Aude était souvent prise pour un garçon, de plus elle appréciait cultiver cette androgynie. Cela ne la dérangeait pas, bien qu’elle ne se fasse pas ouvertement et volontairement passer pour un homme. Oui, elle passait aisément pour un garçon efféminé, elle avait alors hérité de beaucoup de critiques, mais aussi de situations cocasses. Parfois cela l’amusait et il lui arrivait d’en jouer. Les traits de son visage étaient fins et anguleux, juvéniles, mais dégageaient ce petit quelque-chose de masculin. Elle était plus grande que la plupart des femmes aussi, elle dépassait le mètre soixante-dix, ce qui n’était pas vraiment dans la norme. Elle était très fine, élancée, la silhouette svelte et athlétique. Ses poignets étaient très fins eux aussi, ses doigts, longs. Elle portait le plus souvent des vêtements masculins également, elle troquait des éventuelles robes par des pantalons et des chemises amples. Aude possédait une très petite poitrine, elle n’avait donc pas besoin de recourir à des procédés aussi inutiles que douloureux pour la camoufler. La blancheur de sa peau couplée à ses cheveux blonds cendrés et ses prunelles gris perle lui rendaient la mine diaphane.
Ce qui la dérangeait en revanche, c’étaient les remarques mauvaises lorsque les autres comprenaient qui elle était en réalité, ou qu’ils se sentaient trompés. Sa voix la trahissait évidemment, elle détenait une vraie voix de femme, douce et chaleureuse. Sa démarche était gracieuse, son pas était léger.

Petite, elle a souvent été seule, livrée à elle-même. Bien qu’elle n’ait pas connu d’abandon direct, qu’elle savait que ses parents l’aimaient. Elle avait cruellement manqué d’attention, de tendresse et d’affection. Elle avait été mise un peu de côté, dans un coin. Et la vie le lui rappelait, de manière plus ou moins directe. Elle avait beaucoup de mal par exemple à se lier d’amitié avec les autres, elle adoptait une attitude parfois froide et distante, d’autres fois nonchalante ou à la limite de l’insolence. Il fallait voir ici une manière de dresser des barrières invisibles entre elle et le reste du monde. Ce qui ne l’atteignait pas, ne pouvait pas la blesser. Maintenant que son père, son modèle n’était plus là, ce sentiment se renforçait davantage. Elle se savait maladroite dans les relations avec les autres. Bien qu’elle soit souvent à l’aise facilement, elle ne passait pas par quatre chemins pour énoncer ses vérités. Elle n’avait pas la langue dans sa poche. Mais elle savait aussi se mettre en retrait et analyser la situation. Elle n’était pas sanguine, plutôt réfléchie. Bien qu’il était possible qu’elle agisse avec fougue, la faire sortir de ses gonds se révélait tout à fait probable.
Aude pouvait se montrer imprévisible, un peu têtue, mais pas indisciplinée. Elle savait se soumettre lorsqu’elle sentait que la personne en face d’elle était digne de confiance. Elle ne remettait pas l’autorité en question juste pour le plaisir, elle avait le besoin de sentir son vis-à-vis fiable. Elle restait plutôt optimiste, par la force des choses. Sa détermination jouait en ce sens.
Elle n’était pas méchante, mais méfiante. Elle n’accordait pas sa confiance facilement, bien qu’elle puisse parfois être un brin crédule. L’arrivée des fangeux avait tout de même renforcé sa crainte, elle se montrait moins naïve, plus renfermée. Elle ne possédait pas une âme sombre, toutefois les évènements encaissés pouvaient jouer en sa défaveur. Elle espérait pour retrouver une certaine paix intérieure, pouvoir de nouveau faire confiance et trouver de solides alliés.
Concernant la Trinité, elle était une fervente croyante, elle se rendait au temple de manière très régulière et avait ce besoin constant de se raccrocher à la parole divine. Elle avait une préférence pour Rikni, comme son père. Mais elle priait les Trois.

Aude poussa son premier cri le dix-sept mai mille cent quarante-sept. L’accouchement fut très long pour la mère, il s’agissait de son premier enfant. Lorsque la petite blonde vint enfin au monde, ce fut un grand soulagement pour la femme. Son visage fin était encore crispé par la douleur, néanmoins un petit sourire était apparu sur ses lèvres rosées. Ses joues l’étaient aussi, sous le coup de l’effort. De plus, il faisait très chaud ce jour-là, pour un mois de mai.

Ils habitaient une petite maison dans le quartier de Bourg-Levant. Ce n’était pas le grand luxe mais ils avaient déjà la chance infinie de pouvoir vivre dans ce quartier. Il y faisait bon vivre. Aude se promenait souvent dans les ruelles, déambulant avec les autres enfants de son âge. Elle était plus grande que la plupart des filles et n’aimait pas leurs jeux. Elle préférait nettement les petites épées en bois, plutôt que les ridicules poupées de chiffon. Toutefois, lorsque la mère lui en avait apporté une de l’atelier, Aude avait sourit et l’avait serrée contre elle, comme le plus cher présent qui lui était donné d’avoir. Elle n’aimait pas contrarier les gens. Elle faisait son possible pour rendre le monde autour d’elle un peu plus doux.

L’enfance d’Aude se déroula sans encombres, son père était soldat, sa mère était ouvrière dans une petite boutique de couture de la Hanse. Elle se voyait à terme avoir sa propre boutique, elle était suffisamment douée et travailleuse pour cela. Mais la famille n’étant pas issue de la bourgeoisie, il était plus difficile de se faire un nom et une place de choix au soleil. Enfin, ils ne vivaient pas mal, d’autres étaient largement plus miséreux qu’eux. Leur seul regret était de ne pas réussir à avoir d’autres enfants. Ils ne comprenaient pas pourquoi les Dieux ne leur avaient pas accordé un second présent. Le père aurait aimé avoir un fils, cela se comprenait aisément. Ce ne fut cependant pas le cas.
Aude grandit seule, ses deux parents étant occupés dans leur labeur quotidien. Elle apprit très rapidement à se débrouiller, se cuisiner des plats simples et prendre soin de la maison. Elle avait le sens du savoir-vivre et n’allait pas laisser ses parents trimer tandis qu’elle se tournait les pouces. De temps en temps d’ailleurs, elle aidait sa mère et apprenait le métier de couturière. Elle détestait cela, énormément. Mais elle le taisait devant sa mère. Elle faisait semblant et souriait. Elle, rêvait au métier de son père. Elle aurait tellement aimé être soldat, monter un fier destrier et tenir une longue et étincelante épée ! Elle s’imaginait en armure de plates complète et elle adorait ça ! Son père lui avait rit au nez lorsqu’elle avait osé aborder le sujet.

« Une jeune fille dans l’armée ? Ahahah ! Tu te paies ma tête ! Arrête tes sottises Aude veux-tu ! Et va dresser la table. »
« Mais père… Je suis certaine que je pourrais y arriver… Tu sais, les enfants avec qui je joue me disent que je ressemble à un garçon et je... »
« Aude ! Ça suffit. Tu es une fille. Et les filles ne vont pas à la guerre. Arme-toi d’une fine aiguille et tente de faire quelque chose du tissu que ta mère te donne, ce sera déjà beaucoup ! »

Il ne lui disait pas ça méchamment, bien que son ton était rieur. Il lui ébouriffa les cheveux et elle plia. Elle savait qu’il était inutile d’insister sur ce point. Jamais elle ne serait soldat, jamais elle ne se battrait…

À peine un mois après son dix-septième anniversaire, une effroyable rumeur se répandit dans toute la cité. Des créatures, mi hommes-mi bêtes, enfin elle n’avait pas exactement compris quoi, se ruaient sur les gens, devenaient horriblement meurtrières et sanglantes. La demoiselle fut prise d’effroi en entendant la nouvelle. Elle crut avant tout à une mauvaise blague, tant la nouvelle semblait hallucinante. Mais en voyant le visage grave de son paternel, elle comprit le soir même que ce n’était en rien une farce. La menace était réelle, foudroyante. Elle frappa davantage la famille lorsque son père apprit qu’il allait devoir aller se battre, suite à l’appel de son Roi. Il fallait toutes les forces armées pour lutter contre ses créatures de l’horreur.

Son père faisait partie de l’armée du Roi, il était donc présent avec force et honneur pour soutenir son Roi et se battre à ses côtés. Comme tous les hommes autour de lui, il y a laissé la vie. Les fangeux se montraient sans pitié, ils ont absolument ravagé l’armée royale. Il ne laissa qu’une veuve et une jeune fille unique sans père. Aude était très attachée à son paternel, elle le voyait comme un modèle, un homme taciturne mais au grand cœur et généreux. Il gardait tout pour lui, il ne montrait pas aisément ses sentiments. Mais il détenait le goût du partage. Il lui a légué ses valeurs et elle ne l’oubliera jamais.

La jeune fille dû redoubler d’efforts pour aider sa mère à la boutique. Elle était ravagée par le chagrin, elle n’arrivait plus à terminer ses commandes dans le temps qui lui était imparti, ses mains devenaient maladroites, peu sûres et tremblantes. Aude n’était pas vraiment douée pour la couture et par-dessus tout, elle détestait cela. Mais il ne fallait certainement pas que sa mère ne perde son emploi, qu’est-ce qu’elles deviendraient alors… Il fallait bien manger. D’autant plus qu’avec la fange, les ressources diminuaient. La vie était devenue très dure. Le peuple ne mangeait pas à sa faim, pas tous les jours. Il leur fallait encore un salaire. Ou de quoi troquer. Pour se nourrir, pour survivre à ce tragique fléau. Elle n’avait guère le choix, elle travaillait tard pour terminer ses propres affaires, puis celles de sa mère. Bien-sûr, le travail était loin d’être parfait, la gérante de l’atelier devait bien s’en rendre compte et les clients aussi. Mais sans doute ils fermaient un peu les yeux, connaissant son dévouement et son amour sans limites pour son défunt époux. Cependant, les affaires restaient les affaires et il fallait bien qu’elle se reprenne en main. Aude tentait de lui apporter le soutien matériel et moral dont elle avait besoin. Mais elle aussi, en proie à la tristesse, ce n’était pas si facile. Elle la sollicitait beaucoup, donc pour le travail, mais aussi pour les tâches ménagères, pour la cuisine… Sa mère, femme si belle, épanouie et vivante semblait se flétrir de jour en jour. Elle faisait peine à voir. Aude tentait de masquer sa propre peine, de l’annihiler pour un temps, pour faire face. Il fallait bien que quelqu’un le fasse.

La fin de l’année mille cent soixante-quatre se montra très rude. La population s’entassait dans les rues, le peuple avait faim, avait froid. La mort, la misère et les orphelins devenaient légion. Aude avait entendu la nouvelle concernant la milice du Duc, les femmes avaient le droit à présent de s’enrôler, pour aider à la préservation de la cité. Il leur fallait de la chair à canon. De ce fait, elles devenaient légitimes… Cela la mettait hors d’elle. Mais pour l’honneur de son père, elle avait envie de rejoindre les rangs. Lui montrer qu’elle aussi avait le sens des priorités, qu’elle pouvait donner sa vie pour défendre sa cité et les restes de l’humanité. Elle était encore pleine d’espoirs, malgré toute la misère qui s’abattait sur le royaume. Seulement, elle ne pouvait pas laisser sa mère seule, dans son état. Elle ne parvenait que difficilement à se nourrir, ne travaillait presque plus… Elle n’avait plus le goût de vivre. Elle repoussa une nouvelle fois ses idées folles, sa mère avait besoin d’elle. Elle ne l’abandonnerait pas.

Et elle avait bien fait, de prendre soin de sa mère et de veiller sur elle à la maison, comme si cela ne suffisait pas, le début de l’année suivante n’épargna pas la cité. Le quartier de la Hanse où se situait leur lieu de travail avait été attaqué par ces immondes créatures, les fangeux. Les deux femmes étaient restées à l’abri, enfermée dans leur demeure. Elles ne furent pas touchées. Cependant, l’incident fit beaucoup de victimes… Sa mère était paralysée de peur et ne se sentait plus en sécurité à l’extérieur. Elle refusait catégoriquement de sortir. Aude dû la remplacer à temps plein à l’atelier de couture.

Et un matin, Aude retrouva sa mère très mal en point, dans son lit. Elle pleura à son chevet, attrapant la main déjà presque glacée de sa mère dans la sienne. Elle comprenait son désespoir et son chagrin, elle ne lui en voulait pas de l’abandonner. Aude avait un caractère plus fort, plus déterminé. Même si elle se voilait un peu la face, au fond d’elle, la jeune femme avait très bien compris que cela finirait ainsi. Elle n’avait plus la force de vivre. Quelle tristesse de ne pas avoir pu offrir une sépulture décente à ses parents. Un bûcher, voilà tout ce dont les morts héritaient depuis la fange…

Elle suivit de loin les évènements concernant le Labret, elle n’y avait jamais mis les pieds. Elle avait toujours ses rêves de combat en tête, elle regrettait de ne pas pouvoir y participer. Elle se surprenait toujours à en rêver.
La population parvenait à s’alimenter un peu plus facilement, grâce aux ressources du Labret, mais rien n’était encore gagné. La vie continuait à se montrer rude. De plus, les convois étaient souvent attaqués et pillés par des bannis ou des bandits des routes.

Le premier mai mille cent soixante-six marqua un nouveau tournant pour le Morguestanc. En effet, l’ensemble du peuple était invité à célébrer le couronnement de leur Roi. La journée s’annonçait festive et sonnait comme un renouveau, un nouvel espoir. Aude était enchantée par cette nouvelle et sortait de chez elle, d’un pas assuré et décidé. Elle voulait être de la fête !

Cependant, les festivités tournèrent rapidement au chaos total. Une nouvelle fois, la cité dut subir les conséquences dramatiques d’une invasion fangeuse. Le drame s’invita encore à Marbrume. Tout devint désordre, folie, agitation et mort. Les ruelles se remplirent de cadavres, répandant leur odeur nauséabonde de tripes et de sang. Les gens hurlaient, couraient, pataugeaient. Aude était totalement affolée, elle essayait de courir avec les personnes vulnérables qu’elle tentait de sauver à l’aveugle, de fuir pour sa propre survie. Elle ne fonctionnait qu’à l’instinct, fuyant comme elle le pouvait les monstres abominables. Pourtant, elle se fit rattraper, un monstre réussit à planter ses crocs dans la chair de son bras gauche. Elle hurla de douleur, tentant de courir, lorsque le fangeux tomba sur elle. Elle s’écroula au sol, la bête sur elle. Elle se dit que c’était la fin, sa mort arrivait. Pourtant, le monstre semblait inerte. Elle rouvrit les yeux, en effet une flèche transperçait son crâne. Quelqu’un l’avait abattu. Elle le repoussa de toutes ses forces, rampa, glissa pour s’extirper du corps affreux.

Elle réussit à s’échapper et à trouver refuge. Elle fit rapidement triée parmi les blessés et mise à l’écart. Elle avait été mordue, elle devenait une menace. Elle le comprenait bien. Elle avait perdu beaucoup de sang, Aude se sentait chuter, mais il fallait qu’elle reste consciente. Elle craignait de se faire tuer.
Enfin, elle fut transportée au temple où elle reçut les soins adéquats. Au fil des jours, sa blessure semblait guérir. Pourtant, elle dut être amenée à faire rapidement un choix. Quitter Marbrume ou rejoindre les rangs de la milice extérieure. La jeune femme avait presque toute sa vie rêvé de ce moment, de pouvoir saisir sa chance de gonfler les rangs de la milice. Elle n’avait cependant jamais pensé que les raisons auraient été si troublantes. Ce n’était pas vraiment un choix, les deux solutions semblaient tout aussi suicidaires l’une que l’autre. Pourtant, elle jugeait impensable de ne pas faire ce qu’elle avait espéré depuis toute petite. Elle décida alors de rejoindre la milice.

Elle allait recevoir un suivi important au sein du clergé, auprès d’un prêtre assigné à cette tache. Il fallait évidemment contrôler très souvent la morsure, son évolution, son état global. Elle acceptait tout cela, avait-elle de toute façon le choix…
Elle fut affectée dans une coutillerie, sa vie était loin d’être rose. Bien que les femmes miliciennes existaient avant ce tragique évènement, elles n’étaient clairement pas acceptées par tous. De plus, Aude était très jeune, sans expérience martiale et mordue… Autant dire qu’elle partait avec de très sérieux handicaps. De plus, son androgynie ne jouait pas non plus en sa faveur. Bon nombre ne s’étaient pas privés pour lui faire des remarques désobligeantes et insultantes, d’autres même pour s’aventurer aux limites de sa vertu, afin de vérifier son sexe. Elle encaissait, bien que souvent elle n’avait qu’une seule envie, c’était de hurler et de pleurer à quel point la vie pouvait être cruelle. Mais elle n’avait pas le temps pour cela, elle n’était pas du genre à s’apitoyer sur son sort, de toute façon. Il fallait avancer et ce n’était pas en leur montrant sa faiblesse, qu’elle allait réussir à se faire une place. Elle se montrait forte, elle ne courberait pas l’échine. Elle voulait prouver de quoi elle était capable, elle redoublait d’efforts dans sa formation, elle travaillait deux fois plus que les autres. Il fallait qu’elle progresse, qu’elle ne soit pas vue comme un boulet… Elle était persévérante et déterminée. Elle devait déjà faire ses preuves dans sa formation accélérée.

Modèle de fiche codé par Aure et Séraphin Chantebrume