Ce que la marée charie

Le soleil se couchait sur des quais encore humides des tempêtes de la veille, quand avaient reparu les chaloupes, les cotres, les cogues, les lougres et autant de noms jargonneux qui d'ordinaire remplissaient le port de Marbrume. Ce jour là, les esquifs s'étaient vus affrétés par la milice, le temple ou le quidam, quand ils n'avaient pas été tout bonnement réquisitionnés pour "l'Opération". "L'Opération", c'est ainsi qu'on surnommait la sortie en mer improvisée le jour même, après que de bon matin les premiers cadavres aient pointé le bout de leur nez au bord des quais ; forcément, ça avait fait jaser.

Sur ordre direct du Roy lui-même, représenté par son ineffable bailli ainsi que le captal, on avait donc prit le large pour s'en aller chercher la source de ce charnier flottant, que l'on n'avait pas tardé à dégoter. C'était une épave colossale, dont près d'une centaine de gueux avaient réchappé. Après les bisbilles sur place, les voiles furent donc remises pour s'en retourner au bled, chaque navire embarquant autant de réfugié qu'il pouvait.

« T'imagines, toi, baguenauder des éons avec ces hyperboréens ? » avait lancé un des hommes à son coutiller, qui n'était nul autre qu'Othon, au moment où il supervisaient le débarquement. L'Échalas haussa les épaules. Non qu'il ne s'intéressait pas à tout cela ; mais entre le soudain retour de l'esclavage, quoique réprimé, dans les murs de Marbrume, l'arrivée de nouveaux gens emportant avec eux un dieu que céans on vouait aux gémonies, ou encore l'idée qu'une autre cité du royaume ait pu jusque là survivre à la Fange, cela faisait beaucoup à cogiter. Othon ne se mettrait probablement pas martel en tête pour autant, mais faut avouer : ça rompait un peu le quotidien. « J'en sais trop rien, répondit-il à son subalterne, mais y'a pas à tortiller, c'est qu'elles sont mignardes, les gonzes d'Hendoire. »

C'est qu'en dépit de aléas du voyage et des privations, il se trouvait encore au sein des rescapés quelques drôlesses pas vilaine au regard. Et notre héros de se rincer l’œil, profitant sans scrupule des seuls haillons qu'avaient laissés les flots aux rescapés. Cela non plus n'avait échappé à la foule, qui curieuse étaient venus assister à l'arrivée des nouveaux sujet de sa Majesté el Rey. Bien heureux de refourguer le bébé à ses compères de l'intérieur tout en étant quelque peu frustré de voir déguerpir les donzelles, Othon mit pied à terre derrière ses derniers passagers, accompagnant les plus mignonnes vers les prêtres et les miliciens qui se chargeraient de les conduire au Temple.

Susurrant quelques promesses d'amour et de protection à une des belettes dont il s'était, par la force des choses, imposé sauveur, Othon congédia la matoise d'un pincement au fesses... et s'employa à dissiper la foule des badauds : « Là, on s'égaille, mes tout-beaux! gueula-t-il non ans gouaille. Allez, tirez pas cette bouille, elles s'en reviendront les poulardes, croyez m'en! Pis même qu'elles auront de la souvenance pour les jactances de voussègues, qu'elles y donneront de l'aymance! Allez, HUE! »

À peine avait-il congédié ses belles qu'Othon fut abordé par un nouveau godelureau, du genre atypique. Le jeune drôle, bien volubile, s'en vint gémir comme un damné ses questions au zélé factionnaire, lequel resta un instant interdit devant la faconde de son commensal. C'est que le zigue, non content de se targuer d'une copieuse jactance, jouissait, si l'on puis dire, d'une sacrée gueule de porte-bonheur.

Brièvement surpris par l'intempestif, Othon se prit pourtant assez vite d'une certaine compassion à l'égard de l'inconnu dont sa lézarde violacée disputait à sa ganache rouquine la première place parmi les tares. C'est que l'homme ne semblait pas mauvais bougre - ou du moins, il faisait montre des même soucis que ceux qui avaient agité précédemment le dizainier Zollern. Avec une tronche en miette pareille, c'était assez pour susciter un tant soit peu de sympathie.

Autant dire que notre héros, guère révérencieux, n'eût guère de manière pour répondre au pauvre hère venu témoigner, comme lui-même, son désarroi de voir filer les poulettes à peine débarquées. Il en partageait le dépit et ponctua, à l'image de son voisin, la tirade de ce dernier par un même glaviot, avant d'allonger de son long membre une claque sur l'épaule du brûlé.

« Vrai, c'est pas recte, répliqua Othon aussitôt. C'est noussègue qu'on les ramène, pis ceuxzigues qui s'en vont s'enjailler à loisance. Pouah! Même que je gage qu'à peine nos mirettes closes, ces drôles de druide s'empresseront d'y montrer leur sainte corne. » Il cracha de nouveau, à l'idée qu'un pareil cheptel finisse cuissé par des dévots du Dieu-bouc, ces fieffés queutards. « Si myssègue était pas de poste, crois m'en que je radinerais pronto en dessiller une voir deux, pis les soustraire à ces ratichons. Mais toi qu'es libre comme l'air, qu'est-ce que t'y poireaute, putenonne ? »

Difficile d'esquiver le regard du coutillier alors que celui-ci le dévisageait sans vergogne. Non pas que cela dérangeait Léandre qui était accoutumé à cela mais surtout, il espérait ne pas avoir à recroiser l'individu en mer, car il y a de grande chance qu'il se souvienne de lui. Et bien que milicien, il n'avait pas l'air stupide ! Enfin... Il était trop tard pour ça, puis il n'était pas venu sans raison, bien que pour le moment, il en apprenait guère sur ce naufrage. Il en apprenait plus sur la concupiscence de l'officier mais cela, Le Rouge n'en avait cure !

« T'la dis ! Vont repandre leur s'mence comme y répandent la bonne parole ! Gâchi que de laisser si bonnes ouailles... M'enfin, pas le temps de lambiner non plus ! J'suis revenu a'c la montante, 'nan j'dois finir de zyeuter mes filets et je t'raconte pas comment l'gosier l'est sec ! On verra après pour la gueuse ! »

Il jeta un dernier coup d'oeil au cortège des rescapés qui finissaient de disparaître dans les rues de Marbrume. Il n'avait pas eu sa réponse, mais si les curetons étaient là, ils iraient trouver refuge dans le Temple. Quelques rares – et riches – élues seraient peut-être autorisés à séjourner derrière les remparts, s'ils avaient quelques relations diplomatiques d'importances. Pour le moment, c'est le bateau et ses cales qui l'intéressaient, non les pauvres bougres qui avaient fuit un enfer pour en rencontrer un nouveau, Marbrume en ces temps difficile n'était pas tendre avec les étrangers.

« S'non mon brave coutillier ! Où qu'c'est que la carlingue s'est échoué ? Sur les hauts fonds à deux miles marins à l'est ? Vrai saloperie cela, 'reusement j'ai un faible tirant d'eau mais j'ai transpiré d'la raie plus d'une fois là-bas ! »

Et c'était pas un mensonge, combien de fois il avait joué avec la marée pour passer au moment propice ? Un endroit où la milice ne s'aventurait guère, leur bâtiments avec un trop important tirant d'eau risquer d'y laisser une partie de la coque. Du coup, un endroit idéal pour les contrebandiers !
Il s'approcha du coutillier, afin de lui parler d'une manière plus discrète.

« Pas vous r'contez des carabistouilles hein, on est honnêtes gens hein ! Mais savez qu'est-ce qu'on dit hein en cas de naufrage, meilleurs profits à meilleure arrivée ! 'me d'mande si y a pas moyen d'récupérer un peu de bois, rajouter d'gras dans la soupe hein ! »

Après tout, les lois maritimes étaient clairs sur tout ce qui était des naufrages, premier arrivé, premier servit ! Puis en ce moment, avec la Fange, peu de gens avaient du s'aventurer sur les plages pour y récupérer ce qui traînait. Et puis, si la cale était encore accessible, il y avait peut-être moyen de tirer un jolie bénéfice !

« Peut-être qu'un godet pour discuter d'ça serait le bienvenue, non ? S'en pensez quoi ca'ptaine ? »

Et un petit dessous de table pour faire glisser tout ça, c'était une manière qui avait fait ses preuves !