La chaleur, la noble et l'artisan [Idalie d'Auvray]

Que faisait Ulrich Turlold lorsqu'on lui disait qu'il n'avait pas à se perdre dans mille et un compliments tous plus gentils les uns que les autres? Il en mettait encore davantage! Idalie, loin d'être habituée à ce genre de propos élogieux, avait envie de disparaître tant elle sentait le rouge lui monter aux joues. Elle ne savait plus où se mettre, et ses yeux s'écarquillèrent légèrement quand elle vit l'artisan approcher sa main de sa joue. Elle eut un mouvement de recul et, au même moment, Ulrich se ravisa. La noble se gratta la nuque et avisa l'air désolé de son interlocuteur, lui offrant un sourire sincère, mais quelque peu embarrassé à sa petite boutade. Le grand sage n'était pas très sage... Il rit aux éclats et elle l'accompagna doucement pour ne pas prolonger le malaise, mais détourna rapidement la conversation vers la raison de sa venue. Ulrich était beaucoup trop charmeur pour son propre bien, beaucoup trop inconscient des problèmes dans lesquels il pouvait se retrouver s'il tentait encore de l'approcher – et de ceux qu'il pouvait lui apporter. Elle osait à peine imaginer ce que son sergent de frère dirait ou ferait à l'artisan s'il apprenait qu'il avait tenté de la toucher, même relativement innocemment. Elle aurait dû entrer avec Ilda... Ilda! Bon sang, la domestique l'attendait encore à l'extérieur. Elle l'avait complètement oubliée avec toutes ces histoires.

La discussion se poursuivit malgré tout sur un ton assez léger. Idalie n'avait pas eu le temps de proposer les repas, Ulrich s'étant chargé de les proposer comme monnaie d'échange. Six repas contre deux bancs, cela semblait une aubaine pour la jeune femme vu le temps qu'il consacrerait pour réaliser les bancs et la matière première nécessaire pour la confection du meuble. Elle décida d'accepter et d'en donner au charpentier pour son argent lorsque viendrait le moment de servir lesdits repas, qui seraient copieux.

« Un crachat dans la main? répéta-t-elle en plissant le nez avec une moue entre la perplexité et le dégoût. Quelle drôle d'idée. C'est d'accord pour six repas. Je crois qu'il serait néanmoins préférable qu'ils vous soient livrés à l'atelier, si cela ne vous ennuie pas. Je m'assurerai évidemment qu'ils restent au chaud. »

La jeune femme sourit et prit de sa main délicate celle d'Ulrich pour la serrer doucement. Elle aurait bien voulu répondre positivement à sa demande, mais elle craignait que certains nobles ou bourgeois se montrent désobligeants s'ils voyaient une personne de rang moindre attablée près d'eux. Même si l'auberge possédait un dispensaire et accueillait de ce fait les moins nantis, il n'en demeurait pas moins qu'il s'agissait d'un établissement huppé et que les différentes sections étaient bien séparées. Il valait mieux faire preuve de prudence et éviter à Ulrich de potentiels problèmes...

« Il vaudrait mieux que je rentre, dit-elle en reprenant sa main. Je me suis attardée beaucoup plus longtemps que prévu et je ne saurais faire attendre ma domestique davantage. Elle a été bien assez patiente ainsi. »

Idalie s'étira pour attraper la plume à dessin d'Ulrich et tira sur le morceau de parchemin pour le ramener vers elle. Calmement, la tête légèrement penchée, elle traça alors le chemin à suivre depuis l'atelier pour rejoindre l'auberge. Le dessin ne faisait visiblement pas partie de ses talents, mais le tout restait assez clair pour qu'il sache où se diriger dans la Hanse, soit vers la partie du quartier qui longeait l'Esplanade.

« Voilà le chemin pour rejoindre l'auberge, déclara-t-elle en repoussant le matériel vers Ulrich. Neuf heures vous conviendrait-il? Nous éviterons les grandes chaleurs si la journée de demain ressemble à celle d'aujourd'hui et je n'accaparerai ainsi pas toutes vos heures de travail. »

Idalie se leva et observa un instant l'artisan. Elle était mal à l'aise face aux propos qui suivraient, mais elle savait qu'elle n'avait pas le choix d'en faire part à Ulrich.

« Je dois cependant vous demander de... faire preuve de retenue, dit-elle. Vous... vous êtes très gentil et très charmant, mais... je ne peux accepter... tout cela. »

La jeune femme désigna l'ensemble qu'ils formaient d'un geste vague dont elle seule avait le secret, puis replaça une mèche derrière son oreille.

« Je ne peux me le permettre. Et vous non plus d'ailleurs. »

Idalie eut un sourire désolé. Peu importe s'il était sérieux ou s'il jouait, ils venaient de mondes irréconciliables et le moindre faux pas aurait tôt fait de ternir leur réputation. Elle s'en voudrait terriblement de faire honte à son frère ou de ruiner ses chances que le comte de Beauharnais la veuille pour épouse pour une histoire qui était innocente, mais qui pouvait être perçue autrement d'un œil extérieur.

« Plus de gestes ou de compliments ambigus, d'accord? demanda-t-elle cette fois avec plus de direct, mais toujours avec douceur. Pouvez-vous m'en faire la promesse ou devons-nous renoncer à notre collaboration et à notre bonne entente, voire à notre amitié, si vous me permettez de présumer que nous puissions être amis? »