le pirate, la paysanne et le banni | Pv

21 septembre 1166 - Bas quartier - Marbrume

La nuit des serpents était une tradition que même et surtout la fange n’avait su chasser. Il était là pour beaucoup, l’occasion de présenter ses respects et ses prières à la déesse de la guerre, la grande Rikni. Inutile de dire que les fidèles et aussi nombreux que les absents à la suite des terribles événements. Toutefois, c’était aussi le moment rêvé pour le Goupil se s’aventurer une nouvelle fois dans les entrailles de la citée. Et il devait bien l’avouer, être là, présent au sein même des remparts et au milieu d’un jardin sacrer avait quelque chose d’irréel. Depuis combien de temps ses pieds n’avaient foulé ces pavés ? Depuis combien de temps ses yeux n’avaient pas osé croiser ceux de la Trinité ? Depuis combien de temps n’avait-il pas partagé la vie d’autant d’êtres vivants ?

Alors que la soirée touchait à sa fin, ses yeux parcouraient une dernière fois la place dignement décorée. Une part de lui était réellement admirative, une autre ressentait encore et toujours une certaine rancœur envers ceux qui ne partageaient pas son triste destin. Combien des siens risquaient leur vie en ce moment même à quelques lieux d’ici ? Décidément, les remparts marquaient une frontière bien distincte entre ceux de dehors et du dedans. Leur monde n’était pas le même.

Sans faire de grabuge aucun, le banni s’éclipsa discrètement des festivités, joignant un mouvement de foule lorsque plusieurs familles regagnaient leur foyer. C’était avec beaucoup de détachement que Rowan avait écouté les quelques histoires partagées. Mais cela ne voulait pas dire qu’elles l’avaient laissé totalement indifférent. Simplement, lorsqu’on vivait à l’extérieur, il fallait bien plus que des histoires d’abominations pour le terrifier. Maintenant, comme tout à chacun, le rouquin possédait ses propres peurs et blessures. Une pensée était allée à l’encontre de celle qui l’avait quitté bien trop tôt, son alliance toujours autour de son coup malgré les nombreuses années écoulées.

Marchant pas à pas dans les allées, la présence d’une certaine fermière ne lui avait pas échappé. Sa présence ici fut une véritable surprise, mais il n’avait pas voulu l’approcher davantage et s’était rapidement éloigné. Malheureusement, celle-ci ne semblait pas partager ses résolutions et était déterminée à le suivre. Pouvait-il seulement lui en vouloir ? Sa présence ici avait dû être une bien plus grande surprise que la sienne. Était ce néanmoins la curiosité ? Ou la peur qui la poussait à vouloir le suivre désormais ? Qu’importe.

Rowan continuait d’avancer à un bon rythme avant de s’arrêter à une intersection, l’attendant patiemment. Cette dernière à sa hauteur désormais, il prit le temps de la détailler un instant avant d’émettre un sourire un brin amusé de lui murmurer.

« Je n’pensais pas t’avoir autant manqué. » Un sourire amusé apparut sur ses lèvres avant qu’il ne reprenne. « Continue, et je me ferais de faux espoirs. » Il blaguait évidemment. Et d’ailleurs, le sérieux revint plus rapidement sur son visage. « Chhh, suis-moi. »

Il ne tenait pas vraiment à ce qu’elle lui fasse une scène ici et encore moins qu’ils se fassent remarquer. Et puis ce n’était pas conseiller de s’aventurer seule la nuit dans les bras quartiers alors s’il pouvait éviter la catastrophe…. Ainsi, il prit la décision de la conduire jusqu’à la planque qu’un ami lui avait gentiment prêtée pour la nuit. Ami qui devait d’ailleurs le rejoindre tantôt, mais il espérait avoir le temps de chasser la lionne qu’elle était avant qu’il ne vienne.

« Nous y voilà. »

Les mains du rouquin ouvrirent la porte d’un véritable taudis du quartier. En vrai, toutes les bicoques ici se ressemblaient et aucune n’était plus prestigieuse que celle-ci. Il lui fit signe d’entrer la première avant de la rejoindre après avoir allumé une première torche. De là, il la dépassa pour s’avancer vers la petite pièce de vie et allumer les bougies une à une. Ici se trouvaient cheminée et vieux canapés, une porte vers la cuisine hors de fonction et des toilettes lugubres. De vieux et serrés escaliers menaient ensuite à la chambre à coucher. L’un des nombreux avantages ici, était certainement les volets complètement fermés, ne laissant ainsi à personne la chance de pouvoir l’épier, les épier.

« Je ne m’attendais pas à te voir par là, princesse. »

Lança-t-il pour mieux relancer la conversation, se doutant bien qu’elle allait lui retourner la remarque d’une manière ou d’une autre. Son attention n’était néanmoins pas vraiment encore posée sur elle, s’occupant rapidement d’allumer un feu pour illuminer, mais surtout réchauffer un peu la pièce.

« Et encore moins, ici. Tu m’excuseras, mais je n’ai pas grand-chose à te proposer. »

Si ce n'est partir. Abaissé devant le feu, ses yeux allèrent enfin en sa direction. Était-elle folle ou courageuse, il ne le savait pas trop. Il attendit néanmoins patiemment à ce qu’elle prononce les questions qui devaient lui brûler les lèvres avant d’y répondre.

Une simple promesse au père Grimoald à d'Usson l'avait conduite à faire un arrêt au Temple plutôt que de profiter du confort de l'une des chambres des invités au manoir de Terresang. La nuit des serpents, voilà qui ne lui disait rien qui vaille, mais une promesse étant une promesse, elle n'avait pas eu d'autre choix que d'improviser une offrande avec les moyens du bord pour se rendre à cette étrange célébration qui l'avait fâchée au lieu de l'apaiser. Plus le temps passait, plus la Fange gagnait du terrain, moins elle adhérait à la vision qu'avient les êtres humains des Trois.

Princesse? Parmi les inconnus présents ce soir-là, la seule personne au monde capable de l'appeler Princesse. Rowan Delcroix, banni, maître chanteur, dangereux personnage avec lequel elle s'était résolue à collaborer. D'abord pour ne pas mourir, ensuite pour aider d'autres êtres vivants à améliorer leur survie, enfin pour protéger sa propre ferme. Sa présence à la cérémonie l'avait réellement surprise. Comment un banni pouvait-il se retrouver là, au milieu d'une foule de fidèles, sans être inquiété? Comment avait-il fait pour passer les multiples contrôles? Soit il avait le don de se fondre dans la masse pour passer inaperçu, soit il recevait de l'aide de miliciens corrompus. La deuxième option en faisait un individu encore plus dangereux qu'elle ne le pensait.

Rowan avait eu la bonne idée de ne pas l'approcher plus longtemps, sans doute pour éviter d'être repéré. Elle l'avait laissé prendre ses distances sans chercher à lui parler. Son regard avait sans doute suffit à trahir son incrédulité. Mais ce que Rowan ignorait, c'est qu'il avait réveillé la curiosité parfois maladive de la fermière. C'est tout naturellement qu'une fois la cérémonie terminée, elle le cherche du regard et le suit, alors qu'il s'éclipse discrètement. Elle profite des ombres, longe les murs, suit le pas rapide du banni tout en restant à bonne distance. Durant un moment, elle pense ne pas être repérée, grossière erreur pour une fermière qui n'a rien d'une femme habituée à pister. Elle ne se rend pas compte que c'est lui qui la promène jusque dans les bas quartiers, là où une femme seule, de nuit, n'a rien à faire. Mais elle est sur ses gardes, sa dague dégainée traîne dans les replis de sa jupe, fermement agrippée par sa main. Si quelqu'un l'attaque, il... Merde. Où est-il?

Le banni a disparu, là, à cette intersection. Elle presse le pas et manque de rentrer en collision avec un rouquin au sourire narquois. Elle sursaute de surprise et réalise qu'elle est démasquée. Merde. Merde merde merde. Ça l'amuse. Il pense qu'elle s'ennuie de lui. Une petite taquinerie destinée uniquement à garder son statut d'exécrable compagnon de route. Ça fonctionne, bien qu'elle rougisse de sa sottise. Il lui impose le silence et lui dit de le suivre. Mais c'est précisément ce que je faisais ! Le pire, c'est qu'elle ne sait même pas pourquoi. Peut-être parce qu'elle ne l'a pas revu depuis un moment, et qu'elle ne peut s'empêcher de se demander ce qu'il devient, à chaque fois qu'elle regarde la cicatrice rose dans le creux de sa main. Peut-être parce qu'elle l'a évoqué récemment, à quelqu'un qui pourrait le tuer s'il savait. Peut-être parce que Rowan a plusieurs fois dit qu'il aurait aimé la rencontrer dans d'autres circonstances. Elle exauce son voeux.

Quelques minutes plus tard, face à ce qui lui paraît être le moins pire des taudis dans une ruelle pleine de maisons probablement malfamées, Rowan annonce qu'ils sont arrivés. Son palace? Impossible, un banni ne peut pas vivre en ville. La résidence d'un type qu'il a égorgé dans la journée? Peut-être. Putain Mathilde, qu'est-ce que tu fous là?! La question ne lui parvient à l'esprit qu'une fois entrée. Rowan ferme la porte et éclaire les lieux... ils n'ont pas l'air d'être fréquemment entretenus. C'est dommage, parce que l'endroit a un certain potentiel.

Je ne m’attendais pas à te voir par là, princesse. Elle ricane. C'est drôle, ce surnom, à la fois moqueur et protecteur. Moi non plus, Gaston, moi non plus. Gaston. Il y a une chose que la fermière a apprise, lors de leur dernière rencontre. L'identité d'un banni a quelque chose de sacré. Ce n'est pas qu'un nom, c'est aussi une protection pour les non bannis. Pas la peine que le nom de Rowan tombe dans des oreilles indiscrètes, après tout. Pas tant qu'il ne lui donne pas la permission d'utiliser son véritable nom. Mathilde avise un tabouret relativement propre, peut-être un peu poussiéreux, et prend place, ramenant les pans de sa cape sur elle alors que Rowan allume un feu dans l'âtre. T'as vraiment le chic pour te trouver des garçonnières dans des endroits peu recommandables. Les marais, les bas quartiers... c'est ta marque de fabrique? Elle sourit. Utilise-t-il cet endroit pour terroriser de pauvres victimes en espérant en tirer tout ce qui est possible? Il n'y a pas de traces de sang, et de toute façon, au milieu du quartier, même si entendre un cri de détresse ne doit pas être anodin, mieux vaut éviter d'attirer l'attention. Qu'est-ce que tu fais là? Et pourquoi tu m'as entraînée ici? Parce que tu savais que je te suivais, hein?

Elle fait passer le sac qui pend à son épaule sur ses genoux et l'ouvre pour en faire l'inventaire. Une pomme, du fromage, un quignon de pain, une bonne bouteille et... oh! Des galettes! Un peu en miettes mais.... Elle hausse les épaules. A-t-elle compris qu'il souhaitait qu'elle parte? Absolument pas. Parce que dans l'esprit de la fermière, s'il l'a entraînée ici, dans cet endroit où il semble presque chez lui, c'est bien parce qu'il accepte un brin de compagnie, aussi curieuse soit-elle.

Encore aux côtés de la cheminée, à dompter ses flammes comme il put, c’était assez songeur que le banni écoutait l’intruse. Se croyait-elle à un pique-nique peut-être ? Ou n’avait-elle aucun sens du danger ? Cela en était presque vexant, mais surtout, il l’avait connue plus maligne. Au moins son attitude lui indiquait qu’elle n’avait pas mauvaise intention. Elle l’aurait déjà vendu au premier milicien venu sinon. Et tous deux semblaient savoir qu’il n’avait pas grand intérêt à se débarrasser d’elle, par pour le moment du moins.

« J’suis rarement convié dans des lieux plus chics... »

Fit-il simplement pour revenir sur la remarque des lieux. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait pas connu de réel confort. Même ici, même à l’auberge, il se devait toujours être sur ses gardes et usait donc du minimum syndical. Toujours est-il qu’il trouvait, l’endroit pas si mal, mais étrangement se sentait presque plus à son aise dans les marais. En y réfléchissant, c’était sans doute lié à ses chances de survies nettement supérieures à l’extérieur.

Distant et nonchalant, le goupil se releva lentement pour mieux ôter sa cape et faire relâcher un peu le col de sa tunique, laissant un peu apparaître la chaîne à son cou. Un rire léger lui échappa toutefois alors qu’il lui lança un regard au coin.

« Tu veux vraiment l’savoir ? »

Ses yeux étaient froids et perçants, peut-être même menaçants. Clairement, il lui faisait comprendre qu’elle était un peu trop curieuse à son goût et qu’elle s’aventurait sur un terrain dangereux. Mais pour l’heure, il continuait à se comporter presque comme si elle n’était tout simplement pas présente en ces lieux et alla récupérer un sac soigneusement déposé dans un coin. Il s’agissait de ses affaires, mais aussi de son épée. Il avait préféré ne pas se balader avec pour ne pas inutilement attirer la méfiance sur lui.

« J’attends d’la visite… et il vaudrait mieux que tu sois partie lorsqu’elle arrivera. »

Il relâcha son sac sur le canapé avant de se retourner vers elle. Debout, il la jaugea brièvement de pointer son fourreau vers elle, venant lentement lui faire relever son visage sur lui. Rowan resta volontairement vague sur ses intentions, mais surtout sur ladite personne qu’il attendait. Et il ne doutait pas un instant que l’imagination de la fermière fasse des siennes à cet instant. Chose qui avait, il faut l’avouer, le don de l’amuser. Et dans un jeu d’intimidation, il souleva très légèrement ses jupons du bout de son fourreau pour accompagner ses dires.

« Sauf si tu veux nous rejoindre évidemment… »

Le sous-entendu était bien là, mais le rouquin ne s’attendait guère à ce qu’elle accepte ce genre de proposition. Au contraire, c’était bien l’effet inverse qu’il visait. Il voulait qu’elle s’énerve, parte, qu’elle fuit et surtout qu’elle n’essaie pas de faire demi-tour pour encore de se mêler ses affaires. Aujourd’hui, n’était clairement pas le moment. Il abaissa toutefois son fourreau et lui posa une seconde question, par pure curiosité.

« Qu’aurais-tu fait si après m’avoir suivi, tu m’avais surpris à égorger un gars ou deux ? »

L’aurait-elle dénoncé tout bonnement ? Essayer de l’arrêter ou serait-elle venue par la suite l’assister ? Il avait bien de la peine à l’imaginer, mais pourquoi pas… Elle lui avait prouvé plus d’une fois être totalement imprévisible alors il n’était plus à ça prêt.

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J’suis rarement convié dans des lieux plus chics... Elle sourit et ne peut s'empêcher de se dire que pour être convié, encore faut-il être d'agréable compagnie, ce qui ne semble clairement pas être son point fort. Sa présence le dérange. Il ne souhaite pas qu'elle reste, il le lui fait comprendre par sa froideur. S'en formalise-t-elle? Absolument pas. Comme lorsqu'elle était dans la cave, elle ne peut s'empêcher d'insuffler un peu d'humanité à cet homme. Elle n'a pas pitié, ni de sa situation ni de lui, mais le croiser ce soir dans un lieu aussi improbable que les jardins du Temple ne peut qu'être un signe des Trois. Signe qu'elle interprète comme une occasion à saisir pour lui faire goûter à un brin de normalité. Elle sourit. Sa normalité à elle. Peut-être n’en veut-il tout simplement pas.

- Bien sûr que je veux le savoir. Il l’a repérée, l’a attendue, l’a conduite ici. S’il avait voulu se débarrasser de sa compagnie, il lui aurait simplement dit de dégager, bien avant l’intersection où il l’attendait. Il est aussi curieux qu’elle, et elle sait que sa franchise a tendance à le décontenancer. Elle le regarde se relever et se débarrasser de sa cape. Il est là pour rester un moment. Tiens, c’est quoi cette chaîne? Un banni avec un joli bijou… prise de guerre, ou souvenir d’un temps maintenant révolu?

Mathilde dégaine sa dague, la même qu'elle a baladée le long du visage du banni, quelques mois plus tôt, alors qu'elle avait cette incroyable opportunité de venger sa blessure. Cette fois, elle l'utilise pour découper une tranche de pomme, dans laquelle elle croque. T'es sûr de pas en vouloir? semble-t-elle lui dire en haussant un sourcil. J’attends d’la visite… et il vaudrait mieux que tu sois partie lorsqu’elle arrivera. Elle fronce légèrement les sourcils. Elle aurait préféré qu'il lui dise que lui aussi comptait saisir cette chance de se rencontrer en dehors de toute menace. Il l'intrigue, il le sait probablement, et il fait en sorte qu'elle ne s'approche pas de lui, physiquement et mentalement.

Elle le regarde saisir son épée en coupant une autre tranche de la pomme. Qui attend-t-il? Une catin? Trop indiscret, les filles des rues doivent parler, nécessairement, elles compromettraient sa discrétion. Le propriétaire de cette planque? Plus probable. Qui peut-il être? Un noble véreux pour lequel Rowan travaille? Non, Rowan n'aime pas les nobles, elle le sait. Quelqu'un qui trempe dans des magouilles de bannis, comme elle. Peut-être une femme amoureuse qu'il utilise. Peut-être un homme qu'il soudoie, quoique ce sont de gros risques qu'il court pour une simple visite d'affaires. Il doit y avoir un gros coup à faire. En fait... elle s'en fiche un peu. Il vaut mieux que tu sois partie… C’est une mise en garde, une façon de la protéger de son contact qui sera peut-être moins enclin à supporter sa présence. Elle devrait écouter ce conseil. Curieuse, oui. Suicidaire, plus vraiment.

Elle suit le mouvement qu'il lui dicte, de la pointe de son fourreau. Elle lui sourit. Je n'ai pas peur Rowan, ma vie est liée à la tienne, maintenant. Le défie-t-elle en silence? Un peu. Ça l'amuse. Ça lui a presque manqué. Elle sait qu'il ne flanchera pas, qu'elle ne le séduira pas, qu'il ne la trouvera pas sympathique, qu'elle n'attendrira pas son coeur. Mais elle sait aussi qu'elle n'a rien à craindre de lui. Il a beau être froid et distant, il la protège plus ou moins. Quand il ne veut pas la découper en morceaux, quoi.

Sauf si tu veux nous rejoindre évidemment… Il ajoute cette fausse proposition en soulevant légèrement son jupon. Elle pouffe de rire. C'est donc ça, les autres circonstances dont tu parlais au printemps? Tu as eu l'occasion de te servir, tu ne l'as pas fait parce que je ne t'intéresse pas. Pas comme ça. Évidemment, rien n'empêche qu'il ait changé d'avis, depuis, ou que son compagnon soit absolument ravi de tomber sur une proie facile. Elle ne traînera pas. Même s'il est sensé la protéger, elle n'est pas sure qu'il le fera. Sa cicatrice est le témoin qu’il n’agit pas toujours de la bonne façon.

Qu’aurais-tu fait si après m’avoir suivi, tu m’avais surpris à égorger un gars ou deux ? Elle hausse les épaules. J'aurais attendu que tu aies terminé. Je t'aurais sans doute demandé si tu vas bien. Et je t'aurais pas posé de questions, parce que c'est pas mes affaires. Mathilde dépose la pomme sur un coin de table. Je me soucie de toi. Je t'ai suivi parce que je voulais savoir comment tu allais et si Jo te laissait un peu respirer. Sans rire, tu m'as dit plusieurs fois que tu aurais aimé qu'on se croise dans d'autres circonstances, je ne faisais que saisir une chance de te parler tranquillement... Mathilde essuie sa dague sur un pli de sa cape et la rengaine. Je comprends que tu es là pour affaires, et comme celles-ci ne me regardent en rien, je vais tâcher de m'éclipser sans m'attirer d'ennuis. Un vrai défi, maintenant que tu m'as entraînée dans la ruelle la plus sordide des bas quartiers.

Elle ricane un peu. C’est reparti pour une course aux emmerdes. Elle se lève et replace son sac sur sa hanche. Cet hiver, la ferme sera tranquille. La grange est confortable et il se peut que tu aies droit à une soupe bien meilleure que celle que tu m’as servie. Faudra juste que Jo l’apprenne pas, pour que tu n’aies pas d’ennuis. J’aime pas être considérée comme une propriété.

Elle le regarde un instant en silence. A quoi peut-il penser, maintenant? Il ne lui a pas répondu. Elle ne sait pas pourquoi il l’a entraînée ici au lieu de la repousser au moment où il l’a vue. Quelque part, même si elle l’emmerde profondément, quelque chose le pousse à aller vers elle, pour quelques secondes, quelques minutes. Elle l’emmerde, et ça ne lui déplait qu’à moitié. Elle sourit.

- Tu devrais mieux cacher ce que t’as autour du cou, si ça compte pour toi. Ça finira par t’attirer des ennuis.

Était-il contrarié, intrigué ? Désarmé était peut-être finalement le mot le plus approprié. Car oui, il fallait bien l’admettre, la fermière avait une façon de l’approcher bien à elle. Tantôt généreuse, tantôt mesquine, parfois même naïve et pourtant maligne, c’était une femme remplit de surprises. Cela néanmoins pas nécessairement une bonne nouvelle pour lui. De ce qu’il a pu en voir et en entendre, elle était une femme de sang-froid, observatrice et très bonne négociatrice. Elle arrivait aisément à faire ses propres déductions et cela la rendait redoutable. Assez pour que le banni la considère très sérieusement. Oui, il valait l’avoir en amie qu’ennemie. Et la présence ou non de Jocelyn à ses côtés ne changeait rien à ce constat.

Pour le reste, il n’était pas certain de savoir comment prendre ces informations. Elle se souciait ? Vraiment ? Devrait-il en être flatté ? Pour lui cela ressemblait surtout à de la curiosité mal placée. Toutefois, il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir, lui-même étant bien intrigué. Sans doute était-ce pour cela qu’il l’avait d’ailleurs conduit jusqu’ici. Il aurait après tout lui dire de rebrousser chemin, mais il avait été tenté d’en savoir un peu plus sur ses intentions.

« La logique voudrait plutôt que tu m’évites, pas que tu m’invites, tu sais. »

Il était perplexe. Oh, il était vrai qu’il lui avait prononcer ces mots, mais de souvenirs, il parlait surtout de leur rencontre et non pas de retrouvailles éventuelles. D’ailleurs, il n’avait pas réellement eu l’intention de la retrouver depuis les dernières mises au point avec son gardien. Et il pensait le sentiment réciproque. Il était toutefois bon de savoir qu’il serait plus ou moins le bienvenu à sa ferme… Enfin, en partant du principe qu’il puisse lui faire confiance et il n’en était pas encore tout à fait certain. Pas du tout même.

« C’est la cachette la plus sûre que je possède. »

Fit-il simplement à l’évocation de sa chaîne. Bien sûr, il n’aimait pas l’exposer ni en parler, mais ce n’était ni la première ni la dernière fois qu’on l’interrogeait là-dessus. Elle n’en saurait néanmoins pas plus, si ce n’est qu’il s’agissait effectivement de quelque chose d’important à ses yeux.

« Attends. »

Soupira-t-il finalement lorsqu’elle s’apprêtait à le quitter. Sans plus attendre, il renfila négligemment sa cape à ses épaules avant de choper la pomme généreusement offerte et de s’approcher. Désormais à ses côtés, il laissa un temps de silence avant de lui tendre le fruit et murmurer.

« Je te raccompagne. »

Pas jusqu’à chez elle, évidemment, mais au moins jusqu’à ce qu’elle quitte le quartier. C’était risqué, tous deux le savaient, mais il se sentait presque obligé de le faire à présent. D’ailleurs, il ne lui laissa pas vraiment le choix et posa une main sur son épaule pour la pousser à avancer avant qu’elle ne prononce le moindre commentaire. Pour le fruit, c’était un merci, mais non merci. N’ayant pas vraiment l’attention d’encourager sa gentillesse mal placée.

Et ce fut exactement à ce moment-là, alors qu’il s’apprêtait à ouvrir la porte et quitter avec elle la planque, que l’entrée s’ouvrit d’elle-même. Instinctivement, sa main se resserra sur son épaule avant qu’il ne prenne les devants et se mette en position défensive. Mais lorsqu’un visage familier se découvrit devant lui, ce fut une vague de soulagement qui l’envahit.

« … toi… »

Sans plus attendre, le rouquin rangea son arme. Il lui avait bien faire peur à apparaître dès maintenant, mais qu’importe. Il lui restait néanmoins une chose à faire. Il jeta brièvement un regard sur la paysanne et reprit.

« J’ramène la donzelle et j’reviens. »

Une main se porta sur l’épaule du pirate sans pourtant parvenir à le passer. C’était qu’il était bien loin de s’imaginer la suite.

Cette planque est vraiment l'une des plus sinistres qu'il a dénichées. Une cachette temporaire parfaite pour un banni. C'est d'ailleurs là qu'il a mené son banni préféré – enfin, préféré, ça dépend des jours, mais, pour l'heure, ils sont en bons termes, alors le qualificatif tient. Jusqu'ici, l'entente qu'ils ont conclue a été respectée, leurs échanges se sont passés comme convenu. Darius n'en demande pas plus. La dernière fois qu'il a vu Rowan, par conte, celui-ci lui a soumis une requête plus particulière : l'aider à pénétrer entre les murs de la cité. Darius aurait pu refuser. Il aurait sans doute dû, en fait, vu le risque important découlant d'une telle entreprise. Mais il a accepté. En guise de paiement – car il n'a évidemment pas dit oui par charité ou par amitié -, au prochain échange de marchandises, il ne donnerait rien. Et un jour, au besoin, si Darius demandait à Rowan de faire quelque chose de con, il devrait accepter aussi. Le marché a vite été conclu.

Darius a donc aidé Rowan à éviter les contrôles et lui a trouvé une planque avant de l'abandonner pour le reste de la journée. En le quittant, il lui a dit qu'il reviendrait le voir le soir venu afin de vérifier s'il n'a pas eu d'emmerdes et de planifier son retour à l'extérieur des remparts. Il ne sait pas quelle « affaire » a attiré le banni à Marbrume, mais il n' pas insisté pour le savoir non plus. Il ne discute pas de ses propres affaires en général, alors il ne voit pas pourquoi Rowan le ferait. Ils sont amis à temps partiel, mais ils ne sont pas proches non plus, pas assez pour se partager leurs secrets – sauf lors de certaines cuites à la taverne, mais ça, c'est une histoire pour un autre jour.

Darius s'approche et, par habitude, ouvre simplement la porte du taudis. Il tombe nez à nez avec Rowan, qui a dû dégainer son arme à peu près en même temps que lui dans la surprise.

« Bordel, je pensais p... », lâche-t-il en s'interrompant net.

Il y a, derrière Rowan, quelqu'un. Et pas n'importe qui. Mathilde. Le cœur de Darius rate un battement. Une tempête d'émotions se lève en lui et balaie tout sur son passage. L'amour, le désir et la joie se mêlent à la surprise, à l'incompréhension et à l'inquiétude. Il la fixe un instant. Que fait-elle ici? Ici, à Marbrume, et ici, dans sa planque, avec Rowan. Rowan. Il a l'intention de ramener la donzelle et de revenir. Darius lui bloque brusquement le passage d'un bras. A-t-il touché à Mathilde? Elle ne semble pas blessée, mais il ne lui fait pas confiance. A-t-il essayé de la prendre contre son gré? Ou... Son regard passe de l'un à l'autre. Peut-être pas contre son gré? Se connaissent-ils? Est-elle la raison pour laquelle il est là, se sont-ils donné rendez-vous à Marbrume pour... quelque chose? Pourquoi lui a-t-elle dit qu'elle ne reviendrait pas en ville la dernière fois qu'ils se sont vus?

La porte se referme d'un coup sec. Darius s'avance vers Rowan, l'air menaçant. Il ne sait pas pourquoi Mathilde est là, mais c'est sans importance. Si ce connard de banni a touché à un seul de ses cheveux, il va être triste de ne pas s'être fait prendre par la milice.

« Elle fout quoi ici? demande-t-il, le ton dur, la mâchoire serrée. Tu lui as fait quoi? »

Un regard furtif vers Mathilde. Il t'a fait quelque chose? Elle n'a rien dit encore que Darius attrape Rowan par le collet pour le rapprocher brutalement.

« Et je t'offre une planque et c'est ce que tu fais? siffle-t-il entre ses dents à voix basse. Tu ramènes quelqu'un sans mon consentement, comme si c'était pas gave, comme si tu risquais pas de bousiller ma couverture ici? C'est quoi ton problème?! »

Nope... C'est plus son banni préféré.

Rowan est méfiant, et elle ne peut pas lui en vouloir. Pas après la rencontre avec Jocelyn. Pas après qu'il ait compris qu'elle n'était effectivement pas aussi prévisible que n'importe quelle autre fermière et que, sous une apparence d'honnête femme, se cachait une curieuse intrigante qui a le don de se trouver dans des situations apocalyptiques. Une survivante.

- Tu sais bien que j'ai une logique bien à moi. Elle sourit et hausse les épaules, impuissante. C'est pas sa faute, elle est comme ça. Elle voit les êtres humains avant de voir leurs occupations. Elle cherche le bon, même dans les coeurs les plus sombres. Elle espère naïvement que l'humanité finira par arrêter de se déchirer pour faire front face à son ennemi commun, la Fange. En attendant, elle s'emploie à rester humaine, surtout avec ceux qui ont été bannis.

Attends. Bon, il enfile sa cape et s'apprête à la raccompagner, sans doute vers une rue moins dangereuse que celle où il l'a entraînée. Ça va lui laisser le temps de lui poser une fois encore la question. Pourquoi l'a-t-il entraînée ici si c'est pour la renvoyer immédiatement? Elle ne compte pas vraiment commenter sa décision, pas tout de suite en tout cas. Elle va attendre qu'ils soient dehors. Il faut savoir distiller les petites questions agaçantes avec Rowan, pour éviter qu'il n'explose. Elle commence à cerner son fonctionnement. Il lui rend sa pomme entamée avant de la pousser vers la porte... porte qui s'ouvre sans même que personne ne l'ait touchée. La visite qu'il attendait. Merde.

Instinctivement, Mathilde porte la main sur sa dague. Mais ce qu'elle voit a le don de la figer sur place. Elle écarquille les yeux. L'homme qui leur fait face, épée à la main, front barré par une cicatrice disgracieuse, regard clair, bouche sensuelle et épaules... ah... ces épaules... Cet homme n'est autre que son homme. Elle ne dit rien, complètement décontenancée. Qu'est-ce qu'il fait là? Est-ce qu'il l'a suivie?

Toi... Le rouquin rengaine son arme et retrouve un certain calme. Darius semble être le contact que Rowan attend. Pourquoi?! Est-ce qu'il sait qui il est? Est-ce qu'ils sont amis? Connaissent-ils leur véritable identité? C'est quoi leur magouille? Est-ce que Rowan comptait le piéger? Est-ce qu'ils ont un compte à régler? Est-ce qu'ils sont complices? J’ramène la donzelle et j’reviens. Rowan s'apprête à aller de l'avant mais elle résiste à sa poussée. Euh une minute, mon pirate est là, je pars pas sans lui pourrait-elle dire si elle ne craignait pas de trahir un secret éventuel. Un mouvement la sort de sa torpeur. Darius bloque le passage à Rowan. Son coeur s'accélère.

Le regard de Darius va de l'un à l'autre sans jamais qu'elle ne puisse le capter réellement. Je vais bien, pas la peine de s'énerver a-t-elle envie de lui dire, mais elle ne sait pas quelle est la relation qui l'unit au rouquin. Et le fait qu'il voit rouge ne l'aide en rien à saisir cette fameuse relation. Il est en train de se monter des scénarios probablement aussi improbables qu'elle pourrait le faire si elle n'était pas trop occupée à trouver une façon d'apaiser les choses sans trahir l'un ou l'autre. La porte se referme d'un coup sec. Mathilde sursaute. La dernière fois qu'elle l'a vu comme ça, il a pété le nez et probablement quelques dents à un certains Roger, qui doit s'estimer heureux d'avoir encore une mâchoire fonctionnelle. Son visage est crispé. Bon sang ce qu'il est beau même quand il est fâché.

Il la regarde enfin, vraiment. Et ne lui laisse même pas le temps de lui faire signe que tout va bien. Il attrape Rowan par le collet et le menace à voix basse. Alors ça, c'est pas bon. Pas bon du tout. Darius est en train de contenir une colère qui va bientôt exploser dans le visage de Rowan. Littéralement. Rowan qui s'est déjà fait fracasser la figure par un Jocelyn fâché, à cause d'elle. Dans le fond, c'est Rowan qui court après les emmerdes, pas elle...

- Capitaine, c'est pas nécessaire.

...

Instant de flottement.

Est-ce la situation, particulièrement tendue? L'afflux de questions sans réponses? La nervosité qu'elle ressent de peur de trahir leurs secrets? La malchance de Rowan qui s'abat encore une fois sur lui, par sa faute à elle? Le mot panais qui vient de s'immiscer dans un moment presque dramatique? Peu importe, le résultat est là. Debout, derrière Rowan, Mathilde explose de rire. Un rire sonore, qui secoue ses épaules et l'oblige à mettre ses mains devant la bouche pour essayer de l'étouffer. Un rire qui fait monter des larmes dans ses yeux, larmes qui s'empressent de dévaler ses joues déjà rouges. Elle se plie en deux, poussant des petits Hihihiiiiii aigus maladroitement atténués pour ne pas rameuter tout le quartier. Elle finit par reculer pour se laisser tomber sur le tabouret. C'est trop énorme. C'est beaucoup trop énorme.

Elle essuie ses joues alors que son ventre et ses côtes se contractent encore de rire. Elle les regarde, les yeux pleins de larmes. Il vaut mieux que tu sois partie quand elle arrivera... Elle rit encore. Sauf si tu veux nous rejoindre. Mais quelle bonne blague! Est-ce qu'on peut mourir de rire? Elle cache son visage un instant dans les pans de sa cape. La tête qu'ils font est absolument extraordinaire! Elle rit tellement qu'elle en est essoufflée. Alors seulement, lentement, le rire qui la secoue se calme et finit par s'éteindre. Elle prend de grandes inspirations, avec l'impression qu'elle vient de courir de sa ferme à Usson sans s'arrêter. Bon sang que ça fait du bien de rire comme ça!

Mathilde passe ses mains dans son visage pour essuyer les dernières larmes, prend une dernière grande respiration et les regarde tour à tour. Désolée... et donc... vous vous connaissez tous les deux?

Ne pas rire... ne pas rire...

Quelque chose n’était pas normale. Rowan le ressentit dès lorsque le bras de l’un lui barra le passage et que l’autre refusait d’avancer. Il y avait de l’animosité. Rarement, il avait vu le pirate dans pareille colère et cela malgré leurs quelques différents. Ce n’était pas son genre de s’emporter ainsi. Alors quoi ? Ses yeux bleus dévièrent sur celle à son dos. Ils se connaissaient c’était évident. Et il était plus surpris qu’elle le connaisse que l’inverse. Après tout, Darius était un homme à femmes, tout le monde le savait. En revanche, il n’était pas du genre à s’emporter aussi facilement pour n’importe quelle paire de seins.

Pas le temps de causer, sa main s’était déjà agrippée à lui. Et le voilà en train de pester des reproches à peine justifiés d’un ton clairement menaçant. Chose qu’évidemment, le rouquin n’appréciait guère. Ses sourcils s’étaient froncés, ses muscles tendus. Il était compréhensible qu’il n’approuve pas une autre personne ici, beaucoup moins qu’il fasse une scène devant elle. Non, décidément le fond du problème n’était pas qu’il ait ramené du monde… c’était elle. Encore et toujours elle. Par contre qu’elle était exactement leur relation, ça, il n’en savait foutrement rien. Une parente, une amante, une amie, toute autre chose, peu importe.

Il ne posa pas vraiment non plus son attention sur elle. Darius était un bon combattant et vaudrait mieux pas le perdre de vue lorsqu’il est dans cet état. Restait maintenant à savoir comment se sortir de cette situation. Mais lui non plus n’avait pas tous les éléments et n’avait aucun intérêt à révéler ou partager l’identité et les affaires de l’un ou de l’autre. Ouais, la situation était bien emmerdante.

Il comptait du coup déjà de se débarrasser de sa prise, histoire de le reprendre de la distance sur tout ça. Mais c’était sans compter le rire qui résonnait soudainement dans ses oreilles. Surpris, il arrêta toute manœuvre et tourna un visage estomaqué en sa direction. Qu’est-ce que… Elle était littéralement en train de pleurer de rire. Ha, il comprenait un peu plus d’où cela venait lorsque sa question confirma ses doutes. C’est que la situation faisait drôlement échos à celle rencontrer avec le fauconnier. Décidément, c’te fermière était un véritable attrape-problème.

Un bref sourire s’immiscera sur ses lèvres, la tension à peine redescendue.

« Bordel… »

Un poussa un long soupire avant de profiter de l’inattention du pirate pour le repousser fermement, histoire qu’il lui lâche un peu la grappe. De nouveau sérieux, car tout de même exaspérés par l’attitude de ce dernier, il le jaugea un instant avant de lui infliger une bonne petite frappe derrière la tête.

« C’est une associée, ‘bruti. »

Cela avait le mérite en principe de répondre à pas mal de ses questions. Et puis maintenant qu’il était un peu calmé – il l’espérait du moins- peut-être qu’il se souviendrait qu’il n’était pas vraiment le genre à coucher de droite à gauche. Oh, il aimait bien charmer et faire quelques échanges avec de la bonne compagnie, mais il était rarement intéressé à aller plus loin. Et la raison était aussi simple que complexe, l’alliance à son cou. Un objet que le pirate avait très certainement déjà eu l’occasion de voir à travers leur soirée de beuverie. Bref, avec un peu de jugeote son camarade comprendrait que jamais Rowan n’amènerait une femme ici pour une vulgaire partie de jambe en l’air.

Ceci dit, il ne montra aucune autre hostilité à l’encontre de Darius. C’est qu’il n’aimait pas particulièrement se prendre la tête pour des conneries. Il s’éloigna donc de lui et de l’entrée pour mieux repasser dans la pièce de vie. Il s’arrêta un instant à la hauteur de la fermière et lança.

« T’en as encore beaucoup des comme ça, pri… »

Peut-être pas une bonne idée d’utiliser son p’tit nom avec l’autre bourré de testostérone. Bref, elle comprendrait assez facilement où il voulait en venir. Déjà deux fois qu’on voulait lui refaire le portrait à cause d’elle, préféraient désormais savoir s’il devait s’attendre à ce que ça devienne une routine.

Il rejeta un regard derrière lui, à l’encontre du pirate avant de se laisser tomber sur un des fauteuils. Au moins maintenant, il n’avait plus à s’inquiéter de la raccompagner. Malgré tout restaient pas mal de choses à éclaircir entre eux, ce qui le poussait à rester sur ses gardes.

« Vous m’expliquez s’qui se passe maintenant ? »

Oui parce que bon, ses relations semblaient plutôt claires à ses yeux. C’était des associés et forcément, comme elle pouvait le voir, les deux hommes se connaissaient. Inutile pour l’heure de préciser comment, pas avant en tout cas qu’il sache exactement ce qu’il pouvait ou non dévoiler. Valait de même pour elle et encore une fois, si son gardien ne le croyait pas, alors peut-être pourrait-il entendre les mots de sa protégée.

Darius ne comprend rien à la situation. Rien. Des scénarios, il s'en écrit des dizaines et des dizaines à la seconde dans sa tête. Est-il en colère? Pas tout à fait. Pas encore. Il pourrait cependant exploser rapidement si quelqu'un ne parvient pas à l'apaiser. Mathilde et Rowan savent tous deux comme il peut être : parfaitement calme une minute, en train de battre un homme à mort celle d'après. Il a besoin de réponses. Tout de suite.

Le regard rivé sur Rowan, Darius ne relève même pas la blague de panais – honte à lui! Ce qui détourne son attention de son éternel allié et rival, par contre, c'est le rire de Mathilde qui explose tout simplement dans la pièce. Tout comme le banni, il est surpris, d'autant plus que sa belle fermière s'esclaffe jusqu'aux larmes. Décontenancé, il la regarde. Elle n'a rien. Rowan ne l'a pas touchée. Il ne l'a pas blessée, il n'a pas essayé de se la faire – il ne sait pas trop pourquoi il a pensé ça, d'ailleurs, ce n'est même pas le genre du banni. Elle n'a rien.

L'ombre d'un sourire vient flotter momentanément sur ses lèvres tandis qu'il regarde Mathilde rire ainsi. Elle lui a manqué. Il n'avait pas imaginé ça pour leurs retrouvailles, mais elle est là quand même. Ses muscles se détendent légèrement. Rowan en profite pour se défaire de sa prise et le repousser fermement. Darius repose son attention sur lui et grogna quand il lui donne une claque derrière la tête. Une associée. Son regard passe du banni à la fermière, qui veut aussi savoir comment ils se connaissent. Bordel. C'est quoi, cette situation à la con?

Rowan s'éloigne et s'adresse à Mathilde avant d'aller s'asseoir plus loin dans la pièce de vie. Il veut savoir ce qui se passe. Darius rit, incrédule.

« Tu veux que moi je t'explique ce qui se passe? demande-t-il. Bordel, c'est moi qui débarque et qui vous trouve tous les deux ici, et c'est à moi d'expliquer ce que tout le monde fait là. »

Darius désigne Mathilde à Rowan.

« C'est une associée aussi, 'bruti, une associée qui m'a dit qu'elle ne remettrait pas les pieds à Marbrume, alors ça me surprend de la trouver ici, avec toi, dans ma planque. »

Darius se tourne finalement vers Mathilde. Il reste volontairement vague, car, comme tous les autres, il ignore ce qu'il peut dire. Rowan connaît-il son nom? Et elle, connaît-elle le sien? En quoi sont-ils associés exactement? Que fait-elle pour lui? Et lui, pour elle? Que sais-tu de lui, belle fermière, et que sait-il de toi? Silencieusement, il lui pose la question. Que fais-tu ici? Pourquoi es-tu avec lui?

« Et lui et moi, reprend-il, on se connaît depuis longtemps. On se connaît d'avant la Fange. Nos chemins se sont recroisés il y a quelques moins et, par la force des choses, nous aussi, on est devenus associés. Des associés commerciaux, si on veut. »

Je t'ai manqué?

« Ça me dit pas plus ce que vous foutez ici tous les deux, par contre. Pourquoi t'es ici? »

D'un geste, Darius montre le taudis et Rowan à Mathilde. Il tente d'être neutre maintenant qu'il s'est calmé, car il ne tient pas particulièrement à dévoiler leur relation au banni. C'est une faiblesse et Darius n'aime pas exposer les siennes. Malgré leurs nombreux différends, Rowan n'a jamais attaqué sa femme et ses enfants par le passé - et ce n'était pas faute de connaître leur existence, car ils ont fini par arriver sur le sujet avec le temps -, mais le pirate est plus méfiant que jamais. Même avec son meilleur ennemi.

Rowan. La tête de Rowan est sans doute la plus risible, parce que lui aussi saisit toute l'ironie de la situation qui se répète. Cet homme a le don de s'attirer des problèmes. Ça leur fait un point commun. C’est une associée, ‘bruti. La phrase a le mérite de clarifier un certain degré de confiance dans leur relation et de réduire le nombre de questions que Darius doit se poser. Rowan se dégage et retourne vers la pièce qu'ils viennent de quitter, non sans lui poser une question qui a le mérite de la faire sourire. Elle lui répond, avec un air aussi innocent que possible, Peut-être deux ou trois... avant de lui faire un clin d'oeil amusé. C'est vrai qu'elle pourrait donner son nom à Alexandre de Terresang et le regarder partir à l'aventure dans les marais avec une armée improvisée. Ils se feraient sans doute tous avoir par des fangeux affamés. Ou bien elle pourrait se plaindre à Aymeric de Beauharnais, qui prendrait des dispositions sans doute moins grandioses mais beaucoup plus sages et stratégiques. Ils ont certainement d’autres connaissances en commun, sans qu’ils ne le sachent. Mathilde sourit. Il y a quelque chose d’exaltant dans ce genre de mystère.

Vous m'expliquez ce qui se passe, maintenant? Jusqu'où se connaissent-ils? Elle ne le sait toujours pas, et ne s'avancera pas trop. Si Jocelyn et Rowan ont été assez confiants que pour déballer beaucoup trop d'informations au sujet des bannis et de leur façon de vivre devant elle, elle est plutôt avare d'informations. C'est une associée aussi, 'bruti, répond le pirate. Voilà qui a le mérite de poser une limite à ce qui relève du secret. Darius ne partage pas volontiers sa vie en dehors des affaires, elle l’a compris. Mathilde endosse donc son rôle d'associée de l'Ordre et de partenaire commerciale. Les retrouvailles sont bien loin de ce qu'elle imaginait, mais ce n'est pas grave. L'étreinte sera pour plus tard. D'autant plus que l'air de rien, il lui demande des explications quant à sa présence ici, à Marbrume.

Le regard de Darius est plein de questions. Lui non plus ne sait pas jusqu'où il peut aller dans les confidences, en plus de ne pas comprendre ce qu'elle fait là. Il y a de quoi. A la veille de leur séparation, elle lui avait dit qu'elle ne remettrait plus les pieds ici... Mais en trois semaines, il s'était passé des choses et elle n'avait pas eu d'autre choix que de faire le long chemin pour venir chercher à Marbrume ce dont elle avait besoin. A quel point l’imagination du pirate est-elle fertile? Elle n’en a aucune idée, mais mieux vaut couper court aux pires des scénarios. Elle le regarde alors qu’il parle. Je vais bien. Tu m’as manqué, pirate.

Associés commerciaux. Des magouilles entre un banni et un pirate quoi. Des gens qui se connaissent depuis avant la Fange, donc depuis avant que le rouquin ne soit marqué. Intéressant. Darius a l'air de se détendre, mais pose à nouveau ses questions, clairement cette fois. Il va bien falloir qu’elle parle, du moins un peu plus qu’eux, parce que sinon la tension risque de se réinstaller, et il faudra bien que l’un des trois débarrasse le plancher. Et ça… il en est hors de question. La curiosité maladive de Mathilde est réveillée. Elle veut savoir ce qui lie le banni et le pirate. Elle veut savoir ce qui se cache derrière l’apparente froideur du rouquin. Elle ne compte pas s’éloigner de Darius, pas avant de l’avoir serré dans ses bras et d’avoir pu échanger quelques mots.

- C'est une situation amusante pour l'honnête fermière que je suis. Son sourire s'étire. Si ça, ça les amuse pas tous les deux… elle n’a plus qu’à sortir sa bouteille pour les faire boire et les dérider un peu. Elle ramène son sac sur ses genoux et y enfouit la pomme entamée. Par quoi commencer? Répondre à Darius, pour achever de le tranquilliser. Je suis à Marbrume parce que Roger ne peut plus travailler, et que j'ai besoin de nouveaux bras. Pas besoin de dire que la raison pour laquelle Roger ne peut plus travailler, c’est Darius et la râclée qu’il lui a collée pour avoir osé levé la main sur la douce fermière. Alexandre de Terresang n'étant pas au Labret, il a fallu que je fasse le trajet pour espérer rentrer avec une paire de bras supplémentaires avant la prochaine pluie. Et puis un prêtre d'Usson m'a demandé d'en profiter pour aller me recueillir au Temple, où j'ai croisé un rouquin dont le visage m'était familier... je n'ai pas pu m'empêcher de le suivre. Au pas de course. Parce que je cours derrière les emmerdes, vous le savez tous les deux.

Elle hausse les épaules dans un signe d'impuissance, avec un petit air innocent. Ce n'est pas de sa faute. Elle est comme ça. Elle retrouve son sérieux, pour mettre les choses à plat. Vous savez tous les deux que je suis Mathilde Dumas, que je suis affiliée à l'Ordre, que j'ai une apparence d'honnête fermière vivant dans les environs d'Usson et que j'aide toute personne me demandant un service, peu importe son statut social, peu importe la marque ou la morsure. Vous avez tous les deux intérêt à me protéger, tout comme j'ai intérêt à protéger le secret de nos liens et des services que je peux vous rendre. Vous savez tous les deux que je suis d'une franchise déconcertante mais qu'il m'arrive de ne pas dire toute la vérité, pour ne pas nuire à mes protégés. Et vous adorez tous les deux mon pain et mon fromage de chèvre, même si le rouquin tire la gueule à chaque fois que je propose de manger parce que ça reste louche qu'une femme libre ait le cran de lui proposer de la nourriture sans qu'il la menace et sans rien attendre en retour. Ç'en est presque désespérant, mais elle a l'impression qu'elle doit lui fourrer la nourriture en bouche de force pour qu'il daigne l'accepter. Mathilde reprend en regardant Darius. Ton associé était un peu contrarié que je lui pose des questions contrariantes et allait m'accompagner à l'extérieur, vers un endroit plus sécuritaire pour que je regagne une auberge. Il pensait que ce n'était pas une bonne idée que je te croise.

Mathilde, toujours assise sur son tabouret, fait mine de détacher sa cape avant d’interrompre son geste et de les regarder, l’un puis l’autre. Est-ce que l’un de vous va me forcer à partir, afin que vous puissiez procéder à vos arrangements, ou bien est-ce que vous me faites suffisamment confiance que pour que j’entende des choses qui pourraient me valoir une pendaison si j’allais en parler aux autorités? Parce que si vous me faites confiance, j’ai une bonne bouteille. Le rouquin ne voulait pas trop que je l’ouvre, mais si mon autre associé le demande gentiment, je pourrais considérer sa demande et y répondre favorablement.