Feu rugissant [Grim]

Le soleil avait brillé timidement en cette journée de fin d'année. Bientôt viendraient les grands froids et avec eux la neige et la disette. La température elle-même venait appuyer cette impression de désastre imminent. Étant donné que la cité vivait sur elles depuis quelques mois déjà, les réserves de nourriture devaient être bien maigres et d'ici peu riches comme pauvres se battront pour un quignon de pain. Pour le prétendu dernier refuge de l'humanité, Marbrume ne partageait pas grand chose avec la voûte céleste promise par Anür. Si rien n'était fait la ville sombrerait très vite dans le chaos, entrainant dans sa chute les dernières âmes du Royaume de Langres. Hugues de Noblecoeur comptait bien mettre toutes ses forces en œuvre pour que la cité tienne aussi longtemps que possible, car si l'être humain peut être abjecte, violeur, meurtrier ou fourbe, il est aussi poète, amoureux, brasseur et forgeron. Et même si le contexte actuelle exacerbait les pires aspects de l'homme, il ne fallait pas tout jeter. Prendre les armes pour les rires, la joie, la camaraderie, l'amour, et non pas les baisser pour la les larmes, la haine, la discorde et la mort, tel était le but du Baron de Noblecoeur

Aussi ne prit-il aucun repos à son arrivée, jugeant l'heure tardive. Soixante douze âmes, lui compris, avaient survécu au long périple en navire. Et parmi elles seulement quatorze soldats confirmés, le reste étant des civils. Mais la survie de l'humanité ne reposait pas que sur l'armée, et les gens du peuple ont également un rôle à jouer dans la lutte contre les Fangeux. C'est pourquoi tous furent assigner à une tâche, les plus jeunes et rigoureux seront entraînés au maniement des armes, d'autres aux travaux manuels comme l'agriculture, la pêche ou la maçonnerie. Les plus belles femmes furent quant à elles prêtées à d'autres maisons nobles pour remplir plusieurs tâches, le service, le chant, la broderie, mais surtout afin de récolter le plus d'informations possibles au détour d'un dîner ou d'une soirée. Hugues avait besoin de savoir également ce que projetaient les autres personnes de son rang car elles étaient capables de redresser la situation comme de l'envoyer vers les abysses.

Quant à ses soldats, la moitié fut envoyée en repérage dans la ville pour les mêmes raisons, écouter, noter et rapporter les moindres rumeurs ou faits divers qui pourraient circuler. L'autre moitié se chargeait de la défense de la propriété qu'on leur prêta ainsi que de sa propre personne. Mais le Baron n'était pas homme à donner des ordres, enfermé dans son manoir, lui aussi agissait car, comme il le pensait, chacun devait s'activer si tous souhaitaient survivre. C'est pourquoi il arpentait également les différents quartiers de la ville et ce, sous escorte réduite et avec son fameux tabard, n'hésitant aucunement à donner la pièce à un mendiant, à parler au premier badaud venu, à ébouriffer les cheveux d'un gamin errant. Même si ses intentions étaient sincères, son but premier était avant tout la communication. Donner l'impression de réduire les écarts entre les nobles et le peuple, réconcilier les deux camps, car le combat ne pourra être gagné si la ville est divisée.

De plus, ses forces de départ étant très réduites et pour la plupart en cours de formation, il devait recruter au sein même de la cité. Mais comment persuader les gens de la sincérité de votre projet quand l'argent ne vaut plus grand chose, que les vivres manquent et que les différentes classes sociales sont à couteaux tirés ? En leur témoignant de l'intérêt, en rendant service, en étant proches d'eux. Du moins l'espérait-il.

C'est pourquoi il se rendit un soir à l'auberge du Hérisson mélomane pour rencontrer quelqu'un. L'un de ses hommes lui avait fait part d'une histoire circulant sur un saltimbanque qui aurait survécu au massacre des De Sarosse devant la porte de Marbrume, une histoire qui intéressait grandement le Baron, car de nombreuses rumeurs couraient sur le Duc, et la plupart n'allait pas en sa faveur. Or en tant que maître de la ville, il était capital qu'il agisse également pour la survie de l'Homme, et non pas pour celle de sa richesse personnelle.
Un autre de ses hommes l'avait retrouvé en train de jongler dans les rues du quartier de la Hanse. Une décision habile quand on sait qu'il est habité par les plus riches commerçants de la ville, que c'est aussi l'un des plus animés et que par conséquent, les passant sont plus prompts à donner quelques pièces. Et la pêche dut être bonne, car on informa le Baron que le jongleur s'était ensuite rendu à la dite auberge, sans doute pour descendre quelques bières.

L'information se révéla bonne, car Hugues le trouva effectivement au bar. La description collait, petite taille, on lui donnerait quinze ans de moins, une silhouette fine, la tignasse bouclée. Il l'y rejoignit sans plus attendre.

 « La prochaine est pour moi »

L'homme s'était retourné vers lui, et le Baron plongea ses yeux sapins dans les siens avec un sourire qui fit gonfler son épaisse barbe blonde.

 « On m'a dit que vous étiez très doué avec le maniement du feu, bravo, je serai ravi de vous voir à l’œuvre un jour, nous n'avons jamais eu beaucoup de saltimbanques sur les terres de ma famille, alors un jongleur de feu ! Ce doit être quelque chose. »

Il ne savait pas vraiment comment le petit homme allait réagir, les rapports entre la noblesse et le peuple étant très tendus, et ce dernier plus que jamais méfiant à leur égard. Mais Hugues avait besoin de lui et de ses informations capitales. Il attendit quelques instants afin d'être sûr que personne ne les écoutait avant de reprendre :

« Je suis Hugues de Noblecoeur, Baron des terres du même nom et fraîchement arrivé en ville. J'ignore quels sont vos rapports avec ceux de mon rang, mais sachez que je ne vous veux aucun mal. Je souhaite juste converser quelque peu, et si ma présence vous dérange ou vous met mal à l'aise, je partirai sur le champ et aucune représailles ne vous seront faites. Je viens en ami, aussi surprenant que cela puisse sonner. »

Grim souriait, comme très souvent d'ailleurs. Ces derniers temps il s'était montré plus discret, plus en retrait, car sa rencontre avec plusieurs personnes l'avait quelque peu chamboulé. Il restait d'ailleurs sur son visage quelques marques de contusions. Et encore aujourd'hui il regrettait d'avoir croisé la route de ces hommes.

Mais en cette journée qui déclinait en douce soirée, le jeune homme allait mieux. Sa bourse en cuir était pleine à craquer, la foule avait été généreuse et très réactive. Il s'était rarement senti aussi bien en compagnie d'inconnus.
Alors, comme très souvent lorsqu'il avait fais une bonne journée, il se rendit dans une auberge, bien décidé à fêter cela. Seul, ou avec les autres. Avec qui voudra. De toute manière, il commençait doucement à se faire connaître. C'est qu'il avait une sacré descente, le Grim ! Et puis, il était bon consommateur, et n'hésitait jamais à donner un pourboire. Même s'il n'était pas dans une situation confortable.

- Et puis, à un moment, la bolas est partie trop vite ! Oh lala j'ai eu vraiment peur, surtout qu'il y avait du monde, vraiment beaucoup, beaucoup, beaucoup de monde ! Vous imaginez si elle était tombée sur quelqu'un ? Ça en aurait été fini de mon moment de gloire, et ça, ça aurait été vraiment dommage.

Le barman essuyait son verre en prêtant un regard à demi intéressé sur Grim qui parlait de manière continue depuis qu'il avait entamé sa boisson. L'homme se demandait s'il avait respiré entre-temps tant il parlait vite et sans retenue.

- Mais finalement j'ai réussi à le rattraper au vol. Je le fais souvent, mais j'avoue avoir eu un coup au cœur. La foule n'y a vu que du feu en fin de compte.

Il pouffa un peu.

- Que du feu …

L'absence de réaction de son interlocuteur l'empêcha d'insister sur son petit jeu de mot. Il plongea son nez dans sa chope, la gorge sèche à force de tant parler.
Ce fut à cet instant qu'un homme imposant arriva à sa hauteur. Grim, surpris, faillit s'étouffer avec sa gorgée. Il souffla d'un seul coup dans sa bière, ce qui eut pour terrible résultat d'en envoyer de partout. Fantastique comme première impression.

- La prochaine est pour moi.

S'essuyant la bouche, il dévisagea ce visage barbu, avec, malgré tout, une pointe d'envie. Il pouvait faire peur, cet homme. Mais le sourire qu'il adressa à Grim le rassura immédiatement, et ses propos ne tardèrent pas à effacer le peu de méfiance qu'il avait ressenti à son égard. Il avait beau être toujours sur ses gardes, il lui en fallait peu pour qu'il baisse sa défense … Pour lui, un sourire était la plus grande preuve de sincérité. Enfin, quand il n'était pas utilisé à mauvais escient.
À son tour, Grim sourit, ravi de se faire complimenter ainsi. Ses joues prirent même une teinte légèrement plus rosée.

- Je suis Hugues de Noblecoeur, Baron des terres du même nom et fraîchement arrivé en ville. J'ignore quels sont vos rapports avec ceux de mon rang, mais sachez que je ne vous veux aucun mal. Je souhaite juste converser quelque peu, et si ma présence vous dérange ou vous met mal à l'aise, je partirai sur le champ et aucune représailles ne vous seront faites. Je viens en ami, aussi surprenant que cela puisse sonner.

Grim était un peu étonné qu'un Baron souhaite converser avec lui, de plus, sans lui chercher d'histoire. Un peu déboussolé, il jeta un coup d'oeil par-dessus l'épaule de Hugues, s'attendant à voir débarquer toute un légion, avant de focaliser son attention sur ce visage aux airs faussement sévères.

- Euh … enchanté, messire, commença-t-il. Je suis Grim. Vous ne me dérangez pas. Je trouve juste surprenant l'idée de venir à ma rencontre. Je vous assure que je n'ai rien volé, ni rien de ce genre ! Et je comptais payer ma consommation. Regardez, j'ai un peu de sous.

Il dévoila avec une certaine fierté son trésor, avant de pencher un peu la tête sur le côté, toujours en le dévisageant.

- De quoi souhaitez-vous parler ? J'ai quelques petites connaissances, mais probablement rien qui puisse intéresser un … homme de votre envergure.

Il termina sa chope à la fin de sa phrase et s'essuya d'un revers de manche.

Comme il s'y attendait, le saltimbanque fut surpris. Ce n'était pas vraiment étonnant dans une ville où un mur entier sépare le peuple de la noblesse, et où la garde de cette dernière dépasse presque les effectifs des murs extérieurs... Hugues se rendit alors compte que la tâche la plus difficile qu'il aurait à affronter serait de convaincre les mentalités que certaines choses devront être abandonnées si l'humanité comptait s'en sortir.

Le Baron éclata d'un rire aussi rauque que tonitruant quand le petit homme sortit sa bourse.

 « Ne vous en faites pas, même si vous étiez le pire assassin de cette ville cela n'y changerait absolument rien, je ne suis pas là pour vous faire répondre de quoi que ce soit. Et bien qu'il soit vrai que notre rencontre peut être qualifiée d'étonnante, cette époque ne l'est-elle pas tout autant ? Il y a encore quelques mois j'arpentais le royaume en compagnie d'amis trouvés sur les routes, et aujourd'hui ils sont presque tous morts dévorés par ces créatures rôdant dans la nature, et moi je suis enfermé ici. Beaucoup de choses surprenantes adviendront encore, j'en fais le serment. »

Il jeta un œil autour, son rire avait attiré l'attention, mais l'aubergiste arriva à point pour déposer les deux boissons. Hugues empoigna la sienne avant de désigner de la tête une table au fond de l'établissement, isolée et discrète.

 « Installons-nous là bas je vous prie, nos affaires ne concernent personne d'autre ici et je ne tiens pas à être entendu. »

Voyant que le saltimbanque ne semblait s'y opposer, il se dirigea vers ladite table. Une fois installés, il reprit :

 « L'humanité est en péril et cette ville, supposée être la dernière encore debout, est malade. Je ne suis là que depuis quelques jours mais il faudrait être aveugle pour ne pas s'en rendre compte. C'est pourquoi je suis à la recherche d'informations, sur la ville, les nobles, les figures du banditisme, les rumeurs... Il y en ait une qui court à votre sujet d'ailleurs. »

Il fit une courte pause pour prendre une lampée de sa bière avant de reprendre :

 « On dit que vous étiez aux portes de la cité quand les De Sarosse se sont fait massacrer. D'aucuns affirment que le Duc les aurait fait chanter avant de décider de garder les portes closes. Je n'ai pas encore rencontré les autres nobles en personne et ne connais donc pas leurs avis sur la question, mais j'ai besoin de savoir comment cela s'est passé. Si cela s'avère trop pénible pour vous que de replonger dans cette horreur alors oublions, et partagez simplement avec moi les rumeurs qui courent sur la noblesse, ou sur le Duc. Si vous m'aidez je pourrai aisément vous prendre à mon service et vous auriez alors une chambre à l'Esplanade, je pourrai également vous conseiller à d'autres nobles pour vos représentations, mais j'ai besoin de savoir que je pourrai compter sur votre silence et sur votre loyauté.»

Le Baron manquait cruellement d'hommes et d'informations. Son fief se situait à des centaines de lieux d'ici, il ne connaissait donc rien de la région, du paysage géopolitique, des mœurs de la région. Aussi un natif de Marbrume pourrait être un grand atout dans le jeu périlleux qu'il s'apprêtait à jouer.

Et il rit, cet homme imposant à la longue barbe blonde. D'un rire franc. Grim eut un petit sursaut et se crispa, peu habitué à voir des nobles ainsi se laisser aller en présence de gens du peuple. Il l'écouta avec attention cependant, retenant certains de ses propos, réellement peiné en apprenant qu'il avait perdu presque la totalité de ses proches il y a quelques mois. Grim se mordit les lèvres et baissa les yeux, touché, même si Hugues ne semblait même pas secoué de ce qu'il disait. Comment faisait-il ? Grim ne pourrait jamais continuer à vivre normalement s'il avait vécu pareil cauchemar !

Docilement, le petit homme le suivit, sa chope de nouveau remplie précieusement serrée entre ses doigts. Il jeta tout de même un petit regard à l'aubergiste, juste histoire de s'assurer que quelqu'un le voyait s'isoler avec un inconnu. On était jamais trop prudent dans cette ville de tarés.

Il s'installa face au Baron, au bord de sa chaise, le dos raide, prêt à prendre la fuite au premier geste un peu trop brusque. La porte de sortie était dans sa ligne de mire, il pensait pouvoir l'atteindre rapidement s'il réagissait assez vite.

Hugues expliqua alors la raison de sa présence ici, employant des mots justes et percutants qui firent plusieurs fois vivement hocher la tête au saltimbanque, qui ne le quittait pas des yeux. De petits tics nerveux animaient son visage. Il se demandait encore pourquoi est-ce que c'était vers lui qu'il se tournait. Surtout concernant les rumeurs … Grim était un oisif, au courant de rien, entendant parfois qu'untel avait mal agi, mais sans jamais s'en soucier. Il avait sa petite vie d'homme-presque-sans-histoire et s'y tenait bien. Les conflits, très peu pour lui.

Néanmoins, les mots de l'homme qui lui faisait face se ciblèrent un peu plus, dirigeant l'intrigue autour de lui. Grim se figea quelque peu quand il parla du massacre des De Sarosse. Il ouvrit la bouche, avala sa salive, en proie à une étrange poussée d'angoisse.

- Je … Vous pouvez compter sur moi, oui. Je ne dirai rien.

Ses doigts vinrent tripoter l'écharpe qu'il avait autour du cou.

- Je n'ai pas souvenir avoir été présent lors de ce jour funeste, continua-t-il, fuyant le regard de Hugues.

Pourquoi était-il si mal ? Car son subconscient se souvenait, à défaut de sa vraie conscience. Et il avait la désagréable impression de mentir. D'autant plus que d'autres personnes étaient déjà venu vers lui pour lui parler de cela. Certains même affirmaient avoir été présent pour Grim lorsqu'il fut sorti d'affaire. Mais lui ne voulait rien savoir. La mémoire pouvait faire de très belles choses pour ne pas qu'une personne demeure traumatisée.

- J'aimerais sincèrement vous aider messire, mais, honnêtement, j'ai peur d'être inutile. Paraît juste que ce massacre était terrible … en même temps, c'était un massacre, on s'attend pas à autre chose, hein ?

Un petit rire gêné lui échappa.

- Et puis même si j'avais été parmi eux, franchement, j'aurais pas eu une seule chance de m'en sortir. Vous m'avez vu ? Rien à voir avec la milice, ni même avec l'aubergiste, là. Les Fangueux, ils sont vifs, rapides, increvables. Pas une seule chance.

Un instant il plongea son nez dans sa chope et prit le temps de boire une longue lampée.

- Personne d'autre n'a pu vous expliquer ce qu'il s'était passé ? C'était une histoire pourrie, quoi. Deux familles de nobles qui se tirent dans les pattes. Quand on voit que même en situation de crise, l'être humain est capable des pires pourritures, ça fait peur. Ils ont même pas cillé en les voyant se faire attaquer. Enfin, c'est ce qu'on dit. Moi j'en sais rien, j'ai pas vu tout ça.

Et pour le coup, ce n'était pas totalement faux. Lui avait entendu et sentit. Il avait seulement vu l'après, ou ce qu'il restait des corps. C'était d'ailleurs cela qui l'avait le plus touché.

- En tout cas, ça criait de partout. Apparemment on les entendait jusqu'au cœur de Marbrume.

Un long frisson le parcourut des pieds à la tête.

- Ce que je peux dire, c'est qu'il y a de moins en moins d'entraide … on dirait que chacun reprend son instinct animal au fil des jours. Ça fait peur, non ?

Et il conclut en faisant une petite moue faussement assurée.

Intriguant. Le baron avait gardé le silence tout le long, caressant machinalement sa barbe, les yeux plissés, écoutant attentivement le jongleur. Quelque chose sonnait faux, il ne lui mentait pas, Hugues en était persuadé, alors quoi ? Le Duc l'aurait-il menacé de mort si jamais il venait à parler ? Non... l'histoire est connue dans les grandes lignes, et au pire des cas, le saltimbanque n'aurait pas vu l'aube. Il s'agissait de quelque chose d'autre, quelque chose que le noble ne parvenait pas à trouver. Peut être un dénis, il avait déjà vu des soldats agir de la sorte après qu'une bataille ait tournée au carnage, ou alors un choc sur le crâne. En tout cas, la piste semblait morte. Dommage, de telles informations auraient pu être utiles. Si jamais le Duc devait passer un jour devant la justice, un témoin connu de tous aurait pu faire la différence, mais si celui-ci n'en a gardé aucun souvenir, inutile de rêver. Le baron resta silencieux quelques secondes après la fin de l'histoire, tentant de déchiffrer l'énigme dans le regard de l'homme.

 « Les De Sarosse étaient accompagnés de soldats, de braves rompus au maniement des armes depuis des années. Vous seriez apparemment le seul rescapé connu, vous pouvez sans doute remercier les Dieux de vous avoir fait si discret. Mais ça n'a plus d'importance, je chercherai sur d'autres pistes. »

Il lui fallait connaître les ambitions de ses semblables, s'ils étaient tous à la botte du Duc ou si, comme lui, certains menaient l'enquête. Mais il était impensable qu'il leur demande directement, les intrigues de cours sont réputées pour compter les plus grands menteurs du pays, il ne pouvait faire confiance aux nobles de cette manière. Le casse-tête le fit tant réfléchir qu'il semblait perdu dans le vague un instant, quand un éclair lui embrasa le regard. Pour savoir qui était sincèrement investi dans cette quête de vérité, il suffisait d’interroger le jongleur.

 « Mais dites moi mon ami, d'autres sont ils venus vous demander le même genre de détails que moi ? Sur les De Sarosse, sur le Duc. Et surtout, étaient-ils menaçants ? »

S'ils s'étaient montrés intimidants avec le petit homme, alors ils faisaient parti de la cour du Duc. Mais si, à l'inverse, ils avaient adopté une attitude semblable à celle du baron, alors peut être pourraient ils devenir des alliés. Car Hugues n'était pas dupe. Plus l'enquête avançait, plus le Duc se trouvait sur sa route, et il commençait à craindre que les choses ne pourraient commencer à être réglées qu'une fois celui-ci démis de ses fonctions. Mais quel adversaire de taille ! Jamais le baron ne parviendrait à le faire chuter seul. Et la dernière phrase du jongleur se répéta dans sa tête, comme pour répondre à ses peurs. D'emblée, il retrouva le sourire.

 « C'est justement pour ça que je vous pose ces questions, pour éviter que la compagnie des Fangeux devienne plus agréable que celle des hommes entre ces murs. Mais il existe encore de bonnes personnes, et vous êtes l'une d'elles. Ensemble nous empêcherons les hommes de redevenir loups. C'est peut être un défi de taille, mais un défi qui vous fait sentir si vivant en cette période où les morts arpentent le monde est une bénédiction ! »

Jamais Noblecoeur ne se montrera abattu ou désespéré, même lors de la mort de sa famille, des attaques sur le convoi de réfugiés ou de l'interminable périple en navire, le baron avait su garder la tête froide. L'heure de pleurer les disparus viendra, mais avant il fallait agir vite, ou plus personne ne pleurera quiconque.

L’homme sembla réfléchir à sa longue tirade, peut-être pas convaincu, peut-être déçu de ne pas obtenir les informations qu’il recherchait.

- Les De Sarosse étaient accompagnés de soldats, de braves rompus au maniement des armes depuis des années. Vous seriez apparemment le seul rescapé connu, vous pouvez sans doute remercier les Dieux de vous avoir fait si discret. Mais ça n’a plus d’importance, je chercherai sur d’autres pistes.
- Je suis navré de ne pas pouvoir vous venir en aide.

À son tour il se perdit un instant dans ses pensées, tout en se grignotant la lèvre inférieure. Il ne comprenait pas pourquoi tant de gens lui parlaient de cette histoire. On lui avait dit qu’il y était, ce jour-là. On lui avait répété, encore et encore, et ils ne comprenaient pas pourquoi le petit homme ne semblait pas affirmer cela. Certains lui avaient dit qu’il avait dû être en état de choc, et pour le protéger, son cerveau aurait tout bonnement supprimé ses souvenirs. Mais Grim n’était pas convaincu. Il était parfaitement maître de ses pensées.
Mais il avait beau être borné, des doutes commençaient petit à petit à s’immiscer en lui, qu’il s’entêtait à ne pas prendre en compte.

Les deux hommes demeurèrent tout deux silencieux, les yeux perdus dans le vide, chacun ressassant probablement leur histoire, avec les questions qui vont avec. Ce fut le Baron de Noblecoeur qui prit de nouveau la parole, faisant hausser les épaules du jongleur.

- Y’a eu de tout et de n’importe quoi. Je sais pas pourquoi tout le monde s’entête à venir m’en parler. Même ceux qui étaient agressifs ont finalement baissé les bras. Je suis bien content de ne pas avoir assisté à ca carnage, en plus d’être choqué j’aurais vraiment pas pu rester tranquille … En tout cas, ce qui est sûr, c’est qu’un type a échappé à la mort, et allez savoir pourquoi, tout le monde pense qu’il s’agit de moi. On me dit parfois qu’on me garde à l’œil, que j’ai plutôt intérêt à ne rien dire de ce que j’avais vu et entendu. Ils peuvent être rassurés avec moi !

Il eut un petit rire. Quand Hugues lui dit qu’il faisait partie des gens bons, Grim leva les yeux au ciel et écarta les bras en signe d’impuissance.

- Dommage que les bonnes personnes comme moi soient trop faibles physiquement pour encaisser les coups.

Son œil au beurre noir pouvait témoigner.

- Ça se voit que vous n’êtes pas à Marbrume depuis longtemps. Vous m’avez tout l’air d’être un grand optimiste.

Où avait-il entendu le mot ‘optimiste’ ? Bonne question. Dans tous les cas, il était ravi de pouvoir le placer à l’oral et se permit même un petit sourire en coin.

- On dirait que la ville aspire toute la bonne volonté que l'on peut avoir. Que les murs ne laissent pas passer de bonnes intentions. Y’a un assassinat tous les vingt mètres, un vol à l’arraché toutes les trois minutes. En tout cas, c’est revigorant de rencontrer des gens comme vous. À croire que les Fangueux préfèrent les gens bienveillants aux autres pourritures sur pattes.

Il renifla de mépris, des noms bien précis en tête, avant de terminer sa choppe cul-sec et de la reposer sèchement. Virulent, le petit.

La piste était froide, et Hugues ne tirerait aucune information du saltimbanque, ou du moins pas maintenant. Ce dernier semblait d'une naïveté incroyable, celle d'un enfant, ne se préoccupant pas le moins du monde des histoires où son nom semble pourtant être marqué en bas de la page. Il ne lui apprendrait rien de lui-même, ce qui ne voulait pas dire qu'il serait inutile.

 « La force physique est inutile, seul l'esprit compte. J'ai vu lors de mes voyages d'immenses guerriers être terrassés par une simple fièvre, d'autres devenir déments à la suite d'une bataille ayant tourné au massacre. Et j'en ai vu d'autres aussi frêles que vous survivre à la faim et au froid en pleine nature. La force est certes importante, mais c'est l'esprit la vraie mesure de l'homme. »

Si la ville manquait cruellement de nourriture et de matières premières, ce qui lui faisait le plus défaut était sans doute le moral. Et un moral bas entraîne toujours à la catastrophe, le Baron l'avait vu de nombreuses fois, la dernière étant sur le navire qui les conduisit ici.

 « Optimiste... Peut-être. En tout cas je ne compte pas mourir de faim prisonnier de ces murs, ni dévoré par les créatures dehors. Si nous unissons nos efforts nous pouvons encore nous en sortir, j'en suis persuadé. Mais seul, je n'arriverai à rien. »

Son regard avait changé, il semblait appeler le jongleur, l'inciter à agir, à le joindre dans la lutte, à sa manière.

 « Bien sûr que si l'on vous met au premier rang lors d'une charge contre les Fangeux, votre perte serait aussi certaine qu'inutile, mais vous pouvez remplir bien d'autres rôles. J'ai besoin de compter des gens du peuple dans mes alliés, j'ai besoin d'eux pour me tenir au courant. Même si vos informations ne m'ont pas été d'un grand secours, mon offre tient toujours. Aidez-moi et vous pourrez loger à l'Esplanade. Tout ce dont j'ai besoin, c'est de vos oreilles, tenez moi au courant dès qu'une rumeur les atteint, prévenez moi si d'autres nobles viennent pour vous demander le même genre d'informations, et surtout retenez les noms. Je vous ferai suivre discrètement par deux hommes de ma garde personnelle pour garantir votre sécurité. »

Il fixa l’œil blessé en terminant sa phrase.

 « Vous pouvez être d'une grande aide pour le rétablissement de l'ordre dans cette ville. L'homme qu'il faut là où il ne faut pas peut faire toute la différence mon ami, n'en doutais pas. »

Un sourire vint de nouveau gonfler sa barbe, avant de s'ouvrir pour boire à nouveau le rafraîchissant breuvage.

Il était de plus en plus rare pour Grim de rencontrer de bonnes personnes. Il considérait de plus en plus Hugues de Noblecoeur comme tel. Il le rassurait, approuvait ses propos sans jamais le regarder de travers ou avec moquerie.

- La force est certes importante, mais c'est l'esprit la vraie mesure de l'homme.

Le petit homme retint cette phrase pleine de sagesse dans un coin de sa tête, bien décidé à la ressortir un jour, quand il se fera lyncher sur sa petite taille. Ça leur en bouchera un coin, à ses brutes sans cervelle ! Lui, il avait l'esprit, c'était un noble, même, qui lui avait dit.
Hugues semblait comme être tombé du ciel. Un homme renommé pétri de bonnes intentions ? Grim en avait rarement vu. Alors en voir débarquer un ici, bien décidé à changer les choses … c'était comme une intervention divine. Si le jongleur avait été un fervent croyant, il aurait sur-le-champs remercié la Trinité. Car avec sa barbe et sa chevelure claire et son regard bienveillant, il avait tout l'air envoyé par les dieux.

L'homme expliqua qu'il recherchait des gens pour s'informer sur ce qu'il se passait dans Marbrume, en particulier du côté du peuple. Il proposa de nouveau à Grim un logement à l'Esplanade s'il acceptait de tenir ce rôle.
Ce dernier se permit de réfléchir à cette proposition, les yeux fixés sur le bord de la table. À l'Esplanade ? Surveillé ? C'était plus que ce qu'il pouvait s'imaginer. Y'avait-il anguille sous roche ?

- Vous pouvez être d'une grande aide pour le rétablissement de l'ordre dans cette ville. L'homme qu'il faut là où il ne faut pas peut faire toute la différence mon ami, n'en doutez pas.

Le saltimbanque se mordillait l'intérieur des joues, dubitatif. L'ennui, c'était qu'il avait vécu quelque chose de partiellement similaire avec un certain Théodémar, sauf que lui, l'avait tout bonnement ... forcé. Il était à ce jour plus ou moins à son service, et une épée de Damoclès restait accrochée au-dessus de sa tête continuellement tant qu'il n'aurait pas fait ce qu'il désirait.

- C'est un grand risque que je prendrai en acceptant ce rôle, remarqua-t-il. J'ai quelques ennuis qui ont des chances de se mêler à ce que vous me proposez, en fait.

Il toussota, gêné, et regarda autour de lui. Changer de logement pour quelque chose de plus confortable était risqué, surtout en ce moment. De gros doutes pèseraient sur lui plus vite que l'on pouvait le penser.

- Je ne peux pas accepter votre place à l'Esplanade pour le moment, - bien que ce soit fort tentant -, mais je ne refuse pas la surveillance. Et pour ce qui est du travail que vous me demandez, je ferai au mieux.

Il tendit devant lui sa frêle main pour conclure le marché. Lorsque celle de Hugues se lia à la sienne, Grim se pencha en avant, dans la position de la confidence :

- La milice a le plein pouvoir ici.

Le visage en larme de Denea jailli dans sa tête.

- Surveillez-les tous. En particulier, un. Gunof. C'est l'un des seuls noms que je peux vous fournir pour l'instant.

Puis il se réinstalla correctement et replaça sur sa face l'expression du parfait naïf qui lui correspondait tant. Il était trop risqué pour lui de parler de Thédodémar Ecuviel pour l'instant. Même balancer le nom du milicien lui avait demandé un effort.

Le saltimbanque accepta l'offre du noble pour la plus grande joie de ce dernier. Hugues avait réussi à gagner la confiance d'un membre du petit peuple, comme quoi sa tâche n'était peut-être pas impossible après tout. Il refusa toutefois le logis pour des raisons personnelles et non évoquées.

 « Vos affaires ne concernent que vous et je n'y mettrai pas le nez à moins que vous ne requériez mon aide. Quant à mes hommes, vous ne les remarquerez presque jamais, ils demeureront discrets, presque invisibles. Mais si des ennuis vous arrivent, ils seront à vos côtés en un éclair. Et pour la chambre, faites moi savoir quand il vous siéra d'en disposer, elle vous est acquise. »

Les deux hommes échangèrent ensuite une poignée de main amicale pour sceller l'accord puis le jongleur se pencha vers lui pour souffler quelques mots, l'encourageant à surveiller la milice et surtout un certain Gunof. Gunof... ce nom ne lui était pas inconnu, Hugues l'avait rencontré sur les quais quand lui et les réfugiés qu'il guidait arrivèrent à Marbrume. Le baron se caressa la barbe machinalement comme il avait l'habitude de le faire quand il se perdait dans ses réflexions. Ainsi qu'il le craignait, la milice semblait corrompue. Nullement étonnant, en temps de crise on ne crache pas sur les postulants, et sans doute quelques brigands s'étaient glissés au sein des rangs de la garde. Une autre porte ouverte vers le chaos...

 « Je vous remercie pour ces informations, je garderai un œil attentif sur la milice. Quant à ce Gunof, j'en fais mon affaire. »

Voyant la gêne occasionnée chez le saltimbanque à l'évocation de ce personnage, le noble eût la décence de ne pas demander plus de détails. Il ne tarderait pas à savoir pourquoi il fut conseillé de surveiller cette personne, et quelques réponses étaient déjà en sa possession. Ce n'était pas étonnant que certains abusent de leurs pouvoirs en ces temps troublés, qui viendraient les défier ? Pas le petit peuple pour des raisons évidentes, ni la noblesse qui ne se sentait aucunement concernée.

 « Si vous n'avez pas d'autres informations pour le moment alors nous devrions nous quitter. Mieux vaut-il que mon intérêt à votre égard demeure inconnu. »

Grim se sentait étrangement rassuré. Détendu, presque. Et il n'avait pas ressenti ça depuis fort longtemps. Il était agréable de ne pas se sentir seul. De ne plus se sentir seul. Même si Hugues de Noblecoeur pouvait être qu'un beau parleur, le petit homme était prêt à lui faire confiance. En plus, on lui garantissait sa sécurité … que pouvait-il demander de plus ? Les hommes mauvais comme Ecuviel n'auront qu'à bien se tenir !

- Je vous remercie pour ces informations, je garderai un œil attentif sur la milice. Quant à ce Gunof, j'en fais mon affaire.

Un petit sourire mêlé de malice et de satisfaction étira les lèvres de Grim. Bien. Il allait pouvoir venger Denea sans se mettre lui-même en danger inutilement.

- Si vous n'avez pas d'autres informations pour le moment alors nous devrions nous quitter. Mieux vaut-il que mon intérêt à votre égard demeure inconnu.

Le saltimbanque hocha la tête et pinça les lèvres, parfaitement d'accord avec lui.

- Vos hommes chargés de ma surveillance en apprendront très vite un peu plus, ajouta-t-il pour conclure. Merci de m'avoir accordé votre confiance.

Sans un mot de plus, il se leva, déposa tout de même une pièce sur la table et s'éloigna de son nouveau collaborateur. Il quitta l'auberge le cœur plus léger, beaucoup plus assuré pour la suite de sa vie. C'est fou comme discuter sérieusement, sans être menacé pouvait apporter de soulagement. Et même sans être payé, même sans rien avoir en retour que la garantie d'être protégé, Grim préférait travailler pour Hugues que pour Théodémar.

C'était-là le début d'une nouvelle ère. Enfin, au moins pour lui.

FIN