par mille nécessités excusant d’autant plus aisément l’avilissement, par degré et jamais de bon cœur, mais de façon irrémissible, des hommes du cru.

Anton était dans un état de transformation avancé, son cœur de bürger amoureux de sa cité chérie, de père de famille et de soldat s’était déjà bien pétrifié pour laisser place aux instincts territoriaux du dogue appartenant à la meute. Venger et défendre les siens, il savait faire, prendre et donner à sa famille, il savait faire ; il était un homme en cela, n’est-ce pas ? Le pain et la sûreté, il l’offrait à ses parents et ses amis, alors il faisait son devoir, et c’était un motif fort droit qui validait son humanité avait-il pensé. Mais l’élan qui réunissait ces deux hommes de Marbrume, la sensation d’ensoleillement qui avait pris Anton lui fit sentir à quel point il s’était éloigné de l’homme des temps révolus qu’il avait été. Un éclair nostalgique émergea des restes de souvenirs en lui, des riens comme des compagnons en goguette bavant sur le banquet des Sarosse de l’équinoxe printanier à venir, disputant sur un pari perdu lors des courses du Conseil de la Cité-Franche, comptant leurs sous pour aller chez la Brigit pour un bref coït et de longues chansonnettes.

Ces douloureuses réminiscences rendirent Anton quelque peu honteux. Cet être beau et pétulant qu’était le très neuf baron Alvin de Lampaln, pour réel qu’il fut, avait des airs de fantôme du temps naguère, et cette joie sincère, le garde la contemplait avec une grande minutie, craignant qu’elle fut trop fragile et qu’il la brisa de sa seule présence. Alvin, émissaire d’un paradis perdu, de l’âge d’or de Marbrume, il le sentait, troublé, pouvait disparaître dès que celui-ci s’apercevrait des souillures qu’Anton avait accumulées, de la Fange qui lui collait à la peau. Cette impression d’impureté spirituelle, il la mit de côté en se concentrant sur la conversation chaleureuse, et s’essayait à se prendre au jeu. Il expédia les premières questions de façon évasive mais énergique. « Oui-da, Messire, toujours à son bord, aux dieux n’en déplaisent ! » fit-il quand le baron questionna sur la carrière de son père en touchant le bois de son arbalète par superstition et flatté qu’il se rappela même d’Ewart Gunof. Evitant toujours de penser à ce qui l’avait emmené jusqu’aux rades, il esquiva ensuite les interrogations sur sa présence ici. Il donna une réponse brave, à propos de son enfance sur les quais, renchérit sur le fait que tout vrai Marbrumeux ne pourrait jamais s’empêcher de badauder près de cette puante de mer glaciale, marmonna une dernière phrase décousue d’une voix enjouée avant de se jeter sur l’invitation à se colmater la panse.

« Ca c’est fort urbain, Messire. » Le cul contre le bois, et infecté par la vivacité juvénile de son interlocuteur, il se dit qu’il avait bien soif, jeta un coup d’œil au tenancier avant de revenir sur le jeune homme qui l’interrogeait sur ses relations. « Ah, dame ! Je suis un homme rangé, allez pas croire, n’est-ce pas, mais c’est vrai que je sais le pouls de ma bonne ville autant qu’un médicastre celui de son patient, pour sûr ! De la société des filous aux bons manoirs, croyez bien qu’on reçoit partout Gunof, qui sait un peu de tout et beaucoup de riens, pardi ! » mentit-il avec contentement. S’enfler devant un homme qui désormais pesait semblait être le meilleur moyen de maintenir en vie l’aise de cette discussion, et collait parfaitement au rôle qu’il attribuait à un garde d’antan qui aurait eu l’honneur de prendre une corne de vin chaud avec un homme de bonne lignée. Lui revint à la charge sur le sujet de son père, subodorant anguille sous roche sans rien déduire de sa disparition. « Arf, cantonné avec sa racaille d’équipage dans un des havres du septentrion, nul doute, qu’il est, le père Gunof ! » déclara-t-il sur un ton badin, jetant la vérité sous la lumière la plus légère possible, avant d’enchaîner tout de go, et tandis que le vin et un tranchoir jonché de harengs habillés d’oignons, d’herbes, coulant d’une sauce laiteuse arrivaient à leur portée. « Vous, plongé dans le labeur, à si peu de temps de votre retour ! C’est bien pitoyable, Messire, bien injuste, à la vérité ; il faut profiter de votre jeunesse, que vous badiniez un peu. ‘Sûr que les filles de l’Esplanade doivent déjà soupirer après vous, hé, gaillard que vous nous revenez ? » Parler cul avec force insinuation avait semblé un bon échappatoire à Anton, qui ne se sentait pas tant de parler des succès du godelureau que d’éviter le sujet des pères morts et disparus des connaissances qui se retrouvaient.
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MessageSujet: Re: Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction)   Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction) EmptySam 12 Déc 2015 - 18:09
Il y avait un petit quelque chose de sombre dans le regard du garde Gunof, malgré son entrain dans la conversation. Un scintillement déplacé au fond du regard peut-être, qui avait poussé Alvin a faire preuve de pudeur, a ne pas se formaliser des réponses tout de même évasives du milicien. Après tout, son père autant que sa présence ici ne concernait que lui, il aurait été impoli d'insister plus sur le sujet. Il s'était donc contenté de picorer sur parmi les harengs nappées de sauce qui leurs faisaient face, esquissant un sourire en coin partagé entre l'humour, la dérision pure et dure ainsi qu'une touche de mélancolie vite effacée. Dieux, qu'il aurait aimé que les choses soient aussi enjouées que les pitreries du garde le faisaient penser.


Courir les filles de la noblesse n'avait jamais été vraiment de toute façon le truc d'Alvin, un bâtard, même devenu baron entre temps n'étant pas vraiment l'individu a la cote la plus intéressante de toute. Et avec les temps présents, entre ses devoirs envers sa maison et son apprentissage du nécessaire pour tenir son rang de baron... Il avait déjà foutrement peu d'envie d'en faire plus. Mais le vrai problème tenant en deux mots. Belle-mère. La raison même de son sourire trouble, tant cette encombrante prenait un malin plaisir a lui pourrir la vie a souhait.



« Ah, si seulement les choses étaient aussi simple, si seulement. Non, le badinage est bien la dernière de mes activités. Croyez le ou non, mais je doute d'avoir considéré un instant une femme de cette façon depuis mon retour. » Il avait laissé échapper un petit bruit de gorge amusé, les mains jointes un instant sur sa corne tiède, le regard plongé sur le liquide carmin. « Non, je n'ai droit d'avoir de temps que pour les affaires de Lampaln, bateaux, gens et poissons. Ce n'est pas forcement pour me déplaire, mais je dois reconnaître le sujet... Usant... Et encore, nous ne parlons pas la de la famille. La route infestée de fangeux s'est faite moins dangereuse que mon propre lit. »



Il avait laissé passer un silence rêveur, sans se soucier de ce que l'homme mur pouvait bien penser de cette déclaration inusuelle, concernant après tout le domaine du privé, sirotant une gorgée du vin épicé devant lui, pour meubler un instant pensif, toujours dubitatif quand a quoi faire concernant sa belle-mère. Une décision ardue pour le moins, car si il arrivait a composer avec la femme, qui n'était de toute façon pas ouvertement pire que dans le passé ou ils partageaient le même toit, sa façon d'embrigader sa demi-sœur dans leur confrontation était, quand a elle, beaucoup au goût du jeune homme. Une enfant de dix ans, devenue part intégrante d'un conflit entre la veuve et le bâtard, on aurait pu croire une chanson si il ne s'agissait pas de son quotidien, les repas devenus solitaires, pris dans un bureau surchargé de feuillets, pour fuir l'ire des irascibles.



« Mais ne nous appesantissons pas sur les sujets a la grise mine plus que de raison. Les retrouvailles sont faites pour être temps joyeux, pas moroses ! Parlez moi donc de Marbrume. Je suis parti bâtard il y a cinq ans, pour revenir baron il y a quelques semaines a peine. Faites moi donc l'honneur de partager les nouvelles de ce temps, vous qui laissez donc traîner vos oreilles partout. »



La pique était légère, le ton, redevenu plus badin, le regard effacé de ses sombres réflexions précédentes d'un effort de volonté, pour revenir a l'homme a son coté, entièrement, sans plus se soucier de l'altercation inévitable qui l'attendrait a son retour. Un dernier hareng englouti d'une traite pour sourire largement, amicalement, même si dans un sens, la posture reflétait toujours le sérieux inhérent du baron, la question, bien que tournée a l'humour de ton, lui important visiblement. C'était presque étrange de que le contraste entre l'humour apparent et le sérieux sous-jacent, quelque peu déplacé il est vrai dans le cadre.


Il avait détourné le regard un temps, écoutant la répartie du garde, pour observer le port, ses habitants et badauds, le ballet d'activités suivant le largage des ancres, alors que les plus tardifs des esquifs prenait enfin le large, pour aller pêcher la subsistance d'une journée de plus pour une part de population de plus en plus importante.






« Je crois que c'est la seule chose qui m'a manqué ici. Les quais. Vous imaginez qu'en cinq années, je n'ai strictement jamais approché la mer au sein de l'Ost ? Un comble pour un fils du Vieil Homme hein ? » L'interruption avait été soudaine, coupant le milicien en pleine phrase, sans vraiment y accorder d'importance, pour mieux esquisser une grimace d'excuse. « Pardon, la réflexion m'est venue tout seule. Je ne voulais pas vous coupez, je vous en prie. »
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Anton GunofBoucher
Anton Gunof



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MessageSujet: Re: Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction)   Petits bateaux, grandes espérances (titre en construction) EmptyJeu 17 Déc 2015 - 11:37
Quand il dégagea sa figure de sa pinte de vin, le soldat laissa paraître un sourire qui se voulut entendu, mais à vrai dire tout à fait incrédule. Pas de femmes ? Comment donc, pas de femmes ? La chose parut inconcevable à Anton. On nageait dans une danse macabre grandeur nature, déchiré par le fantôme des trois enfants-chevaux apocalyptiques de la Grande Chèvre, Dévoreuse des Mondes, l’individu n’avait le choix qu’entre Guerre, Famine et Maladie, privé de tout salut, et Alvin disait ne pas avoir le temps pour les choses de l’existence, comme si elles furent légères. Anton, sirotant absentement sa boisson, écoutait d’une oreille émerveillée le baron et l’emploi très besogneux des heures pourtant précieuses puisque comptées de celui-ci.

Il fit un effort d’imagination pour se figurer que cet homme, où se reflétait encore une belle jeunesse, manifestation même de l’élan vital humain, trouvait le sens de sa vie dans les affaires et le maintien des occupations familiales. Beaucoup survivaient au renversement du monde en se repliant sur le foyer et la profession, l’homme casé pouvant toujours mieux se raccrocher à ces lieux solides et rassurants que le vagabond sans sol ni femme. Gunof lui-même se considérait comme élément essentiel des rouages de la société, du mur qui protégeait le dernier bastion de l’ordre contre le chaos, et bien que la visite à femme et enfants s’était raréfiée ces dernières semaines, le concept d’être père de famille portait un signification considérable dans la façon qu’Anton avait de se voir lui et de voir le monde. Mais entre la réalité des faits et le point de vue du milicien, il y avait un fossé : hanté par la mort omniprésente, un grand désespoir l’ensauvageant, le faisant déserter l’ennuyeux foyer pour des loisirs plus charnels, il était persuadé d’être dans un temps à bout de souffle, dans un monde sans lendemain, et aujourd’hui semblait l’inviter à user et abuser des heures qu’il lui offrait, l’incitait à la licence.

La seule distraction à la besogne quotidienne du baron bâtard avait l’air d’être plus fastidieuse encore. Alvin s’en plaignit sourdement, dans une rapide insinuation, mais il n’était pas difficile à Anton, homme du cru et de la justice, de se faire une idée du guêpier dans lequel ce jeune héritier s’était retrouvé. Le retour du fils prodigue avait soufflé sur les braises endormies du célèbre nom de la maison de Lampaln, et il se bourdonnait depuis un nombre considérable de rumeurs sur la saga du legs du Vieil Homme. Ce que sa mère, en tête bien entendu, et ses autres parents ne lui avaient pas raconté sur les Lampaln, Anton l’avait appris d’anecdotes glanées dans les corps de garde et les antichambres des prévôtés. L’ombre d’un procès se profilait, lui avait dit certain clerc, l’héritage d’Alvin n’ayant pas fait que des heureux au sein de la maisonnée des Lampaln, un autre lui avait assuré que les manigances de la douairière de Lampaln s’étaient multipliées dans les coursives des prétoires, où l’on trouvait toujours un ami sien en messe basse avec quelques influents.

En fait, ce qu’il manquait à Alvin de Lampaln, pensa Anton, c’était les opportunités. Esseulé dans une ville qu’il ne reconnaissait pas, il était en butte à un très clair manque d’occasions de faire la noce. Il s’était ainsi résigné à se cantonner aux soucis familiaux. Il était incapable de sortir la tête de cette flaque d’eau et d’apercevoir le vaste océan qui s’offrait à lui. Oui, c’était ça, en fait, se persuada le garde Gunof, bien content de trouver une raison qui expliquait autant qu’elle contournait ce concept étrange d’un homme qui ne désirait pas de femme. Le jeune baron avait juste besoin d’être rappelé aux réalités ! Sans ambages, Anton mit un coup de coude au dit baron, un air entendu exprimant quelque chose de gras et de lubrique. « Y a bien un moment où vos bateaux et vos gens sont avec les poissons, à la mer, quand vous êtes vous seul et sans besogne sur le plancher des vaches… Et puis un braquemart qui sert pas, y se rouille, hé ? » insinua-t-il grossièrement avant de se rincer la gorge avec du clairet. On passa à des choses moins sombres, Lampaln demandait les nouvelles de sa cité natale.

Le ladre était parti depuis cinq ans, c'est-à-dire depuis une éternité de racontades et autres merveilles, et les anecdotes seraient venues avec faconde à Anton si le monde ne touchait pas à sa fin. De nouveau, un voile s’abattit sur les souvenirs qui précédaient la Fange ; pouvait-on parler des temps révolus impunément ? Les dieux avaient clairement confisqué leur vie d’antan aux Marbrumeux, lesquels, pour élus de l’humanité qu’ils étaient, n’en luttaient pas moins sous le regard attentif de la divinité tricapitée en vue de leur salut. Et s’il pût passer la crainte d’être sacrilège en glosant sur le passé, il trouvait à toutes ces histoires défuntes une saveur de cendres et de deuil, arrière-goût dont il voulait dispenser son jeune interlocuteur. Il se focalisa donc sur les événements les plus récents, ou ceux qui avaient rapport avec le renversement du monde. La première chose saisissante qui lui vint fut la destinée du Sire, Aymeric de la Milice.

« Vous savez le nom de la maison de Duègme ? Son histoire est fort triste : Hanseric de Duègme s’est éteint, sa branche séculaire s’est achevée, emportant sa gloire. L’homme était maudit, c’est certain. Et un peu traître, pour sûr. Alors c’est triste et c’est pas triste, vous saisissez ? Il s’était compromis avec les Sarosse, et a conclu sa lignée avec icelle engeance démoniaque : en se cassant les dents contre la Grand’porte. » Il cracha sur le pavé. De quart lorsque le fameux massacre des Sarosse s’était produit, le garde Gunof avait vite rationalisé cet acte qui manquait de grâce : les rivaux des Sylvrur c’était le mal, la source même de la Fange et les instigateurs, sûr !, de l’apocalypse. Tout un faisceau de rumeurs et d’anecdotes était venu à la rescousse d’Anton et du reste des habitants pour diaboliser la noble maison et s’exonérer du sentiment de culpabilité collective qu’avait provoqué le massacre par procuration des Sarosse par les Sylvrur. « Son bâtard, Aymeric, s’est vu refuser les biens de son félon de père, qui sont, je crois, encore sujet à débat. » Il s’était laissé dire que le duc hésitait à confisquer les possessions des Duègme en et hors la cité pour en doter quelque mériteux. Même en cette époque, la promesse d’un fief faisait son petit effet. « Je dis pas ça pour vous, hé, Messire ! Vous, ‘z’êtes bon bâtard très-légitime, personne soupçonnerait d’autre sang que celui dont vous êtes. Mais messire Aymeric, Hanseric de Duègme jamais qu’il l’a reconnu comme sien. D’aucuns racontent même qu’il serait pas bâtard de son père, mais qu’un vaurien né dans le ruisseau. Vous imagineriez, lui, sire de Duègme ?... » Finit-il, pensif devant une hypothèse aussi absurde et contre-nature. Il avait grincé ironiquement ce « messire » sans aucune honte. Penser qu’un fils de charretier portât un nom illustre de l’aristocratie était un autre concept inconcevable pour le bürger soucieux de l’ordre établi. Depuis certaine escapade souterraine, son bon sens lui avait démontré qu’Aymeric était un compagnon d’armes digne de respect. Il restait néanmoins entaché de deux fautes graves aux yeux de la société : le soupçon de traîtrise de son supposé père et le fait d’être un fils de personne douteusement affilié à un homme qui avait été « quelqu’un ». Il se rappela ensuite du Sire, d’Aymeric, sous une lumière plus attendrissante. Passée la souillure qu’était son statut social coincé entre deux chaises, l’homme en lui-même en avait bien chié. De son patron à sa famille, en passant par sa rosse, le pauvre gars avait tout perdu. Il était aussi maudit que son père, s’apprêta à dire Anton avant de se reprendre, un sursaut de sévérité le retenant de parler à la décharge d’un Sarossien présumé. Il changea de sujet.
« A propos de bâtard, il y a cette histoire du baron de Sombrebois, la savez-vous ? Le pauvre bougre, qui a tout perdu, sinon sa fille, s’est établi à la cour du duc. Les choses étant ce qu’elles sont, il dut épouser sa maîtresse et reconnaître leur bâtarde. La lignée des barons de Sombrebois est au moins assurée de se mêler à quelque autre noble famille, jusqu’à ce que sa mie lui donne la satisfaction d’un héritier mâle… C’est un peu de bonheur pour ce baron tout neuf, (vous devriez en prendre de la graine, Messire, vous chausser les pieds vous aussi). Le seigneur perdit père et gens des mois à peine de maintenant, imaginez-vous ? Les brigands de Clairplaine, ces chiens sarossiens, aidés par un traître, firent grand massacre dans le bourg de Sombrebois. Parti chercher le soutien de son seigneur le duc, il ne retrouva en son pays rien d’autre que la désolation laissée par ces bêtes immondes. Il n’était même plus un arbre où ne fut pendu une femme ou un enfant dans l’immense forêt, vous rendez-vous compte ? » La version, nourrie des rumeurs sylvruriennes, n’était qu’un des nombreux exemples de la vision manichéenne que partageait une partie de la cité franche. En proie à l’angoisse tant politique qu’ontologique ces derniers temps, la population tissait une mythologie touffue où s’entremêlaient la Fange et ces démons de Sarosse. L’apparition de ce fléau, incroyable au début, avait coïncidé avec un nouveau sursaut d’animosité entre les deux puissantes familles de Sylvrur et de Sarosse. Escarmouches et provocations éparses ravivèrent la guerre privée qui leur était coutumière, et la dévastation du pays couplée aux luttes d’influence pour la domination de la ville de Marbrume brouillèrent un temps la distinction entre bandes armées et fangeux. Ces êtres cannibales, n’ayant de répit ni pour les lieux saints, ni pour les femmes et les enfants, ces bêtes sauvages, après tout, correspondaient très exactement à l’idée qu’un bourgeois put se faire d’une armée ennemie en chevauchée. Quand la réalité des morts-vivants fut indubitable, elle n’en fut pas moins récupérée par les partis adverses. Dans l’esprit des Sylvruriens, la Fange, ce n’était rien de moins que le fruit de ces nécromanciens de Sarosse, qui avaient répandu sur la terre une telle magie noire, prêts à tout pour nuire le parti du bien, même à s’allier aux forces les plus obscures.

« Vous imaginez que depuis qu’ils se mirent en tête de prendre Hauptburg à notre seigneur, ces Sarosse sont devenus telle une meute de loups affa… » Lampaln interrompit Anton, qui dégrisa un peu. Sans ça, il aurait été parti sur une belle diatribe sur la mauvaiseté des Sarosse, en étayant à renforts d’arguments généalogiques, politiques, religieux, j’en passe et des meilleurs. La remarque du baron, qui lançait depuis tout à l’air des coups d’œil à la mer sans qu’Anton s’en rendit compte, brûlant de déverser son fiel qu’il était, le glaça. Moins échaudé maintenant, plus silencieux, Anton ne se sentit pas de reprendre sa démonstration sur le Sarosse comme incarnation de tous les maux du monde. Il ne dit rien, et tourna rapidement un regard vers le navire au large, embrassa le bord de mer, qui tombait dans un calme relatif, avant de revenir au seigneur, une mine peinée au visage. Il posa sa corne sur la table puis une main gantée contre son épaule. Anton n’éprouva pas de gêne à ce geste familier. La référence, presque pudique, d’Alvin à feu son père l’avait traversée, et un sentiment aussi fugace que puissant de commisération lui serra la gorge. Un fils à qui il manquait le père, cela parlait personnellement à Gunof depuis un bout de temps.

« Je suis triste pour toi. » fit-il avant d’ôter sa main et se tourner complètement vers le tranchoir à hareng, embarrassé.
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