une aube écarlate ♔ desmond

Complètement figée, les yeux écarquillés, elle ne peut s’empêcher de rester bouche bée. Ses paupières papillonnent, comme si elle doutait d’être éveillée, avant qu’elle ne secoue finalement la tête ; parce qu’on la secoue. De son regard perdu, elle croise celui du gaillard à la moustache qui s’efforce de lui répéter :

« Oh, hé ! T’es sourde ou quoi ? Dis moi c’qui s’est passé ! »

Le silence ambiant amplifie sa voix, pousse un corbeau perché pas loin et qui attendait patiemment l’heure de son festin à prendre son envol. Il pousse un soupir face à son mutisme alors que ses grands yeux sombres n’expriment pas grand chose, si ce n’est de la confusion. Pourquoi faut-il toujours qu’il tombe sur des demeurés ? Une demeurée, en l’espèce. La pauvre Belette cligne des yeux une nouvelle fois, ronge la patience du pauvre type. Il s’apprête à parler à nouveau, quand son collègue débarque en annonçant :

« Pas là non plus, Robert. J’vais toquer chez les gens, mais y’a que c’te grande dame qui a p’t’être vu un truc »

Un truc.

La scène s’est déroulée si vite ; ou plutôt, elle n’y a prêté attention que beaucoup trop tard pour la comprendre dans son intégralité. Mais les faits avaient été plutôt simples. L’aube pointe à peine alors qu’elle traverse la rue. Deux hommes sont en train de se disputer alors qu’elle approche, mais elle ne le réalise pas vraiment. Ils sont ivres, et sortent de la taverne à quelques intersections d’ici. Elle n’a pas entendu le pourquoi du comment, tout ce qu’elle a vu, c’est les deux hommes se saisir et tomber au sol. L’un des deux, probablement moins ivre que l’autre, a pu prendre le dessus. Une mêlée confuse, qu’elle s’est figée en regardant ; encore choquée par la violence, malgré sa triste vie et sa drôle de situation. Elle a vu la mêlée, le pugilat, mais surtout, l’un des deux commencer à perdre du terrain, et, prendre une pierre pour tenter de retrouver l’avantage.

Et, il l’a plutôt bien fait.

Son regard quitte le milicien, fixe, choqué, le crâne partiellement écrasé, dont la marmelade de cerveau se mêle maintenant à une boue crade. Quelle horreur, et quelle violence. N’y a-t-il donc pas d’heure, ni de pudeur pour ceux qui vivent dans la peur ? Elle qui aime tant ce moment de la journée parce qu’elle n’y est pas dérangée risque d’en rester marquée.

Il la secoue une nouvelle fois, et, elle a un geste de recul. La main du milicien se crispe sur son avant-bras, applique une pression plus insistante qui la fait se sentir acculée. Elle panique, sa respiration s’emballe et ses yeux s’humidifient. Si elle le pouvait, elle aurait probablement déjà crié. Aujourd’hui pouvait pourtant être une bonne journée, mais, c’est déjà bien mal barré.

6 janvier 1167 :

Voilà une belle matinée, j’ai pris quelques brioches qui venaient juste de sortir du four du manoir de Rougelac et je suis comme d’habitude en train de faire ma ronde à Marbrume, armé de pied en cape et avec sur le dos mon armure de plaque. Certaines personnes dans la rue me reconnaissent et me laissent passer sans que j’aie à le demander.

Pour une fois, j’ai avec moi mon suivant, Milas, un gosse de 10 ans, malin comme pas deux, que j’espère un peu aguerrir et que j’ai équipé, pour cette occasion, d’une dague. Il est fier comme un paon, et je dois le rappeler à l’ordre pour qu’il reste un minimum vigilant. Nous avons commencé notre patrouille par un secteur qu’il connaît bien, le port, puisque son père est pêcheur et qu’il y habite depuis sa naissance.

Pour ma part, je n’aime guère ce quartier, car je ne sais pas nager et j’ai toujours peur de tomber à l’eau, comme cela m’est déjà arrivé. Mais cette fois, nous nous tenons loin des quais et de l’odeur de poisson qui imprègne chaques habitations et alors que nous venions de passer devant une taverne, je vois deux miliciens en train de discuter, un cadavre gisant sur le sol à quelques mètres d’eux.

Alors que je m’apprêtais à passer mon chemin, un des gardes m’aperçoit et cours à ma rencontre pour me demander :

Sir chevalier de Rochemont, nous avons besoin de votre aide.

Je le regarde sans comprendre, le gars est déjà mort, alors pourquoi rester là, il faut juste lui couper la tête et jeter son corps au bûcher et le problème sera régler. Mais je ne peux pas envoyer bouler mon interlocuteur, il faut que je sois sympa envers les membres de la milice, car ils me prennent pour un véritable chat noir. Je l’accompagne donc et je me retrouve devant une jeune femme, de toute évidence paniqué et qui semble près de fondre en larmes, tout ce que je déteste.

Le garde m’indique alors :

Je suis sûr qu’elle a vu quelque chose, mais elle refuse de parler, vous pourriez peut-être essayer à votre tour.

Il me prend pour un magicien ? C’est vrai que j’ai l’habitude de faire parler les gens en les intimidants, mais là, elle semble beaucoup trop faible pour que j’utilise ma technique, elle est maigre, avec son vêtement coloré trop large et elle est grande pour une femme. Si je la pousse trop, elle va s’effondrer, c’est sûr, c’est pourquoi je vais essayer autre chose, mais je demande d’abord au milicien :

Va chercher une charrette pour t’occuper du corps, c’est la priorité.

Le garde hésite quelques secondes, craignant sans doute que j’y aille trop fort avec la témoin, puis s’en va finalement. L’autre étant toujours en train de faire son enquête de voisinage, je soupire, puis prends une brioche de pain blanc et la tends à la jeune femme, avant de lui dire, d’un air blasé :

Commence d’abord par manger, ensuite raconte-moi ce que tu as vu.

Je vois mon page, Milas lui sourire et lui confirmer :

Tu peux y aller, elles sont très bonnes.

Ses muscles se crispent, puis se détendent brusquement dans une impulsion qui l’aurait dégagé de la prise du milicien s’il n’avait pas verrouillé son autre bras de son imposante paluche. Complètement paniquée, elle se secoue, commence à se laisser tomber, et, s’apprête à croquer la main du pauvre bougre quand une voix résonne, gronde.

La pauvre artiste se fige sur place, et son inertie n’est brisée que par des tremblements que le stress de la situation engendre et qu’elle ne peut réprimer. Elle n’est que plus terrifiée quand son regard croise celui de l’homme qui l’effrayait jusque là ; et, y lire de l’inquiétude ne la rassure clairement pas. Elle s’attarde donc sur la source de son inquiétude, ce colosse en armure. Plongée dans un véritable tunnel, elle ne remarque même pas le gosse qui le flanque. Il lui parle à nouveau, mais, elle ne comprend pas, elle se contente de le fixer bêtement. Il n’a pas l’air très aimable, et elle ne parvient pas à accepter le fait que le geste tendre qu’il est en train de lui faire en est un.

La peur se mélange à la méfiance. Elle regarde Desmond, puis, la brioche. La brioche, puis, Desmond. Elle ne la prend toujours pas, quand, avec un doute visible sur son visage et ses sourcils arqués, elle pointe la brioche, puis se pointe elle-même de son index, avant de répéter la manoeuvre histoire de bien comprendre.

Mais elle ne se fait pas prier quand elle a la confirmation que ce présent lui est bien destiné. Comme un animal sauvage, elle l’attrape, fait un pas en arrière d’instinct pour sécuriser son butin. Rien que l’odeur fait gronder son ventre, et elle ne rêve que de donner un coup de crocs dedans. Elle résiste, et, le recouvre d’un tissu avant de le glisser dans l’une de ses petites besaces, avant de regarder à nouveau ses deux interlocuteurs. Elle réalise alors à qui elle fait sans doute face, et, elle ne manque pas d’esquisser une rapide révérence ; humble, elle ne connaît que trop bien sa place.

Puis, alors que les questions ne tardent à arriver, elle s’agite la tête ; il faut qu’ils comprennent, avant qu’ils ne le prennent mal. Elle passe sa main sur sa gorge, ouvre la bouche lève ensuite son index qu’elle agite de manière négative. Elle ne sait pas comment être plus claire pour préciser son idée, et, espère que le message passera avant qu’ils ne pensent qu’elle se moque d’eux.

La jeune femme semble particulièrement méfiante et elle fait un va-et-vient avec son doigt entre la nourriture que je lui propose et je hoche la tête en soupirant, car tout ceci me fait perdre considérablement mon temps. Finalement, elle l’a prend puis recule un peu plus loin et alors que je pensais qu’elle allait la manger, elle préfère la mettre de côté, sans doute pour l’échanger plus tard contre plus de nourriture.

Mais alors que je la pensais complètement sotte, elle fait une révérence ce qui indique qu’elle a déjà en contact de noble avant, mais je n’ai pas le temps d’approfondir le sujet, puisqu'elle commence à se toucher le visage, comme quoi elle a un truc coincé dans la gorge, ce qui explique pourquoi elle n’a pas mangé tout de suite et je lui tends ma gourde, lui disant :

C’est du bon vin.

Je suis quand même un mec sacrément sympa, partageant mes denrées avec une personne du peuple, mais si je veux partir d’ici de ce taudis, je n’ai guère le choix. Mais mon page me détrompe rapidement en m’indiquant :

Je pense qu’elle veut dire qu’elle est muette, pas qu’elle a quelque chose dans la gorge.

Je le regarde d’un air dubitatif, n’y connaissant absolument rien en langage des signes et ne m’y intéressant pas d’ailleurs. Je range donc ma gourde et demande à mon suivant :

Tu en es sûr ?

Mon domestique hoche la tête en ma direction, puis se tourne vers la jeune femme pour lui dire :

Je vous présente le chevalier Desmond de Rochemont, il travaille pour la milice et je suis son serviteur Milas, j’ai une petite sœur qui est aussi muette et nous avons mis un système au point pour communiquer, un doigt levé pour dire oui, et deux doigts levés pour dire non, tu m’as compris ?

A ce moment, arrive le coutilier responsable des deux hommes, avec une charrette et il se dirige vers nous, me demandant :

Mes adjoints m’ont indiqué que vous aviez pris en charge la témoin, avez-vous obtenu un signalement ?

Je le regarde d’un air désabusé, il pense vraiment que je suis un de ses sous-fifres ? devinant mon agacement, mon suivant réponds à ma place :

Cette demoiselle est muette, je peux lui demander ce qu’elle a vu, mais cela va prendre un certain temps.
L’officier est surpris par ses paroles et regarde suspicieusement la brune, comme s’il la soupçonnait de mentir, puis m’indique en haussant les épaules :

Fort bien, faite le nécessaire puis revenez me donner la description du coupable.

Je suis donc devenu officiellement en charge de la jeune femme, qu’est-ce qu’il ne faut pas faire pour le Roi ! Je hoche la tête pour manifester mon accord, puis indique à Milas et la jeune femme :

Très bien, suivez-moi, on va quitter le quartier et se trouver une auberge qui ne ressemble pas à un taudis, là tu répondras à nos questions. Si tu ne fais pas d’histoire, je t’offre un bon repas et tu pourras immédiatement partir.

Je la regarde, essayant de me souvenir du code, c’est, je crois, un doigt levé pour dire oui, et deux doigts levés pour dire non.