La valeur d'un trésor réside dans son secret [PV Alban]

Depuis l'arrivée de la Fange, j'accorde peu d'importance à quoi que ce soit, et encore moins à quoi que ce soit de matériel. Plus rien ne m'appartient vraiment. Je dois mes vêtements et mon arme à la milice, tout comme le toit qui couvre ma tête et la nourriture qui calme ma faim. Je n'ai qu'une possession : mon alliance. Et elle est au creux de ma main, fendue en deux. En prenant l'impact de la lame, elle a sûrement sauvé mon doigt. J'aurais peut-être préféré perdre celui-ci que de voir l'anneau brisé et me rappeler que le bonheur que j'ai connu est mort avec mon ancienne vie.

J'ai craché ma rage au visage du milicien imprudent qui m'a attaquée, même s'il fait partie de ceux qui ne m'embêtent pas trop. Je l'ai frappé à mon tour, d'abord avec mon épée, puis avec mes poings quand est parvenu à me désarmer. On a fini par nous séparer, le but de l'entraînement n'étant apparemment pas de combattre jusqu'à ce que mort s'ensuive. Après une solide gifle, un sermon en règle et le promesse des pires affectations pour les prochaines semaines de la part de mon supérieur, j'a quitté l'enceinte de la caserne, la colère grondant en moi.

Mon doigt me paraît vide sans mon alliance. J'ai porté celle-ci si longtemps qu'elle a laissé une démarcation nette sur ma peau. L'idée de voir cette trace s'effacer au fil du temps fait naître en moi une émotion indescriptible, à mi-chemin entre la rage et la tristesse. D'un seul coup, je la rejette de tout mon être. Je refuse d'en rester là.

Je me mets en mouvement. Je ne sais pas exactement où je vais, mais je sens que mes pas me mèneront au bon endroit. À force de patrouiller dans les rues de Marbrume, je commence à connaître la ville d'instinct. Il m'arrive encore de me perdre, mais j'ai tout de même des repères, des images mentales qui me guident sans que je puisse tracer un chemin clair dans ma tête. Et ces indications floues me font atterrir devant la porte d'une forge de la Hanse que j'ai aperçue quelques fois au cours des dernières semaines. Je n'y suis jamais entrée et je n'en connais pas le propriétaire, mais qu'importe. Je serre l'anneau fendu dans ma main et entre dans l'établissement.

Mon regard se pose sur un grand blond que je devine sans peine être le forgeron. Il a la carrure du métier et il sue comme un homme qui vient de passer les dernières heures à travailler le métal. Des armes, probablement, ou peut-être un objet particulier pour un noble. Sans doute pas une misérable alliance comme celle que je lui présente après m'être approchée de lui.

« Vous pouvez la réparer? », demandé-je sèchement sans cérémonie, la paume ouverte devant lui.

Je regarde l'homme droit dans les yeux. Peut-être va-t-il penser que je plaisante en regardant les deux bouts de métal de qualité médiocre, sans valeur autre que celle que je lui accorde. Je ne suis cependant pas d'humeur à rire et, s'il est un tant soit peu perceptif, il verra bien que je suis sérieuse.

« Juste la ressouder, précisé-je. Je veux pas réparer ses défauts. »

Spoiler:

Il existait tout type de clients, les pressés prêt à payer cher mais qui voulaient des résultats dans l’heure même lorsque c’était techniquement impossible, les individus qui n’avaient absolument pas de quoi payer alors que leur vie dépendait de leur arme, les acheteurs qui venaient regarder et comparer avant de se décider pour un coup de cœur, les dames qui avaient une idée très précise d’une belle pièce pour accrocher leurs capes et qui désiraient les décorations appropriées à leur rang… il y avait aussi des voleurs qui souhaitaient repartir avec n'importe quoi sans même payer du moment que cela pouvait se revendre, les voisins polis et amicaux, les inconnus condescendants et hautains, les gamins qui venaient flâner sans intention d’acheter, juste par curiosité. Chacun était différent. Toutefois il fallait avouer que dernièrement entre la famine, la misère et le danger représenté par les fangeux Alban s’était surtout concentré sur deux types de créations : armes et armures. Tellement que cela en devenait répétitif. Il avait peu de demandes pour adapter une arme ou l’embellir, on se concentrait sur l’efficacité et la fiabilité de l’outil et on en oubliant la beauté du métal qui se tord pour adopter la forme voulue. Alban était fier d’armer tous ces miliciens, marchands et aventuriers qui osaient sortir de la ville, néanmoins il regrettait la polyvalence du métier qu’exerçait son père. Jehan avait appris à son fils à manier aussi bien le marteau que les outils de précision lui permettant d’ajouter des finitions décoratives.
Le forgeron avait passé la matinée à s’occuper d’une pièce d’armure qui avait besoin d’une bonne remise à neuf pour être suffisamment efficace tout en permettant à son porteur de conserver une certaine souplesse. Comme souvent le foyer de la forge brûlait d’un feu constant et alimenté par un soufflet sur le côté. Alban comme toujours avait bien sué sous l’effort et la chaleur cumulés. Une jeune femme venait d’apparaître à l’entrée de la forge. Elle semblait avoir moins de la trentaine et son uniforme de milicienne l’identifiait comme l’une des privilégiés ayant le droit de porter l’épée au côté dans Marbrume, ce qu’elle faisait avec fierté. Pourtant ce n’était son armée qui semblait la préoccuper mais un objet bien plus petit qui reposait dans sa paume. Le forgeron avait une main dénudée et une main protégée par un gant en cuir, comme il le faisait toujours lorsqu’il forgeait pour éviter les projections. Il retira ce dernier pour ne pas être handicapé par la surcouche de protection et déposa le gant sur son enclume avant d’aller attraper l’anneau de la jeune femme. Il saisit l’alliance délicatement entre l’index et le pouce avant de le porter à hauteur d’yeux.

« Bonjour, bien sûr je peux vous la réparer. »

On voyait tout de suite que l’anneau était porté quotidiennement car le temps avait patiné le métal et celui avait de nombreux petits défauts qui étaient apparu, cependant l’alliance avait subi un coup fatal qui avait fait céder l’anneau en deux.

« La technique la moins chère pour vous serait une brasure. Je peux vous le ressouder mais cela prendra un peu plus de temps donc ce sera plus coûteux. Il me faudra une heure environs pour avoir un résultat qui ne se verra plus.
Je peux m’y mettre dès maintenant si vous le souhaitez. Et vous pouvez soit repasser, soit rester du moment que j’ai assez de calme pour travailler. »

Il lui désigna une chaise en bois dans un coin qui permettait de patienter pour les plus pressés de ses clients.

Quand le forgeron se saisit de mon alliance pour l'observer de plus près, je me tends. J'ai presque refermé ma main sur l'anneau pour l'empêcher de le prendre, trop habituée à ce qu'on m'arrache ce qui m'appartient sans aucun égard pour moi. Je parviens toutefois à rester immobile et à me contenter d'observer l'homme alors qu'il étudie le bijou. Ce dernier peut être réparé. Je sens ma colère s'apaiser et un poids invisible quitter mes épaules.

Vient alors la question du prix. Tout en continuant d'écouter le forgeron, je plonge une main dans ma bourse, un peu trop vide à mon goût. Je n'ai pas encore reçu ma solde et une partie de celle-ci me sert à payer les leçons de Marius, alors il ne me reste pas grand-chose de façon générale. Je plisse le nez, contrariée, sachant que je n'ai sans doute pas assez d'argent pour payer la réparation la plus simple et peu à offrir en matière de troc.

« C'est tout ce que j'ai, dis-je en laissant tomber quelques maigres sous dans ma paume. J'ai besoin que ça soit réparé maintenant, mais je pourrais payer le reste quand je vais recevoir ma solde. »

Si mon alliance n'est plus à mon doigt, quelqu'un pourrait être assez bête ou méchant pour la voler, même brisée, ou je pourrais la perdre dans le feu de l'action. Je tente de ne pas trop y penser, car l'idée de l'égarer réveille la colère que j'ai réussi à calmer.

« Sinon, on peut s'arranger autrement, continué-je pour montrer que je suis de bonne foi et que je n'ai pas l'intention de le rouler. Si t'as une liste de mauvais payeurs, je pourra passer les voir aujourd'hui pour qu'ils te donnent ce qu'ils te doivent. L'uniforme suffit souvent à faire peur. »

Bon, comme je suis une femme, les téméraires m'envoient parfois balader, mais je ne laisse pas leurs rires ou leurs insultes m'arrêter. Je suis tenace, et il faut l'être pour être milicienne, car les rires et les insultes viennent aussi des collègues. Et c'est quand personne n'essaie de me coincer dans un couloir pour me prendre sans mon consentement.

Je regarde le forgeron, attendant son verdict. S'il accepte de réparer mon alliance malgré mon manque de moyens, je compte bien rester jusqu'à ce qu'il ait terminé et qu'elle soit de retour là où elle devrait être. Je ne la quitterai pas des yeux. Le propriétaire des lieux ne me paraît pas spécialement malhonnête, mais on n'est jamais trop prudent et faire aveuglément confiance aux autres n'est pas mon fort.

« Alors? terminé-je. J'ai besoin de trouver un autre forgeron ou non? »

Je continue de fixer le blond, méfiante, sur la défensive. Je suis visiblement prête à reprendre mon anneau aussi vite que je lui ai tendu et à partir en coup de vent en cas de refus clair et net. Même si, au fond de moi, ce n'est pas l'envie qui manque, je ne le supplierai pas de remettre à neuf cet anneau qui m'est précieux. S'il ne veut pas de mes propositions, je trouverai quelqu'un d'autre qui les acceptera.

Alban n’était pas le plus empathique, cependant il sentait bien que la jeune femme avait passé une sacrée mauvaise journée, et puis il avait eu des sœurs qui comme la milicienne savaient exprimer leur mécontentement sans passer par des mots, ce qui ne rendait pas la communication plus facile. Elle semblait plus à un petit animal effrayé et qui se débattait pour survivre, prête à mordre toute main tendue qu’elle soit ennemie ou amie. Il avait presque cru que sa cliente allait se rétracter au dernier moment et lui refuser de le laisser examiner l’anneau. Elle ne le quitta pas des yeux jusqu’au verdict, comme si le forgeron pouvait écraser l’alliance dans son poing pour le détruire.
Pas d’hésitation à compter directement ce qui restait dans sa bourse, elle semblait honnête mais désespérée. Bien sûr elle n’a pas suffisamment. La milice loge et nourrit ses protégés, toutefois la paie est maigre malgré les risques encourus. Le forgeron observe les quelques pièces qui brillent dans la main de la jeune femme, des mains habituées à manier une arme, puis il hoche la tête après avoir compté mentalement. La cliente insiste en expliquant qu’elle peut donner plus quand elle recevra son salaire, ou qu’elle peut l’aider pour régler d’anciens différents avec ses clients. Astrid attend une confirmation orale qui signerait le contrat entre Alban et elle.

« Je vais m’en occuper. »

La fatigue qui se lit sur le visage de la jeune femme prouve qu’elle a autre chose à faire que perdre son temps à arpenter la ville pour trouver le forgeron le moins cher. De plus Alban est méticuleux, il ne perd jamais rien lorsqu’il travaille. Son père lui a bien apprit à laisser une enclume propre et à ramasser chaque petit éclat de métal qui pourrait resservir. Seuls les nobles pouvaient se permettre de gâcher, le peuple condamné à l’avarice de chaque matière, toutefois c’était chez les pauvres que l’on trouvait le plus de partage et de bienveillance. C’est quand on a souffert qu’on est le plus à même d’ouvrir sa porte pour aider quelqu’un. Certes on se méfiait des étrangers, ces nouveaux arrivants qui avaient envahit Marbrume... Toutefois ces pauvres âmes avaient ils eu d’autre choix que de fuir les fangeux ? Et puis la femme faisait partie de la milice, ce n’était donc pas une étrangère, elle avait intégré la ville et la défense de celle-ci.
Laforge voyait bien qu’au moindre doute sa cliente fuirait avec toutes ses possessions, il attrapa donc la chaise pour l’approcher de l’endroit où il s’occupait des travaux méticuleux, puis il fit signe à la milicienne que c’était pour elle. Lui-même avait de quoi s’asseoir de manière stable pour ne pas trembler dans ses gestes. Il déposa très délicatement l’anneau au centre de son espace de travail.

« Vous pouvez le surveiller, je m’occupe de faire remonter la température car je dois travailler le métal au bon moment. »

Il activa le soufflet pour relancer le feu. Jehan lui avait répété quand il était jeune apprentis « un bon feu a besoin de bois et d’une belle flamme mais ça ne marchera pas si tu oublies de l’alimenter en air ! » une histoire de triangle du feu qui devait avoir un lien avec la Trinité divine. Anür, Serus et Rikni avaient besoin les uns des autres pour établir un équilibre favorable aux hommes.

« Sinon, je m’appelle Alban. »

Discuter c’était ce que faisait son beau-frère avec les clients quand c’était encore lui qui s’en occupait. Apparemment ça marchait bien, mettre en confiance tout ça… Cela les encourageait à revenir, ou pour les plus riches à laisser un peu plus que ce qu’ils devaient régler. Là c’était simplement nécessaire pour que la jeune femme se détende un peu et lui fasse confiance. Il ne tenait pas à se retrouver avec une épée dans le dos lorsqu’il serait face au feu.

« Bon, là c’est mieux… J’ai désormais besoin de chauffer votre anneau. Pour qu’il ne se casse pas, on chauffe tout et on insiste pour la partie qu’on va ressouder pour qu’il n’y ai pas une trop grande différence sinon ça peut causer des soucis. »

Il saisit une pince avec une main gantée pour pouvoir chauffer l’alliance et commencer à travailler.

« Vous n’avez rien à craindre, c’est vous qui êtes armée, mais je vous demanderai de ne surtout pas toucher cet anneau avant que je vous dise que c’est bon, une fois chauffé le métal pourrait vraiment vous brûler et vous laisser des cicatrices à vie. »

Alban espérait que ses explications rassureraient la cliente et lui prouverait sa sincérité. Il avait peur qu’elle se blesse avec une réaction un peu trop hâtive.

« Et si vous approchez du foyer, c’est jamais derrière moi et suffisamment à distance pour ne pas être brûlée, on est d’accord ? »

Que l’on n’aille pas dire qu’il faisait du mal aux clientes un peu trop curieuses.

Je vais m'en occuper. J'avoue que la réponse du forgeron me surprend. Il n'a pas hésité à accepter de m'aider, même si je n'ai pas de quoi le payer dans l'immédiat. Je le fixe, m'attendant presque à le voir s'esclaffer et se moquer de moi et de ma crédulité. C'est ce que la majorité de mes collègues miliciens auraient fait. L'homme devant moi est cependant sérieux. Il ne revient pas sur sa décision et ne tente pas non plus de négocier un mode de paiement plutôt qu'un autre. Il me tire simplement une chaise et me fait signe que je peux m'asseoir. J'hésite un moment, puis finis par prendre place, sans pour autant me détendre. Je reste sur la défensive, prête à faire face à tout revirement de situation. On ne sait jamais quand la gentillesse peut se transformer en cruauté. Et je ne connais pas cet homme.

Le forgeron se présente : Alban. J'acquiesce d'un hochement de tête. Normalement, je n'aurais rien répondu, mais comme je lui serai redevable – comme je déteste cela... – et que je ne souhaite pas figurer au tableau des clients malhonnêtes, je réponds :

« Astrid. »

Je repose brièvement mon attention sur mon alliance avant de revenir à mon interlocuteur, qui m'explique ce qu'il compte faire avec le bien que je lui ai confié. Je ne connais rien au métier de forgeron, mais j'écoute tout de même attentivement. J'acquiesce aux avertissements, qui tombent sous le sens. Ne pas toucher l'anneau après qu'il a été plongé dans les flamme. Ne pas surprendre l'homme qui manipule ledit anneau. Rien d'illogique.

« Je pense pouvoir suivre ces règles », dis-je.

Je fixe Alban, puis ajoute :

« Je sais que j'ai rien à craindre. Toi non plus, t'as rien à craindre, sauf si t'as l'intention de te vanter de tes crimes ou d'en commettre un dans les prochaines minutes. »

Je hausse les épaules et me lève pour m'approcher et le regarder travailler. Comme demandé, je demeure à une distance sécuritaire : assez près pour observer, assez loin pour ne pas être dans ses pattes. Il semble savoir ce qu'il fait, mais mon cœur accélère tout de même quand je vois le métal de l'alliance chauffer. Je retiens discrètement mon souffle.

Je garde le silence et, pour me changer les idées quelques secondes, balaie les alentours des yeux. Vu les objets disposés çà et là dans l'atelier, le marché semble être davantage à la réparation d'armes et d'armures qu'au rabibochage d'alliances. Rien de plus normal quand le danger rôde si près. Le forgeron ne doit d'ailleurs pas manquer de travail. La milice doit le garder occupé, et peut-être a-t-il aussi quelques clients parmi les mercenaires et les nobles. En tout cas, j'aperçois plus loin une lame qui doit appartenir à un guerrier aisé, car elle brille par sa splendeur parmi celles laissées là par la milice.

« T'as personne pour t'aider avec tout ça? », demandé-je.

J'attends qu'Alban relève les yeux sur moi pour pointer vaguement une pile d'armes qui attendent d'être remises à neuf ou presque. Je rive ensuite mon regard sur mon alliance, m'assurant qu'il n'est pas brisé en davantage de morceaux que lorsque je suis entrée dans cette forge.

La jeune femme accepte la chaise même si elle s’y assit sans s’installer vraiment, comme toujours à l’affut du danger. Elle qui avait l’habitude de travailler en groupe devait se sentir un peu seule donc plus vulnérable ? La milicienne se présenta à son tour. Alban aurait-il acquit de meilleures compétences en communication ? En tout cas c’était un premier pas. Quand on connait mieux quelqu’un, même les plus simples détails, l’autre devient plus humain, on peut plus facilement le comprendre et se mettre à sa place. Ce n’est plus juste un fantôme parmi tant d’autres âmes, il prend une essence plus réelle. Alban sourit en complimentant.

« Joli prénom. »

Un prénom pouvait être mal choisit cependant il représentait toujours quelque chose, l’attachement de parents à leur progéniture, ou un surnom qu’il était devenu plus facile à utiliser lorsque l’on se présentait. Tout comme son lieu de vie et son travail avaient fini par définir le nom de famille des Laforge. C’était l’héritage de son lignage.
Astrid accepta de se plier aux quelques recommandations édictées qui serviraient à la protéger. Cependant elle ne se laissa pas faire et contrattaqua par un avertissement concernant son comportement.

« Par la sainte Trinité ! Bien sûr que non.
Je préfère être en bon terme avec la milice, sinon ce n’est pas bon pour le commerce… »

Peut-être avait-il trempé dans quelques affaires un peu louches, qui touchaient à la limite de la légalité, cependant il était bien loin d’être un criminel. Son frère cependant, paix à son âme, avait franchi une ligne qui ne permettait pas de retour en arrière lorsqu’il avait osé voler un noble, néanmoins il avait payé son crime de sa vie, on ne pouvait plus lui en tenir rigueur. Surtout que c’était non pas dans l’idée de s’enrichir mais surtout de survivre en ayant suffisamment à manger pendant la famine qui avait durement touché Marbrume.

« Je ne me plains pas de mon travail, il est certes fatiguant mais je l’apprécie et il me permet de vivre honnêtement. »

D’ailleurs Astrid semble s’y intéresser car elle fouilla du regard la forge et fini même par questionner la solitude d’Alban tout en désignant la pile de travail qui attendait encore.

« Aujourd’hui oui je suis seul. »

Le forgeron hésita à s’arrêter là, toutefois qu’avait-il à perdre à discuter un peu plus ? C’était une inconnue et il risquait ne jamais la revoir.

« Avant c’était toute la famille qui y travaillait et ça tournait bien. Malheureusement… la chance a tourné et je suis le dernier.
Contrairement à vous, je n’ai pas la chance d’être marié et… je n’ai pas non plus de petiot.
Alors quand j’ai besoin d’aide, je fais appel aux marmots des voisins que je connais. Peut-être qu’un jour j’aurais un apprenti, mais dernièrement c’est plus la milice qui fait rêver que le travail de forgeron. »

Voilà qui peignait un peu l’histoire de sa vie. Il était né dans cette maison et y mourrait sûrement. Il aimait forger et quoi de mieux que de passer ses journées à faire ce que l’on appréciait ? Tout en discutant il avait sorti l’anneau du feu et précautionneusement l’avait ramené sur l’enclume qui lui servirait de table de travail avant d’attraper les outils nécessaires pour commencer la soudure.

« Il faut agir vite car le métal refroidit vite. »

Alban se tut pour se concentrer sur le minutieux travail, agissant avec précision et rapidité.

Puisque je ne sais pas quoi dire lorsque le forgeron me complimente sur mon prénom, je me contente de hausser les épaules. Il y a un bon moment que je ne sais plus répondre aux compliments ou même croire à leur sincérité ou à leur innocence. Alban, s'il ne semble à première vue avoir aucune intention à mon égard, est sans doute poli, tout simplement. C'est le genre de choses que l'on dit à une femme sans trop y penser. Joli prénom. Joli sourire. Jolis yeux. Et mes jolies années sont derrière moi. La Fange s'est assurée qu'elles le soient.

Je sourirais presque en voyant le forgeron réagir à mes dires. Il a un travail honnête et ne trempe pas dans les affaires criminelles. Je lève les mains devant moi en signe de paix. C'était une blague, en quelque sorte, et il l'a prise au sérieux. Je ne suis pas là pour mener une enquête approfondie sur lui, alors à moins qu'il tue quelqu'un sous mes yeux, il n'a pas trop à s'inquiéter. Je vais me contenter de faire réparer mon alliance.

« Tant mieux, t'es pas prêt de manquer de boulot, je crois. »

Quand je lui désigne les armes qui attendent d'être réparées ou améliorées, Alban m'explique qu'il fait tourner la forge seul depuis qu'il a perdu sa famille. Il n'a ni femme ni enfants, ce qui m'étonne un peu puisqu'il semble avoir environ mon âge. Il a sûrement ses raisons, qu'elles soient d'ordre pragmatique ou émotif. Peu importe. Il a de la chance de ne pas avoir d'épouse ou de marmots, au fond. Il les aurait sûrement perdus aussi.

J'acquiesce lorsque le forgeron m'indique qu'il doit travailler rapidement et me déplace pour mieux voir ce qu'il fait. Je suis tendue, craignant de voir mon alliance réduite à néant ou déformée. Je jette un regard à mon doigt, qui me semble être si nu sans cet anneau que je n'ai jamais retiré. L'idée que le bijou ne m'aille plus après la réparation fait naître en moi une pointe d'anxiété que je tente de chasser au mieux.

« Les enfants rêvent d'être miliciens parce qu'ils aiment s'imaginer en puissants guerriers, dis-je finalement. Il leur suffirait de vivre une journée dans la peau d'un milicien pour qu'ils se mettent à rêver d'être forgerons. »

Je regarde Alban manipuler mon alliance avec minutie. Même si je suis une parfaite inconnue qui ne lui a même pas offert un sou encore, il paraît avoir à cœur de bien faire les choses. Cela explique certainement la quantité de travail qu'il a sur la planche. Les bons forgerons ne courent sûrement pas les rues de Marbrume depuis l'arrivée de la Fange.

« C'est pas un avenir pour un môme. »

Je me perds un instant dans mes pensées. Celles-ci se tournent vers mes enfants. Je ne les aurais jamais laissés devenir miliciens, même face à un tel chaos. Jamais.
Réalisant que je suis ailleurs, je me concentre de nouveau sur Alban. Ce n'est pas le moment de me replonger dans le passé, même si de voir mon alliance ainsi me ramène inévitablement vers des jours plus heureux, où j'étais une autre femme dans un tout autre monde.

« Ça t'arrive souvent de réparer des trucs alors qu'on peut pas te payer immédiatement? demandé-je, de nouveau sur la défensive. T'as pas peur de te faire avoir et de jamais revoir la couleur de ton argent? »

« Ça c’est sûr. Toi comme moi n’allons pas manquer de travail dans les prochaines années. »

L’arrivée de la fange avait changé beaucoup de choses : des paysans qui avaient perdu leurs terrains et dû fuir, aux commerçants qui avaient dû réduire leurs échanges, même l’équilibre entre les familles nobles avaient été chamboulée. On avait dû se serrer à Marbrume pour accueillir le plus de monde possible. Heureusement depuis les choses s’étaient améliorées malgré plusieurs événements malheureux.

« Votre anneau, il n’était pas trop serré ou au contraire trop lâche ? »

Normalement ce qui avait brisé le métal n’avait pas entraîné de perte de matière, cependant quitte à réparer le bijou, autant que ce soit de la manière la plus adaptée même si Astrid avait été extrêmement claire sur son besoin de retrouver l’alliance telle qu’elle était avant l’accident.

« Je crois que moi aussi à un moment, dans ma période de rébellion, j’ai souhaité être milicien. Et puis… je ne devais pas hériter de la forge, donc j’aurais pu avoir une autre voie.
Finalement je suis mieux un marteau à la main, qu’avec une épée. »

Porter l’épée, c’était imiter les nobles et qui n’avait pas déjà souhaité être né dans une famille aisée ? Il y avait aussi le prestige de savoir se défendre et de protéger les autres. Mais c’était souvent une passion passagère lorsque les jeunes gens réalisaient tout ce que cela impliquait dont s’exposer à un danger plus grand que dans la plupart des autres métiers.

« Malheureusement il y a moins de places et de possibilités de devenir forgeron que milicien. La concurrence est plus rude.
Disons que vous souhaitiez devenir forgeronne et que demain vous abandonniez tout pour cette passion, il vous faudrait au moins trois ans d’apprentissage chez un maître forgeron et bien sûr la construction ou le rachat d’une forge avant de pouvoir vous lancer.
Pour tout avouer, on progresse tout au long de sa carrière, cependant rien ne remplace la période d’observation puis les différents essais que l’on doit faire avant d’avoir l’expérience suffisante pour ne pas gâcher le matériel.
Et vous, si vous deviez me former à devenir milicien, en combien de temps estimez-vous que vous auriez un résultat valable ? »

Voilà un discours assez long pour Alban qui fut seulement interrompu par quelques manipulations qui demandaient trop de concentration pour parler et travailler en même temps.

« Certains mômes n’ont pas le choix ou en tout cas ne voient pas les possibilités qui sont à portée de main… »

Alban avait mis la touche finale à la soudure, qui devait maintenant refroidir. Puis il lui faudrait limer les quelques imperfections qui avaient été créées par la réparation. Rien de très important, mais cela éviterait à Astrid de se blesser.

« Ah non… ne va pas répéter partout que je travaille gratuitement, c’est faux ! Et ça dépend de ce que je peux y faire sans matériaux supplémentaires aussi. Car ils coûtent cher eux.
Cependant qu’est ce que j’y ai perdu là? Un peu de temps, une bûche de bois et de l’énergie. Rien qui me manquera. Et des mauvais payeurs, j’en ai déjà vu, mais sûrement moins que tu n’imagines. Ceux qui me laissent leurs armes ne peuvent pas venir les récupérer sans payer.
Les marbrumiens sont globalement des gens honnêtes et qui savent se rendre service les uns, les autres. Or moi je n’ai pas grand monde sur qui veiller à par moi-même, alors à quoi me servirait d’amasser une fortune sauf à tenter les voleurs ? »

« Non, mon anneau était parfait comme il était. »

Mon ton est ferme sans être agressif. Le forgeron est visiblement bien intentionné, mais je ne souhaite aucun changement, juste une réparation pure et dure. Mon alliance est restée ainsi à mon doigt des années durant et je ne demande qu'à la retrouver comme si elle n'avait jamais brisé.

Alban avoue avoir voulu être milicien, mais être mieux un marteau à la main, au final. Quand il m'indique que les possibilités pour devenir milicien sont plus grandes que celles d'être forgeron, j'acquiesce. Il faut dire qu'il ne faut pas grand-chose pour intégrer la milice. Un esprit suicidaire suffit à se voir offrir une place parmi les protecteurs de Marbrume. On m'a même acceptée dans le rangs, moi, une femme et une étrangère. Les standards de sélection ne sont donc pas trop élevés.

Après m'avoir décrit le cheminement nécessaire à la formation d'un bon forgeron, Alban me demande combien de temps il faudrait pour faire de lui un milicien. Je hausse les épaules.

« Pas beaucoup, dis-je. Enfin, le temps de te trouver un uniforme, une épée et juste assez de folie pour avoir envie de passer tes journées à patrouiller les rues de Marbrume ou à aller affronter l'extérieur et les Fangeux. C'est pas vraiment le résultat qui importe. »

Malgré ces paroles, j'évite quand même de lui dire que je suis, pour le moment, une piètre épéiste. Je préfère le laisser s'imaginer que je suis une combattante hors pair et que je fais régner la loi grâce à mes talents de guerrière.

Pendant que mon alliance refroidit, je m'appuie dos au mur le plus proche et écoute Alban. Il ne travaille en général pas gratuitement, mais ne cherche pas non plus à amasser une fortune dont lui seul bénéficierait. Contrairement à beaucoup, il n'y voit pas d'intérêt.

« Je sais pas, tu pourrais sûrement vivre plus confortablement, proposé-je au hasard. Devenir un riche bourgeois et épouser une fille de la petite noblesse pour déménager sur l'Esplanade et regarder de haut les gueux du peuple. Surtout les miliciennes et les forgerons. »
Sur cette pointe de sarcasme, je souris légèrement en coin. C'est un scénario ridicule, improbable, mais il m'amuse un peu. Je vois bien mal ce forgeron honnête parmi les vipères au sang bleu.

« Il reste que t'as pas à me faire la charité. T'as peut-être pas l'ambition de faire fortune, mais je vais te payer ce que je te dois, d'une manière ou d'une autre. J'aime pas avoir des dettes sur la conscience. »

Je me redresse et m'approche, venant observer de plus près le travail effectué sur mon alliance. Alban a sans doute quelques détails à peaufiner, mais mon anneau semble être solidement réparé.

« Alors, je te paie le reste quand je reçois ma solde ou tu préfères un échange de services? Si t'as la chance de pas avoir de mauvais payeurs, on peut trouver autre chose. T'as l'air d'un type raisonnable, alors je suis ouverte à tes propositions. »

Ce serait donc un anneau de la même taille, c’était de toute façon plus simple. Ce qu’Astrid racontait du recrutement des miliciens ne faisait pas rêver. Pourtant c’était un métier nécessaire qui permettait à tout le monde de rester à l’abri du danger, sauf les miliciens eux-mêmes. En poursuivant la conversation, l’histoire que raconta la milicienne dessina un sourire sur les lèvres d’Alban avant que celui-ci n’éclate de rire. Ça n’arrivait jamais des contes comme ça : devenir riche et aller vivre à l’esplanade ? A part très rarement des jeunes femmes qui arrivaient à conquérir le cœur d’un noble, mais même elles se comptaient sur les doigts d’une main. Le travail était toujours trop taxé pour permettre une vraie ascension sociale et l’éducation restait le frein le plus puissant pour que les ordres ne se mélangent jamais. D’ailleurs comment se faire respecter parmi les nobles sans savoir lire, ni écrire ?

« Je ne te fais pas la charité, mais j’ai l’habitude de faire crédit aux gens que je connais. On n’est pas toujours capable de payer au moment où on en a le plus besoin. C’est pour ça qu’il faut se serrer les coudes. »

L’anneau était suffisamment refroidi pour qu’Alban puisse enfin le manipuler sans danger. Il le mania délicatement et saisit une lame douce pour corriger les quelques petits défauts. Le forgeron souffla deux fois très fort pour faire tomber les derniers copeaux de métal et… c’était terminé !

« Vas-y tu peux l’essayer et me dire ce que tu en penses.
Pour le reste du paiement, si tu penses que mon travail valait le coup, je veux bien un peu de publicité parmi tes collègues. Ça sera le moyen le plus simple et le plus efficace de me rembourser. C’est en forgeant que l’on s’améliore et c’est avec plus de clients que je pourrais choisir les clients pour qui j’ai envie de travailler.
Bon, en revanche si tu n’es pas satisfaite, oublie juste que ma boutique se trouve dans cette rue… »

Alban désigna les armes qui l’attendaient encore.

« Pour l’instant j’ai du travail, mais j’ai bien vu la nouvelle arbalète qu’arborent fièrement certains miliciens, ils la surnomment la Sigfroi. Elle ne remplacera sûrement pas totalement les épées, cependant elle peut faire changer les techniques de combats. A quoi bon risquer sa vie au corps à corps quand on peut se défendre à distance ?
Il ne me restera plus qu’à vous forger des boucliers suffisamment larges mais léger pour que vous soyez protégés autant que possible. »


PS : La Sigfroi

J'ai l'habitude de faire crédit aux gens que je connais. J'arque légèrement un sourcil à cette déclaration. Alban ne connaît de moi que mon nom et ma fonction, rien de plus. Ah, et il sait aussi que j'étais mariée... En fait, il semble croire que mon mari est toujours en vie. Il ignore que mon époux est mort aux griffes des Fangeux, que j'avais des enfants qui ont succombé aussi, que je viens d'un autre royaume, que Marbrume est un terre que j'ai rejointe par hasard. Bref, il ne sait rien ou presque. Mais il me fait quand même crédit. J'imagine que je ne vais pas me plaindre.

« Contente de voir que certaines personnes pensent encore comme ça », dis-je simplement en regardant l'anneau qu'Alban me présente ensuite.

Je me saisis alors de mon alliance et, tout en écoutant la proposition du forgeron, le glisse à mon doigt. Le soulagement est immédiat. Je ne connais pas grand-chose au métier d'Alban, mais je suis capable de dire sans me tromper que celui-ci a fait de l'excellent travail avec mon anneau. Si je le retire, ce n'est que pour l'étudier de plus près avant de le remettre. Il est pratiquement comme neuf et c'est comme s'il n'avait jamais quitté mon doigt.

« Il faut un mélange des deux, j'imagine, dis-je quand Alban me parle de la Sigfroi. Même avec la meilleure arbalète qui soit, c'est pas tout le monde qui sait bien tirer. Et avec une épée, tu manques jamais de munitions. »

J'étire mon bras pour mieux observer ma main, puis acquiesce.

« Elle est parfaite comme ça, continué-je. Merci. »

Je quitte mon alliance des yeux, puis croise les bras, embêtée par la demande d'Alban. Je recommanderais volontiers ses services à mes pairs, mais plusieurs raisons font que cette méthode ne serait pas un remboursement de qualité.

« Ton travail est impeccable, j'ai rien à redire. Par contre, je vais pas te mentir, ma cote de popularité auprès de mes collègues est pas très élevée. Quand t'es une femme dans la milice, ce que tu penses a pas beaucoup de poids, ou pas de poids positif, disons. Je risquerais plus de te nuire qu'autre chose en vantant ton commerce, surtout si ce que je t'ai fait réparer, c'est une alliance et pas ça. »

Je dégaine mon épée lentement pour la lui montrer. La lame est abîmée et, en général, l'arme a vu de meilleurs jours. Elle a dû appartenir à bien d'autres avant moi et on n'a clairement pas pris la peine de la retaper avant de la mettre entre mes mains. Vu la manière dont je suis traitée en général par les autres miliciens, ce n'est rien de très surprenant.

« Je peux essayer, mais c'est à tes risques et périls. Tu gagnerais peut-être quelques clientes à défaut de quelques clients... Je suis pas vraiment populaire auprès de mes consœurs non plus, mais on se soutient un minimum. »

Les remarques d’Astrid étaient pleines de pertinence. En effet, il fallait beaucoup pour briser une épée ou l’endommager suffisamment pour qu’elle soit totalement utile. De plus, elle avait aussi une valeur qui prouvait le statut de son porteur : noble ou milicien. Seuls ces deux groupes étaient autorisés à en porter légalement. Personnellement le forgeron aimait bien son marteau, certes l’arme permettait moins de portée et de grâce, mais il avait tellement pris l’habitude de ce poids stable dans sa main qu’il pourrait difficilement s’adapter pour se défendre avec autre chose. Bien qu’il n’ait heureusement aucun besoin de le faire quotidiennement.

« Tu as bien raison. Tu m’autorises à reprendre ta formulation pour vanter la supériorité tes épées sur la Sigfroi ? C’est que certains clients sont parfois difficiles à convaincre… »

La milicienne glissa l’anneau à son doigt et le soulagement se lu immédiatement sur son visage. La taille semblait lui convenir en tout cas. Astrid examina de plus près l’alliance et ne trouva rien à y redire.

« De rien, c’est mon travail. »

Cependant la jeune femme se renferme devant la proposition, en croisant les bras devant elle pour détailler sa situation.

« Je comprends, l’accès à la milice pour les femmes est assez récent. Il faudra du temps pour que les traditions évoluent. Tout comme quelqu’un du peuple peut difficilement s’extraire de sa condition pour diriger des troupes…
Excuse-moi pour ma proposition irréfléchie. »

Lorsqu’elle dégaina son épée, Alban s’approche pour regarder la lame. C’était effectivement une arme qui avait déjà bien servie et qui n’avait pas été très bien entretenue. Ce n’était pas avec ce que recevaient les miliciens qu’ils pouvaient se permettre de remettre en état leur équipement.

« Je t’aiderai bien mais… j’ai encore beaucoup de boulot qui m’attend et j’ai peur que si ton arme est remise en état, on te jalouse encore plus et on vienne "échanger" ton épée contre celle d’un autre milicien qui n’aurait pas cette chance… »

Alban fronça les sourcils à cette nouvelle information. Il pensait les femmes plus communautaires que cela. L’esprit de sororité aurait dû souder les nouvelles venues face au rejet des miliciens qui ne les considéraient pas comme apte ou suffisamment forte pour rivaliser avec des hommes.

« Je pourrais… vous faire un prix de groupe si tu revenais avec des consœurs.
Jamais je n’aurais laissé une de mes sœurs partir avec une telle arme pour affronter quoi que ce soit… Vous méritez mieux. Tous ceux qui me laissent leurs armes ont des familles pour soutenir leurs carrières. »

Le côté commerçant d’Alban refit surface. Parfois il avait besoin d’aide pour finaliser certains travaux un peu plus long ou compliqué. Il faisait souvent appel aux gamins des voisins pour leur donner quelques biens dument gagnés et peut-être leur donner envie de devenir un jour apprenti, puis forgeron. Ils étaient pour l’instant tous trop jeunes, cependant s’il avait une aide adulte, il pourrait certainement plus avancer qu’avec des enfants d’une dizaine d’années.

« Sinon, si tu veux que je retape ton épée, tu pourrais me donner un coup de main sur un ou deux de tes jours libres. Ou me payer en monnaie sonnante et trébuchante, c’est évident. »

« À ton aise », dis-je à Alban quand il me demande la permission d’utiliser ce que j’ai dit pour vanter les mérites de la lame face à la Sigfroi.

Tandis que j’écoute le forgeron, je me dis que je suis, pour une fois, tombée sur une bonne personne. Alban n’a pas cherché à tirer avantage de ma triste situation et prend même la peine de s’excuser quand il pense s’être montré indélicat avec sa proposition. Cette politesse et cette empathie sont étranges pour moi. Enfin, elles le sont devenues avec le temps. J’ignore comment réagir, alors je me contente d’un geste de la main pour signifier au forgeron que je n’ai pas mal pris sa proposition. Il n’est pas devin, après tout. Il ne peut pas savoir comment les choses se passent réellement à la caserne.

J’écoute les propositions suivantes d’Alban et sourit vaguement en coin lorsqu’il m’explique sa crainte de voir mon arme dérobée si celle-ci est retapée. Il a bien compris à quel point ma situation est précaire dans la milice, finalement. Il me suggère quand même de nous faire un prix de groupe, à mes consœurs et à moi, et de réparer mon épée en échange d’un coup de main à la forge lorsque je ne suis pas en service. Pendant quelques secondes, je garde le silence et réfléchis. Comme je donne déjà une partie de ma solde à Marius pour les entraînements privés, cet arrangement serait sans doute plus avantageux pour moi. Je pourrais garder quelques sous en poche et Alban, de son côté, pourrait travailler plus vite. Je ne vois pas exactement quelles seraient mes tâches, mais j’imagine qu’elles seraient plutôt simples.

« Je vais consulter quelques miliciennes pour voir si ton offre les intéresse, lâché-je. Je te promets rien, mais l’idée d’un prix de groupe pourrait les convaincre de mettre de côté le peu qu’elles ont pour avoir une lame digne de ce nom. »

J’acquiesce pour moi-même, commençant à penser à qui je transmettrai l’offre d’Alban. Si certaines miliciennes ne m’adressent pas la parole en raison de toutes les rumeurs qui courent sur les naufragés, d’autres font preuve de davantage de neutralité à mon égard. Je me tournerai vers celles-ci en espérant que la proposition fera un effet boule de neige suffisant pour attirer l’intérêt des autres.

« Quant au reste… Je veux bien te filer un coup de main pour te repayer. Je connais pas grand-chose à ton travail, mais je tâcherai de me rendre utile. Et j’apprends vite. »

Je tends la main pour conclure le marché. Même si je souffre encore de la maigreur de la famine que j’ai connue lors de ma longue traversée en mer, je m’assure d’avoir une bonne poigne quand je serre la main d’Alban.

« Je te fais signe le jour précédent mon prochain congé », terminé-je en reprenant ma main.

Je jette un regard à la pile de travail qui attend Alban, puis revient au forgeron. J’ai assez pris de son temps et, puisqu’il paraît être un homme décent, je ne souhaite pas lui causer de retards ou d’ennuis avec ses clients.

« Je te laisse reprendre ton travail, dis-je. Merci encore. Vraiment. »

Je souris légèrement avec une sincérité devenue rare avant de saluer Alban et de sortir de la forge, où je reviendrai dans quelques jours pour rembourser ce que je dois. Une fois à l’extérieur, j’observe mon alliance et pousse un soupir de soulagement. Un dernier regard vers l’établissement et je me remets en route vers la caserne, espérant que je pourrai convaincre une poignée de miliciennes de confier leurs armes à Alban. Ça ne sera pas gagné, mais c’est le moins que je puisse faire pour le forgeron qui m’a permis de conserver mon trésor le plus précieux. À suivre...

Spoiler:

Le forgeron espérait qu’Astrid réussirait à convaincre quelques-unes de ses consœurs, cela lui permettrait de les aider tout en développant son commerce. Et Alban serait fier de pouvoir équiper celles qui risquaient leurs vies et qui mettaient leur vie de famille de côté pour protéger les marbrumiens. Elles avaient la force de caractère de Rikni et la volonté de faire justice d’Anür.

« Si c’est le cas, je serai heureux de pouvoir leurs en fournir ! »

La milicienne semblait se questionner sur les tâches qu’elle pourrait effectuer à la forge pour venir en aide au forgeron, il tenta de la rassurer, même si les véritables explications viendraient plus tard.

« Ne t’inquiète pas, si des enfants sont capables de m’aider, je pense que tu t’en sortiras bien mieux qu’eux. Tu as la force pour toi et certainement plus d’endurance.
Et tu y trouveras peut-être aussi une utilité pour entrainer les muscles de tes bras. »

Serrant le poing il fit un angle droit de ses bras pour montrer que le travail de la forge permettait de développer les muscles, avant d’éclater de rire. Il ne cherchait pas particulièrement à l’impressionner, plutôt à lui montrer un autre aspect positif qu’elle pourrait trouver à cet échange de bons procédés.
Il tendit la main pour accepter le marché passé et ne fut pas déçu. Ce petit brin de femme était costaud et avait une sacrée poigne. Elle s’en sortirait très bien comme apprentie forgeronne.

« Merci, ça me permettra de prendre mes dispositions et de m’organiser. »

Alban hocha la tête lorsqu’elle lui suggéra de reprendre le travail, cela avait été une pause agréable et qui avait changé son quotidien cependant il ne pouvait pas se permettre de flâner sans travailler. Il la salua d’un dernier.

« Au plaisir. »

Avant de relancer le feu et d’attraper l’arme qui avait mise de côté à l’arrivée de la milicienne. Le travail reprit et avec lui les coups de marteau répétitifs qui rythmait le travail d'Alban. Marbrume était une ville vivante (l'un des dernières) et on pouvait y écouter se côtoyant les rires d'enfants, les cris des vendeurs qui appâtaient le chaland, quelques oiseaux qui tentaient d'imiter de douces mélodies, le pas rigide des coutilleries de miliciens... Le bruit d'une ville respirant au rythme de ses habitants et qui les protégeait de ses épais bras en pierre qui dessinaient les remparts de Marbrume.