La partie Est de la ville se distingue par son quartier portuaire. Du centre vers l'est, les ruelles tortueuses aux pavés déchaussés font ruisseler les immondices jusqu'à la mer lorsque la crasse de la déliquescence humaine s'entasse et s'encombre dans les puisards bouchés. Les quais suivent la même répartition de richesse que la ville elle-même ; les quais du nord sont taillés de belles pierres, larges et accessibles, lorsque ceux du sud ne sont que des extensions décharnés de bois qui s'élancent vers les profondeurs. Les vagues viennent lécher la pierre ou les pilotis bancals, et abandonnent souvent dans le ressac des déchets de toute sorte qui s’incrustent dans le sable, le colorant d'une teinte foncée et vaseuse. Un cadavre s'échoue de temps à autre sur la grève, lequel, s'il n'est pas immédiatement brûlé par les autorités, ne tardera pas à devenir, après quelques convulsions, une menace errant dans les venelles du port.
Ce sont des myriades de maisons et de logements qui s’entassent les unes sur les autres, un amoncellement d’anciennes boutiques, et une abondance d’entrepôts qui peuvent frapper au premier regard, lorsque le regard d’un marin quitte l’onde bleutée pour aborder les terres. Autrefois, un dédale de pontons et de panneaux de bois s’offraient à lui, des cordages entortillés aux pignons des ruelles et qui se suspendaient dans le vide, dans une courbe légère où l’on étendait le linge, lui masquaient la vue, et des filets de pêche en tout genre venaient lui entraver les mouvements et ses déplacements.
Désormais, si labyrinthe il y a toujours, il n’est plus composé que de bicoques entassées les unes sur les autres, aux planches pourries et défoncées. Les rues ne comprennent qu’une fange boueuse et conglutineuse, chargée de ces morceaux de tissus qui se sont déchirés des restants de vêtements suspendus aux encorbellements, et qui s’agitent encore, sous l’effet d’une brise froide et pénétrante, comme des fantômes d’un passé oublié. Les filets de pêche retiennent dans leurs mailles les déchets de la marée, les algues verdâtres et gluantes, quelques pièces de tissu usé et rapiécé, écorché par le sel, et les cadavres de plusieurs animaux empêtrés, lesquelles gisent dans la vase, ventre gonflé de puanteur et d’asticots grouillants.
Et l’odeur marine de la mer, ainsi que les cris joyeux des pêcheurs, ont depuis longtemps cédé la place aux âcres relents d’un limon putrescent et à un silence de mort, pesant, qui ne disparaît qu’au profit des lamentations du vent qui s’engouffre dans les ruelles étranglées.
Toutefois, l’activité est loin d’être morte dans ce quartier quand vient le jour. Il s’agit même de la partie la plus active de la ville ; même si cette dernière a perdu bon nombre de ses habitants au cours des derniers mois, les réfugiés sans cesse croissant ont rehaussé le seuil de la population, et ses besoins en nourriture n’ont fait que croître. Marbrume a pour elle son océan et son port, ses deux derniers atouts. Là où l’on pouvait voir autrefois un industrieux désordre de mouillages, une étendue de galions et la forêt de mâts et de vergues des navires marchands baignant paisiblement dans la luminosité maritime, ce sont à présent des multitudes de petites bicoques que les vagues grises viennent malmener de leurs lames inébranlables. Nombre de personnes se sont ruées sur les chaloupes afin de se les approprier pour pouvoir subsister de la pêche, et il règne souvent un climat de tension sur les quais. Quelques embarcations, mieux équipées, se démarquent du lot commun ; plus grandes, plus imposantes, elles se frayent sans mal un chemin à travers la foule des rafiots, jusqu’à parvenir en haute mer. Là, les immenses filets de pêche amarrés à leur coque sont déployés, lâchés dans l’eau, plongeant vers les abysses, raclant les fonds marins dans une avancée inexorable tout en piégeant leur proie.
Et c’est lorsque les marins remontent leurs filets que la mer impétueuse vous fait part de toute son outrecuidante richesse, cependant que les hommes meurent de faim et se battent pour le dernier rat crevé qu’ils viennent de trouver.
Libérée sur le pont, une meute ruisselante de poissons frétillants se révèle aux yeux de chacun ; bars luisant, cabillauds frétillants, espadons trébuchants, raies glissantes, thons tressautants...
Car c’est bien là la seule source de nourriture sûre de Marbrume, en ces temps troublés, lorsque l’extérieur est noir et plein de terreurs. Revenant au port, les embarcations et son équipage sont accueillis avec zélotisme par la populace dont les boyaux, estomacs et intestins se tordent et se broient d’inactivité. A pareille époque, les confédérations de pêcheur et leurs dirigeants se trouvent être des entités à ne surtout pas négliger, et le moindre rachat de quai, d’entrepôt ou d’embarcation peut être un coup d’éclat révélant les esclandres d’une odieuse cabale. Libre d’imposer leurs prix à une plèbe au bout du rouleau, épuisée et affamée, bien des bateliers font florès en récoltant les fruits de la mer, s’arrogeant pouvoir et opulence que leur vie de jadis avait toujours occultés.
Comme demeure le jour, les charretiers et tombereaux circulent allégrement dans les venelles portuaires. Les longues grues décharnées aux silhouettes émaciées et crochues, tendues au-dessus des flots, s’activent dans des sinistres grincements de poulies, chargeant et déchargeant sur le plancher des vaches des caisses emplies de poiscailles et autres produits de l'océan. Les entrepôts se vident peu à peu des dernières ressources accumulées ces derniers mois et sur lesquelles quelques mercenaires patibulaires gardent un œil vigilant et dissuasif. Les hachettes et couteaux tranchants des poissonniers s'abattent sans relâche sur les têtes des maquereaux aux yeux ronds et globuleux qu'ils décollent, sous les écailles gluantes des harengs qu'ils découpent, et au-travers des chairs laiteuses des daurades royales qu'ils vident,
et le sol se couvre d'abats, d'entrailles et d’arêtes de poisson en tout genre dans des relents salins et entêtants. Un peu plus loin, d'autres haches s'abattent encore, bien plus grosses, cette fois-ci, et tranchent et débitent de lourds rondins de bois. Le chantier naval est souvent en pleine effervescence, aussi bien pour bâtir des bicoques de pêche que pour construire d'imposant es nefs pour qui aura les ressources nécessaires pour le faire. Car tout à un coût, même lorsque le danger vous entoure, et certains bourgeois n'hésitent pas à dépenser le restant de leur fortune ou de leurs victuailles pour tenter d'échapper au fléau, dussent-ils sombrer dans l'océan en recherchant désespérément une terre habitable. Cependant, le travail semble être de plus en plus relâché et difficile à mesure que les matières premières ne commencent à manquer. Les excursions en dehors de Marbrume se font rares, et l'apport de bois, notamment, devient inexistant. La ressource coûte de plus en plus cher, et l'on songe déjà à embaucher des bûcherons et des soldats afin de subvenir à ce besoin, bien que risquant la vie des premiers comme des seconds.