[Intrigue] Murmures Régaliens [Caela]

    “Laissez moi vous conter nobles seigneurs, l’histoire d’une créature pas si vile qui bien qu’aimant la chair humaine, rêvait d’amour et de volupté! Vous en serez ébahis très chers amis, que dis-je? Subjugués, éberlués!”

    Haral se saisit de son Luth et gratta quelques accords entraînants avant d’entonner d’une voix claire.


    Une chope traversa la pièce avant d'atterrir non loin du comptoir sur lequel était assis le barde. Fort heureusement, ni la bière acide ni la bave biliaire qui en recouvrait son col n’atteint qui que ce soit. Et Haral se leva à la hâte tandis qu’une pluie, cette fois-ci de quolibets, s’abattait sur lui sous le regard atterré du tavernier qui commençait à craindre pour son échoppe.

    “Ta gueule Mortecouille! Retourne couiner au Chaudron!”

    Haral se retourna vers son employeur du jour et tâchant de mettre son Luth à l’abri dans son dos, lui roula de grand yeux courroucés.

    “Par les Saints-Rognons messire, ce que ces gueux peuvent être grossiers…”

    “Laisse les donc parler, “messire”. Je tiens à ce qu’aucune bagarre ne vienne saccager ma taverne, alors tiens toi à l’oeil!”

    Esquissant un sourire las le tavernier s’empara d’une chope qu’il remplit à ras bord de la même pisse insipide qu’il servait à ses autres clients. Le barde y trempa les lèvres et frémit légèrement, mais n’osa faire de commentaire, il avait bu bien pire et dans de bien pires endroits. Néanmoins cette taverne du port avait quelque chose de particulier. Une sorte d’ambiance de bout du monde, avec un goût d’aventure et de piraterie. Alors bien sur l’aventure était désormais morte dans l’oeuf, et si la piraterie avait le vent en poupe, il n’était plus question de voguer de ville en ville au gré des vents. Ce bout du monde était désormais l’unique extrémité d’un monde perdu. Et pour tout le reste…

    “Je me demande souvent comment tout ça est possible Mortenuit. Je ne dis pas que la vie était paisible, loin de là, mais regarde ce qu’on est devenus. Cette putain de fange rampe à l’intérieur de nos murs pendant que les Dieux nous assomment de tempêtes, qu’avons-nous fait tu peux me le dire? Toi qui prétend tout savoir.”

    Pour toute réponse les deux hommes échangèrent un regard fatigué et un soupir, avant que chacun ne replonge dans l’écho de sombres pensées. Y avait-il un seul homme au monde que la fange avait épargné? Un seul bienheureux qui pourrait dire que pour lui, rien n’avait changé?

    Haral était présent ce jour là, comment aurait-il pu en être autrement? Il se souvient d’avoir paniqué lorsque la tête d’un milicien avait roulé à ses pieds, l’aspergeant de sang encore chaud. Il avait lâché ce qu’il tenait alors - sans pouvoir se souvenir de quoi il s’agissait - et s’était barricadé dans une auberge toute proche en compagnie d’autres malheureux. La suite n’était pas bien glorieuse, il avait passé les douze heures suivantes terré dans un placard, tenant d’une main fébrile une dague qui ne le sauverait jamais de rien - et surtout pas d’un fangeux - baignant dans ses propres fluides et exhalant une terreur propre à ameuter tous les fangeux aux alentours.

    Voilà ce qu’il restait du fier ménestrel lorsque le sang coulait, loin de ses habituels coups d’éclat et de sa verve inégalée, il s’était pissé dessus comme le jeune soldat qui découvre pour la première fois les horreurs de la guerre.

    “Au moins certains auront trouvé en Marbrume un salut bien mérité! N’est-ce pas extraordinaire messire? Survivre à une telle épopée, j’en suis sans voix je vous l’assure!.”

    Il leva sa chope devant l’air incrédule du tavernier.

    “À ces fiers navigateurs messire! Puissent ces nobles survivants trouver en nos terres une rédemption qui je n’en doute pas, est bien méritée!”

    “Ecoute Mortenuit, évite de louer la gloire d’hérétiques chez moi tu entends? Ces gens ne sont pas comme nous, aucun des marins ici présent n’aurait dévoré ses propres morts pour survivre, tous auraient préféré se laisser crever de faim et seraient morts avec honneur. Ces gens là ne méritent pas qu’on trinque à leur santé, surtout pas.”

    Capable de supporter un rabrouage en règle, deux commençaient à faire beaucoup. Et lorsqu’on était un barde avec autant de talent et de renommée, un minimum de respect restait la moindre des choses, quoi qu’en pense ce balourd de tavernier aux moustaches sales et entortillées.

    “Je vous prierai messire de me témoigner le respect qui m’est dû! Après tout si vous m’avez fait mander, c’est bien que ma réputation m’a précédé et que mon talent est connu et reconnu. Cela mérite quelques égards n’est-ce pas noble Seigneur?”

    “Mais qui crois tu être?”

    “Si vous saviez messire, si vous saviez…”

Caela jouait distraitement avec les derniers légumes filasse qui barbotaient dans un liquide bien clair, les yeux fixés sur son petit bol en bois, et les oreilles grandes ouvertes. Enfin, depuis que le barde s’était arrêté de s’égosiller s’entend. L’idiot avait au moins eu l’avantage de s’attirer assez de quolibets, pour qu’elle attrape au vol un bout de pain bien entamé. La jeune femme l’observa du coin de l’œil le chanteur, aux cheveux aussi flamboyants que sa tenue, boire et discuter avec le tavernier lugubre.

C’était qu’il faisait bien tache, cet homme au sourire ravageur, dans cette taverne de vieux briscards. Même elle, sous couvert d’un bon décrassage et d’un sou ou deux , avait le droit de s’y rendre pour un bol de restes de la veille, accompagné d’un feu ronflant. La jeune mendiante consentait volontiers à un brin de toilette, si le temps passé ensuite à la taverne pouvait lui apprendre deux trois nouvelles croustillantes. Et, comme feu son père disait : « les bardes, pour trois chansons de braillées : c’est quinze secrets de révélés et une donzelle de déflorée. ». Un poète, son père.

– Au moins certains auront trouvé en Marbrume un salut bien mérité! N’est-ce pas extraordinaire messire? Survivre à une telle épopée, j’en suis sans voix je vous l’assure!.

Caela ouvrit grand les yeux à ces mots, et tourna la tête en direction de l’inconscient. Même elle, savait qu’il ne valait mieux pas aborder certains sujets, à certains endroits. Les quelques murmures , et regards mauvais, que s’attira le barde à la chope bien haut levée, ne faisait que renforcer son impression.

À ces fiers navigateurs messire! Puissent ces nobles survivants trouver en nos terres une rédemption qui je n’en doute pas, est bien méritée!

Il était indémontable, le bougre. Ceala s’amusa à l’écoute des grommellements agacés des autres clients taciturnes déjà bien imbibés.

– C’te Mortecouilles commence à me les faire chauffer moi, grogna homme à la mine aussi patibulaire que celle d’un fangeux. Faudrait pas qu’il continue, sinon c’est moi qui vais te le faire chanter.

Caela sourit de toutes ses dents, le visage caché derrière sa longue chevelure propre, quoique pleine de nœuds. Elle sentait une tension monter, et qui ne demandait pas grand-chose pour exploser. Les bagarreurs, en pleine besogne, laissaient toujours tomber quelques menus objets qu’elle se ferait un plaisir de ramasser. Alors qu’elle s’apprêtait à faire monter un peu plus la sauce, le barde se mit à déblatérer, la figeant net dans son élan.

Je vous prierai messire de me témoigner le respect qui m’est dû! Après tout si vous m’avez fait mander, c’est bien que ma réputation m’a précédé et que mon talent est connu et reconnu. Cela mérite quelques égards n’est-ce pas noble Seigneur?

Mais pour qui se prenait-il donc, ce rigolo ? Il avait beau avoir une jolie voix, un corps bien tourné et des habits d’assez bonnes factures, il faisait représentation dans un petit rade du port, et pas chez le roi en personne. L’attention désormais toute focalisée sur ce dernier, Caela se pencha un peu plus dans sa direction pour entendre ses dernières paroles presque murmurées.

Si vous saviez messire, si vous saviez…

S’il savait quoi ? Caela voulait savoir, elle. Elle ne savait comment décrire l’air abordé par le curieux personnage : nostalgique ? Ironique ? Triste ? Agacé ? Quoiqu’il en soit, le bougre en avait gros sur le cœur, et Caela se ferait une joie de l’aider à s’en délester un petit peu.

– Qu’est ce qu’il baragouine, l’autre faraud ?

– Je sais pas, mais je crois bien qu’il se fout de nous autres !

– Quand il nous chante pas ses ballades de chie-fangeux, c’est pour se la jouer noble avec nous !

Caela, désormais excitée à l’idée de trouver un nouveau moyen de se faire quelques sous, se joignit à la mêlée.

– Je l’ai entendu, glissa-t-elle à l’un de ceux qui lui avaient le plus lancé de quolibet tantôt. Pour sûr, j’ai peut-être une patte folle, mais mes oreilles sont sûres. Il a dit : « Je ne devrais même pas jouer pour ces gueux, moi qui suis si bien doté ! ».

– Doté ? s’exclama un géant aux muscles noueux en se relevant d’un bond. Eh ! Le foutriquet, si tu nous chantais à tous tes louanges au lieu de les murmurer comme un traître !

L’homme, en colère, vint écraser sa chope à côté du barde un peu trop fier pour les environs.

– Tiens, fais-nous donc profiter de ta grandeur, grand ménestrel à la réputation qui le précède. Moi, m’est avis que tu vaux pas mieux qu’une merde de fangeux, comme nous autres ! Alors, tu voulais chanter. Chante !

Caela se rencogna dans son siège tout en rongeant son petit bout de pain durement gagné. Elle avait hâte de voir comment le roux orgueilleux allait bien pouvoir réagir.

   Une énorme main vint s’écraser sur le comptoir à quelques pouces du barde qui sursauta et recula vivement, pas assez rapidement cependant pour éviter la giclée de bière acide qui lui sauta au visage. Une vive douleur s’infiltra jusque dans ses yeux tandis que le liquide coulait abondamment sur son pourpoint et qu’une odeur de chicots pourris vint lui chatouiller les narines. Haral se leva, contrit et outré, ne distinguant que les contours flous de la montagne de muscles qui se tenait devant lui.

    “Par les Saints-Rognons! Ne pouvez vous donc pas faire attention? Bigre! Jamais de mémoire de barde autant de rustres n’avaient été massés en un seul endroit ça je peux vous l’assurer.”

    Le barde s'essuya le visage avec sa main avant de constater les dégâts causés à sa propre personne.

    “Catastrophe! Calomnie! Malédiction! Avez vous vu ce pourpoint messire? Il est ruiné! Rui-né! Êtes vous fier de vous? Oh ça je n’en doute pas une seule seconde! Savez-vous combien coûte un vêtement pareil noble seigneur? Le savez-vous? Rien que vous ne puissiez vous payer ça j’en suis certain. Qu’ai-je fait? Qu’ai-je fait Ô grands dieux pour être entouré de tant de médiocrité?”

    Il pointa un doigt vers le visage - toujours flou - de son assaillant tandis que l’autre désignait toujours le fameux pourpoint disgracié.

    “Vous allez payer pour ça messire! Oh que oui! Il ne sera pas dit qu’un Mortenuit se sera laissé malmener par de vulgaires gueux sans mot dire, ça non par les Saints-Rognons! Ça non!”

    Se tournant vers le tavernier Haral l’implora tandis que dans l’auberge, le silence se faisait de plus en plus pesant.

    “Je vous conjure messire de restaurer l’ordre dans votre noble echoppe. Cette cité par à vau-l’eau noble seigneur, ça je peux vous le dire! Si rien n’est fait c’est l’anarchie qui nous guette, ou pire…”

    Visiblement navré le tavernier hocha silencieusement la tête en signe de refus tandis qu’une main énorme volait cette fois en direction du barde, qui les yeux encore brouillés de bièrrasse acide, ne la vit venir qu’au dernier moment.

    “Oh t’commence à m’faire mal au crâne l’asticot, t’vas pas la fermer un peu?”

    Le golgoth saisit le barde au col et le souleva comme s’il ne pesait rien, avant de le plaquer contre le mur le plus proche et d’approcher son visage du sien. Haral plissa le nez et les yeux tant l’odeur d’alcool et de dents vermoulues qui s’échappait du larron était forte. Il tenta de se débattre, en vain.

    “Bigre! À l’ai…”

    “Ta gueule Mortecouille, t’vas monter sur le bar, et t’vas chanter maintenant. Pas parler, pas crier, CHANTER.”

    “Da.. D’accord messire, comme il vous siéra…”

    Haral fut poussé sans ménagement vers le comptoir d’où l’oeillait un tavernier visiblement furieux, mais qui connaissait trop bien sa clientèle pour savoir que s’il mettait un terme à tout cela, la bagarre qui s’en suivrait lui coûterait des semaines de travaux. Penaud et peu assuré sur ses jambes, le barde grimpa sur un tabouret qui manqua de tomber à la renverse et parvint finalement à grimper sur le comptoir. De là il saisit de nouveau son fidèle Luth et observa son assistance. Qu’ils sont sales et laids se dit-il. Et sa pensée manqua un instant de franchir la barrière de ses lèvres, mais il se ravisa.

    Finalement, grattant quelques accords rapides, il entonna ce qu’il pensait être une injure dissimulée, et d’une finesse à l’épreuve de l’esprit épais de ces gueux alcooliques.





    Du moins l’espérait il…

Caela se cacha sous la masse emmêlée de ses cheveux pour sourire de toutes ses dents. La soirée s’annonçait belle et mouvementée. Quand elle vit la bière dégouliner du pourpoint du barde énervé, la jeune femme se redressa soudain très intéressée.

Comment allait-il réagir ? La colère était le meilleur des révélateurs de personnalités. Le barde jusqu’ici lui avait l’effet d’un homme fier et fort peu heureux de sa situation. Chanter dans ce film bouge ne lui convenait pas, la compagnie le rebutait, et il n’en avait nullement fait un secret.

« Si vous saviez messire, si vous saviez... »

Ces paroles tournaient en boucles dans sa tête. La jeune femme avait beau les retourner dans tous les sens, il lui semblait que quelque chose lui échappait. Une petite voix dans son esprit lui murmurait que ce bonhomme n’était définitivement pas clair.

« Vous allez payer pour ça messire! Oh que oui! Il ne sera pas dit qu’un Mortenuit se sera laissé malmener par de vulgaires gueux sans mot dire, ça non par les Saints-Rognons! Ça non!”

Il savait aboyer, ça Caela devait bien lui accorder, mais dans ce genre d’établissement c’était la morsure qui comptait. Rien d’autre. Le voyant se retourner en direction du tavernier, la mendiante ne put s’empêcher de soupirer de dépit. Un couard. Un enfant qui courrait dans les jupes de sa mère. À voir la figure désolée du tavernier, le pauvre garçon allait devoir se débrouiller seul.

Le crétin musclé joua son rôle à la perfection jusqu’au bout, attrapant le malheureux barde par le col pour mieux l’enjoindre à chanter. La scène tournait au spectacle, Caela agita la tête peu impressionnée.

– Chante ! Chante ! scandait en cœur les ivrognes attablés.

Le voilà qui se mettait à chanter. Caela devait bien le reconnaître, le regard dédain qui leur adressa était tout bonnement magnifique. Cet homme se prenait pour un noble, un roi, un dieu devant un parterre de fangeux. Calea plissa des yeux, prête à l’écouter attentivement.

– Le salopard, murmura-t-elle en voyant les clients avinés se mettre à battre la mesure un sourit béat aux lèvres. Qu’il nous pisse dessus et ils lui offriront un verre.

Une fois son grand numéro terminé, le butor qui l’avait menacé plutôt parce qu’il se sentait insulté, leva son verre à celui qui venait de l’insulter pour de vrai. Si Caela avait eu assez d’argent pour se payer une pinte, elle l’aurait levé en l’honneur du barde.

Un rire amusé s’échappa de ses lèvres, ce soir elle allait encore devoir jouer quitte ou double. Voyons qui d’un barde gouailleur à la langue trop pendue, et d’une mendiante affamée un peu trop maline pour son propre bien allait finir au mieux sa journée.

Elle se leva tranquillement sans s’attirer le moindre regard de la part des ivrognes encore trop occupés à chanter la chanson du barde, et récupéra au passage le pichet encore presque plein d’un homme inconscient avachi sur sa table ainsi que son verre à moitié rempli qu’elle renversa au passage.

– Incroyable, lâcha-t-elle au nouveau héros de la taverne en posant le pichet devant lui. Vraiment, une incroyable chanson messire. J’ai moi-même quelques talents pour les rimes. Tenez, servez-vous s’est offert par l’un de vos plus grands admirateurs.

Caela ignora le regard suspicieux du tavernier, celui-ci l’avait déjà assez vu traîner ses guêtres dans son établissement pour savoir qu’elle avait quelque chose derrière la tête.

– Vous êtes prêt ? continua-t-elle sans attendre de réponse.


Entre vous et les abrutis trop imbibés pour comprendre vos insultes
Il n’y a qu’une jouvencelle aussi belle qu’affamée
Entre vous et le poing d’un marin
Il n’y a que la patience d’une jeune fille insultée…


Dégoûtée par la faiblesse de ses rimes, elle s’arrêta en grimaçant avant de s’accouder à la table.

– Vous savez, il n’y a rien qu’un idiot déteste plus que d’être pris pour un imbécile. L’avantage avec un crétin soûl, dit-elle en désignant du doigt les clients avinés de la taverne encore occupés à chanter en groupe, c’est qu’ils sont souvent trop imbibés pour se rendre compte qu’on se paie leur tête. Le désavantage, avec les crétins soûls, c’est qu’un rien les énerve. Imaginons que je m’amuse à leur expliquer votre… œuvre. Comment réagiraient-ils à votre avis ?

Elle laissa un instant ses paroles le temps de se diffuser dans l’air.

– Hum… mais après tout je ne suis qu’une pauvre gueuse, et vous messire ,un roi ! Enfin, peut-être pas ? Qui sait ? N’était-ce pas vous qui, à l’instant, vous plaigniez à notre hôte de ne pas être reconnu à votre juste valeur ? Allons amusez-moi donc encore un peu avec vos rimes. En douceur il ne faudrait pas… agacer nos bons amis. Contez-moi donc, grand ménestrel, l’histoire qui vous a mené à tant de rancune à l’égard de votre condition.