D'une petite catastrophe, un grand projet - ft Aaron

Le 8 Octobre 1166

Je terminais de ranger les herbes dans leur bocal et répertoriais le nombre restant dans un petit carnet. Houblon, alchémille, pin, ail des ours, gui… Il était important de connaître nos stocks pour ne pas être en besoin en cas de nécessité. D’ailleurs, il pouvait nous arriver de passer commande aux habitants du Labret pour pouvoir nous réapprovisionner. Souvent, il s’agissait de don plus que de commande à proprement parler. Après avoir fini, je refermais mon carnet et sortais de l’office des soins. Le soleil était encore loin de se coucher, toutefois, la journée avait été relativement calme. Je m’offrais donc un instant de répit et pris mon carnet d’herbes afin de continuer mon apprentissage. J’étais loin de pouvoir reconnaître toutes les herbes qui pouvaient pousser dans la nature : tant que ce n’était pas le cas, je continuais de feuilleter le carnet de ma bienfaitrice, Sylvie. Ses pages étaient bien plus usées que celles de mon propre carnet et il était aisé de savoir pourquoi : elle avait passé sa vie au service de Serus et cultivait un grand intérêt pour la Nature. Elle m’avait transmis sa passion pour le Dieu et pour le respect de la terre et de ses animaux. Je caressais les pages en les tournant, agissant toujours avec délicatesse avec ce précieux objet. Il n’avait de valeur qu’une pièce d’argent, mais sa valeur sentimentale était incalculable.

J’allais m’asseoir sur un banc à l’extérieur du temple, mais toujours dans son enceinte, lorsqu’un enfant me bouscula. Surprise, je poussais un léger cri et me rattrapais de justesse sur le banc pour ne pas m’écrouler au sol. L’enfant s’excusa poliment et repartit pour rejoindre ses camarades. Je soupirais en souriant, c’était plus de peur que de mal. Je remarquais alors que mon carnet n’était plus dans ma main et, cherchant autour de moi, je le vis légèrement plus loin. Je me relevais in extremis pour aller le ramasser et en le récupérant, découvris les dégâts qu’il avait subi. Une grimace apparue sur mon visage en constatant que des coutures reliant les pages à la couverture avaient cédées et que d’autres étaient totalement distendues. Je me mordais la lèvre inférieure, un pincement au cœur. Je réfléchissais : ce n’était pas une fin, tant qu’aucune page n’était déchirée et qu’il n’en manquait pas. Le manque de couture rendait les pages du carnet bien trop libres et pouvait avoir pour conséquence la perte des informations données par ma gardienne. Je refermais l’album pour éviter cela et décidais de me rendre à la bibliothèque du temple. Il devrait bien y avoir là-bas les outils qui me permettraient de réparer cela. Alors que j’allais y entrer, je décidais de faire demi-tour pour aller dans ma chambre et y récupérer mon propre carnet. Peut-être qu’il serait possible d’incorporer son carnet au mien et, dans ce cas, il serait plus facile pour moi de transporter les deux. Évidemment, certaines pages se complétaient, d’autre étaient identiques : il allait donc y avoir plus de travail que de simplement réparer le livre. Toutefois, j’étais sûre que cela en vaudrait la peine.

Devant les portes de la bibliothèque pour la seconde fois, cette fois-ci, j’entrais sans plus de cérémonies. La grandeur de cet endroit m’avait toujours impressionné. Si je n’aimais pas tant être dehors, je pensais que ce serait certainement l’endroit où je passerai le plus clair de mon temps. Je me baladais entre les imposantes bibliothèques, et, ne trouvant pas ce que je cherchais, j’allais voir un prêtre qui était là.

- Excusez-moi, sauriez-vous où je pourrais trouver de quoi réparer un livre ?

Les choses ne sont pas simples pour notre maître d’œuvre archiviste, surtout depuis le Chaudron, quoi que ça a commencé à se dégrader avant. il s'était assagi un peu après la fin de son aventure avec sa maîtresse du Temple. Cette dernière, folle de la fesse, l'accueillait sans difficulté et lui ne s'en privait pas, mais rien ne leur interdisait d'aller voir ailleurs, elle parce que ses besoins étaient énormes, lui parce qu'une femme qui ne lui refuse rien n'avait aucun autre intérêt que le côté... hygiénique de la chose. Puis il a rencontré celle qui n'était encore que coutilière, il a dû l'étudier pour la séduire, s'y intéresser et elle lui a plu. Presqu'autant que la prostituée aveugle de la Balsamine qu'il n'a jamais touchée. Et pour la première fois, le mot "mariage" lui a semblé moins incongru. Aaron a ressenti le besoin de se caser. Mais la prostituée, si elle l'appréciait pour son inventivité et le fait qu'ils partagent un handicap sensoriel, n'en était pas amoureuse. Quant à sa coutilière, nommée Sergent entretemps, elle l'a jeté comme une merde avant d'épouser un Comte. Et ayant perdu sa maîtresse clericale, exclue du Temple à juste titre, sa maîtresse secrète dont il a évité d'assister à l'union et l'une des rares femmes qui pouvait le comprendre, la petite prostituée de la Balsamine, Aaron a perdu une de ses occupations les plus bénéfiques pour l'esprit : son intérêt pour les femmes.

Professionnellement, ça n'est pas mieux et pour une raison toute simple : Aaron vieillit. Oh, pas au point de flancher physiquement, pas encore, mais il sent qu'il a besoin de plus de repos, qu'il marche sans courir, qu'il doit manger plus et que les chantiers le fatiguent. Intellectuellement par contre, ça va. Mais il y a des prêtres plus jeunes, et certains sont d'excellents ouvriers. Il en a formé quelques-uns. Depuis le Chaudron, les bénévoles viennent plus régulièrement, pour s'attirer les grâces des Trois. En tout cas du côté des artisans et il peut déléguer plus facilement. Il inspecte les chantiers, vérifie les plans, obtient encore des dons, le plus précieux étant lié à son travail pour l'auberge "Le Bonheur des Âmes", mais il met beaucoup moins la main à la pâte. il se dit parfois en souriant qu'il est passé de maître d'oeuvre à architecte, ce qu'il appelle le "grand superviseur".

Une autre réalité est là, on a de plus en plus besoin de lui à la Bibliothèque. Les restaurations d'ouvrages, les classements, les dons reçus en matière de livres, précieux et rares, nécessitent son expertise. Son livre théologique n'a pas été mal reçu, à sa grande et agréable surprise, mais est, et il s'y attendait, trop avant-gardiste. Les hauts prêtres l'étudient, quand ils ont le temps, pour voir ce qu'on pourra en retenir. Il est probable qu'Aaron sera mort de vieillesse avant de savoir ce qu'ils en feront, mais au moins, il n'a pas été au bûcher, pas plus que son ouvrage, ce qui est le signe qu'il a fait un bon travail et qu'il a bien pesé ses mots et avancé ses arguments. Mais il n'a pas d'autre projet d'écriture pour l'heure, moins de chantier parce qu'il a délégué et il bosse dur dans la Bibliothèque, au point qu'il songe à être nommé Archiviste du Temple, plutôt que Maître d’œuvre. Mais cela, il pourra le demander s'il est promu, car oui, désormais, la chose est envisageable tant à ses yeux qu'à ceux des autres prêtres. Sa réputation s'est grandement améliorée ces derniers temps. Et alors qu'il s'échine à la copie d'un parchemin complexe, une voix lui demande s'il a de quoi réparer un livre. A lui, qui est bibliophile... Il ne daigne même pas relevé le nez, prend un autre parchemin, y inscrit quelques mots dessus et le tend vers la voix féminine qu'il n'a pas encore identifiée. Sur le parchemin est écrit :

- Parce que vous savez réparer les livres, peut-être ?

Chacun son métier. Si elle sait réparer les livres, elle doit avoir le matériel ou à tout le moins savoir où il se trouve. Dans le cas contraire, qu'elle n'y touche pas. Un livre, quel qu'il soit, est bien trop précieux que pour qu'une personne s'imaginant pouvoir le réparer ne l'abime avec des initiatives ridicules. Bon, il finit la copie du mot sur lequel il réfléchissait depuis une bonne vingtaine de minutes et regarde enfin son interlocutrice. Diantre... il l'a déjà vue mais ils n'ont jamais parlé. Il ne sait plus dire s'il l'a connue enfant, elle doit avoir au moins 10 ans de moins qu'elle, mais des gamines avec cette couleur de cheveux sont rares. Justement, cette couleur la lui rende immédiatement sympathique, car Aaron a toujours fantasmé sur les filles à la chevelure sortant de l'ordinaire, et c'est le cas de celle-ci, bien que pour elle, nul doute que c'est aussi handicapant que sa mutité pour lui. Peut-il pour autant la taxer de rousse ? En tout cas, beaucoup, même ici, verront cette chevelure comme une malédiction. Lui trouve cela très érot... euh. Ah, en prime, elle a un joli visage. C'est une herboriste, il lui semble, même s'il évite de les déranger quand il passe par le laboratoire pour réapprovisionner les box de soin, ce qui est une activité qui le détend. Elle ne vient quasi jamais ici, sinon il l'aurait remarquée.

Chose rare, Aaron éloigne son travail d'un geste de la main, de l'autre il l'invite à s'asseoir et la regarde droit dans les yeux. Le muet est connu pour ne prêter qu'une attention relative aux autres, surtout dans la bibliothèque et de faire attendre son interlocuteur jusqu'à ce qu'il décide qu'il avait assez travaillé que pour se permettre de perdre du temps pour une question ou une information. Ici, il considère qu'elle est plus importante que son travail ? Ou alors, sans doute, a-t-il besoin de se changer un peu les idées et trouve-t-il la question amusante. il mouline du poignet pour l'inviter à parler, il peut certes prendre du temps, mais la patience, du moins envers les humains, n'est pas sa qualité première. Lorsqu'il travaille, c'est le contraire, c'est un perfectionniste. Et après, on s'étonne parfois que certains considèrent le Père Clay comme bizarre.

Sans se tourner vers moi un instant, l’homme écrivit sur une feuille « Parce que vous savez réparer les livres, peut-être ? ». Je me pinçais les lèvres. C’était assez direct et peu accueillant comme réponse. Quelle idée d’ailleurs de me répondre sans même daigner lever la tête ? C’était assez arrogant, je trouvais. Mais bon, j’avais besoin d’aide et il devait être en mesure de m’aider, donc bon, je m’armais de patience et continuais, sans me décourager :

- Hé bien… Non, c’est pourquoi j’aimerai apprendre à le faire. Auriez-vous des livres sur le sujet ?

Je perturbais visiblement le travail du prêtre qui ne répondit pas, ni même me regarda avant d’avoir fini son travail. La patience… Quelle vertu ! N’ayant rien d’autre à faire, j’observais ses traits et ses cheveux, et cette feuille de papier encrée sur laquelle il travaillait. Je n’en comprenais pas grand-chose, et pour tout dire, ce n’était pas le sujet de mon intérêt actuel. Je gardais un soupir dans ma gorge, me tenant droite, les livres plaqués contre ma poitrine. Lorsqu’enfin il termina son travail, il se tourna vers moi pour m’observer un instant avant d’écarter son travail pour m’inviter à m’asseoir. J’observais ses yeux clairs et attendais qu’il parle, mais ce fût son mouvement de main qui moulinait qui m’y invita. Et je me rappelais enfin de ce prêtre connu pour son mutisme et ses déboires. Je me sentais assez bête de ne pas l’avoir reconnu avant, mais il était vrai que je ne l’avais que peu croisé. Nos terrains respectifs étaient assez opposés : lui dans ses livres, moi dans mes plantes. Par ailleurs, notre différence d’âge n’avait pas facilité un quelconque contact.
Je répondais après avoir repris mes esprits, en tendant mes carnets, l’un plus abîmé que l’autre :

- Voyez-vous, j’ai eu un petit accident tout à l’heure et mon carnet en a subit les conséquences. Son ancienneté le rendait déjà fragile, mais le fait de tomber l’a rendu… Bancale ? (Pour ne pas dire mort.) Je pensais à le réparer mais j’ai eu soudain l’idée de l’incorporer à mon propre carnet ; ce serait plus simple à transporter et puisqu’ils se complètent… Toutefois, comme vous l’avez souligné, je ne sais pas réparer un livre, mais j’aimerai apprendre pour pouvoir m’occuper de cette tâche.

Il était vrai que je pouvais toujours confier mes carnets à quelqu’un pour qu’il le fasse à ma place, mais ces carnets, loin d’être des journaux sentimentaux, étaient tout de même intimes pour moi. Je n’aimais pas l’idée de les laisser à quelqu’un que je ne connaissais pas et qui pourrait abîmer ce qui est si précieux à mes yeux.

- Je me demandais ainsi s’il y avait quelque part dans cette bibliothèque, des livres pour apprendre à les réparer et à les fusionner.

La bibliothèque était si grande, et je la connaissais si peu, que m’y repérer était déjà une épreuve. Je regrettais d’y passer si peu de temps. J’aimais le calme qui y régnait, l’odeur de livre et de poussière s’accumulant. J’espérais que le prêtre allait accepter ma requête et me conduire à une étagère où je pourrais apprendre à réparer mes carnets.

La Prêtresse va être rapidement déçue, mais l'inconvénient, quand on est muet, c'est qu'on a pas le temps de mettre de l'emphase ou de trouver la bonne tournure, car écrire à la plume prend du temps. Aussi va-t-il à l'essentiel.

- Oui, il y a des livres. Non, vous n'avez pas le niveau.

Il lui montre le parchemin alors qu'il se lève, ayant à peine jeté un œil aux deux carnets. Il lève un doigt et indique sa chaise pour signaler qu'il revient et qu'elle lui garde sa place. Puis il vaque dans les rayons. Si les deux premiers ouvrages semblent être pris avec certitude, il hésite plus longuement, les doigts semblant compter les parchemins avant d'en prendre un. Puis il jette un regard vers la prêtresse, hésite, hausse les épaules et considère que c'est assez avant de revenir vers Elerinna. Il lui remet en main un premier ouvrage intitulé : "Création d'un ouvrage", pose l'autre ouvrage et le parchemin non loin d'eile, mais sans lui permettre de le lire, reprend le parchemin sur lequel il lui a déjà écrit et y ajoute.

- D'abord le plus simple : Débuter avec le neuf. Lisez et comprenez !

Lui propose-t-il un enseignement ? Cela y ressemble en tout cas. Mais déjà il a abandonné la prêtresse du regard pour observer ses deux carnets, l'abimé et celui avec lequel elle compte le fusionner. Et les grimaces alors qu'il débute son inspection avec le carnet en "meilleur état" en disent long. Oh, il ne doute même pas un court instant que la prêtresse ait voulu faire de son mieux, mais des choses ne vont clairement pas. L'entretien d'un livre passera dans ce qu'il compte lui apprendre. Il est d'une précaution extrême en observant le plus abîmé, c'est à peine s'il le touche.

- Il y en a pour des jours de travail !

Qu'apparemment il compte faire lui-même. Mais il a son boulot, déjà et le carnet privé d'une prêtresse n'est pas prioritaire, même elle doit le comprendre. Alors elle devra lui libérer du temps, faire quelques boulots ailleurs qui lui permettront à lui de pouvoir réparer et sauver ce qui peut l'être. Il ajoute sur le parchemin.

- Prenez le temps de bien assimiler, car vous allez travailler avec ce qui a été donné au Temple.

Elle va toucher à des dons, les utiliser pour servir le Temple. Cela n'est pas rien. Aaron considère que si elle veut comprendre comment réparer un livre, elle doit saisir comment on le fabrique. C'est la base même. Et ici, elle n'a qu'un seul des trois éléments qu'il compte lui apprendre, car il a pris deux ouvrages et un parchemin. Et pour l'heure, il n'exige d'elle que de la lecture et de la compréhension sur comment fabriquer un livre. Le tout est décrit assez précisément, étape par étape. Que choisir pour la couverture, comment y insérer les parchemins, les coller pour qu'ils tiennent mais sans que ça fasse bloc, quelle colle choisir en fonction du support, comment dimensionner les parchemins, comment s'assurer que l'encre ne transperce pas la page, comment garder à la page sa souplesse. La restauration, c'est encore un autre monde, et en avançant dans sa lecture, Elerinna devrait théoriquement le comprendre.

Aaron a repris le travail qu'il avait interrompu pour elle et ne lui porte plus ne serait-ce qu'un regard, concentré sur sa tâche. Aaron est connu pour être un bourreau de travail, ses pires détracteurs lui reconnaissent au moins cette qualité. Même si on ne comprend pas toujours ce qu'il fait, il reste actif, physiquement ou mentalement, du lever au coucher. Et quand il bosse sur un chantier ou à la bibliothèque, c'est tout sauf un marrant. Seul point qui indique qu'il n'a pas oublié la prêtresse et ses carnets, il a rapproché une bougie pour qu'elle ait une meilleure visibilité en lisant son ouvrage. Une trentaine de pages, à peine, mais chaque information y semble importante.