[Animation Mai]Apparition de Rikni

Si Idalie sursauta en sentant la main d'Edwige se refermer sur son bras, elle n'y porta bien vite plus attention, trop occupée à imiter la prêtresse et à fixer les herbes hautes et les bosquets. Un certain soulagement la parcourut lorsqu'elle aperçut que la créature qui suscitait ainsi son inquiétude était un simple mulot. Fausse alerte.

La jeune femme rit aux paroles de son accompagnatrice. Un serpent-fantôme. Pour signifier à Edwige qu'elle ne lui en voulait pas de sa réaction, elle se contenta de balayer l'air de la main en souriant. En d'autres circonstances, elle se serait probablement agrippée à la personne la plus près d'elle également.

Emboîtant le pas à la prêtresse pour se diriger vers le portail, Idalie acquiesça à ses dires. Elles avaient bien peu d'informations utiles pour mener leur enquête, aussi semblait-il impensable de ne pas tenter de percer les mystères qui enveloppaient la lugubre résidence des Melchior.

« Douce Anür », souffla Idalie en voyant la clochette rester dans la main de la pauvre Edwige.

Peu après, la porte d'entrée s'ouvrit – la noble craignit presque qu'elle brise en deux devant ses yeux – et dévoila une domestique, qui laissa toutefois bien vite la place à la maîtresse des lieux. Avant d'entrer, Idalie jeta un bref regard à Edwige, puis laissa celle-ci prendre les choses en main auprès de leur hôtesse, se contentant de jouer le rôle d'observatrice.

Il était étrange de se trouver face à cette dame dont on parlait sans jamais la voir. Elle avait un quelque chose d'unique, une présence d'un attrait inexplicable qui faisait qu'on avait envie de l'écouter – ce qu'Idalie fit sagement.

Le récit laissa la noble perplexe. Dame Melchior avait eu le premier serpent, mais la milice n'avait pas été alertée et aucun autre reptile n'avait été aperçu, d'après Maggie. La domestique avait également raconté avoir vu quelqu'un l'épier. Et puis cette histoire d'enfant illégitime... Peut-être avait-ce été là l'objet de la mystérieuse dispute des Velmers également? Les événements des deux résidences partageaient de nombreux points communs, mais comment les lier à ces apparitions que l'on attribuait à Rikni?

Un bruit sourd tira Idalie de ses réflexions. Par réflexe, elle suivit la prêtresse lorsqu'elle se leva et resta interdite devant la vision qui s'offrit à son regard : une couleuvre noire qui serpentait paresseusement sur le lit de la chambre principale. D'instinct, elle recula d'un pas, même si la bête était encore beaucoup trop loin pour représenter un risque. Les yeux fixés sur le reptile, elle garda le silence de longues secondes, le cœur battant, la tête fourmillant de questions et d'hypothèses.

« Ma mère, Mademoiselle d'Auvray? appela la veuve plus loin dans la demeure. Tout va bien?

- Oui, ce n'est rien, un simple objet qui a basculé et a fait quelques dégâts », s'entendit dire Idalie.

Dame Melchior avait-elle menti? En savait-elle plus qu'elle le prétendait? La jeune femme ne croyait pas que le hasard faisait si « bien » les choses. Et pourtant, rien n'indiquait que la vieille dame puisse être coupable de quoi que ce soit. Une pensée traversa l'esprit d'Idalie, qui parvint finalement à pivoter vers Edwige.

« Je crois... Je crois que quelqu'un qui n'a pas intérêt à ce que la vérité soit dévoilée sait que nous enquêtons et que cette personne tente de nous faire peur, murmura-t-elle, un air incertain sur le visage, surveillant toujours du coin de l'œil la couleuvre. Et je crois que cette personne était... ou est encore ici. Peut-être... »

Un vacarme en provenance de la salle à manger, qui menait au jardin, interrompit Idalie. Les deux jeunes femmes purent ensuite entendre un bruit de verre brisé, puis un cri de rage poussé par une voix qu'elles connaissaient encore peu, mais qu'elles pouvaient identifier comme étant celle de Maggie. Idalie se saisit du bras de la prêtresse, comme pour la protéger ou l'entraîner plus loin. Elles avaient eu tort de s'aventurer dans cette maison ainsi.

« Des miliciens, lâcha-t-elle finalement. Il faut aller ch... »

Une nouvelle fois, elle s'arrêta. Des pas avançaient dans leur direction. À la course.

Apparition de Rikni

Sa poitrine se serre, comme prise dans un étau. Pour la jeune prêtresse, sujette aux angoisses, cette sensation est familière. Le malaise la gagne. Ce n'est pas la première fois qu'elle voit un serpent dans sa vie, mais jamais elle n'en avait étudié d'aussi près, et celui-ci est plutôt corpulent. Des images fantasmées mûrissent dans son esprit, motivées par la crainte de voir le reptile s'étirer et se propulser en un battement de cil pour planter ses crochets dans sa gorge. Dans la pièce, tout n'est plus qu'écailles à ses yeux. S'il y en a une bête allongée les draps, alors pourquoi pas une autre lovée dans ces rideaux, une en haut de cette armoire, ou encore une autre entre ses pieds en ce moment même ...

C'est Idalie qui, bénie soit-elle, la tire de cette spirale descendante en lui adressant la parole. Les yeux larmoyants, Edwige trouve la présence d'esprit de fermer la porte, appuyant son dos contre le bois pour reprendre son souffle. La novice n'est clairement pas taillée pour le terrain, mais malgré la pâleur de son visage, elle fait l'effort de prendre sur elle. En cela, la théorie de sa comparse lui paraît fort probable.

- ... Nous faire peur...? balbutie la brune d'une voix chevrotante. J-Je crois que cela fonctionne...

Le vacarme qui suit achève de glacer son sang à la clergesse. La voix portante de Maggie résonne depuis le hall. Se pourrait-il que la servante ait des ennuis en bas? Sans crier gare, la bannerette saisit son poignet pour l’entraîner vers la sortie du salon de thé, mais leur course est aussitôt interrompue par des bruits de pas empressés.

Une silhouette inquiétante leur coupe la route, n’apparaissant qu'une fraction de seconde avant de dépasser l'encadrement de la porte. L'instant fut si bref qu'Edwige ne parvint pas à en saisir les traits. Tout juste peut-elle dire que l'intrus possède un corps svelte, une chevelure sombre en bataille, et une peau si pâle qu'elle lui sembla grise. Les pas continuent de résonner dans le couloir, leur son laissant penser que l'inconnu se déplace pieds nus.

La prêtresse ose tout juste pointer son nez hors de la pièce lorsque Maggie les rejoint, grimpant lourdement les marches avec une vigueur insoupçonnée. Son visage est rouge, haletant, et terrifié.

- Je l'ai vue...! s'écrie la vieille femme avec une quinte de toux. Notre Déesse... J'ai vu Rikni!

Edwige échange un nouveau regard circonspect avec sa voisine. Il ne lui semble pas que la Déesse des Songes soit du genre à trotter dans les manoirs de la noblesse, mais la silhouette tout juste aperçue était en effet plutôt sinistre.

- De grâce, Maggie, geint la veuve qui approche dans leur dos. Si Rikni devait se révéler à l'humanité, ce n'est pas par vous qu'elle commencerait!

- Je l'ai vue vous dis-je! insiste la concernée, encore sous l'effet de l'adrénaline. J'ai surpris une ombre dans la grande salle en faisant la poussière, je pensais attraper un voleur... J'ai bondit dans la pièce et elle se tenait là, devant moi, à me dévisager avec un serpent autour du cou!

Le silence tombe face à ces révélations. Les pas ont cessé. Cela ne fait pas grand sens, songe la novice dont les frissons s'emparent.

- Comment est-ce possible...? s'interroge celle-ci en s'en remettant à Idalie. Comment quelqu'un pourrait-il traverser un étage de la sorte sans que nous le remarquions? Il n'y avait pas d'autre porte dans cette chambre...

Le temps de se remettre de ses émotions, Edwige laisse le soin à la noble de procéder à la suite. Se pourrait-il qu'il y ait dans cette maison d'antiques passages que la propriétaire des lieux ignore...? Et où se trouve cette inconnue à présent? Quoi qu'il en soit, la jeune femme n'ose plus se séparer de ses pairs...

Aurait-elle dû se lancer héroïquement à la poursuite de cette étrange silhouette qui, aussitôt apparue sous leurs yeux, avait passé le pas de la porte pour disparaître dans l'un des couloirs de la résidence? Était-ce seulement prudent? On leur avait dit de tenter de résoudre le mystère entourant la prolifération des reptiles sur l'Esplanade. Cette mission qui, à première vue, avait semblé sans danger à Idalie, se révélait maintenant être de plus en plus effrayante... Figée de stupéfaction, le cœur battant, la noble déglutit légèrement et mit quelques secondes à reprendre ses esprits. Son sang-froid. Elle devait garder son sang-froid. Elle avait fait face à pire qu'à des serpents ou d'étranges apparitions.

Les cris de Maggie achevèrent de faire sortir Idalie de son immobilisme. La vieille domestique jurait avoir aperçu Rikni, une certitude que la maîtresse des lieux ne partageait pas. La noble échangea un regard avec Edwige qui, en toute vraisemblance, doutait des propos martelés par Maggie.

Le silence régnait à présent dans la demeure. De moins en moins rassurée, Idalie tentait malgré tout de conserver son calme, car la prêtresse paraissait compter sur elle pour gérer cette situation qui, pourtant, lui échappait totalement aussi.

«« Certaines demeures de l'Esplanade ont des entrées de service cachées pour les domestiques ou, parfois, des passages secrets, expliqua Idalie à voix basse en questionnant Maggie et la veuve Melchior du regard.

- Nous avions jadis une entrée menant de la cave directement au verger, mais elle a été condamnée il y a longtemps, indiqua Maggie. Mais de vulgaires portes ne peuvent arrêter Rikni, de toute manière!

- Par la bonté des Trois, Maggie! », s'impatienta la veuve en attrapant une statuette décorative avec une force surprenante.

L'espace d'un instant, Idalie crut presque que la dame allait asséner un coup à sa domestique pour la faire taire tant elle semblait exaspérée. La veuve s'éloigna plutôt d'un pas impatient en direction de la cave, où elle comptait bien vérifier l'état de la porte elle-même et régler son compte au trouble-fête.

« Dame Melchior, ce n'est pas prudent, nous ign...

- Mademoiselle d'Auvray! »

Dame Melchior disparut sans rien ajouter. Nul besoin de le faire, Idalie avait bien compris le Taisez-vous sous-entendu par le ton de la veuve. Celle-ci semblait désormais remettre en cause son hypothèse concernant la punition des dieux et croire à un vilain stratagème. Rikni était bien trop futée pour se montrer ainsi à une simple domestique sans raison. S'il était des élus qui recevaient la visite des dieux, Maggie n'en faisait assurément pas partie!

Si personne ne savait où se trouvait leur invité mystère, Idalie crut raisonnable de supposer que cette personne ne chercherait pas à s'attarder entre ces murs maintenant qu'elle avait été repérée. Elle établit rapidement un plan pour tenter de coincer l'intrus et l'exposa aux deux femmes :

« Maggie, suivez Dame Melchior et restez attentive aux bruits dans la maison. Edwige et moi allons nous empresser de rejoindre le verger. S'il s'agit de la seule issue, nous pourrons peut-être intercepter l'intrus et mieux voir son visage, voire appeler rapidement à l'aide. Ne faisons rien d'irréfléchi. »

Sans plus de cérémonie, Idalie entraîna Edwige vers l'extérieur. En marchant, elle adressa une prière aux Trois pour que le vent tourne en leur faveur.

Apparition de Rikni

L'adrénaline redescend chez la prêtresse alors que sa partenaire de recherche la mène vers la sortie arrière. Le verger s'étend sur une bonne surface pour une propriété de ville, présentant aux deux enquêtrices quelques rangées d'arbres en piteux état. Le gui a envahi les branches en maints endroits, suçant dans les dernières réserves des fruitiers agonisants. Outre le manque de soin accordé au jardin, il est clair que ces pommiers sont trop vieux pour nourrir qui que ce soit, même les oiseaux. Quant aux poiriers qui longent l'intérieur des murs, ils disparaissent bien vite sous une épaisse glycine. Délaisser un si beau terrain cultivable de la sorte est presque révoltant en ces jours de disette.

Edwige stoppe ses pas à l’orée des hautes herbes, prise d'un doute. Quelques nuages se sont levés, annonciateurs d'une pluie prochaine. La brise balaye la cour avec légèreté, sans que le moindre mouvement suspect ne vienne perturber le silence. A en croire dame Melchior, le jardin est sans danger, mais cette information devient plus difficile à croire maintenant qu'une couleuvre se prélasse dans ses draps.

- Je ne pense pas que nous trouverons de serpent en liberté ici, réfléchit la novice à voix haute. Nous avons fait fausse route, ils ne se déplacent pas seuls et ne sont pas non plus distribués au hasard. Quelqu'un espionne ces gens. Notre conversation avec la baronne nous a valu un serpent, la dispute des époux Velmers leur en a valu deux... Qu'est-ce que cela signifie...?

Un bruissement de taule froissée tire la brune de sa réflexion. A une dizaine de mètre des deux jeunes femmes, la porte d'une trappe oblique s'ouvre, révélant une nouvelle fois le visage rougeaud de Maggie. Le passage n'était en fin de compte pas si condamné que cela, apparemment.

- Quelqu'un a brisé le cadenas et l'a raccroché pour tromper les apparences, déclare la domestique.

- Très clairement un comportement divin, ne diriez-vous pas? raille sa maîtresse quelque part dans le sous-sol. Allez-donc nous chercher la garde, Maggie. C'est en dehors de nos compétences à présent.

Edwige demeure silencieuse quelques instants supplémentaires. Elle se tourne vers sa camarade, une sinistre déduction dans le regard.

- L'inconnue a dû croiser la servante de madame en voulant rejoindre la cave pour sortir, théorise-t-elle. L'ayant alertée, elle est remontée à l'étage où nous l'avons aperçue un bref instant. Peut-être s'y cache-t-elle encore...?

Convaincue que le verger ne recèlera de rien d'autre, Edwige invite Idalie à retourner avec elle à l'intérieur. La prêtresse grimpe les marches à nouveau, une sensation de lourdeur se frayant un chemin dans le creux de son ventre. Le serpent étant probablement toujours lové dans la chambre de la propriétaire, elle décide de ne pas fouiller cette pièce, et au contraire de suivre le dernier chemin connu de l'intruse à la peau grise.

Plusieurs embranchements s'offrent aux exploratrices, mais un coin de tapis retourné réduit la piste à seulement deux portes. La première mène à une petite bibliothèque personnelle, tandis que l'autre renferme une salle de prière ornée d'un autel aux Trois. Dans les deux cas, toutes les fenêtres sont bien fermées. La théorie de passages secrets évoquée par la bannerette semble naturellement revenir sur la table. Après près d'une heure passée à longer les murs à la recherche d'un courant d'air, c'est une petite encoche sous l'autel qui attire leur attention. Une porte dérobée se révèle sous le promontoire, tout juste assez haute pour les laisser passer accroupies. La prêtresse lève le nez vers Idalie, une mine peu enjouée sur les traits.

- Maggie va amener la garde, soupire la religieuse. Qui que soit cette étrange personne, j'ai peur que cela ne soit réglé dans le sang sans possibilité de parlementer. Je n'aime pas l'idée de descendre là-dedans, mais je doute que nous ayons d'autre opportunité de résoudre cette affaire paisiblement...

Cette remarque est presque formulée comme une question. Edwige aimerait savoir si la demoiselle d'Auvray accepterait de l'accompagner dans cette descente vers l'inconnu. Le passage qui s'ouvre devant leurs yeux n'est peut-être que le premier d'une longue série oubliée depuis des années. Qui sait ce qu'elles trouveront si elles franchissent cette porte...

La théorie d'Edwige rejoignait celle d'Idalie : la prolifération des serpents n'avait rien de naturel et, pire, elle était ciblée. Quelqu'un tentait de faire passer un message à certains nobles. Quelqu'un souhaitait les effrayer. Quelqu'un leur voulait du mal. Mais pourquoi? Et, surtout, qui? Les questions étaient nombreuses à s'entrechoquer dans l'esprit d'Idalie. Cette histoire n'avait aucun sens. Si une personne – voire plusieurs – était à l'origine des méfaits, elle avait, d'une façon ou d'un autre, accès à l'Esplanade, et elle était capable d'y transporter subtilement une certaine quantité de reptiles. Elle savait où trouver les serpents. Elle en faisant peut-être l'élevage quelque part. Un élevage de serpents... Cela existait-il réellement?

Idalie interrompit brusquement ses pensées en entendant du bruit. Elle sentit ses muscles se détendre légèrement en voyant la domestique sortir de la trappe, dont l'accès avait été forcé. Au moins, ce mystère-là était désormais résolu.

La noble acquiesça aux paroles d'Edwige. Vu la tournure des événements, il était vraisemblable que la personne qu'elles avaient aperçue se cache dans la résidence en attendant de pouvoir s'échapper. Par précaution, Idalie voulut suggérer d'attendre la milice à l'extérieur en surveillant les issues, mais la prêtresse l'entraîna entre les murs du manoir. La jeune femme devait avoir une idée derrière la tête, aussi décida-t-elle de lui faire confiance et de se fier à son instinct.

La recherche fut longue, et Idalie était en train de se demander ce qui pouvait retenir Maggie ainsi lorsque, dans le même mouvement qu'Edwige, elle remarqua une petite encoche qui laissa bien vite place à une porte cachée. Un passage secret.

« Il vaudrait mieux attendre la milice, Edwige, fit Idalie en jetant un regard inquiet vers la porte. Cette inconnue est peut-être armée et elle semblait avoir un serpent avec elle. Si elle décide de nous attaquer, je crains que nous ne sortions jamais de cet endroit. »

C'est une Maggie à bout de souffle qui débarqua quelques minutes plus tard en compagnie du milicien avec qui Idalie et Edwige avaient discuté plus tôt. L'homme paraissait agacé. La noble aurait mis sa main au feu que la domestique lui avait fait un récit assez... imagé de ce qui se passait entre les murs de la résidence Melchior.

« Ma mère, Dame d'Auvray... », soupira le milicien tandis que, plus loin, un de ses collègues questionnait la maîtresse des lieux.

Après une courte explication, l'homme consentit à descendre dans le passage secret, passant devant la prêtresse et la noble, qui conservèrent une distance raisonnable avec lui pour pouvoir fuir au besoin. Le passage était sombre et poussiéreux, signe que personne n'y avait circulé régulièrement depuis bien longtemps, à tout le moins près de la demeure Melchior. Il s'étendait sur une distance surprenante. Impressionnante, même.

« J'ai l'impression qu'il relie un réseau de résidences, théorisa Idalie dans un murmure. Nous avons beaucoup trop avancé pour toujours être sur le terrain des Melchior... Nous devons avoir atteint au moins le manoir des Roseille. »

Elle s'interrompit, comme calculant la distance parcourue, puis acquiesça pour elle-même, certaine de ce qu'elle avançait.

« Cela expliquerait comment elle réussit à se déplacer des les quartiers nobles sans se faire voir... »

Un bruyant Hé! du milicien fit sursauter Idalie, qui vit la fameuse silhouette se dessiner plus loin. Le milicien se lança à la poursuite de l'intruse, accélérant avec une étonnante vivacité. L'inconnue prit alors un tournant, l'homme d'armes sur les talons. Un cul-de-sac. Erreur fatale... mas pour qui?

Apparition de Rikni

Les deux jeunes femmes n'ont pas à attendre beaucoup plus longtemps avant que la garde ne se présente enfin aux portes. A en juger par l'expression sceptique du milicien, le délai ne fut pas tant lié à la distance qu'aux propos fantasques de la domestique. Fort heureusement, l'homme se montre plus coopératif une fois la situation clarifiée.

Jamais encore la prêtresse ne s'était glissée dans un passage si étroit, hormis peut-être cette fois où, âgée de six ans, elle avait échappé à la vigilance de sa famille pour aller se coincer dans un erdstall. Peu de souvenirs de ce moment subsistent encore en sa mémoire, mais à l'instant même où le passage commence à s'enfoncer sous terre, tout semble resurgir. Il avait fallu près d'une journée pour la sortir de là. La terreur d'enfance refait surface, faisant grimper son angoisse en flèche et la forçant à marquer une pause pour reprendre son souffle.

- Je... bredouille l'innocente. Je crois que je n'aime pas beaucoup les espaces clos...

Après un instant de répit, la novice reprend la progression, s'excusant platement de cette tardive réalisation. Une chance qu'elle soit accompagnée, autrement elle n'aurait jamais pu aller plus loin.

Le passage ne ressemble plus à un couloir dérobé destiné aux serviteurs, mais bel et bien à une sorte de muche. Les théories d'Idalie l'aident à ancrer ses pieds dans le présent. Des tunnels reliant les demeures sous le quartier noble...? C'est assez vertigineux à envisager. Malgré l'eau stagnante qui inonde certains couloirs, l'endroit ne semble pas correspondre à un réseau d’égouts. Un point de fuite en cas de révolte peut-être? Une voie de livraison discrète pour les marchandises illicites? Ou peut-être encore les vestiges d'un important lieu de rendez-vous pour les comploteurs du voisinage...?

- Je suis d'autant plus étonnée que personne ne se souvienne de ces souterrains, lui confie la brune. Le secret devait être gardé par un nombre restreint de personnes s'il n'a pas été transmis aux générations d'aujourd'hui. Même dame Melchior semblait en ignorer l'existence.

Edwige s'apprête à répondre au second propos de sa comparse lorsque l'appel alerté du milicien résonne dans le sous-sol. La religieuse a tout juste le temps de voir la forme pâle s'esquiver dans un virage, le garde armé sur ses talons. Les deux demoiselles se précipitent à sa suite, la tension ayant brutalement monté d'un cran. Plus ils s'enfoncent, plus la lumière se fait rare, tout juste filtrée à travers quelques grilles percées ou crevasses fortuites au plafond. La course ne s'éternise toutefois pas, l'intruse s'engouffrant dans ce qui semble être un cul-de-sac, l'homme à sa suite. Tout ce beau monde s'immobile, le souffle court.

Par-dessus l'épaule du milicien, Edwige peut enfin voir les traits de l'inconnue, seule entité éclairée dans ce couloir plongé dans l'obscurité. Il s'agit bien d'une femme vêtue de guenilles, et couverte d'une substance grise qui pourrait correspondre à de la cendre. La rôdeuse ne doit pas dépasser les vingt-cinq ans, bien que la rudesse de son mode de vie lui confère des airs plus âgés. Son expression est défiante et fière, ses yeux fermement fixés sur le garde qui lui fait face. Une sinueuse silhouette s'esquisse sous ses cheveux sales, s'annonçant d'un sinistre sifflement.

Rien d'étonnant à ce que Maggie y ait vu une manifestation de Rikni. La prêtresse elle-même aurait pu y croire si les évènements ne les avaient pas menées à se méfier des apparences. Troublé, leur protecteur s'annonce.

- Pas de geste brusque, ordonne-t-il avec bien peu de conviction. Vous allez poser cette bête, et vous allez nous suivre.

Aucune réponse de la part de leur hôte, au grand dam du milicien. Celui-ci soupire et, lame toujours au clair, marche lentement dans sa direction et s'enfonce dans l'obscurité.

- Ne me forcez pas à me répéter, s'acharne-t-il d'un ton moins patient. Posez cette bête, et-

Le soldat bascule soudain en avant, comme happé par les ténèbres. Son exclamation est bien courte avant qu'un fracas de métal contre la pierre ne retentisse. Une fosse! Les ombres la rendaient presque invisible! La plainte du garde est vite remplacée par des cris d'horreur alors que de multiples sifflements courroucés s'en élèvent. La prêtresse se retrouve tétanisée face aux appels à l'aide qui déjà faiblissent, puis se taisent.

Le silence redevient maître dans les tunnels, et à présent, les yeux haineux de la femme sont fixés sur elles.

- Vous ne deviez pas descendre, gronde la démente.

Edwige se sent vaciller. Elle n'a pas l'habitude que sa vie soit menacée de la sorte. Sans le réaliser, elle s'est rapprochée d'Idalie.

- Vous... balbutie la novice, tremblante. Vous êtes la femme que dame Melchior a chassé, n'est-ce pas...?

L'inconnue souffle des naseaux sans donner de réponse. Son regard se durcit. Pensant avoir trouvé un point de contact, la cleresse poursuit.

- Vous prétendiez que feu le seigneur Melchior avait eu une relation avec une acrobate... reprend-elle en reculant d'un pas. Vous avez grandit dans une troupe de saltimbanque, n'est-ce pas? C'est de là que viennent ces serpents? Vous étiez charmeuse de bêtes...?

- Cela n'a plus d'importance, siffle l'ombre d'une voix dédaigneuse, avançant d'un pas à son tour.

- Vous avez découvert l'identité de votre père, et vous êtes venue ici dans l'espoir de le rencontrer, continue Edwige avec empressement. Dame Melchior n'a rien voulu entendre. Les serpents, c'est pour vous venger...?

La silhouette menaçante contourne lentement la fosse. A l'intérieur, les reptiles s'agitent, percevant la vibration de ses pas.

- La noblesse n'a jamais vécu que par le mensonge, vocifère-t-elle enfin. Mon père faisait autrefois venir ma mère ici-même pour la retrouver à l'abris des regards. Mais une fois enceinte, elle n'était plus rien à ses yeux. Elle vécu misérable et brisée, ne me révélant la vérité que sur son lit de mort.

- Je... Je vois, lui assure la brune, marchant toujours à reculons en serrant le poignet de sa voisine. Mais les serpents, dans tout ça...?

- Pour chaque couleuvre racontée, une vipère de déposée, énonce la concernée d'un air chantant. Je me faufile dans leurs demeures, je remue leur passé, j'écoute leurs conversations. Rikni exprime son dégoût à travers moi. Je suis sa punition.

- Les Velmers par exemple...? interroge la religieuse qui commence cruellement à manquer de conversation.

- Dame Velmers gardait cachées les vieilles lettres de son amant, raconte la dresseuse avec un air cynique. "Oh, mon trésor, bien sûr que notre fils est de toi...!" Deux mensonges, deux serpents, et combien d'autres à venir.

Edwige trébuche sur une pierre relevée, manquant de chuter en arrière. Elle se rattrape fébrilement à la paroi tandis que la bâtarde des Melchior leur sourit d'un air mauvais.

- Dîtes-moi, mesdemoiselles... Du clergé ou de la famille d'Auvray, lequel compte le plus de menteurs...?

Horrifiée, Idalie eut un léger mouvement de recul en voyant le milicien se faire happer par les ténèbres. Un faible cri de surprise s'échappa de ses lèvres et se mêla un instant aux plaintes du garde. Les yeux ronds, la noble jeta un bref coup d'œil à la fosse avant de reporter toute son attention sur l'intruse. Elle sentit son corps frissonner en entier en entendant les cris s'estomper dans un concert de sifflements reptiliens. Mille fois, elle songea à prendre ses jambes à son cou. Mille fois, elle resta figée, le regard rivé sur cette femme qui en avait désormais contre elle et la prêtresse.

Lorsque la voix tremblante d'Edwige répondit finalement à celle, menaçante, de leur interlocutrice, Idalie se ressaisit quelque peu. Il ne fallait pas céder à la panique si elles voulaient éviter un sort semblable à celui du pauvre milicien – que les Trois aient son âme. Elle avait, comme toujours ou presque, la dague que lui avait donné son frère dissimulée sous ses jupons... Serait-elle capable de s'en saisir? Non, il valait mieux éviter les gestes brusques, cette femme était imprévisible. Saurait-elle raisonner l'inconnue, la convaincre de les laisser partir? Était-il seulement possible de raisonner une personne animée d'une telle rage?

Reculant lentement au même rythme qu'Edwige, Idalie laissa sa compagne mener la discussion. Petit à petit, le mystère s'éclaircit, dévoilant l'histoire d'une femme qui pensait accomplir, avec la bénédiction de Rikni, sa vengeance. Le récit fut troublé par une maladresse de la prêtresse, qui faillit bien entraîner Idalie avec elle. Dites-moi, mesdemoiselles... Du clergé ou de la famille d'Auvray, lequel compte le plus de menteurs?... La noble, qui venait de se rapprocher d'Edwige pour l'aider à se redresser, déglutit. Le silence qui suivit la question provoqua l'impatience de la bâtarde.

« Répondez! », exigea-t-elle d'une voix tonnante.

Idalie entraîna Edwige, continuant de reculer lentement. Elles avaient fini par sortir du cul-de-sac et par s'engouffrer dans le couloir d'où elles étaient arrivées quelques minutes plus tôt. Leur interlocutrice les suivit d'un pas lent, l'air prête à bondir sur elle à tout moment.

« Je... Je l'ignore, finit par lâcher Idalie, qui venait de percevoir des silhouettes et du mouvement dans la pénombre du couloir, derrière la bâtarde. Je ne peux que parler pour moi-même... Je ne vous ferai pas l'affront de prétendre n'avoir jamais menti. J'ai menti à plusieurs reprises, et ce, pour diverses raisons. Je m'en suis cependant toujours repentie auprès des Trois. Je... »

Le regard d'Idalie dévia une seconde. L'inconnue sourit malicieusement, pensant qu'elle observait le serpent autour de son cou, puis lui fit signe de continuer.

« Je regrette la majorité de mes mensonges, mais pas tous. J'ai parfois omis de dire la vérité pour ne pas blesser les autres ou pour éviter un conflit. J'ai parfois menti avec de bonnes intentions, car la vérité n'est pas toujours tendre... J'ai par... »

Un cri retentit derrière l'inconnue, qui se retourna brusquement pour découvrir les silhouettes de Maggie, de dame Melchior et du second milicien. Maggie avait frôlé la crise cardiaque en pensant avoir été touchée par un serpent – ce n'était que le tissu de sa propre robe – et n'avait su retenir son cri. La bâtarde eut à peine le temps de poser son regard sur les nouveaux venus qu'elle s'écroula sur le sol. Dame Melchior, dans un geste vif, venait d'abattre sur elle la statue qu'elle n'avait jamais quittée après sa première exploration. Un craquement sonore résonna dans le passage...

« Mon dos! gémit la veuve tandis que le milicien, la surprise de voir cette vieille femme réagir aussi rapidement passée, s'occupait de tuer le serpent et mettait hors d'état de nuire la femme. Ces aventures ne sont plus de mon âge! »

Idalie sentit le soulagement l'envahir. Après avoir aperçu les silhouettes, elle avait pris le pari d'essayer de gagner du temps en parlant à l'inconnue, espérant qu'il s'agissait bien du trio abandonné dans la résidence. Elle ignorait comment la domestique, la noble et le milicien étaient arrivés par ce chemin – ils avaient dû se perdre dans le dédale du passage après la découverte de celui-ci-, mais elle était reconnaissante aux Trois d'avoir été tirée de ce mauvais pas.

« Vous n'êtes pas blessées? », s'enquit le milicien.

Idalie secoua la tête, puis expliqua brièvement ce qui s'était passé au milicien. Pendant qu'elle faisait le récit des derniers événements, l'inconnue, maîtrisée par le garde, reprit brièvement conscience et darda son regard sur Edwige.

« Vous mentez, souffla-t-elle. Rikni le sait... »

Apparition de Rikni

Edwige sent ses mains trembler contre sa volonté. Idalie et elle sont sauves grâce à la réactivité de la jeune noble, et à l'arrivée providentielle de dame Melchior, de Maggie et du second milicien. Leurs sauveurs seraient-ils arrivés quelques poignées de secondes plus tard, ou auraient-ils pris un autre tournant, et les choses auraient pu s'achever sur une note bien plus sinistre. Voila une aventure qui ne risque pas de réconcilier la prêtresse avec les souterrains...

Pourtant, malgré ce terrifiant tête à tête avec la bâtarde aux serpents, c'est bien en cet instant précis que la brune se sent la plus vulnérable. Les couleurs se drainent de son visage comme la mer se retire de l'estran à basse marée. Les paroles lourdes de sens de leur agresseuse tournent en boucle dans son esprit tandis que cette dernière lui adresse un sourire vicieux.

La nonne choisit de détourner le regard sans répondre. Comment cette pauvre égarée pourrait-elle savoir quoi que ce soit? Edwige n'a jamais confié son secret à personne. Cela ne semble toutefois pas dissuader la démente, qui enchaîne de plus belle.

- Vous pouvez mentir à ces gens, vous pouvez mentir au reste du clergé, vous pouvez même vous mentir à vous-même, siffle-t-elle de son meilleur venin. Mais vous ne pouvez pas mentir aux Trois. Rikni voit clair en vous.

Serrant les dents, la religieuse parvient finalement à soutenir ses yeux carnassiers. Elle peut y lire la folie, mais l’inverse l'interroge: que peut lire cette femme en elle? Ne sont-ce là que les mots enfiévrés d'une âme perdue? Plus important encore, cette réflexion fait resurgir cette brûlante question qui ne la quitte plus depuis son adolescence... Quel regard porte sur elle la Trinité? Elle, prêtresse de son état, pécheresse de sa nature? La jeune femme devrait-elle renoncer à sa fonction au sein des ordres? Faire vœu d’abstinence suffirait-il à sauver son âme? Son silence équivaut-il à un sacrilège?

Un raclement de gorge masculin tire la novice de sa spirale de pensées. Edwige lève le nez machinalement, reportant son attention vers leurs hôtes et le milicien, qui la dévisagent d'une mine perplexe. Elle reprend immédiatement une posture droite, se maudissant pour ce moment d'absence qui pourrait bien la trahir. Elle ne doit surtout pas leur donner de raison de douter face aux accusations de la tueuse.

- Nous- hum, hésite la religieuse qui cherche encore ses mots. Nous devrions ramener cette personne fragilisée à la surface. Merci à vous tous pour votre prompte intervention, et mes plus sincères condoléances pour votre confrère...

Malgré ses meilleurs volontés, la brune ne parvient pas à défaire le nœud dans sa gorge. Elle se détourne du petit groupe, ses yeux brillants se posant sur Idalie. Edwige lui emboîte le pas, pressée de se retrouver à l'air libre.

Son conflit intérieur la maintient dans le plus grand silence durant toute la marche du retour. Ce n'est qu'au moment de se hisser à travers une trappe pour quitter les tunnels et rejoindre les combles de la maison Melchior que la novice sort de son mutisme, glissant quelques furtives mots de remerciement à sa partenaire.

- Je vous dois la vie également, lui reconnaît-elle avec un hochement de tête. Merci d'avoir été là. Malgré la vie qui a été perdue aujourd'hui, j'ai bon espoir que nos actions en aient sauvé bien d'autres.

Quelques virages poussiéreux plus loin, les demoiselles parviennent enfin à regagner le hall de la demeure. La lumière du soir filtre à travers les ternes carreaux. Derrière elles, Maggie et dame Melchior mettront quelques minutes de plus à arriver, tandis que le milicien progresse à leur vitesse, traînant avec lui la forcenée à demi-consciente. Edwige se permet une longue respiration libératrice, sa phobie des sous-sols soulagée. Cette escapade si haute en couleur ne manquera pas de lui faire passer quelques nuits blanches.

La prêtresse se doute qu'Idalie n'est pas aveugle à ses états de consciences. Malgré tout, elle préfère prendre les devants. Cela la dispensera peut-être de devoir trop en dire.

- Tout cela était... assez effrayant, énonce la brune d'une voix soucieuse. Est-ce que vous allez bien...? Nous pouvons prendre quelques instants pour parler, si vous le souhaitez.

Il lui fut toujours enseigné d'inviter au dialogue les fidèles après un évènement traumatisant. Cette fois-ci, la religieuse comme la noble se retrouve dans cette même situation.

Tandis qu'elle traversait de nouveau les souterrains labyrinthiques pour rejoindre la surface, Idalie frissonna, revoyant le regard dément de l'inconnue. Edwige aussi avait été troublée, elle l'avait bien vu. Comment ne pas l'être? Cette femme avait réussi à découvrir les secrets les plus intimes de ses victimes et à terroriser les habitants de l'Esplanade des semaines durant, le tout sous le nez de la milice. Cela avait de quoi donner froid dans le dos à n'importe qui.

Idalie fut tirée de ses pensées par la voix d'Edwige. Même si elle était plutôt ébranlée par toute cette aventure elle-même, elle parvint à offrir un sourire rassurant à la prêtresse et à acquiescer. Elles avaient accompli la tâche qui leur avait été confiée par le clergé et avaient probablement évité bien d'autres malheurs. Fort heureusement, les Trois avaient été de leur côté au cours de l'enquête. L'entreprise s'était avérée plus dangereuse que ce qu'Idalie avait imaginé. Elle était d'ailleurs inquiète de raconter le fil de ses événements à son grand frère. Le sergent d'Auvray était particulièrement protecteur envers elle et il ne serait pas ravi d'apprendre qu'elle s'était retrouvée dans une situation aussi périlleuse... Elle soupira intérieurement, appréhendant quelque peu la conversation à venir.

De retour dans le hall, Idalie pivota vers Edwige et hocha la tête à la proposition de prendre quelques instants. Le milicien leur indiqua qu'il allait emmener la coupable et noter officiellement leur version des faits plus tard. La noble acquiesça, puis reposa son attention sur la prêtresse.

« Oui, oui, ne vous en faites pas, répondit-elle finalement. Les événements m'ont secouée, mais je m'en remettrai. Je ne m'attendais tout simplement pas faire une rencontre aussi étrange aujourd'hui, et encore moins à voir un homme mourir sous mes yeux... Que les Trois aient son âme. »

D'un geste trahissant une certaine nervosité, Idalie replaça une mèche de cheveux derrière son oreille. Si elle tentait de garder la face, il ne faisait aucun doute que de côtoyer la mort de si près ravivait chez elle des images qu'elle s'efforçait d'oublier. La Fange l'avait peut-être épargnée, mais elle lui avait laissé de douloureux souvenirs, et nombre d'hommes avaient expiré sous son regard.

« Je vous remercie d'avoir été là, je n'aurais jamais su faire face à cette épreuve sans votre soutien. Cette situation était terrifiante et vous avez été d'un courage admirable. Je n'aurai que de bons mots à votre égard pour vos supérieurs s'ils m'invitent à parler du déroulement de l'enquête, soyez-en certaine, Edwige. »

Idalie sourit avec sincérité à sa compagne d'enquête, puis pencha doucement la tête d'un air interrogateur.

« Comment vous sentez-vous? demanda-t-elle à son tour. Vous sembliez très ébranlée et devez encore l'être... Sachez que vous avez mon oreille si vous souhaitez parler, que ce soit maintenant ou un autre jour. Je sais que ce sont normalement les fidèles qui se confient aux clercs, mais nous avons vécu quelque chose d'éprouvant ensemble et... Enfin, je suis là pour vous si vous ressentez le besoin de discuter. »

Apparition de Rikni

La prêtresse demeure droite face à Idalie, désireuse d'offrir une présence rassurante. Son temps passé au sanctuaire des Trois comme infirmière a le mérite d'avoir grandement contribué à sa résilience morale. Bien qu'elle n'ait rien d'une guerrière, la mort fait partie de son quotidien... quoi qu'elle n'intervient habituellement pas de cette façon. Edwige ne peut qu'hocher la tête, compréhensive. Personne n'aurait pu prévoir un dénouement comme celui-ci.

- Son corps recevra les derniers sacrements avec les honneurs, lui assure la brune. Sans son intervention, nous aurions peut-être succombé à sa place. Il ne sera pas oublié.

La religieuse cherche le regard de sa partenaire. La blessure mentale est encore fraîche, et à en juger par sa gestuelle, la frayeur n'est pas encore tout à fait retombée. Elle peut au moins en dire autant d'elle-même ; une part de leur esprit doit encore sous trouver là-dessous, dans le dédale des souterrains. Prières, méditations et promenades à l'air frais ne seront pas de trop pour y remédier.

Fort heureusement, la jeune noble n'a pas perdu le coeur de sourire. Un sourire communicatif, qui gagne Edwige à son tour. Les mots qui suivent sont flatteurs, si bien que la novice détourne les yeux, embarrassée.

- C'est moi qui vous remercie, réplique-t-elle avec humilité. Vous avez su m'ancrer quand je perdais le fil, et vous m'avez accompagnée dans les ténèbres alors que rien ne vous y obligeait. Lorsque je suis tombée, vous êtes restée à mes côtés. Cela non plus, je ne l'oublierai pas. Tout le monde au Temple entendra parler de votre courage et de votre dévouement.

Fermant les yeux un instant, Edwige s'incline, redevable. Elle sait rendre ses mérites à qui de droit, et ne manquera pas de louanges dans son compte rendu. C'est le moins qu'elle puisse faire en retour.

Après un court silence, la demoiselle d'Auvray se penche sur elle, et la prêtresse se sent soudain plus petite. Comme elle le craignait, son mal-être ne lui a pas échappé. Idalie lui offre l'opportunité touchante de partager ses doutes, ses craintes et ses sentiments, mais comment le pourrait-elle? Ce sont là des secrets trop intimes, malgré le fait que la bannerette soit désormais une amie à ses yeux.

La religieuse hésite, ouvre la bouche, puis renonce. Son regard se fait vague, son attitude plus craintive. Quels mots employer pour la rassurer? Comment disperser ses préoccupations sans au contraire l'inquiéter d'avantage? A chaque nouvelle seconde qui s'écoule, cet objectif semble s'amenuiser un peu plus. Le silence se fait pesant.

- Je... parvient-t-elle finalement à articuler, avant que des pas pressés ne résonnent dans les marches du hall. La brune se renferme immédiatement, la voix éreintée de dame Melchior couvrant la sienne. Je vais bien, je suis juste un peu secouée. Je serais ravie de vous revoir néanmoins.

Edwige sombre dans le mutisme dès que la maîtresse des lieux et sa servante les atteignent, reprenant un sourire aimable. Elle ne s'attend pas à ce que ses mots aient convaincu, mais elle sait sa partenaire assez empathique pour comprendre que le moment n'est pas le bon. Peut-être un jour pourra-t-elle, en un sens, se confesser à son tour, mais ce ne sera pas aujourd'hui. Un espoir discret soulève tout de même sa poitrine de légèreté. Comme il serait bon de pouvoir un jour partager ce poids.

- Ah! s'écrie dame Melchior en approchant. Vous voila. L'on peut dire que vous avez le chic pour remuer les choses, mesdemoiselles...! Je suppose qu'il me faut vous remercier, mais il me semble avoir déjà gagné ma place auprès des Trois en assommant cette bougresse!

Les épaules de la novice sont secouées d'un rire réprimé. Voila au moins une femme qui dormira sur ses deux oreilles ce soir, bien que son passé soit plus discutable. Edwige décide de ne pas la tourmenter avec la vérité, bien que quelque chose dans ses yeux semble trahir une certitude déjà établie. Dame Melchior sait. D'un accord silencieux, rien de tout ceci n'est soulevé.

- Maintenant, pour ma santé et mon bon repos, je pense qu'il serait préférable que vous partiez.

Le message est clair pour la prêtresse, qui s'incline avec quelques remerciements avant d'accompagner son amie vers la grande porte. Maggie referme le battant derrière elles sans un mot, tandis que la brise du soir gonfle leur chevelure. La pluie a cessé, laissant derrière elle un coucher de soleil sur un décor luisant. Edwige sourit.

- ... Il me faut regagner le Temple, conclue la prêtresse avec un regard apaisé. Mes supérieurs vous y accueilleront dès demain pour recevoir votre témoignage. Après cela, je serai moi-même disposée à vous recevoir aussi souvent que vous le désirez...!

Ne possédant rien, il n'est pas toujours évident pour les membres du clergé de faire des cadeaux. Son temps et son écoute sont les seuls présents qu'Edwige peut offrir. La brune lance un dernier coup d’œil vers la façade de la demeure des Melchior, qui curieusement n'a pas cessé de lui donner la chair de poule. Elle incline la tête vers Idalie une dernière fois.

- Au revoir, mademoiselle d'Auvray, lui glisse-t-elle discrètement. Que la Trinité vous garde, vous et votre maison.

Idalie baissa le regard avec humilité, ne jugeant pas son courage et son dévouement dignes d'être ainsi louangés dans l'antre des Trois. Elle aurait pu faire plus, faire mieux. Le dénouement avait été heureux, mais un homme était mort. Peut-être aurait-elle pu lui éviter ce destin tragique en insistant pour que davantage de miliciens les accompagnent dans les souterrains. Peut-être pas. Seule Anür connaissait la réponse à ces questions.

« Je n'ai fait que mon devoir de croyante », dit-elle doucement en relevant les yeux sur sa compagne d'aventures et en s'inclinant respectueusement à son tour.

Idalie invita ensuite la prêtresse à se confier si elle en ressentait le besoin. Regardant calmement Edwige, elle garda le silence. Elle ne désirait en aucun cas forcer la religieuse à parler de ce qui semblait la hanter, seulement lui offrir la possibilité de le partager si elle le souhaitait. Devant son hésitation, la noble n'insista pas. Elle acquiesça simplement à ses paroles et lui sourit de nouveau. Si la prêtresse était incapable de se confier maintenant, elle pourrait le faire quand bon lui semblerait. La porte restait ouverte.

« Rien ne me ferait plus plaisir, Edwige », fit Idalie, qui espérait bien revoir Edwige dans des circonstances moins terrifiantes.

La jeune femme offrit un dernier sourire sincère à la religieuse, puis pivota vers la maîtresse des lieux et sa domestique. Dame Melchior se lança dans des exclamations qui tirèrent un léger rire à la noble. Après toutes les sensations fortes vécues, Idalie ne se sentit même pas insultée de se faire montrer la porte aussi cavalièrement. Elle était heureuse de quitter cette demeure qui renfermait un peu trop de secrets à son goût.

Idalie salua dame Melchior selon les usages, puis remercia Maggie pour son aide avant de quitter la résidence en compagnie d'Edwige. Un bref silence accompagna les deux jeunes femmes jusqu'à ce qu'elles s'arrêtent devant la façade de la demeure. L'heure était aux au revoir.

« Au revoir, Edwige, dit Idalie après avoir écouté la prêtresse. Que les Trois veillent sur vous et vous accompagnent où que vous alliez. Nous nous reverrons bientôt. J'en suis certaine, mon amie. »

Idalie avait prononcé les derniers mots avec chaleur, offrant avec les intentions les plus pures sont amitié à Edwige si elle voulait bien l'accepter. Après avoir incliné la tête une ultime fois, elle s'éloigna d'un pas rythmé, mais prudent. Cette étrange journée terminée, elle souhaitait désormais retrouver la sécurité de son foyer et raconter à son frère – en tentant de ne pas trop l'inquiéter – l'histoire de cette trompeuse apparition de Rikni.

RP TERMINÉ