Opération exfiltration ? (titre en construction)

La carriole cahotait tranquillement dans les rues encore désertes du Goulot. L’aurore commençait à poindre, les Laudes n’avaient pas encore sonné, il se dégageait de la cité un air de froide tranquillité. A l’avant, au côté du conducteur qui menait un énorme buffle des marais, il y avait le coutilier Glemser, emmitouflé dans sa cape fourrée, son regard borgne embrassant continuellement les venelles qu’ils dépassaient lentement. Un autre gars de l’escouade XIII était à pied, et accompagnait la charrette, arbalète au poing. A l’arrière, Gunof regardait lui aussi le paysage, inconfortablement assis sur la rambarde du chariot, deux cadavres allongés à ses pieds, et un Grim ligoté, son arbalète crânement posé sur son genou e tenue d’une main. Loin derrière la carriole, une silhouette marchait lentement, à distance, mais à chaque fois que Gunof pensait l’avoir perdu, il réapparaissait.

« Faut encore me pardonner, et mieux, Glemser, mais là bas, je pourrais le cuisiner tout mon comptant, et je suis sûr que cette prise nous vaudra plus que vous voulez bien le suspecter. »
« C’est une prison grotesque et ruinée, et les deux geôliers sont de véritables… »
« Et je leur dois un service. Avec la garde de celui-là, ils seront contents et je pourrais faire mon affaire peinard. » répliqua Anton en désignant un Grim apathique et immobile et allongé du bout de la botte.
« Pendant ce temps, ces élans de générosité nous rallongent le trajet de moitié. » constata Glemser en grelottant, énervé d’avoir encore cédé aux lubies de son gars, qui, lui, haussa les épaules et le remercia de nouveau d’une voix contrite.

On arriva devant une petite mansarde trapue et en pierre. Un toit avait été bricolé en vitesse, mais on imaginait bien que la bâtisse n’avait été, dans ses jours glorieux, que le tronc d’une tour désormais coupée. La milice mit le pied à terre, on eut une petite conversation avec les geôliers, puis tout le monde alla vaquer à ses affaires. Glemser et le compagnon d’armes allèrent rejoindre leur pénate, Grim découvrit ses nouveaux appartements guidé par l’un de ses deux nouveaux gardes, tandis que l’autre répondait aux questions d’Anton, qui semblait se soucier du nombre de locataires qu’ils avaient actuellement dans leur établissement. La réponse lui fit plaisir : ils étaient fort peu. Anton, content, finit seul avec Grim dans sa cellule, une geôle ma foi spacieuse, bien qu’humide et infestés de tout type de parasites. Le saltimbanque n’avait pas été entravé par des chaînes, et on avait même retiré la corde qui l’avait ligoté jusqu’ici.

« Huff… Ca fera l’affaire, hé ? » dit Anton en inspectant le sombre cachot d’un coup d’œil appréciateur. « Regarre, t’as même un seau. Y’en a qui tuerait pour un tel luxe, sais-tu ?... Hum. » Il ne le regardait pas, ne voulait pas le regarder. Pour ce faire, il alla jusqu’à inspecter le dit seau, d’où une forte odeur d’excréments macérés se dégageait encore. « Huff… Bon. Tu te rappelles de ce que je t’ai dit, à la tour ? »

Gunof eut un air gêné, puis contemplatif. Il contemplait le petit saltimbanque, en silence, gravement. Dans sa tête, ça se bousculait. Il avait donc tapé si fort ? Crévieu non pas ! Le bonhomme devait avoir encore ses esprits. Alors pourquoi ne se rappelait-il pas la seule règle, le seul ordre qu’Anton lui ait jamais donné ? Fermer sa gueule, était-ce donc si difficile à comprendre ? La réticence de Torren à rappeler cette ligne de conduite simple, saine pour eux tous fit douter à Gunof de son plan. Le garde jouait à l’équilibriste, et sans filets bien solides là-dessous. A vouloir essayer de garder l’espion en vie, à vouloir garder toute sa famille en sécurité, il courait le risque que ce dernier, pris d’une soudaine envie d’indépendance, se soulève et parle à tout à chacun de sa situation. A ce petit jeu, Grim finirait avec le cou cassé ou le bras marqué, mais Gunof, lui, aurait quelques menus ennuis avec la hiérarchie, à cacher ce bestiau un peu trop officieusement, dans un caveau excentré, pour des raisons troubles. Ca ne serait pas l’exil, mais ça ne serait pas l’Esplanade non plus…

Et voilà qu’il tirait la gueule, l’artiste. Voilà qu’il faisait des mines. Ah l’ingratitude ! Ca assombrit passablement Anton, déjà un poil suspicieux. Un flot de souvenirs et de préjugés à l’adresse des artistes de rue lui revint. Sur leur langue bifide et leur propension à la trahison, leur soif de lucre et leur inconstance proverbiale, particulièrement. Pas question qu’il lui causa pareils tracas celui-là ! Anton souffla un bon coup en faisant les gros yeux, et quand il attrapa le baraquin, il le secoua de nouveau comme un arbre aux fruits mûrs. Il était bien décidé à lui remettre un petit dose de peur dans le cœur, au drôle.

« Qu’est-ce j’ai dit à la tour, hein ? Qu’est-ce j’ai dit, pardieux ?! Dis donc qu’est-ce j’t’ai dit mordieux de mordieux, avant que je te claque céans, dans ton ergastule merdeux ! »

« Huff… » Rassuré, Anton cessa de lui prêter attention. L’emprise se relâcha, et le garde s’écarta. Il s’apprêtait à faire les cent pas quand il considéra un moment le pot à pisse qui agrémentait la geôle. Il le bascula d’un coup de pied, la mit cul en l’air et y posa une fesse, un coude sur le genou. Il le pria de s’asseoir puis eut un nouveau soupir. Un gant passait dans sa barbe drue tandis qu’il le dévisageait d’un regard sévère. Grim se rappelait de la règle d’or, mais y avait mis le temps. Or la petite bastonnade était encore toute chaude, l’espion encore tout attendri par la rossade qui lui avait été appliquée. Que se passerait-il demain ? Ferait-il autant de manières qu’aujourd’hui ? Plus encore ? Et si l’affaire traînait, que sa détention se prolongeait, lui causerait-il de nouveaux ennuis ?

« Qu’est-ce que tu es, céans, Grim ?... » questionna-t-il avant de reprendre la parole sans attendre de réponse. « Tu es une monnaie d’échange. Tu es otage, entends-tu ? » Il ne savait pas comment mieux faire passer l’image, mais chercha un instant, les yeux bridés par la réflexion. « Tu vois, parfois, aux quais, un capitaine y égare quelque cargaison. Et si la cargaison n’est pas très amène, pas très légale – humhum –, et qu’elle est seulement perdue, il y perd, certes, rien que la valeur d'icelle. Mais si elle est trouvée par un chaland, cette marchandise, elle pourrait être source de bien des soucis pour son propriétaire, vois-tu… Il n’a plus qu’à prier que ledit chaland soit d’un naturel compréhensif, afin qu’il recouvre sa cargaison en y mettant le prix et en remerciant la Providence qu’elle lui épargne bien des ennuis. » Il se gratta la mâchoire en baissant un peu le regard. « Or, myssègue peut être du genre compréhensif, si le propriétaire n’a pas envie de faire de vague et régler l’affaire calmement… »

« Que crois-tu, toi ? Ton propriétaire, y fera des vagues ? Ou bien qu’y sera des gens calmes, qui veulent résoudre tout ça courtoi’ement ? »

Anton écouta le captif avec une attention particulière. Le cul sur son tabouret de fortune, il grattait avec lenteur et vigoureusement sa barbe sans vraiment regarder le saltimbanque, tout occupé à entendre ce qu’il avait à lui apprendre. Ca semblait le plonger dans de sacrées réflexions, et il se disait qu’effectivement, à la place d’Ecuviel, il aurait opéré comme disait Grim. Cet espion compromis, même s’il avait confessé qu’à un seul milicien la nature de ses missions, était, comme il l’avait si bien souligné, une preuve. Et gênante, qui plus est. Anton avait déjà des doutes quant à la confiance qu’il pouvait se permettre de prêter au petit traître, alors son propre employeur, qui avait beaucoup plus à perdre, ne ferait guère dans le détail. Le sort de Grim semblait réglé. Et un peu inéluctable. Car si Anton ne rendait pas l’artiste à son patron, il devrait l’offrir aux prévôts. Et ces derniers n’étaient pas tendres avec qui s’immiscer dans les affaires de leurs hommes d’armes. La roue et la pendaison récompenserait probablement les escapades nocturnes du malheureux garçon.
Cette pensée laissa un petit goût d’amertume au garde Gunof, qui ne put se faire tout à fait à l’idée.

Mais que faire d’autre ? L’évader ? Et pour où ? Il serait retrouvé tôt ou tard du fait de sa profession, et même s’il arrivait à se dissimuler quelques temps, l’affaire de son échappade risquerait de causer bien des tracas à son père Sven. Pis, Anton écoperait d’une sale sanction. Il risquerait même la potence, même si le simple renvoi des rangs semblait plus probable. Cela revenait, de toute façon, à presque-même : Anton déchoirait de son confortable petit poste pour finir à traîner avec des mauvaises gens jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il massa avec plus de force sa mâchoire, mais ça n’aida en rien à trouver une issue heureuse à cette sombre affaire, que ce soit pour le saltimbanque ou le garde.

Grim rendu à Ecuviel, il claquerait vite. L’espoir, pour Anton était plus d’actualité. Si ce dernier parvenait à faire comprendre que cet échange de bons procédés pouvaient découler sur une relation fructueuse entre milice et pègre, Anton en ressortirait grandi, c’est-à-dire plus riche. Mais il n’aurait dès lors aucune protection contre les caprices de l’Ecu rouge, sinon son efficacité. Se sentait-il vraiment de se mettre en si grand péril par cupidité ? Certainement. Mais l’hypothèse que la transaction se déroula mal continuait à le hanter. Mieux valait être sûr que désolé, non ? Ecuviel, s’il décidait qu’avoir un tel milicien pour épée de Damoclès, conclurait carrière et vie de celui-ci avant qu’il puisse faire quoi que ce soit pour le blesser.

Le saltimbanque n’avait donc pas tout à faire tort. La relation était dangereuse, précaire. Ca eut le don de gratter la tignasse d’Anton, qui hésita pendant un long frottement du cuir chevelu avant de se décider si oui ou non il voulait en savoir plus de la bouche de Grim ou si les renseignements qu’il pouvait lui offrir n’étaient pas un cadeau empoisonné. La curiosité eut raison de lui. Et puis, le rubicon était traversé, les dés étaient jetés, n’est-ce pas ? Ils ne pouvaient plus faire machine arrière.

« J’l’y fais, mon travail, Grim… J’l’y fais… Mais t’es une preuve. T’es un témoin. Un seul. Or un témoin : pas de témoin, tu saisis ? Ca seroye ta parole de pue-la-pisse contre la parole à luissègue, le marchand, le bourgeois, le riche. Comment que t’imagines que la justice tranchera ? Elle tranchera ton col, voilà ce qu’elle tranchera, et myssègue sera dans un sacré pétrin, et pour rien ! »

C’était bien la peine, de lui dire qu’il ne voulait pas de pétrin, l’Anton ! Cette petite chose de Grim, bien sournoisement, s’était replié sur lui-même, se refermait les bras sur le corps, se serrait en tremblant de sanglot, comme si, en se comprimant assez, il pourrait s’abstraire de la réalité, se réduire à l’état de caillou, disparaître de la surface de la terre en tant qu’être humain. Le saltimbanque savait bien mimer le sentiment d’abandon, se dit Gunof, qui contemplait la petite scène, mais cette fois-ci avec un œil quelque peu indifférent. Voire agacé. Son petit baratin à propos de la justice avait porté, trop porté même. Ca avait l’air de mettre son captif dans le pire des tourments, là où Anton espérait qu’il délivre toute information utile qu’il pût avoir, la langue excitée par la peur. Le garde, en habitué des interrogatoires, voulait que l’autre s’ouvre, qu’il se mette à table. Voilà pourquoi il semblait un peu plus dur vis-à-vis du cracheur de feu : qu’il arrête avec sa petite misère et qu’il parle ! Ils gagneraient tous les deux du temps, et dès lors pourraient chacun vaquer à leur occupation respective : Anton pourrait se servir des renseignements extorqués, Grim pourrait faire plus ample connaissance avec ses appartements.

Mais l’espion attrapé avait une autre idée en tête. Il rampa un pas jusqu’à son bourreau et protecteur et lui attrapa la main comme le ferait un mendiant. Interloqué, Anton laissa faire, pensant que l’homme allait confesser quelques informations utiles à lui. La suite le détrompa carrément. Grim mentionna l’idée du meurtre. Tuer Ecuviel… Le tuer, lui et ses dogues. Il déclara ce projet maudit les yeux dans le vide avant de remonter un regard luisant d’une étrange lumière jusqu’à un Anton stupéfié. Il fallait le détruire, il fallait l’occire, le bannir, non, ça c’était trop doux, il fallait l’éliminer de la face du monde, le faire disparaître, l’évaporer, c’était la seule solution pour qu’il ne nuisît plus. A mesure qu’il suppliait le garde paralysé de surprise d’exécuter une telle entreprise, les mains de Grim l’agrippait avec une force qu’on ne lui aurait pas soupçonné, qui étreignait le bras d’Anton pendant que ce dernier se sentait manquer d’air, son torse écrasé par une gangue de plomb.

Tuer ou se faire tuer, tuer l’Ecu rouge pour sauver des vies…
Anton balaya les serres du quémandeur brutalement comme il balayait de son esprit une telle hypothèse. Le discours qu’il lui avait tenu, qu’il agrémentait de messire et de pitié, l’agita grandement, le fit se relever d’un coup. Il se sentit mieux au moment où il surplomba ce petit ver d’espion, et les mots, durs, lui vinrent d’un coup, sans qu’il n’ait à penser.

« Pour qui tu as pris myssègue ? Je suis pas un assassin ! Ni pour tyssuège ni pour quiconque ! »

Tuer de sang froid, il l’avait déjà fait, mais ça avait été nécessaire. Et dans tous les cas, ça ne l’avait jamais mis à l’aise. Préméditer une telle chose, c’était devenir meurtrier de la pire espèce. C’était sacrifier un bon bout de son âme. Ici, ce n’était pas nécessaire. Non, pas nécessaire. Pour Grim, peut-être ! Pas pour lui. Lui, Anton Gunof, pouvait tout arranger, il pouvait essayer de tous les sauver, de protéger Grim et surtout – surtout – de se faire un beau paquet de pognon. Car si, aux yeux du garde, une telle entreprise n’était pas nécessaire, c’était parce que Grim parlait de tuer la poule aux œufs d’or. Rien de moins.

Il fit les cents pas en tournant autour de l’artiste et de sa proposition sacrilège, encore agité. Quand il réussit à calmer ses nerfs, il changea de sujet de conversation sans transition.

« Et d’où que tu le connais, ton patron ? Comment que t’as pu te mettre dans un tel boxon, mon tout-beau ? »

Il ne savait pas quoi lui dire d’autre, vraiment ? Anton, lui, voyait des myriades de choses. A mesure que son prisonnier racontait, avec une certaine verve soit dit en passant, sa malencontreuse rencontre avec ce bourgeois d’Ecuviel, il continuait à faire les cent pas, mais c’était non pas l’angoisse qui le faisait tourner en rond, plus un genre de surprise mêlée d’incompréhension. L’anecdote paraissait incroyable, et le garde soupçonna le jeune espion d’inventer et se décidait lentement à mettre une taloche pour redresser la vérité qui sortait de la bouche de l’artiste quand il parla de ce pêcheur que le riche trafiquant aurait assassiné de sa propre main. Cette référence fit écho à ce que le saltimbanque lui avait dit la veille, à propos de cette même affaire. Alors ce serait donc vrai ?

La chose paraissait impossible. Et ç’aurait été public ? Ca eut le don d’arrêter la marche éperdue et insignifiante du milicien. La suite du récit lui passa complètement au dessus de la tête. La cave, le sort humide de Grim, le marché démoniaque, tout avait été oblitéré par ce meurtre qui résonnait dans le cerveau méfiant d’Anton. Les petits yeux du limier ne lâchaient plus le visage perdu dans le vague de l’espion, on avait l’impression que, dans la noirceur du lieu, il le sondait en traversant chair et os. Son attitude, d’un coup, changea, au garde. Non pas qu’il fût moins tendu, tout l’inverse, mais il se dégageait d’un coup de ses gestes une douceur fausse. Il s’approcha du conteur avec lenteur, le considéra encore un moment gravement et caressa la tignasse emmêlée de Grim avec une espèce de tendresse feinte.

« C’est bien dur, ce qu’y t’arrive, Grim… Bien dur, au vrai… Ce marin – ce pêcheur – dont tu causes, qu’est-ce que tu voulais dire. Comment tu veux dire, qu’il l’a tué, ce ladre chez Tom ? Et quand tu dis « il »… Quand tu dis « il », tu parles bien de Theodemar Ecuviel, hé ? » De sa voix s’échappait une tension mal contenue et que Torren n’avait pas encore entendu, lui semblait-il. Quand il regarda le garde, le visage de ce dernier, dans la pénombre, paraissait moins fermé qu’auparavant. Grave, oui, mais ornementé de quelque chose d’un peu trop doux, un peu trop confortable.

Grim Torren chuchotait d’une voix essoufflée, étranglée, moribonde, ce qu’il avait vu. Il se remémorait avec horreur la scène dont il avait été témoin, « chez Tom », sans jamais lâcher le visage enténébré de son enleveur-sauveur des yeux. Lui le dominait de haut ; debout, il était penché sur lui et laissait un gantelet caresser la chevelure crasse du saltimbanque retourné comme il l’eut fait avec un enfant apeuré. A mesure qu’il racontait cette anecdote, Anton son public tout ouïe, le souffle ou l’eau lui vint plus difficilement. Il ingurgitait, pausait sa racontade, son interlocuteur restant patient. Non pas que l’ignominie de ce meurtre se réverbérait sur le soudard.

Non pas qu’il ne pût ressentir aucune pitié pour ce pauvre ladre mort sans sommation, sur le caprice d’un riche bourgeois enivré par un sentiment d’impunité, et, qui plus est, saigné à la gorge comme un vulgaire animal. Ca aurait pu parler fort à ses valeurs d’honnête bürger, à l’Anton, s’il avait entendu l’histoire dans un autre cadre, en dehors du service, à quelque dîner ou lors d’une réunion.

Mais ici, en service et en armure, dans le creux d’un ergastule froid et humide et ténébreux, après un quart nocturne pour le moins éprouvant, Anton pensait plutôt à son devoir. Il raisonnait en tant que le milicien qu’il était. Or le milicien, ici, flairait une belle affaire, quelque chose de juteux. Un homicide en pleine taverne, devant de nombreux témoins, de sang froid ? C’était à peine s’il ne salivait pas, notre limier, excité à l’idée de tenir ainsi l’Ecu rouge par un meurtre prémédité et horrifique. Avec une telle chose entre les pognes, le garde n’aurait plus jamais à se soucier de savoir si Théodemar essaierait ou non de provoquer sa perte si leur petite association prenait vie. S’il tentait de faire tomber Anton, celui-ci le ferait tomber plus bas encore. Foutu qu’il serait, il le mettrait dans une position foutûment inextricable, ce joli-cœur d’Ecuviel.

Tandis que Grim s’assombrissait une fois conclu son récit, Anton lui exultait. Il empoigna sans brutalité le cheveu de son prisonnier, un large et rare sourire sur les babines, peut-être pour que l’artiste ne remonte ses yeux jusqu’à lui. « Bien. C’est très pas mal, même, tout ça, très pas mal… » commenta étrangement le garde, la voix enjouée. Il caressa encore un peu le blondin pensivement comme s’il massa sa propre barbe avant de revenir aux affaires.

« Des témoins, hein ? En connaissais-tu, de chez Tom ? »

Il ne trouva, hélas, pas beaucoup de bois pour faire encore un peu brûler son espoir. Les yeux relevés une fois que la confession fut donnée dans le détail, ou peu s’en faut, l’espion alpagué essaya de voir dans le masque de son nouveau protecteur et geôlier quelque chose qui put le persuader que tout était pardonné, tout était fini, que ce mauvais rêve allait s’arrêter, la porte des geôles s’ouvrir, et l’hiver se conclure, là, devant le saltimbanque qui n’en pouvait plus de rêver si fort un bon bol d’air de liberté et une grosse dose d’oubli. Pas d’espoir, cependant. Rien, en fait, ne pouvait être lu sur le visage du milicien, qui regardait ailleurs, dans le vague principalement, et semblait réfléchir aux nouvelles informations qui lui étaient remises. Un moment il eut un geste, mais pas à l’attention du Torren, qui persistait à la fixer sans pour autant oser interrompre les spéculations du soudard. Il lissa un peu sa moustache, prit son menton en paume, puis la main gantée de l’homme abandonna la tignasse crasse de notre espion à la manque. Anton se redressait, toujours impénétrable aux interrogations oculaires de Grim.

Il eut un grand soupir, très lent et très profond, tout en se figeant en direction du mur. Sa langue passa sur ses dents et ses joues, et puis il eut un bruit de bouche. Toussa. La conversation, pourtant animée jusque-là, s’étiolait peu à peu, et le silence, nécessaire semblait-il pour notre ladre, mais oppressant pour le captif, s’installa peu à peu, charriant avec lui quelque chose d’un peu résigné. Anton ne paraissait même plus faire attention à Grim, malgré le regard brûlant et de plus en plus inquisiteur. Sa présence s’échappait, sa voix boudait, même son regard l’abandonnait. Il aurait pu sentir ce que sentent les pions, à cet instant précis, quand l’échange se rompit ainsi, progressivement.

« Bien. » C’était le dernier mot d’Anton. Et ceci dit, avec ce silence désespérant, cette indifférence, sinon manifestée, au moins feinte, il tourna casaque et se rendit à la porte, sur laquelle il tapa du poing. « J’va te trouver un gars qui t’emmènera une espèce de plaid ou quoi qu’ce soye. Oublie pas : tu causes qu’en la présence à myssègue. » L’huis s’ouvrit dans un hurlement métallique, Anton franchit l’embrasure, l’obscurité d’un couloir l’engouffra. La porte se referma.