Retrouvailles éphémères

Gudrun avait un peu de temps libre devant elle en cette fin de matinée. Après être passée vérifier l'état de ses patients, elle récupéra la sacoche d'herbes préparée la veille, un quignon de pain, et sortit du temple. Enveloppée comme d'habitude dans son grand manteau de laine, capuche relevée pour se protéger de l'air encore frais, elle se mit à descendre vers les bas-quartiers. La raideur de sa jambe gauche conférait à sa démarche une allure atypique, déséquilibrée. L'air frais la réveilla tout à fait et lui fit accélérer la marche.

Les rues qu'elle suivait devenaient de plus en plus sales et malodorantes. Point positif, son manteau rapiécé et décoloré se fondait dans la masse. Elle ralentit, cherchant du regard le chemin qu'on lui avait indiqué : à droite après la taverne, puis la ruelle à gauche vingt pas plus loin... De fil en aiguille, elle finit par arriver dans la rue qu'elle cherchait. Un enfant maigre jouait là, agenouillé au pied d'un mur. "Hé petit, tu peux me dire où je peux trouver l'apothicaire ?" L'enfant leva les yeux vers elle sans dire un mot et la dévisagea quelques instants. Il finit par montrer du doigt une maison non loin, avec une porte ouverte. Gudrun lui tendit le morceau de pain qu'elle avait conservé. L'enfant l'attrapa et commença à le grignoter tout en continuant à la fixer. Qui sait si ce manteau ne cachait pas des pains entiers !

Gudrun resta quelques instants dans la rue, observant la maison. Maintenant qu'elle était là, un mélange de joie et d'appréhension l'agitait. Des souvenirs remontaient à la surface. Des bons, des moins bons, et même des franchement mauvais. Remontaient à la surface, c'est le cas de le dire, un peu comme elle et Théanna après cette terrible tempête. Elles ne s'étaient plus vues depuis ce terrible jour, et Théanna semblait avoir trouvé une place dans ce nouveau monde. Souhaitait-elle faire table rase du passé et tout oublier ? Mais, si les Dieux les avaient sauvées toutes les deux, c'est qu'il y avait sans doute une raison. Elle reprit ses esprits et franchit la porte de l'échoppe.

La première chose qu'elle remarqua, c'est cette odeur agréable de plantes sèches qui venait lui caresser les narines. Gudrun se trouvait devant un bureau en désordre, mais sans personne derrière. L'apothicaire serait-elle absente ? Elle repoussa sa capuche en arrière pour observer. La pièce était légèrement sombre, de nombreux tissus et objets colorés se trouvaient ça et là. Un escalier et une échelle semblaient mener vers d'autres pièces. Tout à coup, elle perçut un mouvement derrière les toiles suspendues derrière le bureau. Une silhouette s'affairait derrière, lui tournant le dos et prononçant seulement quelques paroles imperceptibles. Cependant le doute n'était plus permis.

Gudrun lança un "Bonjour Théanna !" d'une voix qu'elle espérait ferme.

Le matin même, l'apothicaire s'était levée d'excellente humeur. Plus le temps avançait et plus son avenir semblait s'améliorer. Les commandes s'enchaînaient et ses conseils étaient régulièrement requis par quelques nobles. Avec la renommée, venaient les possessions et désormais, c'était une tout autre crainte qui animait le cœur de Théanna. Elle craignait les agressions non plus suite à son statut de naufragée, mais bien à cause de ce qu'elle possédait. Elle s'employait donc à tout dissimuler dans les murs de sa demeure, bien qu'elle sache pertinemment qu'elle ne pourrait pas continuer ainsi indéfiniment. Il faudrait bien qu'elle trouve un autre endroit où cacher ce qu'elle gagnait, elle savait combien les habitants du Labourg souffraient de la pauvreté et ce dont ils étaient capables pour obtenir le plus petit morceau de pain. Si elle ne prenait pas garde, elle finirait étendue dans une ruelle sombre, se vidant de son sang. Pour cette raison, la jeune femme montrait le moins possible ses moyens, elle se montrait toujours avec des vêtements usés, n'utilisant ses autres pièces de vêtements intactes qu'en de rares occasions. Lorsqu'elle se rendait chez des nobles par exemple.

Il faudrait qu'elle se renseigne bientôt sur les prix des bâtiments de la Hanse. Là, elle serait bien plus en sécurité que nul part autre et elle n'aurait plus à se préoccuper de paraître toujours aussi pauvre qu'à son arrivée. Elle doutait réellement de pouvoir de permettre un tel achat pour le moment, mais peut-être qu'avec un peu de chance, elle pourrait trouver une petite demeure où s'établir définitivement. Toucher ainsi son rêve du bout des doigts lui semblait insensé, elle ne parvenait pas à complètement réaliser tout ce qu'il s'était produit durant l'hiver. Car elle en avait vécu des choses, elle avait également fait une multitude de rencontres, parfois bonnes, parfois mauvaises. Ces derniers mois l'avaient endurcie, rendue plus forte et plus indépendante. Son regard se perdit sur l'extérieur, qu'elle observait grâce à la fenêtre située en face d'elle. Elle se demandait si sa situation se serait révélée plus simple si Gabriel avait été présent à ses côtés. Si c'était Arthur qui avait ouvert son échoppe ici et qu'elle s'était simplement chargée d'être sa partenaire.

Sa gorge se noua, comme toutes les fois où les espoirs réduits en cendres s'étaient à nouveau imposés à elle. Pendant plusieurs semaines, sur le bateau, elle était parvenue à croire que Gabriel n'avait pas été tué cette nuit-là. Qu'il s'en était sorti par un heureux hasard du destin, qu'il s'était enfui et était monté sur un autre bateau. Qu'il était parti à sa recherche et qu'il la retrouverait. Mais les souvenirs s'étaient alors imposé à elle, dans des cauchemars plus atroces les uns que les autres, où elle revoyait le corps de son bien-aimé être mis en pièces par ces créatures. Si Gabriel était parvenu à s'en sortir, ils seraient déjà mariés à l'heure qu'il était. Peut-être serait-elle même enceinte, attendant de mettre au monde un petit bébé aux cheveux aussi sombres que ceux de son père. Passant une main sur son ventre plat, Théanna ferma les yeux et l'image de l'homme qu'elle avait tant chéri, se matérialisa devant ses yeux. Son sourire malicieux, ses prunelles bleues, ses bras qui ne cessaient de l'enlacer lui apportant tendresse et réconfort. Mais jamais plus elle ne connaîtrait tout cela, pas avec Gabriel tout du moins.

Se passant une main sur le visage, elle prit une profonde inspiration et revint à la réalité. Il ne servait à rien de se torturer l'esprit avec des suppositions. Elle savait qu'ils avaient tout deux rejoins Anür et qu'ils ne reviendraient pas, c'était une réalité qu'elle pensait avoir accepté, mais il semblait que certains jours lui donnent plus de fils à retordre que d'autres. Théanna se plongea donc le travail, mais si elle aurait assurément pu prendre cette journée pour elle. Elle doutait que rester seule soit une bonne idée aujourd'hui. Elle avait également laissé la porte d'entrée ouverte, désireuse d'entendre les sons de la cité, lui permettant de s'occuper l'esprit et d'éloigner les souvenirs douloureux.

Elle était occupée à ranger du matériel sous la mezzanine, lorsqu'elle entendit le bruissement de pas. Des pas qui venaient de pénétrer dans sa demeure. Elle termina de ranger son matériel et avant même qu'elle ne puisse s'annoncer, une voix féminine retentit dans le silence. L'apothicaire se figea brusquement, les yeux écarquillés de surprise. Elle connaissait cette voix, elle savait à qui elle appartenait et elle s'était souvent demandée où se trouvait Gudrun. Depuis leur arrivée, elles ne s'étaient plus croisées, se perdant de vue après des chemins différents empruntés. Pourtant, la traversée avait noué un lien fort entre elles. Elles s'étaient soutenu l'une et l'autre, s'empêchant de sombrer dans la folie ou simplement de mettre fin à leurs jours. Théanna se dirigea lentement vers l'avant de sa demeure et vit rapidement la silhouette de son amie. Un grand sourire vint éclairer son visage et une fois qu'elle fut certaine de l'identité de sa visiteuse, elle s'approcha vivement pour la prendre dans ses bras.

— Gudrun ! Quel plaisir de te revoir !

Elle s'écarta un peu et l'observa de haut en bas. Il fallait bien avouer que la présence apaisante et rassurante de la jolie prêtresse lui avait manqué.

— Tu sembles te porter comme un charme ! Cela fait tellement longtemps...

Théanna grimaça légèrement lorsque Gudrun mentionna l'accident qui lui avait abîmé le genou. Elle se souvenait encore parfaitement du naufrage, cela hantait parfois ses nuits et lui faisait douter de sa propre survie lorsque le cauchemar était trop intense. Elle jeta un coup d'œil au genou en question et se demanda si Gudrun avait toujours mal, malgré les mois qui étaient passés. La jeune femme espérait sincèrement que le temps suffirait pour guérir cette blessure et que la jolie prêtresse n'en subirait pas les séquelles toute sa vie. Il était préférable pour tous, d'oublier ce tragique événement et de se concentrer sur leur vie actuelle à Marbrume. Elle était sincèrement ravie de constater que Gudrun était venue principalement pour la voir, elle-même n'avait pu la croiser au Temple, malgré ses visites lors des offices. Maintenant qu'elles possédaient chacune leurs activités, il était bien plus difficile de se croiser. Un petit rire quitta ses lèvres et elle observa à son tour sa demeure. Elle était loin de ses désirs et de ses rêves, mais il était vrai que le chemin parcouru était visible, elle était fière d'elle.

— Oh tu sais, je eus pas mal de difficultés au début, les habitants n'étaient pas véritablement accueillants. Mais désormais... Cela s'améliore, je présume que ma réputation y est effectivement pour quelque chose, heureusement pour moi. Je suis heureuse de voir que mon travail paye et que l'on parle de moi en bien. Et toi ? Comment cela se passe-t-il au Temple ? Es-tu parvenue à t'intégrer ? J'ose espérer que personne n'est venu t'embêter !

Cela ennuyait profondément la brune d'imaginer que l'on aurait pu mettre une femme aussi douce que Gudrun, dans des problèmes. Elle espérait sincèrement que son amie n'avait pas vécu les épreuves que Marbrume lui avait fait subir. Elle espérait que la situation au Temple avait été bien différente de la sienne. Hochant de la tête à sa dernière phrase, elle ferma la porte d'entrée et la bloqua avec son bureau afin que personne ne puisse entrer. Ensuite, elle désigna les escaliers.

— Là-haut, j'ai installé un petit coin discret où nous pourrons discuter à cœur ouvert, à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes.

Elle monta donc à l'étage et se dirigea immédiatement vers le petit renfoncement présent dans le mur. Là, se trouvaient une petite table, ainsi que deux coussins à l'allure quelque peu décrépits, mais très confortables.

— Je t'en prie installe toi, tu peux déposer ton manteau sur la rambarde. Désires-tu quelque chose à boire ou à manger peut-être ?

Elle ne possédait peut-être pas grand chose, mais elle désirait accueillir comme il se devait l'une de ses rares amies, elle avait hâte d'en savoir plus sur la vie actuelle de la prêtresse et surtout les projets qu'elle envisageait. Peut-être pourraient-elles également se voir plus souvent.

Théanna était heureuse de constater que son amie n'avait manqué de rien au Temple, cela soulageait son âme du poids de l'inquiétude qu'elle avait subitement ressenti. Elle s'en serait sincèrement voulu si elle avait appris que Gudrun n'avait pas été bien traitée au Temple pendant tout ce temps et qu'elle n'avait rien fait afin de changer cela. Après la réponse de la prêtresse, la brune s'en alla chercher deux verres et une carafe qu'elle rempli d'eau dans la petite pièce se trouvant non loin du coin discret. Elle revint avec le tout et les déposa sur la table, avant de retourner au rez-de-chaussée afin de prendre quelques morceaux de pain, ainsi que quelques fruits qu'elle conservait pour son plaisir. Une fois le tout fin prêt, elle prit place sur l'un des coussins et servit les deux verres. La question de Gudrun lui tira une petite grimace gênée.

— Je ne vais pas te mentir, les premiers mois ont été compliqués, vraiment compliqués. Mais désormais, c'est mieux, je trouve plus facilement de la nourriture grâce à la renommée et aux clients que je suis parvenue à fidéliser. Ce n'est toujours pas le grand luxe, mais cela me permet de manger correctement et presque toujours à ma faim. Mais ne t'en fais pas Gudrun, tout s'améliorera bientôt.

Avec un grand sourire, elle leva son verre et trinqua.

— À nos retrouvailles ma chère !

Buvant quelques gorgées, elle saisit une pomme qu'elle se mit à couper en morceaux, tandis que son amie prenait la parole à son tour. Elle l'écouta attentivement, se sentant immédiatement concernée et compréhensive face à la position difficile que devait vivre la prêtresse. Et à l'annonce de son départ de Marbrume, les sourcils de Théanna se froncèrent.

— Je vois ce que tu veux dire en effet, j'ai sans cesse peur de terminer sur le bûcher si jamais on apprenait que mes croyances sont toujours aussi fortes que lorsque j'ai quitté le duché d'Hendoire, mais ce doit être pire encore pour toi. Mais le voyage est-il sûr ? J'ignore où exactement se situe Sombrebois, mais l'extérieur de Marbrume n'est pas très sûr selon les rumeurs qui courent. Enfin... Marbrume elle-même n'est pas très sûre, tu vas me dire, mais enfin... T'envoyer là-bas... Sois prudente Gudrun, je t'en prie.

Elle mangea un morceau de pomme avant de hocher vivement de la tête.

— Bien évidemment, je ne me voyais pas renier Etiol en venant ici. Cette croyance en la trinité, c'est une absurdité sans nom. J'ignore pourquoi ils s'obstinent à renier le culte d'Etiol, mais peut-être que cela changera un jour.

Théanna espérait sincèrement pouvoir un jour prier ouvertement le dieu des pécheurs et des mauvais, celui qui rendait justice dans la mort et s'occuper de rétablir la balance. Mais plus elle vivait ici, moins elle voyait cet avenir approcher. Les habitants de Marburme semblaient camper sur leurs positions, si bien qu'il était difficile de les faire changer d'avis. Il n'y avait qu'à voir le temps que cela leur avis mis pour accepter la présence de Théanna au sein du Labourg. Et encore, tout n'était pas gagné.

— À Sombrebois, tu seras en charge d'un Temple ? Ou bien exerceras-tu seulement le rôle de soigneuse peut-être ?