Début décembre - des épingles pour orner une belle robe [PV Garance]

On venait d’entamer le mois de décembre, l’un des plus froid de l’année. Cela faisait déjà plusieurs jours que de délicats flocons de neige virevoltaient au vent glacé. Le ciel était gris et les journées étaient d’autant plus courte. Chacun devait utiliser au moins une à deux chandelles de plus pour finir ses tâches ménagères ou réussir à coincer le fils dans le chat de l’aiguille. Alban, lui, se réfugiait près de son foyer qui brûlait d’un feu généreux et il voyait bien les regards envieux que lui lançaient certains passants dont les chaussures prenaient l’eau ou qui n’avaient qu’un pardessus troué. Ils étaient rares, car le quartier de la Hanse n’abritait pas la même population que le Goulot ou les Labourg. Le plus souvent leurs habitants préféraient éviter la Hanse, trop de miliciens y patrouillaient cela obligeait le plus souvent à passer par le Bourg-Levant, quartier encore plus riche où ils seraient dévisagés.
Décembre, c’était aussi la préparation de la cérémonie du Voyage qui avait lieu le 21 décembre. C’était l’occasion de commémorer les âmes défuntes et un moment qu’Alban redoutait. Plus jeune, il la trouvait magnifiquement belle, toutes ces chandelles qui flottaient paisiblement sur l’eau avant de sombrer et juste au-dessus la voute céleste qui s’éclairait de milliers d’étoiles. Au fil des années, il avait perdu tellement de proches que le sens de l’événement avait tourné et qu’il en éprouvait une grande tristesse. Il était d’autant plus fidèle à y participer.
Puis viendrait l’Avènement du 1er au 3 janvier, célébrant les Trois et la création du monde. Une bonne raison pour Alban de reprendre ses esprits et de travailler d’arrache pieds. En effet ces nuits étaient consacrées aux bals et à la danse. De plus, le buffet qui était offert permettait à chacun d’avoir un bon repas, le premier constitué de produits issus de la mer, ce qui permettait aux pêcheurs d’être mis en valeur, ainsi que les grâces d’Anür.
Puis le lendemain était consacré au jeûne et constituait l’une des seules journées d’oisiveté que s’accordait le peuple. Toute la ville ou presque s’arrêtait de tourner un moment pour profiter de la bénédiction accordée par les Dieux. Le repas suivant était plus frugal, constitué de fruits de saison, de racines ou de légumes. Il permettait de prendre suffisamment de forces pour le nouveau bal qui avait lieu et réclamait une nouvelle tenue, plus animale cette fois-ci. A une époque, il était commun de pouvoir s’enjailler dans les champs ou les forêts alentours pour ressentir le lien avec la nature et la puissance de Serus.
Venait ensuite le jour préféré du forgeron celui des combats et des défis. Petit, il aimait cette fête car elle favorisait l’honneur de tenir ses promesses. Il se sentait comme un chevalier respectable qui s’engage pour son roi. De plus, il avait parfois la chance d’admirer des affrontements entre nobles familles. Ayant hérité de la forge, il en profitait surtout pour les combats organisés pour lesquels les nobles souhaitaient briller. Les commandes d’armes ou de réparations d’épées pleuvaient la semaine précédente et le forgeron avait peu le temps de se reposer. Il lui fallait honorer les commandes pour que tout soit prêt dès le 1er janvier.
Puis la nuit noire arrivait… Gamin il adorait jouer avec ses frères et sœurs à qui resterait éveillé le plus longtemps, c’était une soirée de liberté et d’amusement. Désormais elle était marquée par la solitude, la maison plongée dans le noir, lui abandonné dans son grand lit sans personne pour lui tenir compagnie ou l’aider à réchauffer les draps glacés.

Il était encore tôt en cette fraîche journée de décembre et Alban s’ennuyait dans sa forge. Il ne lui restait plus aucune commande non honorée et il n’avait même pas encore allumé son foyer, préférant conserver ses précieuses buches de bois pour un travail nécessaire qui réchaufferait la maison en même temps. Le forgeron s’était décidé à ranger un peu son atelier pour déblayer le fatras qui y régnait habituellement. Régulièrement il s’arrêtait pour souffler sur ses doigts et réfléchir à l’agencement approprié. Il devait donner envie aux clients de choisir les armes les plus belles, et donc les plus couteuses. Avant c’était sa sœur qui gérait ces détails techniques, mais désormais c’est lui qui devait tenir la boutique seul.
Tombée sous une table et coincé derrière une caisse, il finit par retrouver un vieil essai qu’il avait pratiqué avec son père : une belle rose délicate et sans épines mais qui avait la dureté du métal dans laquelle elle avait été forgée. Il plongea dans ses souvenirs, s’arrêtant dans son travail pour contempler l’art de la ferronnerie que lui avait enseigné Jehan.

PS : pour voir à quoi ressemble la rose : https://www.youtube.com/watch?v=Abrt0iYbofw

L'hiver n'avait plus la même connotation qu'autrefois. Avant, lorsque les flocons commençaient à tomber, ils amenaient de la joie avec eux. Oh, bien sûr, il fallait faire attention à ne pas se retrouver enlisé dans l'épaisseur blanchâtre. Certains mouraient de froid dehors. Cependant, Garance avait la chance d'avoir un foyer. Aussi ces flocons étaient synonymes pour elle de batailles de boules de neige à venir. Remplis d'énergie, le quatuor inséparable qu'Elphège, Angélique, Estoile et elle formaient allait s'ébattre dans cette couverture duveteuse, que ce soit pour se battre entre eux ou bien pour sculpter des formes improbables.

Aujourd'hui, à la neige incessante s'accompagnait la nuit et le manque de visibilité. Entre les flocons, un inconnu à la démarche un peu trop douteuse pouvait s'avérer être votre pire cauchemar. Pourtant, Garance aimait toujours autant la neige. Elle aimait la contempler tandis qu'Elphège lui racontait de merveilleuses histoires. Cela la réconfortait et lui faisait oublier un instant que, dans quelques jours, elle devrait rendre hommage à ses parents et à ses sœurs disparus.

Heureusement, c'était une période où elle pouvait se dévouer plus que jamais à son travail. Les grandes dames de la noblesse voulaient être vêtues de leurs plus beaux atours pour la fête du Voyage. Ainsi la couturière s'escrimait-elle sur maintes robes, capes, pourpoints et autres habits grandioses pour satisfaire les clients de sa boutique. Non loin de celle-ci se trouvait une forge tenue par un jeune homme assez sympathique que Garance avait quelques fois croisé. La jeune fille appliquait le même précepte que ses parents lui avaient inculqué : nouer de bonnes relations avec ses voisins. De cette manière, elle ne manquait jamais de le saluer.

Pénétrant dans l'antre de la forge, elle se demanda si c'était là une bonne idée qu'elle avait eue. Après tout, elle ne connaissait pas l'homme plus que ça. Cependant, si elle souhaitait se faire davantage connaître en tant que couturière, il serait de bon ton d'établir quelques relations fortuites.
« … Bonjour ? » s'hasarda-t-elle à lancer.
La rousse s'avança un peu plus. Il ne faisait pas très chaud et elle n'y voyait pas grand chose. Soudainement, elle entendit un bruit non loin d'elle. Dans une exclamation étouffée, elle se retourna, buta contre elle ne savait quoi et, dans un retentissement effroyable, fit s'effondrer une bonne demi-douzaine de lances.

Faisant tournoyer la rose entre ses doigts, Alban rêvassait lorsqu’une douce voix le sortit de son enchantement. Avait-il vraiment entendu quelques mots ? Il en doutait presque jusqu’à ce que le tumulte d’armes s’entrechoquant ne le tire définitivement de ses songes. Ouvrant la porte qui le séparait de la forge, et donc de l’extérieur, il découvrit une jolie rousse qu’il croisait régulièrement. Il la reconnu instantanément car elle était plutôt grande pour une femme et sa chevelure flamboyante attirait le regard.

« Bonjour… hum… je suis désolé, votre nom m’échappe. »

Il s’était précipité pour ramasser les lances, ne souhaitant pas que la jeune femme se penche ou ne se blesse parmi le mélange des pointes et les manches. Il déposa un genou à terre, prêt à remettre droite sa marchandise avant de s’apercevoir qu’il avait encore la rose à la main.

« Accepteriez-vous de me tenir ceci un instant ? »

Si la jeune femme refusait, il pourrait toujours la déposer près de lui sur un établi quelconque, cependant il savait bien comment risquait de finir la rose… qui glisserait à nouveau pour finir oubliée par terre pendant plusieurs années. Alban rassembla les lances et se releva en tentant de les caler le mieux possible entre un mur et une chaise en bois qu’il proposait souvent aux clients désireux d’attendre la fin d’une réparation ou trop inquiet pour abandonner le précieux bien qu’ils venaient de laisser au forgeron.

« Voilà, ça ne devrait plus bouger… pour l’instant.
Vous êtes… »

Lorsqu’il avait relevé les yeux, ce n’était pas la beauté de la jeune femme qui l’avait frappé mais plutôt l’élégance et la perfection de sa robe. Le drapé mettait en valeur ses formes de femme sans être vulgaire. Au premier coup d’œil on remarquait les détails qui faisait ressortir l’originalité de la création, qui tombait avec grâce, avant de s’apercevoir que le tissu semblait simple et banal. D’ailleurs la robe était d’un gris foncé banal, caché sous un manteau qui permettait de se protéger du froid mordant.
En comparaison le forgeron était habillé de la plus banale des façons : une tunique assez simple passé sur des braies. Il ne s’était pas couvert plus que de mesure, étant à l’intérieur et sachant qu’il ne sortirait que pour allumer son foyer, cependant il avait enfilé un tablier de cuir pour travailler. Il avisa la main de la jeune femme, pour ne pas dire de bêtises.

« Mademoiselle Enjolras ? »

Il eut un sourire triste avant de continuer.

« Vos parents ont tellement aidés les miens durant toutes ces années. Je suis désolé pour vous…
Mais que pourrais-je faire pour vous retourner les bienfaits dont a bénéficié ma famille grâce à la bienveillance de la vôtre ? »

Tous deux avaient perdu de nombreux proches, et même s’il n’avait pas les détails, les tenues sombres de la benjamine des Enjolras était peut-être le signe que, comme lui, elle redoutait la cérémonie du Voyage.

« Vous avez reprit le travail de votre mère, celui de couturière, je ne me trompe pas ?
Tout comme j’ai repris celui de mon père. »

Il désigna les alentours et la forge pour illustrer son propos. Un bon nombre des vêtements qu’il avait chez lui venait des mains habiles de la famille Enjolras.

Lorsque le forgera débarqua suite au fracas qu'elle avait créé, Garance se sentit incroyablement confuse et n'entendit pas la remarque qu'il lui faisait tant elle était occupée à contempler avec stupeur le bazar dont elle était l'origine. Sa négociation commençait mal apparemment. La pauvre rousse jeta avec amertume :
« Oh, je suis confuse ! Excusez-moi, je vais vous aider... »
… Sans réaliser qu'elle n'aurait sans doute pas la force nécessaire pour soulever ne serait-ce qu'une seule lance parmi ces armes.

Cependant, alors qu'elle se penchait pour commencer son ouvrage, l'homme s'accroupit à son tour et lui brandit sous le nez un objet dont elle ne sut reconnaître immédiatement la forme. Il faisait toujours assez sombre dans la boutique, mais elle distingua une tige. Davantage par curiosité que par politesse, elle saisit délicatement l'objet.
« … Oui, bien sûr... »
Celui-ci étant maintenant plus proche de ses yeux, elle le fit tourner entre ses doigts. C'était une fleur. Une fleur en métal magnifiquement ouvragée. La jeune femme n'avait jamais rien vu de pareil et en admira tous les aspects tandis qu'en parallèle elle se demandait s'il en existait d'autres et... A quel prix.

La voix du forgeron la tira de ses pensées calculatrices et elle lui jeta un rapide coup d’œil. Peut-être l'avait-il reconnue, mais il était vrai qu'elle n'avait jamais pris le temps de se présenter à lui malgré ses nombreux passages devant la boutique du jeune homme.
« Garance Enjolras. Je travaille à la boutique de couture non loin d'ici... »
Elle fut aussitôt coupée par la voix pleine d'émotion de son interlocuteur. Celui-ci semblait peiné mais en même temps heureux de découvrir qui elle était.

A l'évocation de ses parents, elle sentit en elle une vieille douleur se raviver. Angélique était partie rejoindre leurs ancêtres, cependant Garance avait pu la soutenir jusque dans ses derniers instants, alors que ses parents étaient morts dans l'indifférence et dans la cruauté animale des fangeux.
« Vraiment ? Vous avez connu mes parents, monsieur ? Vous viviez dans les bas quartiers aussi ? »
Car elle ne voyait pas pourquoi son père et sa mère auraient aidé quelqu'un dans une situation apparemment stable telle que la sienne. Toutefois, ses géniteurs avaient le cœur sur la main, et Garance ne se souvenait pas de toutes les personnes à qui ils avaient offert généreusement leur aide.

Comme un papillon attiré par la lumière, elle s'approcha de lui et essaya de distinguer ses traits dans la pénombre.
« Oui, tout à fait, je suis couturière, mais... Qui était votre père ? Et qui êtes-vous ? »

La jeune femme s’excusait du fracas qu’elle avait causé, sans se rendre compte qu’il n’y avait aucun mal. Rien n’avait été cassé et le désordre régnait déjà dans la forge avant son arrivée. C’était l’avantage de travailler dans une forge et non pas dans un atelier de soufflage de verre. Les deux avaient besoin d’un feu important mais ici rien ne se brisait facilement. Une fois qu’il eut redressé les lances et que la jolie rousse se fut présentée, il essaya de se répéter mentalement son prénom plusieurs fois pour tenter de le retenir. Son beau-frère lui avait toujours dit qu’il fallait tenter de rendre le client (ou la cliente) spécial(e). L’appeler par son nom, glisser quelques compliments qui feraient mouche pour réussir à obtenir parfois quelques pourboires qui n’auraient pas été ajouté sans ces petites touches d’attention.

« A dire vrai, non j’ai grandi dans cette maison. » Répondit-il en désignant le côté de la forge qui servait d’habitation.
« Tout comme mon père y a grandit. Cependant ma mère, elle, connaissait la vôtre, j’ignore les détails mais elle n’a jamais totalement rompu le lien. Quand elle est décédée, mon père a continué de commander nos vêtements chez vous, en souvenir des faveurs dont ma mère parlait souvent. Vos parents étaient très appréciés.
Cependant, c’est bien normal que vous n’ayez aucun souvenir de ma mère, vous êtes trop jeune pour cela… »

Garance s’approcha d’un pas, la rose toujours à la main, curieuse d’en savoir plus.

« Et bien… permettez-moi d’abord de vous inviter à entrer, dans mon atelier, si vous veniez discuter d’un achat, je pourrais vous montrer quelques-unes de mes pièces, ou chez moi pour vous installer à ma table. Je pourrais allumer une chandelle, ce serait bien plus confortable pour parler du passé. »

Il lui présenta alternativement la gauche du bâtiment, puis la droite. Ne souhaitant pas rester dans les courants d’air sans raison. Une fois la décision prise, il répondit franchement.

« Vous avez peut-être connu mon père. Il s’appelait Jehan Laforge. Quant à moi, je me nomme Alban. » Il fit un sourire sincère, heureux de pouvoir échanger plus qu’un bonjour cordial avec quelqu’un qu’il avait croisé tant de fois.

Remarquant qu’il lui avait laissé la fleur plus que de raison, il finit par questionner pour la récupérer.

« Puis-je ? »

Et il se tut, attendant de savoir ce qui avait bien pu pousser la jeune femme à venir « frapper à sa porte » aujourd’hui plus qu’un autre jour. Quand soudain il se souvint qu'il avait souhaité lui faire un compliment, sans avoir le temps de glisser quoi que ce soit, il lui faudrait attendre une opportunité.

HRP:

Des souvenirs remontèrent à la surface de la mémoire de Garance au fur et à mesure que les paroles du forgeron lui parvenaient. Sa mère qui cousait inlassablement au coin du feu. Son père qui teignait méthodiquement les fils de couleur pour qu'elle en profite. Angélique, blottie près d'elle, qui contemplait le travail qu'elle menait. Et elle, à côté d'Angélique, raccommodant quelque vêtement qui ne pouvait être remplacé. Elle avait mis du temps à comprendre pourquoi ses parents avaient cette tendance à aider tout un chacun, puis elle avait fini par réaliser que cette habitude comportait son lot d'avantages.
Cependant, elle n'aurait pas cru que cette nostalgie en ferait partie. Entendre le jeune homme parler en bien de sa mère lui fit du bien, sans qu'elle pût réellement se l'expliquer.

« Je suis désolée, je n'en ai effectivement pas souvenir... Mais je suis heureuse que ma famille ait pu aidé la vôtre. Si je peux perpétuer cette tradition auprès de vous... »
Cette proposition lui était sincèrement venu du cœur, même si elle ne pouvait nier que lier une amitié avec le forgeron servirait sans aucun doute à ses propres intérêts.
« N'hésitez pas. Mes parents auraient voulu que nous nous entraidions. »

A la proposition de son interlocuteur, elle hocha la tête. S'attabler autour d'une petite flamme réconfortante lui semblait assez chaleureux, surtout après avoir ranimé ces anciens souvenirs, à la fois pleins de joie et de douleur.
« Je vous suis jusqu'à votre table alors, si ça ne vous dérange pas. »
Garance ne voulait pas paraître trop invasive, bien qu'elle ne pensât pas le déranger. Si ça avait été le cas, il lui aurait demandé de but en blanc ce qu'elle voulait au lieu d'évoquer ses parents.

Elle s'engouffra à l'intérieur de la maison à la suite d'Alban, comme il s'était nommé. Tout était beaucoup plus spacieux que sa misérable mansarde qu'elle partageait avec Elphège. Il y avait plusieurs pièces ici, alors que chez elle tout tenait dans un seul espace. Cela ne la dérangeait pas outre mesure car elle n'avait aucun secret pour son ami d'enfance, néanmoins la demeure que possédait le forgeron faisait rêver. Elle caressait l'espoir d'en avoir un jour une semblable, où Elphège et elle auraient chacun leur chambre et où ils pourraient se réunir pour bavarder quand l'envie leur prendrait.

A la demande d'Alban, elle lui avait bien évidemment rendu sa fleur en métal. Une fois arrivés près de la table, elle considéra les meubles autour d'elle, curieuse de découvrir ce nouvel endroit.
« Laforge, ce n'est pas un nom qu'on oublie facilement... Je me souviens que mes parents parlaient parfois de vous. Ça m'était sorti de l'esprit pour tout vous dire. »

Le forgeron répondit par un sourire à la proposition de Garance. Si la jeune femme avait évoqué les bas-quartier, c’est qu’elle devait en être issue, voir y vivre encore actuellement. De plus, avec tous les vêtements qu’il avait hérité ces dernières années, ceux de son père, de ses frères et de son beau-frère, il était hors du besoin pour un certais temps. Il avait donné et troqué la plupart des habits qu’il ne pouvait pas réutiliser, les robes de ses sœurs, les braies trop petites ou trop endommagés aux genoux. Il avait tenté de ne garder que ce dont il pourrait faire usage, plus quelques vieux souvenirs dont il n’avait pu se séparer…

Il attrapa en passant la chandelle qui brûlait déjà dans son atelier, et ouvrit la porte de sa cuisine/salle à manger pour la jolie rousse, l’invitant à s’installer. Il avait récupéré la rose en métal qu’il déposa près d’une fenêtre. Il lui laissa un moment pour s’approprier les lieux du regard, un peu gêné par le désordre ambiant. C’est-à-dire qu’il recevait très peu chez lui. Il réussit cependant à trouver deux verres vides, cependant il n’avait pas d’alcool à proposer.

« Est-ce que vous voulez un verre d’eau ? »

Certes il y avait mieux comme première approche, néanmoins il espérait qu’elle ne lui en tiendrait pas rigueur et qu’elle ne soit pas là pour négocier un gros contrat.

« C’est vrai, j’ai cette chance, par la grâce de mes ancêtres.
Mais vous ne venez sûrement pas pour que je vous conte l’histoire familiale… que désirez-vous ? »

Souhaitant proposer le meilleur à la jeune femme, il avait déjà sorti un très beau poignard, qu’il présenta sur la table pour qu’elle puisse l’examiner sans se sentir en danger.

« J’ai par exemple cette très belle pièce, qui se cache facilement dans une robe ou se glisse à la ceinture. »

La plupart des gens venaient le voir pour se sentir plus en sécurité, que ce soit pour des armes discrètes à transporter dans les murs de la ville, lorsque l’on sortait le soir, ou pour les miliciens et miliciennes des armes et armures imposantes pour pouvoir se défendre de la fange. Il avait aussi quelques contacts avec les nobles, qui payaient bien mieux, mais ils étaient plus rares.

« Je peux aussi vous proposer des cadenas pour protéger vos biens et votre marchandise ? »

Il se tut pour laisser Garance s’exprimer et expliquer ce qu’elle venait chercher.

Garance observa les lieux autour d'elle. Certes, ce n'était pas très bien rangé et sa mère se serait empressée de saisir le premier chiffon venu pour mettre un peu d'ordre dans tout ça, mais ce ne fut pas ce qui frappa la jeune fille en premier lieu. Toute cette salle à manger était tellement immense contrairement à... La sienne. D'ailleurs elle n'avait pas de salle à manger. Quelques récipients pour faire à manger se battaient en duel dans sa petite mansarde, et ce n'était rien comparé à tout ce qu'elle voyait ici. Voilà le genre d'endroit qu'elle aurait voulu offrir à Elphège.

La voix d'Alban la ramena à la réalité. Un verre d'eau ? Avait-il accès facilement à cela ? La jeune fille ne savait pas si elle aurait l'air trop capricieuse en acceptant mais puisque c'était aimablement proposé...
« Je veux bien oui... Merci. »

La couturière n'était en effet pas venue pour échanger de vieux souvenirs de famille, cependant cela lui faisait tellement plaisir de rencontrer quelqu'un d'inattendu qui avait connu ses parents. Oh, bien sûr, elle en croisait tous les jours dans les bas quartiers et, lorsque ses parents avaient disparu, beaucoup de condoléances lui avaient été présentées. Toutefois, Alban représentait une surprise à laquelle elle ne s'attendait pas. Il était agréable de converser avec quelqu'un ainsi, juste parce que l'occasion se présentait.

Elle laissa le forgeron déposer l'arme sur la table et observa attentivement celle-ci. Garance n'était pas une experte mais le travail semblait de qualité et le poignard bien fait. Elle en admira les contours et le manche ouvragé. En vérité, elle avait souvent songé à posséder une petite chose de ce genre pour se protéger, néanmoins elle s'était toujours dit que c'était au-dessus de ses moyens. Pareil pour les cadenas. Elphège et elle possédaient peu de biens auxquels ils tenaient véritablement.
« Tout cela a l'air très intéressant et je ne dirais pas non, mais... A vrai dire, je suis venue pour une autre raison. »

La jeune femme but une gorgée du verre d'eau que lui avait gentiment donné le forgeron et darda son regard marron sur lui.
« J'aimerais, au long terme, travailler pour mon propre compte et créer des vêtements avec des accessoires en métal. Peut-être pourriez-vous m'aider ? »

Le premier cri qu’Alban avait poussé c’était dans cette maison, comme tous ses frères et sœurs. C’était ici qu’il s’était blessé pour la première fois, qu’il avait goûté du pain, qu’il s’était endormi de fatigue ou au contraire qu’il avait veillé toute la nuit de l’Avènement, qu’il avait consolé ses premiers coups de cœur, qu’il avait bu sa première gorgée d’alcool… Il y avait grandi et n’avait passé que peu de nuits en dehors de ces quatre murs. Il en connaissait les moindres détails, la plus infime déformation du sol, et les meubles étaient les mêmes qu’il y a trente-cinq ans. D’ailleurs la majorité de la maisonnette datait d’avant les parents d’Alban, qui eux-mêmes les avaient hérités… Cet endroit c’était son cocon, sa protection contre toutes les menaces extérieures tout comme Marbrume avait représenté pendant plusieurs années son monde, sans qu’il imagine un seul instant poser un pied en dehors de son enceinte.
Jusqu’à ses dix ans, il avait partagé son lit avec tous ses frères et sœurs qui constituaient une grande fratrie. Ses parents dormant seuls dans un lit avec le ou la petit(e) dernier(ière) ou exceptionnellement avec l’enfant qui avait fait un cauchemar. Quand les enfants avaient fini par être trop grands, ils avaient divisé les garçons d’un côté et les filles de l’autre, chacun sur sa paillasse même si la chambre restait la même. Néanmoins impossible de se disputer verbalement puisque la chambre parentale était mitoyenne et que les murs étaient bien fins… Ce qui valait dans les deux sens.
La salle à manger avait toujours été un lieu de vie, sa mère et ses sœurs y cousaient, préparaient à manger, s’occupaient des bébés, y lavaient le linge, et chaque soir toute la famille s’y retrouvait autour de la table. Certes on jouait des coudes pour pouvoir manger confortablement, excepté Jehan qui avait le droit à un bord pour lui tout seul, mais qu’il était agréable à l’époque de se retrouver le soir entouré des siens.
Ayant grandi dans le quartier de la Hanse, il avait l’habitude de voir de jolies maisons, des enfants suffisamment nourris quand tout allait bien et des commerçants qui maniaient habillement leur charisme pour dépouiller tout un chacun de leurs biens. C’était le coin des marchands et des artisans avec ses larges avenues permettant le transport des marchandises. Des amis qu’il s’était fait dans le quartier, la plupart habitait toujours la Hanse, seuls les plus favorisés vivaient au Bourg-Levant, où l’ambiance était bien plus bourgeoise. Là-bas on y habitait, mais on n’y fondait pas son commerce. Avoir une maison au Bourg-Levant c’était affirmer sa richesse, acquise petit à petit contrairement aux habitants de l’Esplanade qui en avaient hérité par leur sang bleu. Quelqu’un qui visiterait Marbrue pour la première fois en passant du Goulot pour arriver jusqu’à l’Esplanade, pourrait découvrir dans les différents quartiers tout un éventail de manières de vivre et passer de la plus extrême pauvreté à une richesse extravagante et ostensible.

Alban aurait préféré pouvoir offrir une bonne bière bien fraiche plutôt que simplement de l’eau, malheureusement il n’avait rien de mieux. Heureusement le quartier était plutôt bien équipé pour s’approvisionner et stocker ce liquide si précieux. Cependant l’eau restait la boisson des pauvres et on préférait l’alcool de tout temps, surtout si c’était pour conclure un accord commercial. Alban servit à Garance un gobelet avec la carafe qu’il déposa ensuite au centre de la table. Il guetta un signe d’intérêt pour l’un ou l’autre des objets présentés, et s’il distingua une lueur de curiosité dans les yeux de Garance, aucune envie d’achat. Alban fut un peu déçu de comprendre qu’elle ne souhaitait acheter aucune de ses deux créations, avant d’être informé que la jeune femme avait bien un projet en tête mais qu’il était bien différent.

« Des accessoires en métal ?
Aviez-vous une idée précise en tête ? »

Le forgeron réfléchit un instant encore avant de proposer à la couturière.

« Dans ma forge, juste à l’entrée, vous avez un long bâton pointu près d’un rectangle de terre et de sable. C’est mon… comment dire ? Espace de création ? Vous pouvez y dessinez ce que vous imaginer sur le sol grâce au bâton. Ça ne coûte ni encre, ni papier. Si vous avez en tête quelque chose, je vous invite à prendre la bougie et à tester ce qui vous vient à l’esprit.
Moi je vais vous abandonner quelques minutes, j’ai peut-être des choses qui pourraient vous convenir mais je dois les retrouver pour vous les montrer. »

Il saisit une chandelle éteinte et l’alluma sur celle qui était présente sur la table, puis il s’éclipsa dans sa chambre pour y chercher une clé, puis il passa dans son ancienne chambre, qui servait désormais de réserve ou débarras pour tout ce qu’il avait conservé. Il déposa sa bougie pour s’éclairer puis tira une grosse malle qui était cachée sous un lit, ouvrir le cadenas et se mit à la recherche de ce qu’il désirait. Il resta ainsi absent une bonne dizaine de minutes. Peut-être même quinze, car le temps passait plus vite lorsqu’on était concentré sur une action.
Il passa la tête là où il avait laissé Garance, et alla la chercher dans la forge s’il ne la trouva pas.

« Vous venez voir mes découvertes ? »

Il avait placé plusieurs objets métalliques sur la table tel un pirate présentant son trésor de guerre : une belle ceinture d’anneaux entrelacés, une broche destinée à tenir une cape ou assembler plusieurs morceaux de tissus, un collier sans pierre précieuse mais dont la finesse et l’apparence de fragilité faisait la beauté, le dernier était une tige d’une dizaine de centimètres qui pouvait se glisser dans les cheveux pour faire tenir une coiffure particulièrement élégante.

« Est-ce que l’un d’eux vous inspire ? »

Il révéla ensuite : « Ils étaient à ma mère, cadeau de mon père…
Rien de très noble là-dedans, mais nous pourrions les adapter. »

Les matériaux n’étaient pas les plus chers à trouver, cependant il était possible de les reproduire dans un métal différent et de les agrémenter de décorations supplémentaires.

A la question d'Alban, Garance eut un air songeur. Elle avait imaginé plusieurs choses mais ne savait pas toutes ces idées étaient véritablement réalisables. Toutefois, si c'était possible, cela ne pourrait que lui apporter un avantage certain. Cela lui permettrait de se faire connaître et de se créer une certaine renommée au sein de la clientèle déjà présente dans la boutique où elle travaillait... Et qui sait ? Peut-être que cela étendrait sa réputation jusqu'à des sphères hautes !

« Des broches principalement, des chaînes qui s'accrocheraient aux vêtements... »

Lorsque le forgeron lui proposa de tracer ses idées dans le rectangle de terre et de sable, elle se leva immédiatement pour s'y rendre. Garance avait, en effet, beaucoup d'imagination, mais rien ne valait un schéma pour transmettre correctement l'idée qu'elle avait en tête. Une fois arrivée dans l'espace de création d'Alban, elle se saisit du bâton et entreprit de dessiner une sorte de chaîne qui pouvait glisser autour de la taille et dans laquelle des pierres précieuses pouvait être incrustées... Toutefois, même sans les pierres, il était sans doute possible de créer quelque chose d'original qui attirerait les regards.

Le jeune homme revint, l'extrayant de ses pensées et l'invita à le suivre. Il avait soigneusement étalé différents objets sur la table de la cuisine, et quels objets ! Garance n'en avait jamais vu de pareils, en tout cas seulement dans ses rêves... Songeuse, elle passa son doigt sur la ceinture qui correspondait plus ou moins à ce qu'elle avait dessiné, sur la broche, puis sur le collier.
« C'est magnifique ! » s'exclama-t-elle.

Un sourire ravi apparut sur le visage de la couturière tandis qu'elle relevait son regard vers celui de son interlocuteur.
« C'est exactement ce que j'avais en tête, et plus encore ! Avec l'arrivée du bal de l'Avènement tout cela permettrait de confectionner des costumes assez élaborés, avec des broches représentant des animaux par exemple... Ce n'est peut-être pas très noble mais, comme vous dites, c'est adaptable. »
La jeune fille avait appris en côtoyant certaines hautes dames que celles-ci et leurs pairs de la haute société avaient cette tendance fâcheuse à vite s'ennuyer. Être coincé dans la même ville depuis quelques temps était un calvaire pour certains, et la moindre nouveauté captaient immédiatement leur intérêt.

La jeune femme aux cheveux de feu lança quelques idées qui confortèrent Alban dans les idées qu’il imaginait. Ils se séparèrent quelques minutes pour travailler chacun de son côté. Lorsqu’il vint chercher Garance qui continuait de dessiner ses idées, il prit quelques instants pour examiner ce qu’elle imaginait, elle avait tracé des objets qui mettaient en valeur les silhouettes et mettraient en valeur ses tissus. Ils retournèrent à la table de la cuisine pour faire un point sur ce qu’ils pouvaient créer ensemble. Les trouvailles du forgeron plurent à la couturière qui exprima sa joie de trouver déjà conçu certains des objets qu’elle avait en tête. Elle semblait même ravie lorsqu’elle releva la tête en souriant. Elle précisa sa pensée pour relancer la discussion.

« Oui l’avènement est certainement l’un des évènements commerciaux les plus importants pour nous.
Est-ce que vous avez déjà des commandes pour lesquelles vous voudriez adapter ces bijoux ? Ou une idée des animaux qui auront le plus de succès ? »

Essayant de réfléchir à ce qu’il pouvait faire et surtout ce qu’il aurait le temps de faire, il questionna.

« Je peux ajouter des fioritures sur ces créations, cependant cela me prendra plus de temps et les détails se verront surtout de près et à la lumière. C’est l’avantage des pierres précieuses qui reflètent la lumière. Néanmoins elles demanderaient un investissement plus important.
Nous pourrions commencer cette année avec des pièces plus simples et les compléter l’année prochaine. A moins que vous ayez un contact qui s’y connait en pierre taillées ? Cela nous faciliterait la tâche et je me porte garant de les intégrer sans soucis dans les créations. »

Si Alban avait l’habitude de travailler avec des miliciens et plus récemment des miliciennes, du côté des nobles il avait bien plus souvent affaire avec des hommes que des femmes et il aurait besoin de conseils et de précisions pour pouvoir s’ajuster aux demandes féminines.

« Avez-vous des recommandations à me fournir ? Si ces bijoux vous étaient destinés, qu’est ce qui vous pousserait à les acheter ?
Je suppose qu’il faudra que je fasse attention au poids total. Certaines robes paraissent parfois si volumineuses lors des bals, elles doivent être lourde, je me trompe ? »

Il leur suffirait d’une pièce parfaite et bien portée pour assurer des demandes de nobles. Si une de leurs pièces était remarqué, cela marquerait le début d’un bon succès, même si temporaire. Tout dépendrait donc des demandes que recevait Garance et de leurs rangs.